Itinéraires Augustiniens n°29 : Le baptême

Quand Augustin veut faire comprendre le baptême, il renvoie à saint Paul : ” Par le baptême, en sa mort, nous avons été ensevelis avec le Christ… Si nous avons été totalement assimilés à sa mort, nous le serons aussi à sa Résurrection. ” (Rm 6, 4). Le baptême rend semblable au Christ, selon une double polarité : mort/vie. Il est le sacrement de la source (sacramentum fontis).

Editorial

Baptisés dans le Christ, par Marcel Neusch

Dans le cas de l’enfant, privé de conscience, l’Eglise supplée : ” Aux petits enfants, elle prête les pieds des autres pour qu’ils viennent, le cœur des autres pour qu’ils croient, la langue des autres pourqu’ils affirment leur foi. ” (Sermon 176)

Quand Augustin veut faire comprendre le baptême, il renvoie à saint Paul : ” Par le baptême, en sa mort, nous avons été ensevelis avec le Christ… Si nous avons été totalement assimilés à sa mort, nous le serons aussi à sa Résurrection. ” (Rm 6, 4). Le baptême rend semblable au Christ, selon une double polarité : mort/vie. Il est le sacrement de la source (sacramentum fontis).

Pour l’essentiel, deux aspects ont retenu notre réflexion dans le présent numéro des Itinéraires Augustiniens : le baptême des petits enfants, déjà en usage depuis longtemps dans l’Eglise au temps d’Augustin, mais tout aussi discuté qu’aujourd’hui ; et la préparation au baptême des adultes, dont Augustin a une expérience personnelle, et qui est redevenue aujourd’hui de nouveau assez fréquente.

Alors que, enfant, il souffrait d’une angine de poitrine, on avait déjà pris les mesures pour qu’il fut aussitôt ” initié aux sacrements du salut…” (Conf. I, 11, 17). Il guérit et on remit le baptême à plus tard, selon une habitude qu’il jugera détestable. Il sera finalement baptisé à trente-trois ans, au cours de la nuit pascale du 24 au 25 avril 387. ” Nous reçûmes le baptême, écrit-il, et s’enfuit loin de nous l’inquiétude pour notre vie passée. ” (Conf. IX, 6, 14).

Si l’on se place au point de vue de la grâce, il n’y a pas de différence entre baptême d’adulte et baptême d’enfant : c’est la même grâce qui est donnée. Mais seul l’adulte peut s’engager personnellement, ce qui suppose qu’il s’y prépare sérieusement. Dans le cas de l’enfant, privé de conscience, l’Eglise supplée : ” Aux petits enfants, elle prête les pieds des autres pour qu’ils viennent, le cœur des autres pour qu’ils croient, la langue des autres pourqu’ils affirment leur foi. ” (Sermon 176).

Si différentes que soient ces deux situations, le baptême est, chez l’enfant comme chez l’adulte, le signe de la naissance à une vie nouvelle, l’entrée dans une relation filiale. C’est ce qu’Augustin explique dans son commentaire de l’Evangile de Jean (XI, 4-6) :

” Comme les catéchumènes portent la croix sur leur front, ils font déjà partie de la grande maison, mais de serviteurs il faut qu’ils deviennent fils… Il y a deux naissances. L’une vient de la terre, l’autre du ciel ; l’une de la chair, l’autre de l’Esprit ; l’une de la mortalité, l’autre de l’éternité ; l’une de l’homme et de la femme, l’autre de Dieu et de l’Eglise. ”

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

Augustin en son temps
Le baptême des petits enfants, Plaidoyer d’Augustin, par Marcel Neusch

“Aux petits enfants la Mère Église prête
les pieds des autres pour qu’ils viennent,
le cœur des autres pour qu’ils croient,
la langue des autres pour qu’ils affirment leur foi. ”
(Sermon 176)

Le baptême des petits enfants n’a jamais fait l’unanimité dans l’Eglise. A toutes les époques, il s’est heurté aux mêmes objections : le choix du baptême suppose la liberté, or l’enfant en est incapable. Tertullien, au début du troisième siècle, écrivait : ” Bien sûr, le Seigneur a dit : Laissez venir à moi les enfants (Mt 19, 14). Oui, qu’ils viennent, mais quand ils seront plus grands, qu’ils viennent quand ils seront en âge d’être instruits, quand ils auront appris à connaître celui vers qui ils viennent. Qu’ils deviennent chrétiens quand ils seront capables de connaître le Christ . “(1) Au XIIIe siècle, saint Thomas fait face aux mêmes arguments, mais il les conteste avec vigueur, en s’appuyant sur saint Augustin. Faut-il baptiser les enfants ? Non, disent ses adversaires, car ils ne disposent ni du libre arbitre, ni de la conscience du bien et du mal (2) . Augustin, dont l’opinion va prévaloir dans l’Eglise, est d’un avis contraire.

Une pratique universelle
Une question très obscure

Donnez-moi la vie du Christ ; je suis mort dans Adam, donnez-moi la vie du Christ, ” au regard duquel personne n’est pur, pas même l’enfant qui ne vit que depuis un jour sur la terre.

A vrai dire, il n’est pas parvenu d’emblée à une opinion ferme à ce sujet. S’il est devenu un farouche défenseur du baptême des enfants, c’est au terme d’une démarche qui s’est précisée au fil des contestations, notamment en provenance des pélagiens. Au départ, il ne semble pas avoir été très convaincu de l’utilité de conférer le baptême à l’enfant incapable de faire un choix. Il avoue même sa perplexité : ” Quelle est l’utilité des consécrations de petits enfants, c’est là une question très obscure .( Saint Augustin, De quantitate animae 36, 80. BA 5, p. 395. ) ” Avant la crise pélagienne, son seul appui est la pratique de l’Eglise. Que personne ne s’élève contre la pratique solidement établie de l’Eglise, répète-t-il. Mais cet argument d’autorité ne pouvait le satisfaire.

C’est au moment du conflit avec Pélage qu’il avancera l’argument décisifen faveur du baptême des petits enfants, en établissant une étroite corrélation entre la nécessité du baptême et le péché originel. Il importe donc d’être attentif à la place que celui-ci tient progressivement dans sa pensée. Selon le Père Athanase Sage (Cf. Athanase SAGE, ” Péché originel. Naissance d’une dogme “, REA 13 (1967).), sa théologie du péché originel aurait connu une évolution où l’on distingue trois étapes :

  1. Jusqu’en 397, Augustin s’en tient à l’exposé traditionnel : les descendants d’Adam ont hérité de leurs premiers parents la peine du péché : la mort corporelle, mais non le péché lui-même, chacun ayant à répondre de ses péchés personnels.
  2. Entre 397 et 411, Augustin inclut dans l’héritage d’Adam non seulement la mort corporelle, mais également celle de l’âme, laquelle étant le siège de la convoitise (libido) ne saurait être indemne de toute culpabilité.
  3. Enfin, à partir de 412/413, avec le crise pélagienne se produit véritablement ” l’émergence du péché originel ” , celui-ci incluant dès lors l’héritage non seulement de la peine du péché, mais aussi le péché d’Adam, lequel est contracté de naissance par voie de ” génération “, et non par simple imitation.

Pélage, qui niait l’existence du péché originel, concluait logiquement que le baptême des petits enfants était inutile. Or, aux yeux d’Augustin, les enfants participent à la culpabilité d’Adam, chaque être en étant marqué dès sa naissance, alors même qu’ils sont privés de toute capacité de choisir. Le baptême lui apparaît comme l’unique voie pour en libérer l’homme. Si Augustin maintient la nécessité du baptême précoce, c’est donc en raison de l’idée qu’il se fait de l’universalité du péché originel, dont personne ne peut être libéré sans le sacrement du baptême, exception faite pour les martyrs, au nombre desquels Augustin compte les saints innocents, ” ces bébés qui furent mis à mort par Hérode ” ( Saint Augustin, De libero arbitrio III, 68. BA 6, p. 511.).

Qui pourrait refuser la grâce à ces petits enfants ?

Désormais, Augustin se fait le défenseur irréductible du baptême des petits enfants. Il précise sa théologie à ce sujet notamment dans un écrit intitulé : La peine et la rémission des péchés, trois livres adressés à Marcellin, le délégué de l’Empereur qui avait présidé la conférence de Carthage (411) (6), légitimant ainsi un usage alors partout répandu dans l’Eglise. Cette théologie n’est pas différente de celle qu’il développe à propos du baptême des adultes. D’un côté comme de l’autre, le baptême s’impose en raison de l’universalité du péché originel. A cet égard, le grief que fait Augustin aux pélagiens, qui nient le péché originel, c’est de rendre le Sauveur inutile : nier le péché originel revient en effet à nier le salut. Dans l’écrit mentionné, ses arguments s’enchaînent ainsi.

Au départ, il y a la pratique de l’Eglise, laquelle s’impose comme règle de foi (3, 1). Augustin considère même qu’elle est d’origine apostolique (1, 39), ce que les pélagiens semblent eux-mêmes admettre : ” Nos adversaires sont forcés de céder à l’autorité de l’Evangile, ou sont confondus par l’accord unanime de la foi de tous les peuples chrétiens (concordissima fidei conspiratio) ” (Lettre 194, 31). Au regard de cette pratique unanime, la doctrine de Pélage est une innovation (3, 12), sans aucun fondement scripturaire. Pélage en convient d’ailleurs indirectement, puisqu’au lieu de formuler ses objections en son nom personnel, il les rapporte comme venant de tiers : ” Il comprend si bien que ce sont des nouveautés, en désaccord avec l’antique foi de l’Eglise, qu’il n’a pas voulu, soit par honte, soit par crainte, les professer lui-même. ” (3, 6).

Ayant rappelé cette pratique unanime, Augustin cherche à étayer sa position à l’aide d’arguments théologiques. A ses yeux, la question n’est pas de savoir ” s’il faut baptiser, mais pourquoi il le faut “. Ses arguments se ramenent à trois. Outre la pratique de l’Eglise, il invoque la vox populi, et surtout le péché originel (7), dont la réalité est attestée par les pleurs de l’enfant et les misères qui l’affligent dès sa naissance. Ces trois arguments se trouvent réunis dans le sermon 293, daté du 24 juin 413 :

Et d’ailleurs, les pleurs que répand ce petit enfant ne sont-ils pas les témoins authentiques de sa misère ? Oui, la nature humaine, autant par sa faiblesse que par son ignorance, atteste cette vérité ; elle ne commence point par rire, mais par pleurer

” Quoi ! me dira-t-on, un enfant même a besoin d’un libérateur ? Rien de plus certain que cette vérité. J’en prends à témoin la mère chrétienne qui accourt à l’église avec son petit enfant, pour lequel elle demande le baptême. J’en ai pour garant encore notre Mère, la sainte Eglise qui reçoit ce petit enfant pour le purifier… Qui oserait venir contester le témoignagne d’une Mère aussi auguste ? Et d’ailleurs, les pleurs que répand ce petit enfant ne sont-ils pas les témoins authentiques de sa misère ? Oui, la nature humaine, autant par sa faiblesse que par son ignorance, atteste cette vérité ; elle ne commence point par rire, mais par pleurer. Reconnaissez donc une véritable misère, et prêtez-lui secours. Que tous les chrétiens prennent des entrailles de miséricorde. Moins ces pauvres petits ne peuvent faire par eux-mêmes, plus nous devons parler avec charité en leur faveur. L’Eglise a coutume de prêter son appui aux orphelins pour défendre leurs intérêts temporels, élevons donc tous la voix pour ces petits enfants, venons tous à leur secours, pour leur conserver leur céleste patrimoine. (…)

” Dans cette discussion où il s’agit du salut de cet enfant, quelqu’un oserait-il venir dire : Jésus est Jésus pour moi, il ne l’est pas pour cet enfant ? Quoi ! Il est Jésus pour vous, et non pour lui ? Ne l’a-t-on pas présenté à Jésus ? N’a-t-on pas répondu pour lui, pour certifier qu’il croyait en Jésus ? Avons-nous établi pour les enfants un autre baptême qui ne donne point la rémission des péchés ? Ah ! si cet enfant pouvait prendre la parole pour lui-même, il réfuterait toutes ces contradictions et s’écrierait : Donnez-moi la vie du Christ ; je suis mort dans Adam, donnez-moi la vie du Christ, ” au regard duquel personne n’est pur, pas même l’enfant qui ne vit que depuis un jour sur la terre. ” (Job 14, 4) Qui pourrait refuser la grâce à ces petits enfants… ? ” (Sermon 293, 10-11).

L’Église prête aux enfants sa bouche maternelle pour qu’ils soient abreuvés des saints mystères

Ce qui est utile au petit enfant, c’est la foi de ceux qui l’offrent pour le consacrer à Dieu ; et l’autorité très salutaire de l’Eglise recommande cette croyance, afin que chacun se rende compte de l’utilité qu’a pour lui sa propre foi, puisqu’on peut aussi en disposer pour le bénéfice des autres qui n’ont pas encore la leur propre

Reste l’objection des adversaires qui voudraient différer le baptême jusqu’à ce que l’enfant soit capable de poser un acte personnel. Augustin sait bien que l’enfant qui reçoit le baptême ne jouit pas encore de sa liberté, mais à ses yeux, cette carence est compensée par la foi de l’Eglise. De même que, dans le sein maternel, l’enfant reçoit sa nourriture de sa mère, de même, tant qu’il n’a pas l’usage de la raison, il se nourrit de la foi de l’Eglise. ” La Mère Église, dit-il, prête aux enfants sa bouche maternelle pour qu’ils soient abreuvés des saints mystères, puisqu’ils ne peuvent encore croire pour la justice avec leur propre cœur, ni confesser la foi pour le salut avec leur propre bouche . ” ( De peccatorum meritis et de baptismo parvulorum I, 25. Cité par Thomas d’Aquin.) Développant ce même thème, il écrit ailleurs : ” Aux petits enfants la Mère Église prête les pieds des autres pour qu’ils viennent, le cœur des autres pour qu’ils croient, la langue des autres pour qu’ils affirment leur foi ” (Sermon 176, daté de 413-414).

