Itinéraires Augustiniens n°31 : La beauté

Ce titre, nous l’avons emprunté à Dostoïevski. Augustin ne l’aurait pas renié, sauf qu’il l’aurait réservé à Dieu, car seul Dieu, la « beauté de toutes les beautés », a ce pouvoir de sauver le monde. Toute autre beauté n’en est qu’un pâle reflet, et aucune ne mérite qu’on s’y attache. On pourrait aussi bien parler, en ce qui concerne Augustin, d’une mystique de la beauté.

Editorial

La Beauté sauvera le monde, par Marcel Neusch

Temporellement, le Christ a perdu pour toi toute beauté, mais éternellement il n’a pas cessé d’être beau

Ce titre, nous l’avons emprunté à Dostoïevski. Augustin ne l’aurait pas renié, sauf qu’il l’aurait réservé à Dieu, car seul Dieu, la « beauté de toutes les beautés », a ce pouvoir de sauver le monde. Toute autre beauté n’en est qu’un pâle reflet, et aucune ne mérite qu’on s’y attache. On pourrait aussi bien parler, en ce qui concerne Augustin, d’une mystique de la beauté.

Alors que, dans notre monde, la beauté semble noyée dans un océan de laideurs, on pourra s’étonner du choix que nous avons fait. Parler de la beauté, n’est-ce pas incongru ? Au temps d’Augustin, les choses n’allaient pas mieux qu’aujourd’hui. Il avait quotidiennement sous les yeux le spectacle du mal et des malheurs. Mais il ne savait pas moins admirer la beauté sous toutes ses formes, et il savait qu’elle survivra à toutes les horreurs.

Dans les pires conditions d’existence, l’homme est resté un créateur de beauté. Il en garde la nostalgie et de nouveau se met à en rêver quand elle déserte notre monde. Ce numéro des Itinéraires Augustiniens ne fait qu’une place minime à l’esthétique d’Augustin, bien qu’il ait aussi proposé des réflexions théoriques sur la nature du beau. Ses préoccupations sont d’un autre ordre.

Que ce soit la beauté d’un paysage, d’un visage ou d’une ouvre d’art, Augustin ne s’y arrête guère. Le pasteur qu’il est devenu essaie de former les cour à devenir les « amants de la beauté spirituelle ». Il s’efforce dès lors d’arracher son auditoire aux séductions des beautés corporelles, sans les mépriser, et il a hâte de l’entraîner vers les beautés spirituelles, dont la splendeur est sans comparaison avec les beautés sensibles.

Si l’essentiel de ce numéro est centré sur la beauté, telle que la conçoit Augustin, on a toutefois voulu situer sa conception du beau dans un cadre plus large. On verra aussi combien sa place est aujourd’hui reconnue dans la formation de l’identité moderne. Alors que l’Europe est en quête de sa propre définition, l’héritage d’Augustin méritait de retenir l’attention.

Si le titre de notre éditiorial peut s’interprêter en des sens multiples, pour Augustin, il n’en est qu’un qui soit légitime. Nulle beauté, en dehors du Christ, ne sauvera le monde. Mais le Christ était-il beau ? Comment voir dans le Crucifié le reflet de la beauté de Dieu ? Temporellement, dira Augustin, il a perdu pour toi toute beauté, mais éternellement il n’a pas cessé d’être beau. En rendant à l’homme sa beauté première, il se révèle être le seul véritable créateur de beauté en ce monde.

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

Augustin en son temps
Aimons-nous autre chose que le beau ? par Marcel Neusch – Le Christ est-il beau ? par Urs von Balthasar

Aimons-nous autre chose que le beau ? par Marcel Neusch

A toutes les étapes de sa vie, avant comme après sa conversion, Augustin fut séduit par la beauté. Quand, dans les Confessions, il évoque ces « formes belles et variées, les couleurs vives et fraîches (qui) font les délices des yeux » (Conf. X, 34, 51), il parle évidemment d’expérience. Mais ses goûts ont changé. S’il a d’abord été séduit par les multiples beautés sensibles, il n’y verra bientôt plus que séductions trompeuses, et il voudra s’attacher alors uniquement à la beauté spirituelle : celle de l’âme et celle de Dieu. On voit ainsi s’établir une hiérarchie à trois niveaux : il y a les beautés d’en-bas, corporelles, sensibles, changeantes ; à un niveau plus élevé, la beauté de l’âme qui « doit donc être aimée plus que le corps », écrira-t-il à son ami de jeunesse, Nébridius (Lettre 3, 4) ; enfin, au sommet, il y a Dieu, la « Beauté de toutes les beautés ! » (Conf. III, 6, 10), avec laquelle aucune autre beauté ne peut rivaliser[1]. C’est donc vers celle-là que l’âme doit tendre.

