En témoignage d’une amitié
Dis, oncle Fernand, toi aussi tu mourras un jour ? Bien sûr que je mourrai.
Mais, ma maman, non! Ma maman, elle, ne mourra pas : elle est encore toute nouvelle…
Que de fois, le Père Baijot nous a rappelé – et avec quelle émotion! – cette conversation avec Marie-Christine, sa petite nièce qui n’était pas plus haute que trois pommes. La mort la tracassait déjà. Elle voulait une explication. Et voilà notre Père Eusèbe, le docteur en philosophie, habitué à fréquenter les plus grands penseurs, expliquant la vie, la mort à un petit bout de quatre ans…
C’est là, une des facettes du Père Eusèbe : un ami des enfants.
Ses plus belles heures, comme curé à Hanzinne ? Sans aucun doute, celles passées à expliquer le catéchisme aux petits qu’il préparait à la communion solennelle ! Ils venaient pour apprendre la Bonne Nouvelle, certes : leur ardeur pouvait d’ailleurs se mesurer au champ de bataille qu’ils laissaient après leur rencontre hebdomadaire avec leur pasteur… Et le Père Eusèbe souriait: les voies du Seigneur sont impénétrables… Et il remettait le presbytère en ordre, chaque semaine, après leur passage.
Il aimait les enfants … et les vieux tout autant. Comme il se préoccupait de ses vieux paroissiens ! De ses vieux malades surtout ; il les aidait par ses fréquentes visites, par ses encouragements ; quel don il avait pour adoucir leurs souffrances par des paroles apaisantes !
Aussi, grande était son indignation lorsqu’il apprenait qu’un de ses vieux l’avait quitté, placé en maison de repos par des enfants soucieux de leur confort personnel. « A l’hospice ! se lamentait-il. Si les enfants n’avaient pu faire autrement… Mais ce n’est pas le cas. » Et de se plonger dans un chagrin qui durait de longs jours.
Car c’était un homme d’une rare bonté. Et d’une générosité exceptionnelle.
Dont certains avaient la propension à abuser. Et il n’était pas dupe « N’êtes-vous pas venue hier ? » demande-t-il un jour à cette mendiante, remarquable par sa régularité et sa constance. – « Oh, non, Monsieur le Curé, c’était jeudi, avant-hier. » Et notre Père Eusèbe de sourire intérieurement … et de donner encore.
Un soir d’hiver, bien tard, on sonne à la porte de la cure. Se présente un jeune couple: – « Nous sommes allemands; depuis quelques jours, nous visitons votre pays, et cherchons un logement pour cette nuit … Nous n’avons pas mangé non plus… » – « Entrez donc, la maison est grande et le frigo n’est peut-être pas vide… » Une longue conversation s’engage jusque tard dans la nuit. Des personnes vraiment intéressantes. Mis en confiance, il leur offre le gîte. Aussi, quelle n’est pas sa stupéfaction, le lendemain, de constater que ses visiteurs ont disparu en catimini, avec son portefeuille et l’argent déniché dans la maison!
Quand il me fait part de sa mésaventure, je lui reproche son inconscience. « Quoi ! C’est pas pensable ! Comment pouvez-vous vous laisser berner de la sorte ! Quelle imprudence aussi ! Avez-vous déjà oublié que votre prédécesseur a été assassiné une nuit par des rôdeurs ? Pour quelques sous ! Non, vraiment! Ouvrir ainsi votre porte à … » Et alors ? intervient-il doucement. Je ne comprends pas votre indignation. Serais-je, à cause de cela, condamné toute ma vie à ne pas partager ?Partager.
Sa mission ne consistait pas seulement à évangéliser. Il était prêtre. Et un prêtre ce n’est pas seulement quelqu’un qui monte en chaire. D’ailleurs on n’y monte plus!