Pour justifier cette suppléance – foi des parents, des parrains, foi de ceux qui présentent l’enfant – , Augustin invoque deux exemples tirés de l’Evangile : celui des saints Innocents, associés à la gloire des martyrs, alors qu’ils étaient encore incapables du moindre acte de foi personnel, et celui de la veuve de Naïm, dont la foi à la place de son fils mort obtint sa résurrection. A ce sujet, on lira son écrit sur le libre arbitre , où il soutient avec une particulière vigueur la thèse de la suppléance (Saint Thomas en toute logique refuse dès lors le baptême d’enfants dont les parents ne sont pas chrétiens. Somme théologique IIa IIæ, q. 10, a. 12.):

” De quelle utilité peut être pour les petits enfants le sacrement du baptême du Christ, lorsque, souvent, après l’avoir reçu, ils meurent avant d’en avoir pu rien connaître ? … Ce qui est utile au petit enfant, c’est la foi de ceux qui l’offrent pour le consacrer à Dieu ; et l’autorité très salutaire de l’Eglise recommande cette croyance, afin que chacun se rende compte de l’utilité qu’a pour lui sa propre foi, puisqu’on peut aussi en disposer pour le bénéfice des autres qui n’ont pas encore la leur propre. De fait, quelle utilité le fils de la veuve trouvait-il dans sa propre foi, puisque aussi bien, étant mort, il ne l’avait plus ? Et pourtant la foi de sa mère lui a été utile pour ressusciter. A combien plus forte raison la foi d’autrui peut-elle profiter au petit enfant, auquel on ne peut imputer son manque de foi. ” (Saint Augustin, De libero arbitrio III, 67, BA 6, p. 509. )

Le sort des enfants morts sans baptême: leur peine sera la plus douce possible !

On peut être autorisé à dire que les enfants qui meurent sans baptême sont condamnés comme les autres, mais à une peine la plus douce qui soit

Deux questions subsidiaires doivent être évoquées : d’une part, le sort des enfants qui sont morts prématurément avant d’avoir reçu le baptême, et d’autre part, le thème de la prédestination, c’est-à-dire l’inégal traitement que Dieu leur réserve puisqu’il accorde la grâce du baptême aux uns, alors qu’il semble la refuser aux autres. Sur le sort des enfants morts sans baptême, Augustin s’en tient à un principe inexorable : ces enfants encourent une condamnation éternelle. ” Si en effet, disions-nous, il ne peut y avoir, comme il (Pélage) paraît l’admettre, de vie perpétuelle que pour ceux qui sont baptisés, sans aucun doute la mort perpétuelle atteindra ceux qui meurent sans baptême, car au regard divin un tel sort pour ceux qui n’ont commis aucun péché en cette vie ne peut se justifier qu’en raison du péché originel .” ( Saint Augustin, De gratia Christi et de peccato originali, 2, 22 (BA 22, p. 199).) L’argumentation paraît imparable, mais il révèle une telle injustice qu’il semble avoir effrayé Augustin lui-même. Aussi, sans mettre en question le principe, il en vient à suggérer que la peine à laquelle ces enfants sont condamnés sera ” la plus douce possible “(12) .

” On peut être autorisé à dire que les enfants qui meurent sans baptême sont condamnés comme les autres, mais à une peine la plus douce qui soit (damnatio omnium mitissima). On se trompe et on trompe étrangement les autres, quand on dit qu’ils ne seront pas damnés, puisque l’Apôtre enseigne ” qu’on sera condamné par le jugement de Dieu à cause d’un seul péché. ” Il dit encore un peu plus loin : ” Tous les hommes ont été condamnés, à cause d’un seul péché” ( Saint Augustin, De peccatorum meritis et de baptismo parvulorum. 1, 21).

Dans ces conditions, on serait tenté d’invoquer le ” préjudice de la naissance ” et de dire : mieux vaudrait n’être pas né. S’appuyant sur Matthieu 26, 24 (” Il aurait mieux valu pour lui (Judas) qu’il ne fût pas né, cet homme-là ” ), certains disent : plutôt la non-existence qu’une existence de malheur perpétuel. Augustin entend l’objection, mais la récuse. Une existence, même à bonheur réduit, vaut mieux que la non-existence. Quant à savoir de quelle gravité sera la condamnation des enfants morts sans baptême, Augustin avoue finalement qu’il n’en sait rien.

” Pour moi, je ne dis pas que les enfants qui meurent sans le baptême de Jésus-Christ doivent subir une peine si grande, qu’il vaudrait mieux pour eux qu’ils ne fussent pas nés, car le Seigneur n’a pas dit cela de tous les pécheurs, mais seulement des plus criminels et des plus impies… Qui peut douter que les enfants qui ne sont pas baptisés, et qui n’ont d’autre péché que celui contracté à leur origine, sans être chargés d’aucuns péchés qui leur soient propres, seront punis plus légèrement que les autres damnés ? Quelle sera la nature et la grandeur de leur châtiment, je l’ignore ; cependant je n’oserais pas dire qu’il vaudrait mieux pour eux ne pas être nés, que d’être dans l’état où ils sont . ” (Saint Augustin, Contra Julianum libri sex. 5, 44. Edition Vivès (1873), vol. XXXI p. 361.)

Une inquiétante inégalité de la grâce: Y aurait-il une injustice en Dieu ?

Quoi qu’il en soit, on ne saurait accuser Dieu de commettre en la matière une quelconque injustice.

Regardons sa réponse à la deuxième question : Pourquoi Dieu accorde-t-il à certains la grâce du baptême et la refuse-t-il à d’autres, ce qui les condamne pour l’éternité à la damnation ? Un tel destin fixé par Dieu de toute éternité, en-dehors de la liberté de l’être humain, n’est-il pas révélateur d’un arbitraire insupportable, et tout compte fait d’une flagrante injustice ? Or, Augustin ne peut évidemment admettre aucune injustice en Dieu. Il se heurte dès lors au mystère de son insondable volonté. ” La raison pour laquelle la grâce vient à celui-ci et non à celui-là peut bien ne pas se laisser percevoir ; elle ne peut être injuste . (Saint Augustin, De peccatorum meritis et de baptismo parvulorum. 1, 21, 29. Vivès (1872), vol. XXX).) ” Ses adversaires ne sauraient se contenter d’une telle dérobade. Comment relever le défi autrement ?

Pour justifier la ” prédestination “, on sera peut-être tenté d’invoquer les mérites prévisibles de chacun. On dira que, si Dieu donne la chance du baptême à certains et la refuse à d’autres, c’est qu’il a prévu leurs mérites futurs, mérites qu’ils auraient pu acquérir s’ils avaient vécu. Argument inacceptable, car il lie le don de Dieu aux mérites de l’homme. Augustin n’y voit qu’une ” conjoncture aventureuse “, car la grâce ne saurait être liée à un mérite quelconque de l’homme, et c’est pourquoi, il vaut mieux s’incliner devant l’impénétrable mystère du jugement de Dieu (Saint Augustin, De praedestinatione sanctorum, 12, 24 (BA 24, p. 533).), dont les motifs nous sont cachés à présent, mais dont Augustin ne doute pas qu’ils nous seront dévoilés au jugement dernier (Saint Augustin, Enchiridion 95. BA 9, p. 269.). Quoi qu’il en soit, on ne saurait accuser Dieu de commettre en la matière une quelconque injustice. Il écrit :

” Nos adversaires (les pélagiens) trouvent injuste que les enfants qui meurent sans baptême soient privés non seulement du Royaume de Dieu où, de leur aveu, ils ne peuvent entrer sans cette condition, mais encore du salut et de la vie éternelle ; et ils demandent comment il serait juste que l’un fût délivré du péché originel, sans que l’autre le fût aussi, tous deux étant dans le même cas ?… Il faut revenir à cette exclamation : ” O profondeur ! ” (Rm 11, 33). Je prends encore ces deux enfants. Qu’on me dise pourquoi l’un est enlevé, afin que la malice ne pervertisse pas son intelligence (Sg 4, 11), et pourquoi l’autre vit, pour être plus tard un impie ? Si tous les deux étaient enlevés, n’iraient-ils pas tous deux dans le Royaume des cieux ? Et pourtant il n’y a pas d’injustice en Dieu (Rm 9, 14) . ” (18)

Le baptême des enfants aujourd’hui: la grâce prévenante du Christ

Ce sont les parents qui demandent le baptême, et c’est donc à eux que l’Eglise demande de renoncer, pour eux-mêmes, à ce qui écarte du Christ, de professer la foi trinitaire et d’éduquer chrétiennement leur enfant.

Les positions d’Augustin ne sont pas toutes défendables. Sa réponse à la prepmière est même insupportable. Reste la question : faut-il baptiser les petits enfants ? On a longtemps hésité entre les deux pratiques – l’une voulant retarder le baptême jusqu’à ce que l’enfant soit capable d’une démarche personnelle, l’autre cherchant à le soustraire le plus tôt possible au risque d’une mort prématurée qui le vouerait à l’enfer. Le baptême des enfants est devenu peu à peu la règle générale dans l’Eglise. Le Concile de Paris en 829, par exemple, demandera que les enfants soient baptisés avant l’âge de raison. En réaction contre les hérétiques qui jugeaient inutile le baptême pour celui qui n’a pas l’âge de comprendre, plusieurs conciles rappelleront l’urgence du baptême, et les théologiens ne cesseront d’y apporter leurs arguments, pour l’essentiel puisés chez saint Augustin. Dans son traité contre les Vaudois, Ermengaud écrit : ” Celui qui ne croit pas que le baptême des enfants conduit à la vie éternelle contredit l’Evangile, puisque le Christ a dit : Laissez venir à moi les petits enfants . ” (Pierre Riché, Faut-il baptiser les enfants ? dans : Rituels, op. cit. p. 451.) Un argument scripturaire sans cesse mis en avant.

Alors que, jusqu’à une époque récente, le baptême des adultes était l’exception, la situation est en train de s’inverser. ” Au plan théologique, écrit le P. de Clerck, la norme du baptême est celui des adultes, parce qu’il correspond aux données du Nouveau Testament et aux conditions de réalisation d’un sacrement où le sujet, à tout le moins, est censé savoir ce qui lui arrive. ” Le Rituel de Vatican II tiendra compte de ce changement. S’il ne rejette pas le baptême des enfants, il le comprend autrement que celui des adultes, et la liturgie est différente. Alors que, dans le cas de l’adulte, il suppose un engagement personnel, il n’en va pas de même pour le petit enfant. Celui-ci ” ne demande rien à l’Eglise, et l’Eglise ne lui demande rien encore non plus !… En rigueur de terme, il n’est pas ” engagé “. Ce sont les parents qui demandent le baptême, et c’est donc à eux que l’Eglise demande de renoncer, pour eux-mêmes, à ce qui écarte du Christ, de professer la foi trinitaire et d’éduquer chrétiennement leur enfant. ”

Le moment serait-il venu de renoncer à baptiser les petits enfants ? Ce serait non seulement aller à l’encontre d’une ancienne pratique ; ce serait surtout perdre un aspect important de la signification théologique du baptême. Si le baptême précoce occulte quelque peu l’accueil libre de la grâce, il rappelle en revanche que la liberté est précédée par un don (20). Il met bien ” en relief la grâce prévenante du Christ, pour qui l’âge et la conscience claire n’ont pas la même importance que pour nous. ” (ib. p. 30). Trop centrés sur le sujet, les modernes ont toujours tendance à oublier ce don initial. Augustin quant à lui avait une vive conscience de cette antécédence de la grâce. ” Tu (Dieu) nous as cherchés sans que nous te cherchions, mais tu nous as cherchés pour que nous te cherchions. ” (Confessions XI, 2, 4).

Un admirable échange: divinisation de l’homme

Autrement dit, les voies du Seigneur sont moins étroites que ce que pensait saint Augustin. Il nous faut les imaginer à ” la mesure sans mesure ” de son amour

Si le baptême des enfants a perdu de son urgence, c’est grâce en particulier à certaines évolutions de la théologie. D’abord, dès le XIIIe siècle, certains théologiens soutiennent que les enfants même non baptisés peuvent être sauvés : ils le sont par la foi des parents, une solution qui s’inscrit dans la ligne de la suppléance augustinienne. Ensuite, le péché originel perd de son importance, Abélard jugeant par exemple qu’il n’est pas un ” véritable péché “, et Pierre Lombard que ” les docteurs en ont parlé de façon obscure ” et qu’ils ont sur le sujet des ” opinions diverses “. Enfin, de plus en plus, l’idée de damnation éternelle pour les enfants morts sans baptême disparaît grâce à l’invention des limbes, un lieu intermédiaire entre ciel et enfer, où ces enfants sont certes privés de la vision béatifique, mais sans en souffrir. Ils sont dans la joie, car ils possèdent une ” connaissance naturelle ” de Dieu.

Piégé par sa controverse avec les pélagiens, Augustin a mis l’accent trop unilatéralement sur l’aspect négatif du baptême comme délivrance du péché originel. A ce titre, le baptême s’impose aussi bien pour l’enfant que pour l’adulte. Bien qu’il soit toujours question dans le rituel actuel du ” péché originel “, l’accent est mis sur d’autres aspects plus positifs du baptême : adoption filiale, adhésion au Christ, empreinte de l’Esprit, illumination trinitaire. Ce sont des aspects qui n’étaient pas inconnus d’Augustin. S’il était d’abord sensible à ce dont le Christ sauve : le péché, il n’était pas insensible à ce en vue de quoi il sauve : le partage de la vie trinitaire, la divinisation. La participation à la vie divine est le cœur même de la rédemption. Le Christ s’est fait ce que nous sommes pour que nous devenions ce qu’il est. ” Dieu devient homme pour que les hommes deviennent des dieux (Sermons 192, 1 ; 166, 4). Il ” ne veut pas seulement nous donner la vie, mais aussi nous diviniser ” (21). C’est cet ” admirable échange ” (22) qui se réalise sacramentellement dans le baptême.

La théologie actuelle s’en tient pour l’essentiel à cette donnée de base à savoir qu’il n’y a de salut qu’en Jésus-Christ (Actes 4, 12). L’insistance chez Augustin sur la prédestination n’est que le revers de cet absolu de la grâce. Mais nous sommes convaincus aujourd’hui que le salut peut atteindre l’homme autrement que par le seul baptême. Saint Thomas le disait déjà : Dieu n’enchaîne pas sa grâce aux sacrements, ni aux ministres (Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique III, q. 64, a. 7.). Le concile de Vatican II va dans le même sens : Dieu ne refuse à personne ” les secours nécessaires au salut “. ” Puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation ultime de l’homme est réellement une, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon connue de Dieu, la possibilité d’être associés au mystère pascal . ” ( Concile de Vatican II, Gaudium et spes n° 22, §§ 4-5. Voir aussi n° 16.)

Autrement dit, les voies du Seigneur sont moins étroites que ce que pensait saint Augustin. Il nous faut les imaginer à ” la mesure sans mesure ” de son amour . (La formule est de saint Augustin (S. Dolbeau 11, 9).)