« J’aimais les beautés d’en-bas ! » La beauté des corps

 J’ai dit à tous les êtres qui entourent les portes de ma chair :
« Dites-moi sur mon Dieu, puisque vous ne l’êtes pas, dites-moi sur lui quelque chose. » Ils se sont écriés
d’une voix puissante : « C’est lui qui nous a faites. »
Mon interrogation c’était mon attention ; et leur réponse, leur beauté. (Conf. X, 6, 9)

Regardons d’abord les beautés d’en-bas, les seules auxquelles Augustin, rhéteur ambitieux en quête de succès, devait être sensible au temps de sa jeunesse, et qu’il ne méprisera jamais, alors même qu’il s’en détachera. La beauté était aussi une de ses préoccupations philosophiques. C’est très tôt, semble-t-il, qu’il s’est interrogé sur sa nature. Cette interrogation fait l’objet du De pulchro et apto (Conf. IV, 13, 20), un ouvrage dont Augustin lui-même nous dit l’avoir égaré. Il n’en a pas moins gardé en mémoire l’argumentation qu’il y développe. C’était au cours de discussions avec ses amis. Il demanda un jour : « Aimons-nous autre chose que le beau ? Qu’est-ce donc que le beau ? et qu’est-ce que la beauté ? Qu’est-ce qui nous attire et nous attache aux choses que nous aimons ? En vérité, s’il n’y avait pas en elles de l’éclat et de la grâce, elles n’exerceraient sur nous aucune espèce d’attrait » (Conf. IV, 13, 20).

L’éclat et la grâce de la beauté

Quand il s’agit d’apprécier la beauté, Augustin ne se fie pas uniquement à une vague intuition. Son opuscule perdu montre qu’il s’est efforcé d’en élaborer le concept, en distinguant entre le beau et le convenable. Il précise ainsi sa pensée : Est « beau » ce qui a valeur en soi, c’est-à-dire la conformité d’une chose à ce qu’elle doit être; est « convenable » ce qui n’est tel qu’en fonction d’autre chose. Le convenable est « ajusté de manière adaptée à quelque chose, comme une partie du corps à l’ensemble, une chaussure au pied et autres cas semblables » (Conf. IV, 13, 20). Ainsi, le beau forme un tout, alors que le convenable est relatif à autre chose. Alors que le « beau » (pulchrum) se caractérise par l’harmonie interne d’une créature en sa beauté propre, le « convenable » (aptum) a pour trait caractéristique l’harmonie « externe », en relation avec d’autres éléments. Toute une constellation d’autres notions gravite autour du beau, tels que l’accord, l’éclat et la grâce, la couleur, la forme, etc. Le trait dominant qui semble avoir les faveurs d’Augustin, c’est cependant l’harmonie.

Que l’harmonie soit le trait spécifique de l’esthétique d’Augustin, on en a la confirmation par la lettre à Nébridius, citée plus haut : « Qu’est-ce que la beauté du corps ? L’accord et l’harmonie des parties jointes en outre à la douceur du teint ». (Lettre 3, 4). Ce thème de l’harmonie semble une constante dans son évaluation du beau. Dans la Cité de Dieu, Augustin retrouve encore les mêmes expressions pour caractériser le beau, en particulier les beautés sensibles. L’occasion lui est fournie par une discussion sur l’obésité et la maigreur, où manifestement se révèle un défaut d’harmonie. Dans l’au-delà, les obèses seront-ils pour toujours affligés de leurs défauts, demande-t-il, et il répond :

« Toute beauté du corps consiste, en effet, dans l’harmonie de ses parties jointes à la grâce du teint. Omnis enim corporis pulchritudo est partium congruentia cum quadam coloris suavitate. Où cette harmonie des parties fait défaut, la raison de la laideur est, soit une malfaçon, soit un manque, soit un excès. Par conséquent, il n’y aura aucune laideur, due à la dissymétrie des éléments, là où toute malfaçon sera corrigée et tout ce qui manque par rapport à la mesure convenable sera complété, le Créateur sait au moyen de quoi, où aussi tout excès par rapport à la mesure convenable sera retranché en sauvegardant l’intégrité de la matière[2]…»

Le charme des beautés sensibles

Ce n’est pas la beauté d’un corps, ni le charme d’un temps, ni l’éclat de la lumière, amical à mes yeux d’ici-bas…, ni les membres accueillants aux étreintes de la chair, ce n’est pas cela que j’aime quand j’aime mon Dieu » (Conf. X,6, 9)

Au-delà de ces précisions conceptuelles, Augustin parle surtout d’expérience. Il est particulièrement sensible à la beauté des visages. « En chaque individu humain, chaque âge, de l’enfance à la vieillesse, a sa beauté[3]. » Il apprécie la beauté de la femme. Alors qu’il était encore dans « la vie du monde », il rêvait entre autres d’une « belle femme[4] ». Dans les Soliloques (I, 10, 17), rédigés aux lendemains de sa conversion, c’est la beauté qui vient en tête des qualités qu’il imagine chez une épouse. « J’aimais les beautés d’en-bas ! » , dira-t-il sobrement (Conf. IV, 13, 20). Dans les Confessions, quand il décline tout ce qu’il délaisse pour l’unique amour de Dieu, il se trahit par ses dénégations : « Ce n’est pas la beauté d’un corps, ni le charme d’un temps, ni l’éclat de la lumière, amical à mes yeux d’ici-bas…, ni les membres accueillants aux étreintes de la chair, ce n’est pas cela que j’aime quand j’aime mon Dieu » (Conf. X,6, 9).