Bien sûr, il était tenu de prêcher. Il prêchait donc. Et avec quel talent ! Ses sermons étaient de véritables chefs-d’oeuvre de théologie mise à la portée de tous. De petites perles, à jamais enfouies dans le coeur de ses paroissiens, mais dont il ne reste, hélas ! aucune trace matérielle. Car jamais il n’écrivait ses homélies. Comment aurait-il pu, avec un texte figé sur du papier, comment aurait-il pu s’adapter à un auditoire qui lui échapperait éventuellement ? Il lui faudrait peut-être modifier le texte préparé. Car tout en parlant, il observait son auditoire, se demandait s’il était compris, changeait de ton, si besoin en était, réveillait une attention défaillante par un mot engendrant un sourire.
Ah son humour!
Je me souviens de cette cérémonie à Hanzinelle en l’honneur de saintHubert. Comme chaque année, une foule de fidèles, sur l’esplanade à côté de l’église paroissiale, attend avec impatience son curé pour la bénédiction des animaux. Le voilà qui s’avance, les bras levés au ciel et les accueille d’une voix sonore : « Bêtes et gens bonjour ! »
Son humour !
Il n’y a pas bien longtemps, Madeleine, la toute dévouée, se présente pour l’entretien de sa chambre : « Bonjour, Père, je viens aspirer. » – « Ah ? Et vous aspirez à quoi ? »
Son médecin, inquiète de la dégradation de son état de santé, aggravé par l’usage du tabac, lui suggère, avec toutes les précautions requises envers ce curieux malade qui se refuse à admettre son état: « Et si vous essayiez de fumer un peu moins ? » Une explosion! « Fumer moins ! fumer moins! Mais je connais plus de vieux fumeurs que de vieux médecins ! Et d’ailleurs, les cigarettes, je les déteste : chaque fois que j’en tiens une, j’y mets le feu ! »
Désopilant. Désarmant aussi.
Le Père Eusèbe, cet homme intelligent, bon, généreux, spirituel, était avant tout un prêtre.
Et quelle haute idée il se faisait de cette mission essentielle !.
Un jour, je lui apporte une coupure de journal qui fait l’éloge du Père Kolbe, ce religieux qui, à Auschwitz, avait donné sa vie pour sauver celle d’un codétenu. Je lui fais part de mon admiration pour ce héros « Et vous ? » me risqué je. « Moi ? Moi je ne partage guère votre émerveillement: le Père Kolbe était ….prêtre ».
Il était prêtre. Ce sacrifice n’avait donc rien que de naturel ! Dis, oncle Fernand, toi aussi tu mourras un jour ?
Peut-il mourir, ce professeur qui vit dans le cœur de tant d’étudiants et étudiantes avec qui il a partagé, au cours de plusieurs dizaines d’années, un peu de son immense culture ? Peut-il mourir, cet écrivain, ce critique littéraire qui rayonne dans ses écrits ? Peut-il mourir, ce compositeur talentueux dont la musique chante encore dans les églises ? La musique ! Sa musique ! Le dernier jour de sa vie, alors qu’il n’arrivait plus à articuler un mot, mon épouse voyant sa main mourante battre l’air d’un lente cadence, comme il le faisait lorsqu’il créait une phrasemusicale, le questionne doucement à l’oreille : – « Père, vous composez de la musique ? »Et une réponse inespérée : un sourire. Son dernier sourire.
Jean-Marie SANDERVOST M. et Mme SANDERVOST, ses amis.Homélie prononcée aux funérailles
Tout à l’heure, avant notre adieu au Père Eusèbe et avant que nous encensions et bénissions sa dépouille, la liturgie nous invitera à nous recueillir en pensant à ce que nous avons vécu avec lui, » à ce qu’il est pour nous, à ce qu’il est pour Dieu « . Cette expression dit beaucoup en peu de mots.
Il ne nous semble pas incongru de nous y arrêter quelques instants, déjà maintenant, avant d’offrir avec le pain et le vin toute cette vie, qui déborde évidemment notre seule relation à la personne d’Eusèbe.