Augustin maître sirituel
La préparation des catéchumènes au baptême à Hippone, par André Brombart – Aux nouveaux baptisés, texte d’Augustin

La préparation des catéchumènes au baptême à Hippone, par André Brombart

Je m’adresse donc à vous, jour unique,
enfants mal nés d’Adam, bien nés à nouveau dans le Christ.
Voyez, vous êtes jour; voyez, le Seigneur vous a faits.
Il a chassé de vos cœurs les ténèbres de vos péchés,
il a régénéré votre vie. ” (Guelf. 18)

Lorsqu’il descend dans la piscine baptismale de la basilique d’Hippone, le samedi soir, au cours de la veillée pascale, le catéchumène arrive au terme d’un parcours exigeant. C’est une ” lente gestation ” (1), qui l’a conduit à la nouvelle naissance donnée par l’Eglise mère, dont il est devenu un enfant : ” Ceux qui étaient appelés ‘catéchumènes’… on leur donne maintenant le nom d’ ‘enfants’, parce qu’à présent ils sont nés au Christ, eux qui, auparavant, étaient nés au monde ” (Sermon Mai 92).

Pasteur attentif, Augustin a suivi de près et accompagné toutes les étapes de ce cheminement. Le parcourir avec lui sera pour nous d’un grand intérêt, d’autant plus que le catéchuménat des adultes s’est considérablement développé, ces dernières décennies, dans nos Eglises de post-chrétienté. C’est principalement à travers la prédication de l’évêque d’Hippone que nous évoquerons la préparation des catéchumènes au baptême.

Les catéchumènes

Au temps d’Augustin, le baptême des petits enfants est devenu courant dans l’Eglise d’Afrique. Cependant, nombreux sont les adultes qui se présentent à l’Eglise pour demander le baptême. Des étapes bien spécifiques leur seront alors proposées. Mais avant d’être devenus des ” competentes ” – littéralement, ceux qui ” demandent (le baptême) avec d’autres ” – les catéchumènes auront souvent attendu plusieurs mois, voire plusieurs années. Encore du temps d’Augustin, la discipline pénitentielle est telle que beaucoup préfèrent différer le baptême – parfois jusqu’au lit de mort – de crainte de pécher après l’avoir reçu. Augustin juge sévèrement cette disposition, mais il condamne, avec encore plus de vigueur, l’attitude des chrétiens qui encouragent les catéchumènes qui estiment pouvoir s’adonner au péché sans retenue, comptant sur le baptême pour en être lavés :

” Nous entendons résonner de toutes parts à nos oreilles : ‘Laisse-le faire, car il n’est pas encore baptisé’. Et cependant, pour la santé du corps nous ne disons pas : ‘Laisse-le se blesser davantage, car il n’est pas encore guéri’ ” (Conf. I, 11, 18).

Après avoir été interrogé sur les intentions qui l’animent, le candidat participe à une célébration durant laquelle il est soumis à un certain nombre de rites qui marquent l’entrée en catéchuménat. Augustin, lorsqu’il écrit ses Confessions, fait mémoire de ces signes qui lui ont été conférés alors qu’il était enfant : ” J’avais entendu parler, en effet, quand j’étais encore enfant, de la vie éternelle qui nous est promise par l’humilité du Seigneur notre Dieu, descendant vers notre superbe : et l’on me signait déjà du signe de sa croix et l’on me salait de son sel déjà au sortir du sein de ma mère, qui avait mis beaucoup d’espoir en moi ” (Conf. I, 11, 17).

Il s’agissait d’abord d’un exorcisme, comportant une imposition des mains et une ” exsufflatio ” destinée à chasser le Malin. Ce geste, qui nous paraît aujourd’hui étrange, était familier aux contemporains d’Augustin. C’était un signe de mépris, ” de sens intermédiaire entre notre ‘siffler’ et notre ‘cracher sur’ ” (S. Poque, op. cit., p. 27.). Il s’agit d’accumuler, contre Satan, ” les malédictions que mérite sa méchanceté ” (Sermon 216, 6).

L’imposition du sel est un signe typique du catéchuménat. Augustin n’hésite pas à le désigner du nom de ” sacrement

L’imposition du sel est un signe typique du catéchuménat. Augustin n’hésite pas à le désigner du nom de ” sacrement ” (sacramentum), mais on sait que le terme n’a pas alors la portée restrictive qu’il comporte aujourd’hui : ” Ce qu’ils reçoivent, bien que ce ne soit pas le corps du Christ, est néanmoins saint, parce que c’est un sacrement ” (De peccatorum meritis, II, 26, 42.). Ce signe pourra d’ailleurs être renouvelé plusieurs fois durant le catéchuménat.

Enfin, le rite solennel de la signation sur le front fait du catéchumène un chrétien. Il est désormais ” conçu par l’Eglise, mais pas encore né ” (Sermon Mai 94,1). Augustin exhorte fermement à porter le signe de la croix dans son cœur, et pas seulement sur le front. Ce signe n’est-il pas, plus que tout autre, celui de l’humilité du Christ ? Et cependant, n’est-il pas, désormais, porté sur le front même par des rois ? (En. Ps. 36, 2, 4).

Etre marqué de la croix suppose une configuration au Christ, que la préparation au baptême va s’employer à susciter de plus en plus. Augustin ne voit pas d’un bon œil ceux qui continuent, comme si de rien n’était, à s’adonner à des plaisirs peu compatibles avec leur nouvelle condition. Ainsi, à ceux qui ne veulent pas se priver des spectacles du théâtre :

” Et voilà ce que des chrétiens se permettent ! Je ne dis pas des baptisés, car les catéchumènes en tireraient prétexte pour s’y croire autorisés. Je suis seulement catéchumène, dis-tu. – Ah ! oui, catéchumène ? – Parfaitement, catéchumène ! – Alors, tu as un front pour porter la croix du Christ, et un autre pour aller au théâtre ? Tu veux aller au théâtre ? Bien, mais commence par changer de front (…) Comment peut-on oser prétendre porter sur son front cette croix que l’on a chassée de son cœur ? S’ils portaient vraiment la croix dans leur cœur, ils se garderaient bien d’aller au théâtre ” .(Sermon Denis 17,8 ; en. Ps. 85, 14 et en. Ps. 50, 1, cités par van der Meer, Saint Augustin pasteur d’âmes, vol. II, p. 125.)

La catéchèse

Il s’agit essentiellement de leur enseigner ” ce qu’est la foi et comment doivent vivre les chrétiens

Les catéchumènes sont admis à participer à la liturgie de la Parole lors des assemblées eucharistiques, raison pour laquelle ils sont aussi appelés ” audientes ” (auditeurs). Une place spéciale leur est attribuée dans l’église. En outre, ils bénéficient d’une catéchèse particulière. Il s’agit essentiellement de leur enseigner ” ce qu’est la foi et comment doivent vivre les chrétiens ” . (De fide et operibus, 9.)

Un ouvrage rédigé par Augustin dans les premières années de son épiscopat, le De catechizandis rudibus, fournit d’intéressantes indications sur la manière dont l’évêque envisage cette formation (6). On a parfois traduit le titre de ce livre par ” La catéchèse des simples “, laissant ainsi supposer qu’Augustin s’intéresse à des catéchumènes intellectuellement ou culturellement peu développés. Tel n’est pas le cas. D’ailleurs, l’ouvrage donne certains conseils spécifiques destinés à la catéchèse des candidats particulièrement instruits ou cultivés (cf. VIII, 12 et IX, 13). En fait, le terme rudis, qui signifiait à l’origine ” brut ” ou ” grossier “, a acquis au IVe siècle le sens de ” non dégrossi ” ou encore ” inexpérimenté “. C’est ainsi, par exemple, que l’on désigne par l’expression rudis rei militaris ceux qui sont inexpérimentés dans l’art militaire. Le livre s’intéresse donc à la catéchèse des ” débutants “.

Quelles sont les motivations relevées par Augustin chez les catéchumènes ? Presque toujours, note l’évêque, le candidat se présente ” sous le coup d’une certaine crainte de Dieu “. Il faudra cependant rechercher ses véritables motivations. Peut-être cherche-t-il, dans le fait d’être chrétien, à obtenir quelque avantage humain ou matériel. Cependant, note Augustin, même la feinte peut être le point de départ d’un cheminement utile. En effet, ” souvent, la miséricorde de Dieu intervient par le ministère du catéchiste et fait que le candidat, ébranlé par l’entretien, se met à vouloir réellement devenir ce qu’il avait décidé de feindre. Et, conclut le pasteur, considérons le moment où il a commencé à vouloir réellement comme l’instant où il est venu à nous ” (De catechizandis rudibus V, 9).

Pour l’évêque, le contenu essentiel de la catéchèse est l’histoire du salut, à travers laquelle le catéchumène doit être amené à découvrir l’œuvre de Dieu et à se laisser toucher par lui

Il peut aussi arriver que ce soit ” un avertissement ou un effroi venus de Dieu ” qui ait poussé le candidat. Ce sera là une bonne entrée en matière, mais il faudra s’empresser de ” faire passer son attention des miracles et des songes de ce genre, à la voie plus solide des Ecritures et à leurs oracles plus certains ” (Ibid. VI, 10). L’importance qu’Augustin attache ainsi à un enracinement ecclésial et scripturaire de la foi et de l’expérience chrétienne pourrait être utilement médité par certains de nos contemporains, trop friands de visions et d’apparitions de toutes sortes…

En quoi consiste la catéchèse préconisée par Augustin ? Pour l’évêque, le contenu essentiel de la catéchèse est l’histoire du salut, à travers laquelle le catéchumène doit être amené à découvrir l’œuvre de Dieu et à se laisser toucher par lui. L’expérience d’Augustin l’a conduit à la conviction qu’il n’y a pas de vie chrétienne véritable sans conversion du cœur et sans expérience de l’amour de Dieu. Le savoir transmis, si bien ordonné qu’il soit, n’est pas un système abstrait, mais la trace concrète de l’agir de Dieu dans l’histoire, agir qui atteint chacun dans sa réalité personnelle. L’utilisation de deux registres – celui de la ” narratio “, qui s’adresse d’abord à l’intelligence, et celui de l'” exhortatio “, qui interpelle plutôt la volonté – assure l’unité de la démarche catéchétique : tout se résout dans la charité, par laquelle l’homme accède à Dieu.

Narratio

Il s’agit de présenter au catéchumène un récit ” complet “ de l’histoire du salut, c’est-à-dire partir du 1er verset de la Genèse pour aboutir à la période actuelle de l’Eglise, sans pour autant – cela va de soi – être exhaustif. Il faut choisir les faits les plus remarquables et prendre le temps de s’y arrêter pour capter l’intérêt de l’auditeur. Tous les événements du récit doivent s’expliquer par la charité. Tous, en effet, annoncent ou préfigurent la venue du Seigneur Jésus-Christ, et ” quelle raison plus grande y a-t-il de la venue du Seigneur que l’intention que Dieu a eue de montrer son amour pour nous, en le manifestant avec force ? ” (Ibid. IV, 7). Dès la première catéchèse, Augustin invite donc à mettre en œuvre le principe fondamental de son exégèse biblique : le primat de la charité, clé de l’interprétation spirituelle de l’Ecriture. C’est pourquoi il recommande au catéchiste : ” Propose-toi donc cet amour comme fin à laquelle tu rapporteras tout ce que tu diras ; et quoi que tu racontes, raconte-le de telle manière que ton auditeur en entendant croie, en croyant espère, et en espérant aime ” (Ibid. IV, 8).

Exhortatio

Avant d’être une parénèse ou un enseignement moral, l’exhortatio doit ouvrir l’auditeur à la dimension eschatologique de la foi. Il s’agit ” d’inculquer l’espérance de la résurrection ” et de ” célébrer avec l’ardeur du désir le royaume des justes et des fidèles, ainsi que la grande Cité d’en haut et sa joie “. Il faut bien sûr, ensuite, mettre en garde contre ” les tentations et les scandales, soit au dehors, soit à l’intérieur de l’Eglise “, puis ” rappeler de façon brève et appropriée les règles de conduite de la vie chrétienne et honnête ” (Ibid. VII, 11).

Pour instruire ses catéchistes, Augustin ne se contente pas d’indiquer des principes. Il propose également deux exemples de discours catéchétiques, l’un long, l’autre bref. On y trouve de magnifiques passages, typiques du génie augustinien. Par exemple, sur le péché et la grâce : ” Pourquoi donc Dieu n’aurait-il pas créé l’homme, bien qu’il sût d’avance qu’il pécherait, puisqu’il le couronnerait s’il se tenait debout, qu’il le redresserait s’il chancelait, et qu’il l’aiderait s’il se relevait, toujours et partout glorieux dans sa bonté, sa justice et sa clémence ? ” (Ibid. XVIII, 30). Ou encore l’admirable ” Vie du Christ sur terre ” (Ibid. XXII, 40), d’une étonnante concision.

L’inscription au baptême

 Le Seigneur commence à faire un pacte avec vous. Vous avez vécu pour le monde, vous vous êtes livrés à la chair et au sang, vous avez porté l’image de l’homme terrestre. De même, donc, que vous avez porté l’image de celui qui vient de la terre, portez maintenant l’image de celui qui vient du ciel ” (Sermon 216, 2)

On sait, par les Confessions (IX, 6, 14), qu’après sa retraite à Cassiciacum, Augustin est revenu à Milan, au début du carême de 387, pour ” donner son nom ” en vue du baptême, en compagnie d’Adéodat, son fils, et d’Alype, son ami. Nul doute que ce souvenir habite la mémoire et le cœur de l’évêque lorsqu’il s’agit de conduire ses catéchumènes au baptême.

En effet, à l’approche des célébrations pascales, l’évêque adresse aux catéchumènes une invitation pressante à s’inscrire pour recevoir le baptême. Il excite leur désir en leur faisant éprouver l’ignorance qui sera la leur jusqu’au jour où, baptisés, ils seront devenus des ” fidèles “.

” Comme nous l’avons entendu, à la lecture du saint Evangile (le chapitre 6, versets 55-57 de saint Jean), le Seigneur Jésus-Christ nous exhorte à manger sa chair et à boire son sang, en nous promettant la vie éternelle (…) Cependant, ceux qui, parmi vous, sont encore appelés catéchumènes ou écoutants (audientes) ont bien pu entendre les paroles qui ont été lues, mais les ont-ils comprises ? (…) Que ceux qui mangent déjà la chair du Seigneur et boivent son sang considèrent ce qu’ils mangent et ce qu’ils boivent, pour éviter, selon les paroles de l’Apôtre, de manger et de boire leur propre condamnation (cf. 1 Co 11, 29). Quant à ceux qui ne mangent et ne boivent pas encore, qu’ils se hâtent, invités qu’ils sont à pareil banquet (…) Pourquoi donc, ô écoutants, voyez-vous la table et n’accédez-vous pas au banquet ? Et peut-être, durant la lecture de l’Evangile, vous êtes-vous demandé en votre cœur ce que veulent dire ces mots : ‘Ma chair est vraie nourriture et mon sang vraie boisson (Jn 6, 55) ? Comment peut-on manger la chair du Seigneur et comment peut-on boire son sang ? Que veut dire cela ? ‘ Qui t’en a fermé l’accès, que tu l’ignores ? Cela reste voilé pour toi. Mais si tu veux, cela te sera révélé. Viens à la profession de foi et la question sera résolue, car ce que dit le Seigneur Jésus, les fidèles le savent bien. Mais toi, qu’on appelle catéchumène, toi qu’on appelle écoutant, tu restes sourd. Les oreilles de ton corps sont ouvertes, puisque tu entends les paroles qui ont été dites, mais les oreilles de ton cœur demeurent fermées jusqu’à présent, puisque tu ne comprends pas ce qui est dit (…) Voici la Pâque, donne ton nom pour le baptême ! ” (Sermon 132, 1).