Une fois converti, Augustin sera sur ses gardes. Il est trop facilement charmé. Les beautés sensibles continuent à le ravir par un effet de surprise, dans l’immédiateté de leur présence. Tout en résistant à leur attrait, il n’y est pas subitement devenu indifférent. Il suffit de parcourir l’examen de conscience auquel il se livre au livre X des Confessions pour s’apercevoir combien ses sens restent en éveil. Il doit bien avouer que ces beautés qu’offre le monde sensible — beautés naturelles auxquelles s’ajoutent les œuvres des artistes et des artisans —, exercent toujours sur lui une forte séduction, jusque dans le sommeil.

« Que de séductions innombrables, grâce à divers travaux d’artistes et d’artisans, dans les vêtements, les vases et les objets de toute nature que l’on fabrique, et aussi dans les peintures, les modelages variés et toutes ces choses qui dépassent de loin un usage nécessaire ou modéré et une signification religieuse ! Autant de séductions ajoutées par les hommes qui suivent au-dehors ce qu’ils font, abandonnant au-dedans celui qui les a faits et y ruinent ce que d’eux il a fait… Et moi qui parle de ces choses et qui les discerne, moi aussi je laisse mes pas s’attacher à ces beautés » (Conf. X, 34, 53).

La beauté sensible a ses bornes

Dans ce qu’elle a reçu, louons Dieu qui lui a donné, si infime soit-elle, le grand bien de sa forme. Toutefois, ne nous attachons pas à elle comme des amants, mais dépassons-la en louant Dieu, afin que, placés au-dessus d’elle, nous en jugions, au lieu de lui rester attachés et d’être jugés en elle

Augustin entend désormais faire son deuil de la beauté sensible, en particulier celle des corps. Il y voit avant tout des tentations qui le détournent de beautés plus élevées. Certes, la beauté dans la créature corporelle n’est pas méprisable[5] — ce serait mépriser le Créateur — , mais à condition qu’elle reste subordonnée à l’âme. « Toute créature corporelle est donc un bien, pour peu que l’âme, aimant Dieu, en soit maîtresse ; bien inférieur, mais beau dans son ordre, étant constitué selon un idéal de beauté.» Cette subordination ne sera jamais parfaite ici-bas. Elle ne le sera que dans la condition des corps ressuscités : alors règnera la « concorde parfaite entre la chair et l’esprit [6]». Les beautés sensibles sont relatives et ne doivent pas retenir l’âme. Comparée à la beauté des corps, celle de l’âme est supérieure. Et que dire en comparaison de la beauté de Dieu ?

« Si maintenant, malgré l’infirmité de la chair et l’imperfection de nos membres, la beauté du corps brille d’un si vif éclat qu’elle séduit les voluptueux et provoque les recherches de la science ou de la curiosité ; si l’harmonie qu’on découvre dans les membres du corps nous fait reconnaître qu’ils n’ont point été formés par un autre que par Celui qui a créé les cieux, et qui est le Créateur de ce qu’il y a de plus petit comme de ce qu’il y a de plus grand, combien cette beauté sera-t-elle plus grande dans ce séjour, d’où seront bannis toute passion, tout principe de corruption, toute difformité hideuse, toute souffrance produite par la nécessité, et où doit régner une éternité sans fin, une beauté ravissante, une félicité souveraine ? » (Sermon 243, 8, 7).

Où trouver la force de se défaire de ces beautés sensibles ? Ce n’est pas la considération abstraite de leur relativité qui peut en détacher. Ici encore, Augustin renvoie à l’expérience. S’attacher à la beauté sensible finit toujours par décevoir pour le motif qu’aucune beauté corporelle n’échappe à la dégradation. Avec le temps qui passe, « la beauté convoitée fuit son amant[7] ». Le détachement s’impose donc au bénéfice de l’âme, ou plutôt, il faut maintenir la beauté corporelle dans son ordre, et ne pas y placer un espoir qu’elle ne peut que décevoir. Les créatures n’offrent que des « beautés fugaces » : il y a des « bornes à leurs charmes » (Conf. II, 2, 3). Augustin invite dès lors à méditer avec l’Ecriture sur « la grâce trompeuse et la vaine beauté de la femme[8] ». En elle, comme en tout être humain, la vraie beauté est celle de l’âme. Il écrit :