Que peuvent présenter au Seigneur ses anciens compagnons d’étude, pensant à ce qu’il ont vécu avec Eusèbe ? Des années communes rythmées par une liturgie qui tenait une place royale, et par des cours où ne passaient pas inaperçus l’intelligence subtile et l’humour incisif d’un certain Frère Baijot ; années, on le devine, émaillées d’anecdotes mais marquées aussi, ne l’oublions pas, par des restrictions alimentaires et autres imposées par la guerre … S’il est vrai que l’esprit de famille était vivace, la relation entre Frères religieux, cela va de soi, avait une autre couleur que celle imprégnant la famille naturelle. Nuance.
Les anciens étudiants religieux du P. Eusèbe, dont nous sommes, que pourraient-ils, eux, mettre sur la patène, qui émerge de ces années de formation ? Ici encore diversité. Mais un mot nous vient à l’esprit, qui nous semble convenir à beaucoup d’entre nous, c’est « ouverture « , et non seulement à la philosophie mais, parfois, à des domaines aussi inattendus que la littérature et le théâtre. Esprit ouvert, le P. Eusèbe nous a souvent ouvert l’esprit et affiné la sensibilité.
Nous venons de parler de notre relation et de notre dette d’anciens étudiants religieux à St-Gérard. Mais n’est-ce pas aussi de l’ouverture reçue que sont reconnaissants au P. Eusèbe nombre d’élèves du collège St-Michel à Gosselies et d’élèves infirmières à Gilly ? S’il est une offrande que beaucoup d’entre eux ne trouveraient pas déplacée à côté du pain et du vin – mais est-ce « à côté » qu’il faut dire ? – c’est celle que le P.Eusèbe leur a faite en leur présentant son essai de synthèse chrétienne auquel il a donné le beau titre de « Les Grâciés de l’aube « . Relation différente encore que celle qui unissait le musicien compositeur aux chorales qu’il dirigeait. Des liens ont été noués qui durent encore ; il est de ses compositions musicales qui se jouent encore, qui se chantent encore dans des paroisses, qui chantent aussi dans certaines mémoires. Et puis, il y a le curé d’Hanzinne et d’Hanzinelle : quelle relation, pendant près de trente ans, ces paroissiens ont-ils vécue avec leur pasteur ?
Il faudrait pouvoir réunir tous ces traits, marier toutes ces couleurs, harmoniser tous ces accents que gardent dans leur mémoire affective tant de gens dispersés pour avoir quelque chance d’approcher – approcher seulement – le mystère de la personne. Nous, les hommes, en sommes bien incapables. Dieu seul le peut, et il le fait. Mais il peut plus. La liturgie, en effet, après nous avoir invités à penser à ce que le P. Eusèbe est pour nous, ajoutera: « pensons à ce qu’il est pour Dieu. »
Ce qu’il est pour Dieu : infiniment plus encore qu’un fils aimé peut être pour sa mère et pour son père souhaitant pour lui tout le bonheur du monde. Sur le petit Fernand, baptisé en 1920 à Louette-St-Denis, il a dit: » Tu es mon enfant bien-aimé. Je t’invite à partager ce que je suis, ma vie. » Et depuis lors, comme pour nous, n’a plus cessé l’appel du Père, transmis par son Esprit qui est aussi celui de Jésus, tantôt épousant les mouvements intérieurs, tantôt prenant visages humains. Nous pensons sans doute: appel à la première communion, à la Profession de foi, à la Confirmation, à la vie religieuse, à l’ordination sacerdotale… Mais il est tant d’autres appels : au professeur, au musicien-compositeur, au visiteur de personnes âgées dans ses deux paroisses d’Hanzinne et d’Hanzinelle, au prêtre et religieux devenu lui-même âgé et malade, tant d’autres ignorés de nous, jusqu’à l’ultime appel le mercredi 7 septembre à 18 h.45, à Mont-Godinne, où « laissant barque et filets, laissant tout », il suivit son Seigneur.
La vie d’Eusèbe : une vie tissée de relations, traversée d’appels adressés à sa liberté et à sa générosité, et qui est maintenant, pour nous, un appel à plus de foi quand nous regardons notre propre vie.
| Michel Tassin St-Gérard, 10 septembre 2005.