Il est vrai que le secret, la discipline de l’arcane, s’attachait particulièrement au sacrement de l’Eucharistie. ” Qu’y a-t-il de secret chez nous, demande Augustin, uniquement les sacrements du baptême et de l’eucharistie ” (en. Ps. 103 1, 14). Ainsi, après la liturgie de la Parole, les catéchumènes étaient renvoyés : ” Voici qu’après ce sermon, les catéchumènes vont être renvoyés et les fidèles resteront ” (Sermon 49, 8).

Ceux, parmi les catéchumènes, à qui Augustin aura réussi à donner soif du baptême, vont manifester leur ” désir ” (Sermon 216, 1) en donnant leur nom pour le baptême. Ils vont ” frapper les entrailles maternelles comme pour demander d’être enfantés ” (Sermon 228, 1). L’inscription va faire d’eux des ” competentes “, des ” postulants “. Pour eux, la préparation va entrer dans une phase plus active, au caractère pénitentiel très accentué, qui va durer tout au long du carême.

Dans la prédication qu’il leur adresse, Augustin les invite à renoncer au monde, dans le jeûne, les veilles et la continence. ” Le Seigneur commence à faire un pacte avec vous. Vous avez vécu pour le monde, vous vous êtes livrés à la chair et au sang, vous avez porté l’image de l’homme terrestre. De même, donc, que vous avez porté l’image de celui qui vient de la terre, portez maintenant l’image de celui qui vient du ciel ” (Sermon 216, 2). ” Si vous voulez étouffer dans vos bras ce funeste adversaire de votre foi, qui lutte contre vous, terrassez le mal et embrassez le bien (…) Si vous voulez lutter ainsi, ne cognez pas dans les airs, mais frappez courageusement l’ennemi. Châtiez votre corps et réduisez-le en servitude ” (Ibid., 6).

Les catéchèses pré-baptismales

Recevez, mes enfants, la règle de la foi, qu’on appelle le Symbole. Et, lorsque vous l’aurez reçu, gravez-le dans votre cœur et redites-le à vous-mêmes chaque jour

Mais l’essentiel de la préparation, durant ces semaines qui précèdent le baptême, consiste en une triple instruction, sur la foi, sur la prière et sur le baptême. Augustin y fait allusion dans un sermon prononcé le jour de Pâques : ” Nous avons traité devant eux du sacrement du Symbole : ce qu’ils doivent croire. Nous avons traité du sacrement de la Prière du Seigneur : comment ils doivent demander. Et du sacrement de la source et du baptême. Tout cela, ils l’ont entendu commenter et ils en ont reçu la transmission ” (Sermon 228, 3).

L’instruction sur la foi – ” sacramentum symboli ” – consiste à faire apprendre le Symbole, dans lequel les éléments essentiels de la foi sont contenus : ” Ces paroles (…) disséminées dans les divines Ecritures, ont été recueillies et rédigées en un seul ensemble, pour ne pas épuiser la mémoire des hommes lents et pour que tout homme puisse dire et posséder ce qu’il croit ” (De Symbolo ad catechumenos 1, 1). Cette instruction sur le Symbole, la ” traditio “, se situait trois semaines ou quinze jours avant Pâques. Augustin s’adresse ainsi aux competentes :

” Recevez, mes enfants, la règle de la foi, qu’on appelle le Symbole. Et, lorsque vous l’aurez reçu, gravez-le dans votre cœur et redites-le à vous-mêmes chaque jour. Avant de dormir, avant de sortir, munissez-vous de votre Symbole. Personne n’écrit le Symbole en sorte qu’il puisse être lu, mais pour le répéter, que votre mémoire soit votre livre, afin que l’oubli ne détruise pas ce que vous a confié la bonne volonté. Ce que vous allez entendre, c’est ce que vous allez croire, et ce que vous aurez cru, votre langue doit le redire. Comme le dit l’Apôtre : ‘La foi du cœur obtient la justice, et la confession des lèvres, le salut’ (Rm 10, 10). Tel est le Symbole qu’il vous faut répéter et que vous devrez réciter ” (De Symbolo ad catechumenos 1, 1).

Les rites ultimes

Vous étiez tombés, relevez-vous. Relevés, restez debout. Debout, tenez ferme. Fermes, persévérez

Les catéchumènes sont donc invités à apprendre le texte du Symbole et à le répéter en vue d’une première ” redditio “, qui doit avoir lieu une semaine plus tard. Aux yeux d’Augustin, il est très important de retenir le Symbole par cœur. Il s’agit de mettre en œuvre, en vérité, un signe de la nouvelle alliance prophétisée par Jérémie : ” Tout ce que vous entendrez dans le Symbole est contenu dans les divines lettres des Saintes Ecritures. Mais ce qui est ainsi rassemblé et mis en forme (dans le Symbole), il n’est pas permis de l’écrire, en mémoire de la promesse faite par Dieu, lorsque, par son prophète, il prédit un Testament nouveau en disant : ‘Telle est l’alliance que je ferai avec eux après ces jours-là, dit le Seigneur, je mettrai ma loi dans leur esprit et je l’écrirai dans leur cœur’ (Jr 31, 33). Voilà pourquoi, lorsqu’on entend dire le Symbole, on ne l’écrit ni sur des tablettes, ni sur un autre matériau, mais dans son cœur ” (Sermon 212, 2).

Au terme d’une nuit passée en prières, a lieu la première cérémonie rituelle : exorcisme solennel, avec ” exsufflatio “, renonciation à Satan et reddition du Symbole se succèdent. L’épreuve est particulièrement impressionnante. Les candidats, fatigués par le jeûne et le manque de sommeil, se tiennent debout, dévêtus, sur le cilice (cilicium), un tissu grossier de poils de chèvre. Autour d’eux, les prêtres, au nom de la sainte Trinité, ordonnent au démon de les quitter : ” Lorsque vous étiez soumis au scrutin et que de justes imprécations étaient adressées, au nom de la toute-puissante Trinité, à celui qui veut vous persuader de fuir et d’abandonner Dieu, vous n’étiez pas revêtus du cilice, mais vos pieds le foulaient en mystère. Il vous faut piétiner les vices et les toisons de chèvres… ” (Sermon 216, 10-11). Ce rite, qui manifeste l’intention de renoncer au péché symbolisé par le cilice, exprime la dimension négative de la conversion, qui est passage des ténèbres à la lumière. La reddition du symbole va en déployer la dimension positive.

A cette occasion, Augustin s’adresse aux candidats : ” Vous étiez tombés, relevez-vous. Relevés, restez debout. Debout, tenez ferme. Fermes, persévérez (…) Brisez les liens (des ennemis) et rejetez leur joug. Ne reprenez plus le fardeau de la servitude. ‘Le Seigneur est proche, ne soyez inquiets de rien’ (Ph 4, 5). Nourrissez-vous maintenant d’un pain de douleur ; un temps viendra où à ce pain d’amertume succédera le pain de la joie ” (Sermon 216, 10).

Vous avez reçu, retenu et rendu ce qu’il faut croire de Dieu ; recevez donc aujourd’hui comment le prier

C’est normalement au terme de cette première célébration du scrutin et de la ” redditio ” du Symbole que les catéchumènes vont vivre le ” sacramentum orationis “. L’évêque leur transmet l’oraison dominicale. La prière du Notre Père sera, elle aussi apprise par cœur et fera l’objet, le dimanche suivant, d’une ” redditio ” qui sera réitérée solennellement au cours de la vigile pascale :

” Vous avez rendu le Symbole qui contient le résumé de la foi. Je vous ai déjà dit ce que l’Apôtre affirme : ‘Comment peut-on prier celui en qui on ne croit pas ?’ (Rm 10. 14). Or, vous avez reçu, retenu et rendu ce qu’il faut croire de Dieu ; recevez donc aujourd’hui comment le prier. Le Fils de Dieu en personne, ainsi que vous l’avez entendu pendant la lecture de l’Evangile (Mt 6, 9-13), a enseigné cette prière à ses disciples et à ses fidèles. Nous avons donc bon espoir d’obtenir gain de cause, puisqu’un tel expert de la loi nous a dicté cette prière. Assesseur du Père, comme vous l’avez confessé, il est assis à la droite du Père ; il est aussi notre avocat, lui qui sera notre juge. Il viendra, en effet, pour juger les vivants et les morts. Retenez donc aussi cette prière, pour la rendre dans huit jours. En effet, tous ceux qui parmi vous n’ont pas bien récité le symbole ont le temps de le retenir. Car samedi, tous ceux qui seront présents vous écouteront le rendre. Ce sera le dernier samedi, celui de votre baptême. Mais dans huit jours à partir d’aujourd’hui, vous rendrez la prière que vous recevez aujourd’hui ” (Sermon 58, 1).

Les liturgies de l’exorcisme, de la ” redditio ” du Symbole et de la ” redditio ” du Notre Père s’achèvent par des cantiques spirituels et des psaumes, parmi lesquels les psaumes 33, 35, 41, et surtout le psaume 26, auquel Augustin fait allusion à plusieurs reprises dans le Sermon 216 aux ” competentes “. Les catéchumènes ont désormais trouvé dans le Seigneur leur ” lumière ” et leur ” salut ” (Ps 26, 1) (S. Poque, op. cit., p. 31.). Ils sont prêts, désormais, à vivre l’émerveillement de la grande vigile pascale au cours de laquelle, après avoir renouvelé leur profession de foi, ils vont être immergés dans la piscine baptismale et illuminés par le Christ.

C’est un bon pain, nourriture d’unité et de communion fraternelle, que le long entraînement du catéchuménat a finalement produit. Le chrétien le renouvellera, jour après jour, en participant au mémorial de la Pâque du Seigneur.

” En mémorial de ce qu’il a souffert pour nous, le Seigneur a voulu nous donner son corps et son sang, et il a fait de nous son corps et son sang. Nous sommes devenus son corps et, par l’effet de sa miséricorde, nous sommes ce que nous recevons. Rappelez-vous : vous ne l’avez pas toujours été, vous avez été créés. Vous avez été apportés sur l’aire du Seigneur et vous avez été broyés sous les pieds des bœufs, c’est-à-dire des prédicateurs de l’Evangile. Lorsqu’on vous retenait parmi les catéchumènes, on vous tenait en réserve dans le grenier. Vous avez donné vos noms, et vous avez commencé à être moulus par les jeûnes et les exorcismes. Ensuite, vous êtes venus vers les eaux, vous en avez été baignés et avez été faits un. La chaleur de l’Esprit Saint a fait lever la pâte et vous êtes devenus le pain du Seigneur. Voilà ce que vous avez reçu. En voyant l’unité qui est la vôtre par ce qui a été fait pour vous, conservez précieusement cette unité en vous aimant les uns les autres et en restant attachés à la même foi, à la même espérance et à l’indivisible charité ” (Sermon 229).

André Brombart
Augustin de l’Assomption
Communauté Maranatha
Bruxelles

Aux nouveaux baptisés, texte d’Augustin

Soyez vous-mêmes les modèles des autres !

Vous donc, mes frères, vous mes enfants, vous, plantes nouvelles de l’Eglise votre mère, je vous conjure, par ce que vous avez reçu, de tenir les yeux fixés sur Celui qui vous a appelés, qui vous a aimés, qui vous a cherchés lorsque vous étiez perdus, qui vous a éclairés après vous avoir retrouvés

C’est à eux (les nouveaux baptisés) que je m’adresse maintenant, et je leur demande d’être de bons grains dans l’aire, et de ne point suivre la paille que le vent emporte, pour se perdre avec elle, mais de demeurer dans l’aire retenus par le poids de la charité, pour arriver au royaume de l’immortalité. Vous donc, mes frères, vous mes enfants, vous, plantes nouvelles de l’Eglise votre mère, je vous conjure, par ce que vous avez reçu, de tenir les yeux fixés sur Celui qui vous a appelés, qui vous a aimés, qui vous a cherchés lorsque vous étiez perdus, qui vous a éclairés après vous avoir retrouvés ; de ne point suivre les voies de ces hommes corrompus, dans lesquels le nom de fidèles est déplacé, car on ne demande point comment ils s’appellent, mais si leur vie est conforme au nom qu’ils portent…

Nous devons aujourd’hui adresser aux nouveaux-nés, près de l’autel de Dieu, un discours sur le sacrement de l’autel. Nous leur avons déjà parlé du Symbole, qu’ils doivent croire (sacramentum symboli), de l’oraison dominicale, qui leur apprend comment ils doivent prier (sacramentum orationis dominicæ), ainsi que du sacremeent de la source et du baptême (sacramentum fontis et baptismi). Ils ont entendu les explications et compris les enseignements que nous leur avons donnés, mais nous ne leur avons encore rien dit du saint sacrement de l’autel (sacramentum altaris sacri) qu’ils ont vu aujourd’hui, et nous devons les entretenir de cet important sujet…(Sermon 228, 2).

Comme mémorial de ce qu’il a souffert pour nous, Notre Seigneur a voulu nous donner son corps et son sang, et il a fait aussi de nous-mêmes son corps et son sang. Nous sommes devenus son corps et, par un effet de sa miséricorde, nous sommes ce que nous recevons. J’en appelle à vos souvenirs ; vous ne l’avez pas toujours été, c’est une nouvelle création. Vous avez été apportés sur l’aire du Seigneur, et vous avez été broyés sous les pieds des bœufs, c’est-à-dire des prédicateurs de l’Evangile. Lorsqu’on vous retenait parmi les catéchumènes, on vous tenait en réserve du grenier. Vous avez fait inscrire vos noms, vous avez commencé à être moulus par les jeûnes et par les exorcismes, puis vous vous êtes approchés de l’eau sainte ; elle vous a pénétrés et vous a réduits à l’unité ; enfin, la chaleur de l’Esprit Saint a fait lever cette pâte, et vous êtes devenus le pain du Seigneur. Voilà ce que vous avez reçu (Sermon 229).