« Ne cherchons donc pas dans cette beauté ce qui ne s’y trouve pas. Car étant au degré le plus bas, elle n’a pas reçu ce que nous cherchons. Mais dans ce qu’elle a reçu, louons Dieu qui lui a donné, si infime soit-elle, le grand bien de sa forme. Toutefois, ne nous attachons pas à elle comme des amants, mais dépassons-la en louant Dieu, afin que, placés au-dessus d’elle, nous en jugions, au lieu de lui rester attachés et d’être jugés en elle[9]. »

Non la beauté de la chair, mais la beauté des mœurs

En quoi consiste la beauté de l’âme, sinon dans l’ordre et l’harmonie de ses relations ? Il faut se rappeler que, du point de vue ontologique, l’âme est dans une situation médiane, entre Dieu et le monde. L’évaluation des degrés de la beauté s’appuie sur cette ontologie à trois degrés : le corps au degré inférieur ; « l’âme qui est la vie des corps », et qui est donc meilleure et plus réelle que les corps ; enfin, Dieu, « la vie des âmes, la vie des vies », et qui vit par lui-même, sans changement (Conf. III, 6, 10). Chaque degré a sa beauté propre. Il est au pouvoir de l’âme de se tourner soit d’un côté, soit de l’autre. Mais, nous venons de le noter, l’attrait des beautés sensibles contient la menace de dégrader sa vraie beauté qui est intérieure. C’est uniquement dans sa relation à Dieu que l’âme deviendra belle : la beauté vient à l’âme de ce à quoi elle participe.

Choisir ce qui est vraiment beau

L’image de Dieu est au-dedans de vous (Imago Dei intus est)

Si l’âme est capable de choisir la beauté de Dieu, c’est qu’elle est créée à l’image de Dieu. Elle est image non par le corps, mais par l’esprit, c’est-à-dire la raison et la liberté. C’est, dit Augustin, « l’homme intérieur, en lequel se trouvent la raison et l’intellect, qui lui donnent un pouvoir sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel… Ce n’est pas en raison de son corps que l’homme est dit fait à l’image de Dieu, mais en raison de la puissance par laquelle il surpasse toutes les bêtes[10]. » Ailleurs, il écrit dans le même sens : « L’image de Dieu est au-dedans de vous (Imago Dei intus est). Elle n’est pas dans votre corps ; elle n’est ni dans les oreilles visibles, ni dans les yeux, ni dans le palais, ni dans les mains, ni dans les pieds. Elle a été faite cependant ; et là où se trouve l’intelligence, où est l’esprit, où est la raison qui vous permet de rechercher la vérité, où est la foi, où est votre espérance, où est votre charité, là Dieu a son image[11] ».

L’âme devient donc belle par ressemblance à ce qu’elle choisit. Dans la mesure où elle s’attache à ce qui est au-dessous d’elle, et qui est de nature inférieure à sa propre nature[12], elle perd de sa beauté, et à l’inverse, dans la mesure où elle s’attache à ce qui est au-dessus d’elle, à Dieu, qui est meilleur qu’elle , elle devient elle-même meilleure et plus belle. Certes, « considérées en elles-mêmes, les choses sont belles et admirables », mais elles « n’existent même pas en comparaison des biens supérieurs[13] ». Ce n’est donc pas dans les choses belles que l’âme trouvera sa beauté, pas plus que l’être, mais uniquement en Dieu, source de toute beauté comme il l’est de tout ce qui existe. Il importe donc que l’âme s’exerce « de belle manière » (pulchre) dans ce qui est véritablement beau, surtout « de belle manière vers la Beauté, de belle manière encore auprès de la Beauté »[14] .

Le corps en harmonie avec l’âme

Le corps humain est lui-même fait de telle sorte qu’il s’oriente vers le haut

Tout devrait porter l’homme vers la beauté de Dieu. Le corps humain est lui-même fait de telle sorte qu’il s’oriente vers le haut. Dans un des textes les plus intéressants, Augustin met en parallèle ce thème de l’âme, image de Dieu, avec celle du corps humain, dont la station droite s’accorde avec l’orientation de l’âme vers Dieu. Il y a ici l’esquisse d’une harmonie préétablie entre l’âme et le corps, entre l’intériorité de l’âme et l’extériorité du corps. Ayant observé une fois de plus que si l’homme est dit « image de Dieu », c’est un privilège de l’intelligence, il précise que, d’une certaine manière, le corps est associé à ce privilège par son orientation, non vers la terre comme les animaux, mais vers le ciel. Il écrit :