Bref commentaire

La préparation au baptême est scandée par un certain nombre de démarches et de rites, dont les paragraphes ci-dessus indiquent la succession. Le catéchumène, déjà inclus parmi les chrétiens, n’est pas encore un ” fidèle “. Il vient de suivre une formation intense, qui comportait l’inscription du nom, jeûnes et exorcismes. Il lui reste à franchir la dernière étape, marquée par quatre instructions :

– l’instruction sur la foi, centrée sur le symbole, le résumé de la foi tel qu’il est énoncé dans le Credo (le sacramentum symboli) ; celui-ci leur est transmis (traditio) et ils ont dû l’apprendre par cœur et le proclamer en public (redditio) ;

– l’instruction sur la prière : elle comporte l’explication du Notre Père (sacramentum orationis dominicæ) ; elle se situe après le symbole, car , répète Augustin à la suite de saint Paul, ” comment invoqueront-ils celui en qui ils ne croient pas ? ” (Rm 10, 14-15)

– l’instruction sur le baptême (sacramentum fontis et baptismi), où Augustin devait commenter Rm 6, 4 : ” Par le baptême, en sa mort, nous avons été ensevelis avec lui, afin que… nous aussi nous menions une vie nouvelle. ”

– enfin, l’initiation à l’Eucharistie (sacramentum altaris sacri), à laquelle ils participent pour la première fois en tant que fidèles, d’où aussi la désignation du sacrement des fidèles. Augustin leur fait pressentir qu’ils sont ici au cœur des mystères chrétiens.

Mais on pressent que, aux lendemains de leur baptême, Augustin est soucieux avant tout d’inviter les nouveaux-nés (néophytes, les ” plantes nouvelles ” du Seigneur) à vivre en chrétiens, pas seulement à porter le nom. Or, ce qui peut seul les retenir sur ” l’aire ” du Seigneur, c’est la charité. Augustin ne fait pas de la morale : il donne en exemple le Christ, invitant à ” tenir les yeux fixés sur Celui qui vous a appelés, qui vous a aimés, qui vous a cherchés, qui vous a éclairés… ”

M. N.

Augustin dans l'histoire
L’enfant à naître est-il une personne ? par Vincent Leclercq – Etty Hillesum et saint Augustin, par Jean-François PETIT

L’enfant à naître est-il une personne ? par Vincent Leclercq

“Il s’agit moins de supprimer l’incertitude
que de mettre en garde contre toute imprudence “.
(Saint Augustin)

Comment Augustin perçoit-il le tout début de l’existence humaine ? Une question à laquelle furent confrontés Tertullien, Grégoire de Nysse, Maxime le Confesseur et d’autres ( L’enfant à naître. Tertullien, Grégoire, Augustin, Maxime, Cassiodore, Pseudo-Augustin. Coll. Les Pères dans la foi 78. Migne, Brépols, 2000. ). Elle s’imposa aussi à Augustin : Qu’en est-il de la vie dans ses premiers balbutiements ? C’est Jérôme qui initie Augustin à cette étrange énigme : la vie humaine dans le ventre de la femme. Dans un premier temps, Augustin ne cache pas sa perplexité. L’Ecriture semble muette sur le sujet. Cependant, conscient de l’enjeu de la question – il y va de la vie, et d’une vie touchée par la grâce -, il ne tarde pas d’ébaucher une réponse. Celle-ci s’enracine dans les débats passionnés de son temps sur le rapport de l’âme et du corps. La question de l’éventuelle pré-existence de l’âme sur le corps ou inversement, du corps sur l’âme, agite alors les esprits les plus brillants. Un rapide rappel de ce contexte historique et théologique fera ressortir par contraste la prudence d’Augustin.

Une question embarrassante

Trop hasardeuse ou simplement trop commode, une conception qui cherche à lier l’origine de la vie à tel moment précis de son déroulement semble peu convaincante. En tout cas, elle met dans l’embarras bon nombre d’éthiciens actuels.

La médecine actuelle s’efforce plus que jamais de déterminer le statut de l’embryon, en s’appuyant sur une datation de plus en plus précise, de tel ou tel stade de son développement. Et finalement, nous nous surprenons à revivre les débats dont Augustin se fait l’écho. Il devient dès lors fascinant d’assister à une telle discussion entre les Pères. Nous vivons la même difficulté pour dire ce qu’est l’embryon en portant le regard sur les différentes étapes de sa maturation. Trop hasardeuse ou simplement trop commode, une conception qui cherche à lier l’origine de la vie à tel moment précis de son déroulement semble peu convaincante. En tout cas, elle met dans l’embarras bon nombre d’éthiciens actuels.

Pour rejoindre l’actualité brûlante de l’enfant à naître, un détour par les Pères et particulièrement par Augustin, peut donc s’avérer utile. Si les arguments qu’ils utilisent pour déterminer les débuts de la vie peuvent parfois nous paraître étranges, ils ne manquent ni de finesse ni de nuances. Mettons-nous donc à leur école. Que disent-ils sur l’origine de la vie ? C’est une question que, comme chrétiens, nous abordons avec humilité. Au sujet de l’embryon, comme pour tout ce qui touche la foi, nous nous reconnaissons ” dépositaires d’une espérance et jamais de certitude ” (Didier Sicard).

Deux théologies concurrentes

Vers 410, Marcellin, un fonctionnaire romain, interroge Jérôme sur l’origine de l’âme. Dans sa réponse, Jérôme énumère les différentes positions théologiques en vigueur. Ainsi, il mentionne la préexistence de l’âme ou encore la théorie de l’émanation divine (l’âme est une partie de Dieu). Il présente surtout deux thèses en opposition radicale :

– le créatianisme pour qui chaque âme est créée directement par Dieu.
– le traducianisme pour qui, à l’inverse, l’âme est transmise par les parents.

Jérôme penche nettement pour la thèse créatianiste. Pourtant il suggère à Marcellin de solliciter l’avis d’Augustin. Embarrassé, Augustin se déclare dans un premier temps incapable de trancher. S’il avoue être plutôt favorable au créatianisme, c’est à la condition d’y inclure la transmission du péché d’Adam à ses descendants. En effet, si le créatianisme revient à reconnaître que chaque âme est créée par Dieu, innocente comme celle d’Adam avant sa chute, Augustin estime qu’on doit s’y opposer, car une telle affirmation viendrait à nier le péché originel et par suite le salut par la Croix, ce qui renforcerait dangereusement la position des pélagiens prétendant que l’âme est innocente à la naissance. Sans l’assurance préalable de Jérôme que créatianisme et transmission du péché ne sont pas incompatibles, Augustin préfère encore croire que l’embryon reçoit son âme de ses parents, de la même manière qu’il en reçoit son corps. Augustin reste donc hésitant (Lettre 166 dans la corrrespondance d’Augustin, et 131 dans celle de Jérôme.). Entre les deux théologies, il lui est difficile de faire un choix.

Les impasses du traducianisme

Pour Augustin, à la différence des manichéens, l’âme n’est pas une partie de Dieu mais une créature : elle est non pas de lui mais faite par lui. On ne peut concevoir la vie de l’âme sans y inclure le péché originel

Cette hésitation d’Augustin se retrouve encore dans la Lettre 190, datée de 418 et adressée à Optat, un évêque africain qui s’est déclaré ouvertement partisan du créatianisme, Augustin avoue qu’il reste ” encore partagé ” entre les deux conceptions. Il observe simplement qu’en la matière ” il s’agit moins de supprimer l’incertitude que de mettre en garde contre toute imprudence ” (chap. 1 § 2). Pourtant, plutôt favorable au créatianisme, en dépit des difficultés qu’il vient de relever, Augustin va souligner les inconvénient du traducianisme, et prendre ses distances à l’égard de cette doctrine.

Augustin raisonne à partir de la pensée antique, pour laquelle la question de l’origine de la vie se décide sur le terrain de l’origine de l’âme. Et rien d’autre que l’âme ne peut mieux rendre compte du caractère intouchable ou sacré de la vie. Or, pour Augustin, à la différence des manichéens, l’âme n’est pas une partie de Dieu mais une créature : elle est non pas de lui mais faite par lui. On ne peut concevoir la vie de l’âme sans y inclure le péché originel, comme le rappelle Augustin afin de mieux affirmer que la vie humaine, marquée par le péché originel, a besoin d’être guérie par la grâce du Christ. Plus que les incertitudes sur le commencement exact de l’existence humaine, Augustin insiste sur son salut par Dieu dans le sang du Christ. A l’origine de toute vie, il y a cette intervention mystérieuse de Dieu qui lui offre le salut.

C’est pour sauvegarder cette intervention mystérieuse dans chaque vie humaine en vue de son salut qu’Augustin se démarque du traducianisme de Tertullien dont il dénonce les contradictions. L’âme ne saurait tirer son origine de la seule semence corporelle de l’homme. La raison en est simple : ” L’âme n’est pas un corps mais un esprit ” (chap. 3, § 15). Et même en admettant l’hypothèse, à quel moment l’âme recevrait-elle l’immortalité ? Puisque l’on sait par les Ecritures que Dieu lui-même crée l’âme, il faudrait alors comprendre que Dieu façonne ” l’âme à partir de l’unique âme du premier homme, comme il façonne une à une les figures des hommes, à partir pourtant de l’unique corps du premier homme “. Pour en avoir trop repéré les apories, Augustin ne peut se résoudre au traducianisme.

Arguments en faveur du créatianisme

En définitive, quel statut pour l’embryon ? Cette question apparaît secondaire dans la pensée chrétienne, qui s’en tient le plus souvent à la seule visée théologique.

Augustin reconnaît finalement que l’origine de l’âme – et celle de la vie comme dans ce qu’elle a de plus précieux – reste bien mystérieuse. Celle-ci nous éloigne tellement de notre propre champ d’expérience. Pourtant Augustin n’entend pas céder le terrain de cette énigme aux traducianistes. ” Qui peut nier que Dieu soit le créateur et l’auteur non seulement de la première âme, mais de toutes les âmes, sans être réfuté très clairement par les paroles mêmes de Dieu ? Car Dieu dit sans aucune ambiguïté par son prophète : ‘j’ai fait tout souffle’ (Is 57, 16)[…]. ” (Lettre 190, chap. 3, § 16.)

Pour lui, chaque homme naît à neuf en son âme comme en son corps. Dès le commencement de sa vie, l’homme reçoit de Dieu ce don unique et inédit qui le constitue. Mais tout autant, cette vie se trouve être dans la filiation d’Adam, premier homme créé par Dieu. Cette vie se reçoit donc aussi dans le sillage de l’humanité tout entière. Mystérieusement ” [les hommes] naissent vieux quant au péché originel, et c’est pourquoi ils sont rénovés par le baptême ” (Lettre 190, chap. 3, § 16).

Augustin finit par se ranger à l’opinion créatianiste de Jérôme. Pourtant, il demande de garder sauve cette complicité avec le péché originel diffusé par génération depuis Adam pour ne pas remettre en cause la grâce de Dieu. ” Je m’empresserai volontiers de défendre l’opinion de cet homme, s’il peut m’enseigner comment les hommes ne viennent pas d’Adam, mais héritent cependant de lui une juste condamnation à moins de parvenir à la rémission des péchés en renaissant ” (Lettre 190, chap. 3, § 20)

En définitive, quel statut pour l’embryon ? Cette question apparaît secondaire dans la pensée chrétienne, qui s’en tient le plus souvent à la seule visée théologique. Or la théologie s’en tient à une approche conceptuelle et non pas à l’évaluation de pratiques comme dans le monde de la biomédecine actuelle. Un rapide parcours historique nous en persuadera facilement. Le débat autour du traducianisme et du créatianisme en est une parfaite illustration, les arguments que les uns et les autres invoquent en faveur de leur thèse étant tous d’ordre conceptuel.

Les défenseurs du traducianisme

On sait qu’Origène défendait une hypothèse encore proche de Platon, à savoir la préexistence incorporelle des âmes avant leur incarnation dans un unique corps

Prenons d’abord la thèse traducianiste. Tertullien en fut un partisan farouche contre Origène. On sait qu’Origène défendait une hypothèse encore proche de Platon, à savoir la préexistence incorporelle des âmes avant leur incarnation dans un unique corps. Tertullien s’éleva contre ce supposé périple de l’âme venant rejoindre le corps comme par accident. Puisant dans les ressources du stoïcisme, il rappelle que l’âme végétative se trouve déjà présente dans la semence paternelle. Et fatalement, il se fait ainsi l’agent d’un certain traducianisme où le souffle vital ne devient véritablement âme humaine qu’à la naissance. Et selon lui, cette présence de l’âme à la semence devient l’argument décisif contre toute possibilité de transmigration des âmes. Dans cette conception ” (…) les âmes ne viennent pas d’un ailleurs ou d’un avant hypothétique, elles surgissent du substrat corporel, transmises depuis Adam par le truchement des semences, de la même manière que les corps ” . ( ” L’embryon dans les premiers siècles chrétiens “, par Marie Hélène Congourdeau, in L’enfant à naître, op. cit. p. 24.)

Grégoire de Nysse est lui-même très proche de cette perspective, tout en se démarquant de la pré-existence origéniste. Il entend montrer la présence de l’âme dès le tout début de la vie et même avant celle-ci, présupposant même la présence de l’âme dans la semence ! ” Nous disons aussi que ce qui est émis par l’homme pour la génération d’un homme est, d’une certaine manière, un être vivant, un être animé issu d’un être animé, un être capable de se nourrir issu d’un être capable de se nourrir ” (ib. p. 24). Ce qui rejoint la définition classique d’un certain traducianisme stoïcien, l’âme humaine et spirituelle tenant ici la place du souffle vital.

L’argument faisant advenir l’âme de l’enfant à naître par le biais de la semence se montre particulièrement décisif pour combattre l’avortement volontaire. Mais il présente deux inconvénients. Dire que chaque âme est issue de la semence revient à reconnaître qu’un principe spirituel est produit par un élément matériel. D’autre part, l’âme s’y révèle transmise par les parents et non pas créée par Dieu.

Le triomphe du créatianisme

L’influence d’Augustin est indéniable et sera prépondérante pour la position de l’Eglise qui se rallie au créatianisme

Jérôme s’opposera à une telle propagation des âmes, on l’a vu, et il se déclarera résolument créatianiste. Ce créatianisme s’imposera largement en Orient. Il souffrira en Occident d’être défendu par Julien d’Eclane, un disciple radical de Pélage, pour qui, chaque âme, étant créée directement par Dieu, neuve et innocente, ne peut avoir hérité du péché originel. Cette seule conséquence du créatianisme explique la réticence d’Augustin. Le créatianisme ne doit pas venir nier la nécessité du baptême et l’économie du salut par la Croix du Christ.

Mais si, en raison de l’interprétation pélagienne, Augustin reste réservé à l’égard du créatianisme, il refuse tout autant la génération des âmes par la semence. Il préfère y voir la volonté de Dieu tout en affirmant que toute âme est issue de celle d’Adam. Voulant se départir du danger pélagien, la doctrine du péché originel prend dans son argumentation une place démesurée. Adam devient comme le père historique et même biologique de l’humanité. Ceci ne franchit pas la porte de notre connaissance scientifique actuelle, d’autant que la transmission du péché s’accomplit sur un mode de transmission quasi-génétique.

Pour autant, l’influence d’Augustin est indéniable et sera prépondérante pour la position de l’Eglise qui se rallie au créatianisme. En 498, le pape Anastase II ayant définitivement levé l’hypothèque pélagienne concernant le créatianisme, celui-ci devient la doctrine officielle de l’Eglise d’Occident, sans que soit remise en cause la transmission du péché originel.

Concernant le moment de l’animation du corps par l’âme, qui représente certainement l’autre enjeu de ces querelles, Cassiodore au VIe siècle observera la même prudence qu’Augustin. Maxime le Confesseur avancera l’hypothèse d’une simultanéité âme-corps. Une coexistence âme-corps sans aucun délai de l’une sur l’autre sera alors reconnue.

Tout homme est créé à neuf

Pour Augustin, il y a davantage dans l’embryon que la rencontre de deux semences. Aux données les plus matérielles de la création correspond un projet divin vecteur de grâce. L’homme, bien avant sa naissance, en est déjà le destinataire, et à ce titre, objet de toutes les attentions divines

Très marqué par la crise pélagienne qu’il craint de voir rebondir avec le créatianisme, Augustin développe pourtant une réflexion aux échos très actuels sur les premiers moments de la vie. Il ré-affirme avec force la doctrine du péché originel sans laquelle l’œuvre de salut de Dieu devient inutile. En cela, il exprime toute la solidarité inter-humaine qui lie l’enfant à naître à la communauté humaine qui se prépare à l’accueillir. Plutôt que de trancher sur une animation pré-existante, contemporaine ou ultérieure à l’apparition de l’embryon, Augustin élargit les perspectives. Il rappelle que le développement de ces quelques cellules dans le ventre de la femme participe déjà d’une histoire plus large, celle de l’humanité avant lui, mais aussi du dessein d’amour de Dieu sur lui.

Ses positions étonnent par leur prudence et tout autant par leur ampleur sur le plan théologique. Pour Augustin, il y a davantage dans l’embryon que la rencontre de deux semences. Aux données les plus matérielles de la création correspond un projet divin vecteur de grâce. L’homme, bien avant sa naissance, en est déjà le destinataire, et à ce titre, objet de toutes les attentions divines. L’embryon est cet inédit de l’homme, à chaque fois voulu et créé par Dieu pour un dessein qui le dépasse toujours, mais dont il est pourtant le seul bénéficiaire.

Les découvertes récentes concernant le génome humain corroborent de bien des manières cet inédit de Dieu évoqué par Augustin que constitue chaque homme en venant à la vie. L’homme est créé à neuf par Dieu, à la fois solidaire de toute l’espèce humaine dans son patrimoine génétique, et unique dans le dessein de Dieu. C’est là, par sa place unique dans le dessein de Dieu, que commence la véritable histoire de l’enfant à naître. Chaque être humain est un don de Dieu, appelé à devenir ce qu’il est dans la communauté des hommes.

Vincent LECLERCQ
Augustin de l’Assomption
Paris

Etty Hillesum et saint Augustin, par Jean-François PETIT

L’actualité éditoriale a mis récemment en évidence la figure d’Etty Hillesum, jeune hollandaise d’origine juive morte en camp de concentration (1914-1943). L’attention portée à sa vie brève et féconde dépasse de loin le cercle des initiés. Beaucoup de jeunes ont adopté très rapidement le journal d’Etty pour en faire leur livre de chevet. Des prédicateurs zélés en font avec talent le thème de leurs retraites. Le cardinal Martini n’hésite pas à conseiller cette lecture.

Comment expliquer un tel engouement ?

Je vais reprendre ma lecture de saint Augustin.
Quel abandon sans réserve dans ses lettres d’amour à Dieu !
A vrai dire, on ne devrait écrire que des lettres d’amour à Dieu. “

Certes, son journal montre les qualités d’un ” écrivain authentique ” (Paul Lebeau), animée par une très forte quête spirituelle. Mais il y a plus : sur ce chemin, comme bien d’autres avant elle, elle croise la figure paradigmatique de saint Augustin. C’est ce qui donne de la force à son propos. Son rapport avec Dieu prend tout son sens et s’éclaire au contact de ce riche compagnonnage avec Augustin.

Son portrait d’Augustin est sans doute très partiel. Mais il ne manque pas d’intérêt. Il renseigne sur la façon dont nos contemporains se rapportent à Augustin. L’évêque d’Hippone est en effet autant lu aujourd’hui par certains auteurs ” non-croyants ” ou en ” en recherche ” que par les familiers de la théologie ou de la philosophie.

Avant d’envisager les chemins de cette rencontre, il est nécessaire de rappeler brièvement la vie d’Etty Hillesum. A elle seule, elle montre que chacun de nous a lu, lit ou lira un jour Augustin.

Aux limites des possibilités du corporel

Esther, surnommée plus familièrement Etty, est née le 15 janvier 1914 dans une famille de juifs hollandais assimilés. Elle vit une enfance heureuse, se comporte en femme libérée. La capitulation des Pays-Bas le 14 mai 1940 et l’occupation du pays bouleversent radicalement sa vie. Elle désire alors partager le destin tragique des 140 000 Juifs recensés à cette époque, dont 104 000 périront dans les camps de concentration.

Le 8 mars 1941, sous la pression de ces circonstances dramatiques, elle commence à écrire un journal. Elle n’a ni la profondeur de la philosophie d’Edith Stein ni le sens de l’engagement de Simone Weil. Elle manifeste cependant un étonnant souci de disponibilité à l’égard de ce que vivent les personnes. Elle sait aussi regarder les événements avec une grande acuité. Mais elle sait surtout reprendre sa propre expérience avec talent. D’où lui vient cette liberté surprenante face aux événements et face à elle-même ?

On doit en premier lieu évoquer la très riche influence de son ami Julius Spier. Né à Frankfort en 1887, ce médecin est un héritier de la psychologie de Jung. Il se spécialise dans la chirologie, c’est-à-dire l’établissement de diagnostics médicaux à partir de la morphologie et des lignes de la main. Mais Spier est aussi un spirituel : il prie et médite la Bible chaque jour. C’est un grand lecteur : Kierkegaard, Bonhœffer, Maître Eckhart, Thomas a Kempis, Dostoïevski, Rilke et … saint Augustin. ” Homme d’une sensualité exigeante et raffinée ” selon Etty, Spier ne tarde pas à devenir son amant. C’est lui qui lui met la Bible et saint Augustin entre les mains. Dans son journal, le 29 mai 1942, Etty note :

 Comme Augustin, Etty affectionne l’idée d’un univers intérieur. De cet univers intérieur, elle retient surtout l’idée qu’il s’agit bien pour elle d’accueillir l’autre dans son ” espace intérieur “

” Michel-Ange, Léonard de Vinci. Eux aussi sont rentrés dans ma vie, ils peuplent ma vie comme Dostoïevski et Rilke et saint Augustin. Et les évangélistes. Je suis en excellente compagnie. Et sans ce snobisme intellectuel que j’y mettais autrefois. Chacun d’eux a quelque chose à me dire et qui me touche de près. ”

Ces lectures sont contemporaines chez Etty de la découverte des bienfaits d’une pratique d’accompagnement personnel par Julius Spier. Elle prend alors progressivement conscience de son identité profonde, au-delà de ses conditionnements familiaux et des événements historiques douloureux. Elle découvre l’alternance dans sa vie de ce que les jésuites appellent les mouvements de désolation et de consolation. En cela, elle énonce une expérience singulièrement proche d’Augustin dans les Confessions, évoquant sa vie à Carthage. Ainsi écrit-elle dans son journal, le 1er janvier 1942 :

” Je constate en moi un lent mais constant déplacement du physique au spirituel – et cela a un retentissement sur notre amitié (…) Auparavant, c’est la sensualité qui imprégnait mon imagination et je le désirais sans plus comme amant. Ce n’est plus le cas maintenant. Je sais que les possibilités du corporel atteignent bientôt leurs limites . ”

Comme Augustin, Etty affectionne l’idée d’un univers intérieur. De cet univers intérieur, elle retient surtout l’idée qu’il s’agit bien pour elle d’accueillir l’autre dans son ” espace intérieur “, de le ” laisser s’épanouir “, de lui ” ménager une place où il puisse grandir et déployer ses virtualités “. Elle va même jusqu’à penser qu’on peut vivre avec d’autres, même sans les voir. Elle attribue à Rilke la mise en évidence de cet univers intérieur mais déjà elle commence à parler d’Augustin. Voyons en quels termes.

Aspiration à quelque chose d’inaccessible

 Je vais reprendre ma lecture de saint Augustin. Quelle sévérité mais quel feu ! Et quelle passion ! Et quel abandon sans réserve dans ses lettres d’amour à Dieu ! A vrai dire, on ne devrait écrire que des lettres d’amour à Dieu.

Les premières lectures d’Augustin sont révélatrices de la quête avant-tout spirituelle d’Etty. Le 30 mai 1942, elle écrit :

” Je vais reprendre ma lecture de saint Augustin. Quelle sévérité mais quel feu ! Et quelle passion ! Et quel abandon sans réserve dans ses lettres d’amour à Dieu ! A vrai dire, on ne devrait écrire que des lettres d’amour à Dieu. ”

Etty n’en est pas encore là. Elle se juge présomptueuse car elle estime avoir trop d’amour en elle pour un seul être. Mais elle comprend déjà que dans l’amour de tout être humain, il y a un amour très fécond, que l’amour exclusif du sexe opposé risque de masquer. Pourtant, il ne faut pas croire que ce chemin se fasse sans heurts. Le 4 octobre 1942, Etty constate :

” Mon Dieu, tu confies à ma garde tant de choses précieuses ! Espérons que j’y veillerai bien et que je les gérerai à bon escient. Toutes ces conversations avec mes amis ne valent rien en ce moment. Je m’y use jusqu’à la corde. Je n’ai pas encore la force de m’isoler. Trouver le juste équilibre entre mon côté introverti et mon côté extraverti. Voilà la tâche la plus rude qui m’attend. Les deux tendances sont également fortes en moi. J’aime les contacts humains. ”

Évidemment ici, le rapprochement avec le livre IV des Confessions peut être fait : ” Oui, ce qui par dessus tout me réconfortait et me faisait revivre, c’étaient les consolations d’autres amis, avec qui j’aimais ce qu’au lieu de toi j’aimais ; c’était là une énorme fiction et un mensonge prolongé…” (Confessions IV, 8, 13) Comme Augustin, Etty est sensible à la beauté du monde, au sens profond des êtres et des choses. Dès lors, elle se heurte, comme lui, à des difficultés insurmontables :

” Ce que je trouvais beau, je le désirais de façon beaucoup trop physique, je voulais l’avoir. Aussi, j’avais toujours cette sensation pénible de désir inextinguible, cette aspiration à quelque chose que je croyais inaccessible ” (15 mars 1941).

Il ne faut pas pour autant voir dans ce passage un ” désir de Dieu “. Si, le 9 mars 1941, nous trouvons dans le journal d’Etty une des premières mentions de Dieu, il ne s’agit encore que d’une métaphore littéraire :

” Le monde surgit comme une mélodie de la main de Dieu” : toute la journée, ces mots de Verevey ont résonné dans ma tête. Moi aussi je voudrais être comme une mélodie qui surgit de la main de Dieu. ”

On prête cette vision du monde comme ” un vaste poème proféré par un chantre ineffablement inspiré ” à Augustin : velut magnum carmen ineffabilis modulatoris. Elle permet en tout cas à Etty, par une plus grande attention à l’idée de Dieu, de garder une meilleure distance avec ceux qui l’entourent, dont elle redoute la ” fascination idolâtrique “.

Avant de montrer quel est le sens de cette ” idée de Dieu ” qui taraude Etty, il faut s’arrêter sur les modalités de son parcours personnel. En fait, il faut rappeler qu’Etty n’a pas hérité par son éducation d’un vocabulaire religieux, qu’il soit juif ou chrétien. C’est donc par un langage, surtout symbolique et mystique, qu’elle réussit à traduire le mieux son expérience intérieure. La question de l’intériorité devient centrale chez Etty Hillesum

3. Dieu écoute au plus profond en moi

 Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois, je pensais à l’atteindre.

Dès le 25 août 1941, Etty note : ” Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois, je pensais à l’atteindre. Mais le plus souvent des pierres et des gravats obstruent ce puits et Dieu est enseveli. Alors il faut le remettre au jour. ”

On doit donc constater que c’est sous l’angle de l’intériorité que l’idée de Dieu se manifeste le plus chez Etty. Sans aucun doute, sa relation est de plus en plus personnelle. La mention ” mon Dieu ” devient de plus en plus fréquente mais c’est vraiment d’abord l’effet d’une écoute intérieure :

” Hineinhorchen – je voudrais pouvoir trouver une bonne expression néerlandaise pour traduire ce que cela signifie. En fait, ma vie est un hineinhorchen continuel en moi-même, dans les autres, en Dieu. Et lorsque je dis hineinhorch, (que j’écoute au fond à l’intérieur), cela veut dire finalement que c’est le Dieu lui-même qui écoute au plus profond en moi, écoute ce qu’il y a de plus essentiel et de plus profond en l’autre. Dieu parle à Dieu ” (17 septembre 1942).

Bien entendu, cette approche n’est pas aussi complète que celle d’Augustin. Grâce aux livres des philosophes platoniciens, Augustin avait compris le chemin du dehors vers le dedans. Il avait découvert au plus profond de lui-même la vérité du Christ. ” Et, averti par ces livres de revenir à moi-même, j’entrai dans l’intimité de mon être sous ta conduite : je l’ai pu parce que tu t’es fait mon soutien ” (Confessions, VII, X,16)

Il a fallu du temps pour qu’Etty qui se qualifiait elle-même de ” jeune fille qui ne savait pas s’agenouiller ” apprenne à prononcer le nom de Dieu

Il est pourtant indéniable qu’au fur et à mesure qu’Etty s’engage sur ce chemin de la vie intérieure, elle se rapproche non seulement d’une contemplation de la bonté et de la beauté de la vie mais aussi d’un sentiment de proximité avec Dieu. Il faut dire aussi que sa fréquentation des Évangiles est croissante. Elle cite plus fréquemment l’Ecriture Sainte : ” Vous êtes en moi et moi en vous ” (Jn 14, 20), ” votre corps est le Temple de l’Esprit ” (I Co 6,19), ” Nous savons que tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu ” (Rm 8, 28).