« Pourtant l’homme a dans son corps même, quelque chose qui lui est propre et qui est le signe de sa noblesse : la stature droite, destinée à rappeler à l’homme qu’il ne doit pas s’attacher aux choses de la terre, comme les bêtes dont tous les plaisirs viennent de la terre : voilà pourquoi elles sont penchées en avant et marchent le ventre tourné vers le sol. Le corps de l’homme est donc en harmonie avec son âme raisonnable, non pas tant par les traits du visage ou par les membres, mais plutôt par la stature droite qui tourne son regard vers le ciel pour contempler les corps les plus élevés de ce monde ; de même que l’âme raisonnable doit se hausser vers ces réalités spirituelles dont la nature est la plus excellente, afin de goûter les choses d’en-haut, non les choses qui sont sur la terre (Col 3, 2) [15] ».

La charité est la beauté de l’âme

Le sommet de la beauté de l’âme réside dans la charité, un sommet que l’âme ne peut atteindre qu’en réponse à la charité dont Dieu l’a aimée

En quoi consiste dès lors la beauté de l’âme ? D’abord dans la justice. La capacité de l’âme à s’exercer dans le beau doit viser en priorité à établir des relations d’ordre et d’harmonie, autrement dit justes, à la fois en elle, avec Dieu et dans la société. L’âme juste, dira-il, est « celle qui, réglant sa vie par la science et la raison, rend à chacun ce qui lui appartient[16] ». L’âme qui établit des relations justes est belle, alors même qu’elle peut habiter dans un corps difforme. En effet, « lorsqu’on parle d’un homme juste, on parle de l’âme, non du corps. La justice est une sorte de beauté de l’âme raisonnable qui fait que même les hommes qui ont un corps déformé et laid sont beaux. Mais, tout comme l’âme raisonnable ne peut être vue par les yeux, sa beauté ne le peut pas davantage[17] ».

C’est donc cette beauté intérieure qu’il importe de cultiver. C’est une telle beauté que le Christ s’attend en particulier à trouver chez celles qui lui sont consacrées. « Il est dans l’ordre qu’il (le Christ) cherche votre beauté intérieure. Il ne vous demande pas la beauté de la chair, mais la beauté des mœurs qui refrènent la chair[18]. » Le sommet de la beauté de l’âme réside dans la charité, un sommet que l’âme ne peut atteindre qu’en réponse à la charité dont Dieu l’a aimée. C’est ce qu’Augustin explique longuement dans son commentaire de la Première Epître de saint Jean :

« Quant à nous, aimons parce que lui nous a aimés le premier … Le premier il nous a aimés, et nous a donné de l’aimer. Nous ne l’aimions pas encore ; en l’aimant nous devenons beaux. Que fait un homme laid et de visage ingrat, s’il aime une belle ? Que fait une femme laide, disgracieuse et noire, si elle aime un beau garçon ? Pourra-t-elle à force d’amour devenir belle ? Et lui, à force d’amour, pourra-t-il devenir beau garçon ? Bien au contraire, s’il attend, survient la vieillesse et sa laideur s’aggrave. Il n’y a donc rien à faire, nul conseil à lui donner, sinon qu’il renonce, trop laid pour oser aimer une belle… Or, notre âme, mes frères, était laide par le péché : en aimant Dieu, elle devient belle. Quel est cet amour qui rend belle l’âme aimante ? Dieu, lui, est toujours beau, jamais il ne perd sa beauté, jamais il ne change. Il nous a aimés le premier, lui qui toujours est beau : et qu’étions-nous quand il nous a aimés, sinon laids et défigurés ? Il ne nous a pas aimés pourtant pour nous laisser à notre laideur, mais pour nous changer, et, de défigurés que nous étions, nous rendre beaux. Comment deviendrons-nous beaux ? En aimant celui qui est éternellement beau. Plus croît en toi l’amour, plus croît la beauté : car la charité est la beauté de l’âme[19]… »

Beauté de toutes les beautés. La Beauté de Dieu

C’est par la beauté du monde que l’âme est conduite à Dieu comme à la source de toute beauté.

Il s’agit donc de croître dans l’amour, ce qui est identiquement croître en beauté. Tout comme dans l’ordre des êtres, Dieu est l’Etre même, dans l’ordre de la beauté, Dieu est la beauté même, la « beauté de toutes les beautés » (Conf. III, 6, 10) : beauté absolue, d’où découle toute beauté dans le monde créé, et que nul ne peut obtenir sinon par participation. Pour Augustin, il s’agit là d’une évidence. « J’ai dit à tous les êtres qui entourent les portes de ma chair : « Dites-moi sur mon Dieu, puisque vous ne l’êtes pas, dites-moi sur lui quelque chose. » Ils se sont écriés d’une voix puissante : « C’est lui qui nous a faites. » Mon interrogation c’était mon attention ; et leur réponse, leur beauté » (Conf. X, 6, 9). C’est par la beauté du monde que l’âme est conduite à Dieu comme à la source de toute beauté.

La Beauté incomparable de Dieu

Figurez-vous, mes frères, si vous le pouvez, quelle est sa beauté… Si elles (les belles choses) sont belles, combien l’est-il lui-même

Cette beauté de Dieu, attestée par le témoignage de ses créatures (Conf. VIII, 1, 2), est incomparable (Conf. IX, 9, 24) : elle fait pâlir toute beauté humaine. « La terre, le ciel et les anges sont resplendissants de beauté, il est vrai, mais la beauté de leur Créateur est bien plus grande encore[20] ». Elle suscite dans l’âme un émerveillement inexprimable. L’âme est comme saisie d’effroi. « Figurez-vous, mes frères, si vous le pouvez, quelle est sa beauté… Si elles (les belles choses) sont belles, combien l’est-il lui-même[21] ? »

« Toi donc, Seigneur, tu les as faits (les êtres), toi qui es beau, car ils sont beaux ; toi qui es bon, car ils sont bons ; toi qui es, car ils sont. Ce n’est pas qu’ils soient beaux, ce n’est pas qu’ils soient bons, ce n’est pas qu’ils soient, de la même manière que toi leur créateur ; comparés à toi, ils ne sont pas beaux, ils ne sont pas bons, ils ne sont pas » (Conf. XI, 4, 6).

Est-il possible, dans la condition temporelle, d’aller au-delà des comparaisons avec les créatures, jusqu’à la contemplation de la beauté même de Dieu ? Que tout homme y aspire, Plotin lui-même en témoignait. Il nous assure, en effet, selon Augustin, que « cette vision de Dieu est la vision d’une telle beauté, digne d’un si grand amour que sans elle l’homme doté et comblé de tous les biens n’en est pas moins très malheureux[22] ». Les philosophes platoniciens avaient même tracé le chemin : il faut s’élever au-dessus des corps, au-dessus des âmes, jusqu’à Dieu. Cette ascension est souvent décrite par Augustin qui s’y était entraîné, comme l’atteste le livre VII des Confessions, puis encore le livre IX (vision d’Ostie) ; enfin au livre X, il balise un itinéraire systématique. La réussite d’un tel itinéraire n’est pas une affaire de « dialectique », mais de contemplation, non de raisonnement, mais de désir.

La Beauté paradoxale du Christ

 Si le désir peut préparer le cœur, il est incapable de conquérir son objet.

Augustin devait très vite se heurter aux limites du désir, à l’incapacité de l’âme à s’élever jusqu’à Dieu sans Dieu. Si le désir peut préparer le cœur, il est incapable de conquérir son objet. « Le désir rend capable, quand viendra ce que tu dois voir, d’être comblé[23]. » Mais nous ne devons pas oublier que l’âme s’est détournée de Dieu et que l’image de Dieu en elle est défigurée. « J’ai découvert que j’étais loin de toi dans la région de la dissemblance » (Conf. VII, 10, 16). L’image déformée par le péché a donc besoin d’être renouvelée, et elle ne le peut que par la grâce du Médiateur, le Christ, image non déformée de Dieu, « similitude sans dissimilitude ».

Mais comment reconnaître la beauté de Dieu dans le Christ ? Nous nous heurtons ici à un paradoxe. Quand Dieu révèle sa beauté dans le Christ, c’est dans un être totalement défiguré. Dieu se révèle « sub contrario » (en son contraire), disait Luther en bon augustinien, car la Beauté de Dieu est cachée dans le Christ sous la laideur du crucifié. Ses persécuteurs, qui se fiaient aux apparences humaines, « n’avaient pas les yeux pour voir la beauté du Christ[24] ». Il faut donc les yeux de la foi pour percevoir sa beauté divine, voilée, dans la condition de serviteur, la seule visible. Augustin dira aux vierges, pour les inviter à s’attacher totalement au Christ :

« Aimez de tout votre cœur le plus beau des enfants des hommes… Contemplez la beauté de celui qui vous aime…Cela même que les superbes tournent chez lui en dérision, regardez de près combien c’est beau. Avec les yeux de votre âme, contemplez ses blessures de crucifié, ses cicatrices de ressuscité, son sang de mourant, ce qu’il gagne par sa confiance, par quel échange il nous rachète. Songez à la grande valeur de tout cela[25]…»

Le Christ créateur de beauté

O âme, tu ne peux donc être belle, si tu n’as confessé ta laideur à celui qui éternellement est beau, et qui temporairement a perdu pour toi sa beauté