Son itinéraire est désormais celui d’une personne libre, qui puise à diverses sources. Elle en a conscience. Elle l’évoque en des métaphores qui sont aussi celles du De Beata Vita d’Augustin :

“Je me suis sentie – et je me sens encore – comme un navire qui vient d’embarquer une précieuse cargaison. On largue les amarres et le navire prend la mer, libre de toute entrave. Il relâche dans tous les pays et prend à son bord ce qu’il y a de plus précieux. On doit être sa propre patrie. Il m’a fallu deux soirées pour me décider à lui [Julius] raconter ce qu’il y a de plus intime. Pourtant j’avais très envie de lui dire comme pour faire un cadeau. Alors je me suis agenouillée là, sur cette vaste lande et je lui ai parlé de Dieu ” (20 septembre 1941).

Il a fallu du temps pour qu’Etty qui se qualifiait elle-même de ” jeune fille qui ne savait pas s’agenouiller ” apprenne à prononcer le nom de Dieu. Il est donc en définitive difficile de savoir qui était réellement le Christ pour Etty. Sans que la dernière étape de sa vie puisse être qualifiée de ” chrétienne ” à proprement parler, il paraît évident qu’Etty s’est singulièrement rapprochée du christianisme. On le repère, dans les circonstances tragiques qui sont les siennes, à un solide parti-pris d’espérance.

4. Un supplément d’amour à conquérir sur nous-mêmes

Avant tout, Etty essaye de garder son parti-pris d’espérance

L’existence d’Etty tourne au tragique. Ses écrits le montrent. Il lui arrive de souhaiter qu’un seul être survive pour témoigner de ce qui aura été vécu dans ces temps si difficiles. Il lui arrive aussi parfois de douter qu’il reste un seul homme ” digne de ce nom ” pour qu’elle puisse croire en l’humanité.

Et pourtant, le rayonnement mystérieux de cette Beauté ” toujours ancienne et toujours nouvelle ” dont parle saint Augustin l’emporte chez Etty sur les ténèbres les plus opaques de son existence. Etty veut aider cette Beauté à ne pas s’éteindre en elle :

” Chaque jour je suis en Pologne sur les champs de bataille ou, peut-on dire, les champs de massacre. Parfois s’impose à moi comme une vision des champs de bataille de la couleur verte d’un poison, je suis auprès des affamés, des torturés, des moribonds, chaque jour ; mais je suis aussi proche du jasmin et du morceau de ciel derrière ma fenêtre. Dans une vie, il y a place pour tout. Pour une foi en Dieu et pour une mort misérable ” (2 juillet 1942).

Avant tout, Etty essaye de garder son parti-pris d’espérance. Elle fait le pari de l’amour ou – pour reprendre J. Guitton à propos de Simone Weil – elle pose qu’un amour incompréhensible voulant s’unir de la manière la plus intime aux hommes est le véritable secret caché de l’Etre. En juillet 1943, peu de temps avant sa déportation elle note encore :

” La vie est une chose merveilleuse et grande. Après la guerre, nous aurons à construire un monde entièrement nouveau, et à chaque exaction, à chaque nouvelle cruauté, nous devrons opposer un petit supplément d’amour et de bonté à conquérir sur nous-mêmes. ”

Jean-François PETIT
Augustin de l’Assomption
Paris

Augustin aujourd'hui
Les Kabyles redécouvrent Augustin , par Jean-François Petit – Le baptême, ou le chant de la vie secrète, par Béatrice Eugénie – Un chemin de prière avec saint Augustin, par Marie – Geneviève

Les Kabyles redécouvrent Augustin , par Jean-François Petit

Il y a quelque temps, les médias ont attiré l’attention sur un phénomène considéré comme ” nouveau ” en Algérie : les conversions de plus en plus nombreuses au christianisme. On a parlé du ” retour en grâce ” des Eglises protestante et catholique en Kabylie, phénomène intrigant voire irritant pour les autorités en place. Parallèlement, le catéchuménat français a aussi dû mettre en place un accompagnement adapté pour les catéchumènes venant de l’islam. Ces chrétiens venus de l’Islam ne sont pas tous d’origine arabe. Certains sont Kabyles. C’est pourquoi des précisions sur ces chrétiens majoritairement issus de Kabylie s’imposent avant de voir pourquoi ils redécouvrent Augustin aujourd’hui.

Chrétiens originaires de Kabylie en Europe

Il faut signaler que, dès 1828, l’Evangile commença à être traduit dans la langue kabyle. En fait, la présence des chrétiens, toujours en très petit nombre, n’a jamais réellement cessé en Algérie.

Les chrétiens originaires de Kabylie sont en majorité catholiques mais l’on compte aussi parmi eux des protestants. Ils sont au moins 6000 aujourd’hui. La plupart d’entre eux sont établis en France mais certains sont aussi en Suisse, en Allemagne, au Canada ou en Argentine. Ils restent en contact avec leurs familles dispersées en Afrique du Nord.

L’indépendance de l’Algérie est la cause de l’émigration de beaucoup d’entre eux. En effet, baptisés au temps de l’Algérie française, ils craignaient pour l’éducation religieuse de leurs enfants. Mais la présence des chrétiens n’est pas simplement liée au passé colonial et au dynamisme des Pères Blancs et des Sœurs Blanches. Certes Mgr Lavigerie donna une impulsion considérable au développement de communautés chrétiennes, spécialement dans les zones de Kabylie éloignées des routes et dépourvues d’écoles primaires. Les premières fondations de l’Eglise furent modestes et pauvres. Trois Kabyles accompagnèrent le pèlerinage à Rome des diocèses d’Algérie en 1888. Ils furent baptisés puis présentés au pape Léon XIII. Dès lors la jeune Eglise de Kabylie, intégrée dans les diocèses d’Alger et de Constantine, se développa sans bruit. En 1955, un rapport pastoral avance le chiffre de 230 familles kabyles converties sur Alger, soit 940 personnes, auxquelles il faut ajouter 300 personnes des villages d’origine.

Il faut signaler que, dès 1828, l’Evangile commença à être traduit dans la langue kabyle. En fait, la présence des chrétiens, toujours en très petit nombre, n’a jamais réellement cessé en Algérie. Au XIe siècle, l’Emir de Kalaa des Bani Hammad et de Bougie prend même l’initiative d’envoyer à Rome un prêtre pour le faire consacrer évêque par le pape Grégoire VIII pour les chrétiens de Bougie !

Le centenaire du baptême des premiers Kabyles a été fêté à Paris en l’église saint Augustin en 1988. Le couronnement des festivités a été la rencontre d’une délégation de chrétiens originaires de Kabylie avec le pape Jean-Paul II après l’Eucharistie célébrée avec lui le 18 juin 1989. Les chrétiens kabyles ont donc la conscience d’appartenir à une culture millénaire. Aujourd’hui, à ce groupe d’origine kabyle se sont joints des jeunes d’origine maghrébine issus de l’immigration. Ils sont Français ou sont arrivés pour des raisons économiques, d’autres pour des raisons politiques ou religieuses. Tous ne sont pas nés de familles chrétiennes. Ils ont côtoyé le christianisme en France et veulent y adhérer par choix personnel. Et comme les autres chrétiens, qu’ils soient berbérophones, arabophones ou d’origine européenne, ils ont le désir de découvrir et d’offrir l’Evangile. Sur ce chemin, saint Augustin est une figure importante.

Comment retrouver Augustin ?

Pour bien des observateurs, il faut ne pas surestimer la connaissance d’Augustin, notamment chez les jeunes. C’est surtout l’élite intellectuelle qui a eu accès à ses œuvres.

Pour bien des observateurs, il faut ne pas surestimer la connaissance d’Augustin, notamment chez les jeunes. Deux raisons en sont la cause. C’est d’abord surtout l’élite intellectuelle qui a eu accès à ses œuvres. L’Algérie, on le sait, avait fait largement l’impasse dans ses programmes scolaires sur tout ce qui remonte avant le VIIe siècle. Ecarté de l’histoire nord africaine avant l’arrivée de l’Islam, Augustin n’avait donc pas droit de cité dans son propre pays. Aujourd’hui, bien des jeunes Kabyles sont fiers d’avoir un ancêtre aussi glorieux. Vivant leur foi sur un mode personnel et privé, ils sont souvent faiblement en lien avec des structures d’Eglise. Leur expérience spirituelle est la manifestation d’un désir de dépasser le matérialisme mais aussi de s’ouvrir à la circulation des idées dans le monde contemporain.

Deuxième difficulté : il ne faut pas cacher que l’œuvre même d’Augustin est souvent difficile d’accès. Même si la découverte d’Augustin peut être stimulante voire bouleversante, son langage reste ” hermétique “. A première vue, il concerne peu les problèmes de l’heure. Dès lors, les options différentes – manifestes au colloque d’Alger en l’an 2000 – sont en présence : faut-il rendre Augustin à la berbérité de sa mère Monique, sous-entendu : sortir Augustin des chaires universitaires européennes et des mausolées où il a été enfermé ? Ou faut-il plutôt le rapprocher des jeunes générations qui disent ne souffrir d’aucun ” syndrome identitaire “, sous-entendu qui se reconnaissent sans difficulté comme Kabyles et Algériens à part entière ?

Les questions sont posées. Il est sûr que le phénomène d’ouverture trans-religieuse manifesté à travers la figure d’Augustin bat en brèche l’idée d’une distribution ethnique des religions. Plutôt que de pointer les risque de manipulation de l’héritage augustinien, mieux vaudrait donc montrer comment Augustin fait partie du patrimoine commun de l’humanité. Augustin permettrait finalement d’approfondir le respect des différences, au-delà de toute velléité de déstabilisation ou de pénétration culturelle par le moyen de la religion. Si la référence à Augustin permet de vivre la liberté religieuse sans anathème, alors elle permettra d’humaniser le monde et d’attester, comme le firent les moines de Tibherine, de l’amour de Dieu pour tous les hommes.

Jean-François PETIT
Augustin de l’Assomption
Paris

Le baptême, ou le chant de la vie secrète, par Béatrice Eugénie

Peu se souviennent du jour de leur baptême. Pour cela, il faut l’avoir reçu à l’âge où il est permis de le graver dans sa mémoire, de le laisser s’inscrire à jamais dans son cœur, par une démarche libre et consciente. Une chance ? Un défi ?

Et si “l’important” était le chemin de chacun ? ... le chemin “unique”, vrai… le chemin que l’on fait en “chantant”, accordé au “la”, à la vie du Christ comme lui la désire pour chacun de nous, pour donner par toute notre vie une mélodie juste et belle…

L’élan du cœur : entendre la mélodie de Dieu

Dieu forme les cœurs un à un…
Sûr de ton Dieu, touche les cordes de ton cœur
Et, comme sur la cithare, chante :
“Que le nom du Seigneur soit béni”

Mon chemin commence avec le goût du “juste”, du “vrai”, du “beau”, du “mélodieux”… sans doute en raison d’un attrait spécifique pour la musique. Je fais donc partie de ceux qui se souviennent de leur baptême. Il m’a fallu attendre ma onzième année pour entendre un nouveau chant, celui que ne propose aucune radio : le chant de Dieu. Une mélodie discrète qui, à ma surprise, ne venait pas de l’extérieur, mais de l’intérieur… de moi-même. Et si c’était cela “être touché par la grâce” ? Le silence s’imposait. Cette musique, si belle, ne s’entendait pas dans le bruit. Il me fallait faire taire les voix de toutes sortes. Alors la mélodie apparaissait pour monter toujours plus belle. Elle partait du cœur pour me “grandir”.

Oui, c’était l’élan du cœur… Le premier appel. Il venait du dedans… comme un don. Et ce don s’est transformé quatre ans plus tard en jour de grâce : le jour de mon baptême. Dieu “s’est approché comme le fruit d’un long désir”. Une fois plongée dans l’eau du baptême, un nouveau chemin s’ouvrait devant moi. La mélodie allait continuer à me guider, si belle, si juste… Il me fallait rester à l’écoute…

La réponse “au dedans” : un pèlerinage dans mon propre cœur

Le Christ venait de prendre la place dans le plus “grand” des espaces offert à ma quête et à sa grâce : celui de mon cœur

Jouer “accordé”,a c’est laisser se dérouler l’air, sa propre mélodie, selon certaines règles fondamentales de la musique. Le Christ allait me guider, lui, au rythme de ce “chant intérieur” sur un chemin qu’il me revenait de découvrir au jour le jour, en tournant et en méditant les pages de l’Evangile. Je comprenais ce que ces récits contenaient, ces règles qui me permettaient de recevoir la note “juste”. Ce chemin, le mien, je le découvrais, n’était pas derrière, ni même devant… Il était au dedans. Le Christ venait de prendre la place dans le plus “grand” des espaces offert à ma quête et à sa grâce : celui de mon cœur, mon centre le plus secret qui devenait la source la plus vive et la plus cachée. C’est là qu’il me faisait entendre sa mélodie pour avancer.

Je comprenais que parvenir au plus loin sur le chemin de l’Evangile, c’était d’abord parvenir au plus près, au plus profond de moi-même pour savoir, et ce que j’étais, et qui était celui qui, de toute éternité m’appelait et m’attendait pour une réponse qui venait… du cœur. La vie du Christ libérée le jour de mon baptême allait pouvoir se déployer, se “libérer” encore au jour le jour par un consentement humble et quotidien à vivre le risque de l’Evangile. Un autre élan : celui des commencements, de tous les possibles, tendue vers l’avenir, le moment où l’audace ne fait pas peur … Il m’a mené à vingt deux ans, jusqu’au consentement radical : à celui d’une vie chaste, pauvre et obéissante à la suite du Christ.

Le vide et l’abîme : vers le cœur devenu humain comme le Cœur de Jésus

Le vide, l’abîme… et plus encore la grâce qui seule pouvait à ce moment-là libérer mon cœur et le sauver pour ne jamais s’accorder le privilège de supériorité

Ma vie changeait… parce que mon cœur se transformait aussi. Etait-ce le fruit de mes efforts ? Je le croyait longtemps. Une vie qui dans le fond correspondait à une “élévation” au bout des nombreux efforts et de beaucoup de volonté… Cela satisfaisait mon désir de “m’affirmer”, de diriger ma vie : il est possible de donner… et de reprendre, insidieusement, à l’intérieur d’une volonté de “bien faire”. J’en oubliais que plonger dans les eaux du baptême, c’était plonger dans la mort pour renaître à une vie nouvelle : il me fallait donc passer par la mort. Le baptême, loin de m’immuniser contre le combat et les difficultés, me permettait même d’y plonger” en toute assurance, pour connaître la victoire de la vie sur la mort. La mélodie, si belle, commençait à s’affaiblir à mes oreilles. Il ne m’arrivait que des sons discordants… Lutter, mais en vain, pour aller jusqu’à Dieu. Puis quand on n’en peut plus, alors exactement, dans cette fatigue, dans cet échec, découvrir que Dieu est arrivé” (Urs Von Balthasar).

Le vide, l’abîme… et plus encore la grâce qui seule pouvait à ce moment-là libérer mon cœur et le sauver pour ne jamais s’accorder le privilège de supériorité. Elle seule pouvait le dégager du mensonge de l’orgueil. Je goûtais alors la joie d’un cœur sauvé parce que blessé.. ; encore plus vide qu’auparavant, mais vide de lui-même, de ses petites et grandes assurances, de ses vaines certitudes. J’entendais la mélodie.. ; elle sonnait si juste à mes oreilles. Elle me semblait encore plus belle : mon cœur libéré, enfin un peu capable de s’oublier, était devenu plus humain, plus à la ressemblance du Cœur de Jésus. Il me donnait la joie d’aller vers l’autre, vers les autres, pour libérer des forces neuves de confiance et d’espérance et me relancer au chemin de la vie pour répondre encore à l’appel du jour de mon baptême et de ma profession religieuse. Ce Chant, si beau, me disait que ma vulnérabilité faisait ma grandeur, ma plus secrète beauté. Créée à l’image et à la ressemblance de Dieu, je ne pouvais que vivre la vulnérabilité d’un Dieu qui meurt sur une croix…

De ma fragilité humblement consentie, je n’avais rien à craindre. Elle pouvait me guérir de mes fausses assurances et de cet orgueil qui interdit la vérité et la rencontre de tout amour. Plus que tout, ce qui m’apaisait, c’était le chant de ma vie secrète, ce chant qui survenait comme un don et qui pouvait s’élever en moi, traversant les détresses et les doutes. La mélodie juste et belle pouvait re-naître comme j’ai pu re-naître à la vie. Chant très pur qui me donnait d’écouter ce que j’étais.

Progresser en direction de … soi-même

 Je savais que le baptême ne pouvait que m’aider à “progresser”

Je savais que le baptême ne pouvait que m’aider à “progresser”. Qui de nous n’aspire pas à la réalisation de ses aspirations les plus profondes, les plus enfouies parfois. Le chemin du Christ est un chemin qui nous mène en avant. Mais vers où ? “Nous ne savons même pas où tu vas – répond Philippe à Jésus – comment connaîtrions-nous le chemin ?”… Y-a-t-il véritablement un lieu ? Si d’ordinaire, l’important est “d’arriver”, je découvre aujourd’hui que l’essentiel est de continuer la marche. Le lieu à atteindre n’est pas loin. Il est près de moi… dans mon cœur et dans le cœur de mes frères. Le progrès ne se fera jamais plus qu’en direction de moi-même et des autres. Jamais les pas accomplis ne m’auraient fait progresser vers un but à atteindre. Si j’avance désormais, c’est dans la certitude qu’un chemin m’est rendu : le mien.

Mais c’est à l’intérieur de moi-même que le Christ continue de me faire entendre ce chant mélodieux, que je me retrouve en marche vers ma propre vérité, vers ma pleine liberté. Je sais aujourd’hui que l’appel vient bien du dedans, comme d’une source mystérieuse, très douce et apaisante : l’eau de mon baptême. Certes, elle est toujours à redécouvrir car la fatigue et le doute peuvent m’éloigner de son chant. Peut-être me faut-il ces détours pour opérer sans cesse ce retour à la source et recueillir son message pour ma vie. Jamais mon pas ne me mènera nul part. Je sais devoir consentir à l’échec de ma route, à l’impuissance de ma quête, à l’inutile de mes efforts pour rester ouverte à la grâce… de mon baptême.

Sœur Béatrice-Eugénie YAGUER
Religieuse de l’Assomption
Compiègne

Un chemin de prière avec saint Augustin, par Marie – Geneviève

1. ” Tu nous as cherchés sans que nous te cherchions ”
(Confessions XI, 2, 4)

S’il fallait retenir un trait qui unifie la vie d’Augustin, c’est l’image d’un inlassable chercheur de Dieu. Il le fut d’abord à son insu, tenaillé par l’inquiétude, une inquiétude qui ne s’est apaisée que par l’attachement à Dieu. C’est la loi de toute existence humaine.

Si l’homme s’est fait chercheur, c’est qu’il a d’abord été cherché. La conviction intime d’Augustin, c’est que Dieu l’a depuis toujours précédé dans cette recherche. Sans la présence secrète de Dieu, à la racine même de l’être, l’homme serait un désert… C’est cette expérience qui amène Augustin à répéter très souvent , en référence à l’Evangile de la brebis perdue :

” Tu nous as cherchés sans que nous te cherchions, mais tu nous as cherchés pour que nous te cherchions. ”

Questions :

  • Et nous, comment relisons-nous l’itinéraire de notre recherche de Dieu ? – Avons-nous été surpris comme Augustin, par ce Dieu qui nous cherche ?
  • Avons-nous conscience de l’initiative de Dieu dans nos existences ? – Comment celle-ci nous a-t-elle fait progresser dans notre relation à Lui, dans notre prière ?

2. ” Tu étais au-dedans, et moi au-dehors ”
(Confessions X, 27, 38)

Si Dieu est inlassable dans sa recherche, au point de ne jamais abandonner sa créature, la recherche de l’homme a, quant à elle, ses lenteurs et ses lassitudes.

” Où étais-tu donc alors pour moi ? Bien loin ! … Malheur ! Par quels degrés ai-je été entraîné aux profondeurs de l’enfer, oui d’un enfer de souffrances et de fièvre, faute de vérité, alors que c’est toi, mon Dieu… que je cherchais ! ” (III, 6, 11).

Augustin fait l’expérience d’une existence divisée :

” Voici que tu étais au-dedans de moi et moi au-dehors… Tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi ” (X, 27, 38).

Quelle justesse dans l’expression de sa recherche, de son combat ! La vérité avec lui-même lui fait trouver Dieu. Écoutons ce passage des Confessions (X, 27, 38), qui retrace l’itinéraire de sa conversion.

Bien tard je t’ai aimée, ô beauté si ancienne et si nouvelle,
Bien tard je t’ai aimée !
Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors
et c’est là que je te cherchais,
et sur la grâce de ces choses que tu as faites,
pauvre disgracié, je me ruais !
Tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi ;
elles me retenaient loin de toi, ces choses qui pourtant,
si elles n’existaient pas en toi, n’existeraient pas !
Tu as appelé, tu as crié et tu as brisé ma surdité ;
tu as brillé, tu as resplendi et tu as dissipé ma cécité ;
tu as embaumé, j’ai respiré et haletant j’aspire à toi ;
j’ai goûté, et j’ai faim et j’ai soif ;
tu m’as touché, et je me suis enflammé pour ta paix. ”

A travers ce texte, nous voyons une oscillation entre l’extériorité qui est dispersion, et l’intériorité qui est unification. Les sens y tiennent une grande place : l’ouïe, la vue, l’odorat, le goût, le toucher, c’est par eux que le Seigneur le traverse pour l’atteindre en son être le plus profond.

Quand le cœur s’aperçoit que l’attachement au monde n’est qu’une forme d’aliénation, il est déjà prêt à renouer avec la Vérité qu’il porte à l’intérieur de lui-même. C’est l’expérience qu’Augustin a faite et il va chercher à la partager avec d’autres. Le retour ou l’ascension de l’âme vers Dieu, qui se fait par degrés, est rendu possible grâce à la présence de Dieu à l’âme, en dépit de ses infidélités.

” Dieu demeure de telle sorte dans les cœurs des hommes que si un homme se détache de Lui et tombe, Dieu reste en Lui-même. Il vous soulève ” (Commentaire Ps 45, 9).

Questions

  • Qu’est-ce qui me disperse, me divise, me rend inquiet ? (dans le champ de la vie familiale, professionnelle, ecclésiale ?)
  • Qu’est-ce qui m’aide à opérer le retour de l’extérieur vers l’intérieur ? [Le silence, la réflexion, la prière, la relecture de ma vie, parler de moi-même à quelqu’un ? ]

3. ” Reviens à ton cœur et attache-toi à Celui qui t’a fait ”
(Confessions IV, 12, 18)

” Le chemin sera court si tu commences par revenir à ton cœur… Tu te laisses troubler par ce qui se passe au-dehors de toi, et tu te perds. ” (Sermon 311, 13)

” Reviens ” ou ” revenez à votre coeur ” vient du prophète Isaïe 46, 8 b.

” Pécheurs , revenez à votre cœur ! ” Cet appel ne retentit pas moins de vingt fois sous la plume d’Augustin. Le cœur, c’est là où je suis ce que je suis. Ce que je suis, c’est essentiellement un être en relation avec Dieu : ” Je ne serais pas du tout si tu n’étais en moi, ou plutôt, je ne serais pas, si je n’étais en toi. ” (I , 2, 2) Un être que Dieu a depuis toujours visité même dans les profondeurs de son abîme.

” Mais Toi, tu étais plus intime que l’intime de moi-même et plus élevé que la cime de moi-même. ” (III, 6, 11)

En retournant à nous-mêmes, au cœur, nous retrouvons Dieu. Pour Augustin, le cœur de l’homme est sa ” chambre ” secrète, sa ” demeure intérieure “. (Ps 141, 3). Il s’appuie sur la Parole de Matthieu 6, 5 :

” Si tu veux prier, rentre dans ta chambre la plus retirée et adresse ta prière au Père qui est dans le secret. ”

Cette parole, il la commente ainsi :

” Quelle est cette chambre ? C’est le cœur…Il ne suffit pas d’entrer dans la chambre ; si on laisse la porte ouverte, les importuns envahissent notre intérieur. Il faut donc leur fermer la porte, résister aux sollicitations des sens afin que la prière monte au plus profond du cœur ” (Sermon 2, 3-11).

” Dans l’homme intérieur habite le Christ ; c’est là que tu te renouvelles à l’image de Dieu. Connais donc son image ” (Ev. Jn 18, 10).

Augustin nous renvoie ainsi à l’Epître aux Ephésiens 4, 23-24 : ” Il nous faut être renouvelés par la transformation spirituelle de notre intelligence et revêtir l’homme nouveau créé selon Dieu dans la justice et la sainteté qui viennent de la Vérité. ”

Le cœur est par excellence ” le lieu où Dieu se découvre et se rejoint, le lieu où il est aimé et goûté ” (A. Solignac), que l’homme en soit conscient ou non.

Revenir à nous-mêmes, c’est découvrir le désir profond qui nous anime et qu’aucune autre créature ne suffit à combler.

” Revenez à votre cœur et attachez-vous à Celui qui vous as faits. Soyez stables avec Lui et vous serez stables, reposez-vous en Lui et vous serez en repos. ”

” Tu nous as faits orientés vers toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose pas en toi. ” (I, 1, 1)

Questions

  • Quel est mon désir ? Le pente de mon cœur ? Où est mon trésor ? Le lieu de mon repos ? Qu’est-ce que je veux vraiment devant Dieu ?

Conclusion

La clairvoyance et le discernement d’Augustin peuvent nous aider à voir les écueils possibles liés à notre temps, à notre siècle :

  • Celui du sensualisme et du matérialisme.
  • Le monde extérieur (foris) peut nous séduire, nous attacher ; on peut se réaliser, vivre uniquement dans l’extériorité, la poursuite de la réussite seciale, professionnelle, économique, etc.

Augustin nous fait comprendre qu’il y a un autre espace : l’espace intérieur (intus). Cette intériorité peut donner l’illusion que chacun peut faire son salut. Augustin dénonce la menace de l’orgueil.

Il convient alors de se disposer à s’ouvrir et à accueillir en humilité ” le Médiateur entre Dieu et les hommes, l’Homme Jésus-Christ, le Verbe fait chair, sa Parole. ”

Ce ” Maître intérieur ” nous avertit à l’extérieur et nous instruit à l’intérieur. Il n’a jamais quitté le cœur de l’homme, même s’il a quitté notre histoire…

Le Christ est parti loin de nos yeux afin que nous, nous revenions à notre cœur et l’y trouvions. Oui, Il est reparti … Il ne nous s pas laissés ; car s’il est reparti, c’est vers un lieu d’où jamais il n’est parti… ” (Confessions IV, 12, 19)

Sœur Marie-Geneviève POULAIN,
Religieuse de l’Assomption
Fleur des Neiges (Saint-Gervais)

Bibliographie

Baptisés dans le Christ, par Marcel Neusch – Bibliographie

– Lectures augustiniennes, par Goulven Madec. Institut d’Etudes Augustiniennes, 390 pages, 40 Euros. Des textes variés pour introduire aux Confessions comme ” prière biblique “, et éclairer certaines pages difficiles (livre XI sur le temps). Il est aussi question d’Adéodat, du maître intérieur, de Marie, d’Augustin prêtre, puis évêque. Un guide précieux et précis.

– Saint Augustin et les actes de parole, par Jean-Louis Chrétien. PUF, 270 pages, 26 Euros. Une libre traversée de l’œuvre, belle méditation sur 23 infinitifs : interroger, écouter, ruminer, lire, se taire, mentir, manger, crier, chanter, promettre, gémir, jubiler, etc. Un livre avec Augustin, non pas sur lui.

– Saint Augustin. L’homme occidental, par Jean-Claude Eslin. Editions Michalon. 122 pages, 9 Euros. Brève initiation à sa vie, surtout à la Cité de Dieu. Mais Augustin dit moins ” je ” ou ” nous “, comme le dit l’auteur, que “Tu ” (Dieu) , unique foyer éclairant la condition humaine.

– Actas do Congresso Internacional As Confissoes de Santo Agostinho 1600 anos depois : Presença e Actualidade. Universidade Catolica Editora, Lisboa 2001. 788 pages. Plusieurs contributions en français dont Goulven Madec (les Confessions comme prière biblique) et Marcel Neusch (La prière de louange en Confessions I, 1, 1).

– A la découverte de Dieu dans les Confessions, par Servais Pinckaers. Parole et Silence, 160 pages, 14, 5 Euros. Une ” promenade avec saint Augustin ” à travers les Confessions avec un fil conducteur : sa quête de Dieu.

– Apologie à Diognète. Exhortation aux grecs. ” Les Pères dans la foi ” Migne 83. 150 pages,14 Euros. Deux apologies, la première, la plus célèbre, présente les chrétiens comme l’âme du monde ; la seconde montre philosophes et poètes païens plaidant en faveur de la révélation.

– Connaissance des Pères de l’Eglise (Nouvelle Cité) fait une place importante à Augustin dans ses récentes livraisons : 83. Mani et le manichéisme (sept. 01) ; 84. La création (décembre 01) ; 85. Vingt ans d’études patristiques dans le monde ; 86. Foi et culture.