Mais il faut surtout être attentif à ce que le Christ est capable de réaliser en ceux qui le reçoivent. C’est lui seul qui peut rétablir la beauté de Dieu en nous. Telle est l’œuvre pour laquelle il est venu dans le monde. « Pour rendre belle son épouse, le Christ, j’ose le dire, l’a aimée dans toute sa laideur… Celui qui est beau, celui dont la beauté surpasse celle des enfants des hommes, parce que sa justice surpasse celle des enfants des hommes, venant chercher son épouse au milieu de ses souillures, pour la rendre belle, a voulu lui-même (…) devenir souillé comme elle[26] » . C’est le thème de l’admirable échange : le Christ s’est fait ce que nous sommes, défigurés, laids, pour que nous devenions ce qu’il est, beauté parfaite, sans ride, qui ne s’évanouit pas comme les beautés sensibles ! Mais ce rétablissement, il ne le fait pas sans nous. A chacun s’impose un chemin de conversion :

« O âme, tu ne peux donc être belle, si tu n’as confessé ta laideur à celui qui éternellement est beau, et qui temporairement a perdu pour toi sa beauté ; cependant, s’il a été temporairement sans beauté dans la forme d’esclave, il n’a jamais rien perdu de la beauté qu’il possède dans la forme de Dieu. O Eglise, tu es donc belle… La grâce est survenue, qui t’a blanchie et éclairée ; tu étais noire d’abord, et la grâce du Seigneur t’a rendue blanche. “ Quelle est celle qui s’élève toute blanchie ? ” (Ct 8, 5) Maintenant tu es admirable, maintenant on peut à peine te contempler[27] ».

La « grande valeur » de tout cela, Augustin l’a découverte au terme d’une longue errance, et il n’a jamais pensé qu’elle pouvait être un gain paisible, sans lutte. Son cœur reste non pas partagé, mais toujours encore divisé, sollicité par ses vieilles amies, les passions, si bien qu’il est l’enjeu d’une lutte toujours inachevée. « Maintenant, n’étant pas (encore) rempli de toi, je suis un poids pour moi. Il y a lutte… et de quel côté se tient la victoire, je ne sais » (Conf. XI, 27, 38). Mais désormais, Augustin sait de quel côté se trouve la vraie beauté. Engagé totalement à la suite du Christ, il a fait ses adieux, sans regrets, aux beautés éphémères de ce monde pour devenir sans réserve un « amant de la Beauté spirituelle[28] ». Le beau a d’abord été un événement personnel, qui l’a rempli d’effroi et d’éblouissement ; effroi, car elle lui a fait ressentir sa laideur ; éblouissement, car Dieu l’a revêtu de sa beauté. C’est Dieu lui-même qui, dans le Christ, vient au-devant de l’homme pour lui rendre sa beauté perdue. C’est cette expérience que traduit la page superbe des Confessions , où il célèbre la Beauté de Dieu :

« Bien tard je t’ai aimée,
ô beauté si ancienne et si nouvelle,
bien tard je t’ai aimée !

Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors,
et c’est là que je te cherchais,
et sur la grâce de ces choses que tu as faites,
pauvre disgrâcié, je me ruais !
Tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi ;
elles me retenaient loin de toi, ces choses qui pourtant,
si elles n’existaient pas en toi, n’existeraient pas !

Tu as appelé, tu as crié et tu as brisé ma surdité ;
tu as brillé, tu as resplendi et tu as dissipé ma cécité ;
tu as embaumé, j’ai respiré et haletant j’aspire à toi ;
j’ai goûté, et j’ai faim et j’ai soif ;
tu m’as touché et je me suis enflammé pour ta paix[29].
»

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

Le Christ est-il beau ? par Urs von Balthasar

La beauté éternelle de Dieu devient homme, elle entre dans le monde déchu, aliéné, du temps et de l’espace ; elle apparaît dans l’humilité et l’obscurité. Le Christ est-il beau ? La catégorie du beau est-elle tout simplement applicable à cette épiphanie de la beauté éternelle ? D’après les Pères de l’Eglise, deux textes de l’Ecriture paraissent se contredire : la parole du psaume 44 qui salue le Christ comme le plus beau des enfants des hommes (44, 3), et la parole d’Isaïe qui lui refuse toute beauté et toute apparence (Is 53, 2). Se fondant sur la première, Chrysostome et Jérôme soutiennent la beauté même physique du Christ, tandis que Justin, Clément d’Alexandrie, Tertullien et Ambroise lui refusent cette beauté. D’après Origène, le Christ était sans beauté pour les non-purifiés, les « charnels », mais aux yeux des purifiés et des « spirituels », il pouvait apparaître (du moins quand il le voulait, comme sur le Thabor) dans sa beauté éternelle.

Augustin exprime cette idée typiquement origénienne dans sa propre manière de parler : on doit aimer le Christ et posséder des yeux purs pour voir sa beauté spirituelle intérieure, car pour les éloignés, a fortiori pour les persécuteurs, il est voilé jusqu’à apparaître haïssable. Et s’il a voilé sa beauté, ce fut non seulement pour devenir en tout semblable à nous, haïssables, mais aussi pour rendre beaux par son amour ceux qui étaient haïssables. Par cette déclaration, Augustin s’éloigne de sa première affirmation d’après laquelle on ne peut aimer que ce qui est beau. L’affirmation platonicienne dont la hardiesse culmine en ce que l’amant, l’ eros du beau, ne doit lui-même être beau, est dépassée par l’affirmation chrétienne que l’amour pour le beau produit le beau dans le Christ d’une manière créatrice : comment ne le ferait-il pas, puisque l’amour du Christ est l’apparition de l’Amour divin créateur de tout ? Dans le commentaire de la première épître de saint Jean, cela est largement développé.

Hans Urs von Balthasar, La gloire et la croix .

Augustin maître sirituel
Comme les amants de la Beauté spirituelle, par Jean-François Petit – Bien tard je t’ai aimée, ô beauté, par Jean-Louis Chrétien

Comme les amants de la Beauté spirituelle, par Jean-François Petit

On a pu s’étonner que la Règle de saint Augustin, destinée avant tout à gérer les problèmes de l’organisation pratique d’un monastère, consacre un paragraphe à la question de la beauté. Y aurait-il là un simple effet de composition littéraire ? Est-ce une réminiscence de l’attrait d’Augustin pour le beau ? Faut-il y voir la « pointe » de la Règle, comme le pensait le Père Verheijen ?

A vrai dire, aucune de ces trois hypothèses ne mérite d’être écartée d’emblée. C’est en reprécisant quelques données essentielles de la Règle que nous pourrons comprendre l’importance qu’Augustin attache à la quête de la beauté. Bien plus qu’un simple artifice littéraire, il faut en faire une clé d’interprétation de la règle de saint Augustin.

I/ LA STRUCTURE DE LA REGLE DE SAINT AUGUSTIN

Que le Seigneur vous accorde la grâce d’observer tous ces préceptes avec amour, comme des amants de la beauté spirituelle, répandant par votre vie la bonne odeur du Christ ; non pas servilement, comme si nous étions encore sous la loi, mais librement, puisque nous sommes établis dans la grâce. » (Règle VIII, 1)

Sans reprendre ici les savantes études sur la Règle de saint Augustin du Père Athanase Sage et du Père Luc Verheijen, disons simplement pour commencer que l’unanimité ne règne pas entre spécialistes pour dater et pour donner l’origine de ce texte[1]. Faire de la Règle un texte écrit en 397 par un Augustin devenu évêque pour permettre à ses frères avec lesquels il vivait de continuer une vie en communauté est sans doute plausible, mais cette hypothèse se heurte à quelques difficultés[2].

Quoi qu’il en soit, il est clair que la Règle comporte d’abord une courte et déterminante introduction. Ensuite un exposé en sept chapitres précise des points essentiels de la compréhension de la nature du lien communautaire pour Augustin. Ce n’est qu’au huitième chapitre, qui termine la Règle, qu’on trouve une sorte d’exhortation, au sein de laquelle prennent place les considérations sur la beauté. C’est donc dans cette cohérence d’ensemble qu’il faut restituer les propos d’Augustin sur « les amants de la beauté spirituelle » : ils ne viennent qu’au terme d’un parcours où les personnes concernées auront pu découvrir le sens de l’ensemble de la Règle.

En effet, dès l’introduction, Augustin donne à comprendre que c’est du respect des recommandations que peut jaillir la beauté. Dans un langage aujourd’hui un peu daté, le Père Sage écrit :

« Saint Augustin s’adresse aux moines, aux moniales et aux clercs des trois monastères dont il a doté sa ville épiscopale. Il leur parle en évêque et en législateur. C’est au nom de Dieu et à la lumière des Saintes Ecritures qu’il leur dicte ces prescriptions »[3]

En fait, si Augustin n’a pas été l’inventeur de la vie monastique, qui existait bien avant lui, il en a donné une compréhension spécifique : sans recherche d’unité et sans désappropriation de soi, il est impossible de parvenir à la contemplation de Dieu. La Règle ne vise donc pas seulement l’organisation d’une cohabitation, aussi intelligente soit-elle, mais bien la recherche commune de Dieu.

Le corps de la Règle va de ce fait passer au crible les points fondamentaux de la vie commune. Plus qu’une simple répartition des tâches entre moines, il s’agit pour Augustin de faire saisir le sens de la vie fraternelle. Certes, répondant à l’appel du psaume 132 : « Comme il bon et agréable pour des frères de vivre ensemble », des hommes ont désiré se regrouper : « cette musique, cette suave mélodie, qui se goûte autant dans l’intelligence que dans le chant, a engendré le monastère » commente saint Augustin (In Ps 132, 2). Mais il faut bien organiser concrètement les modalités de cette vie commune pour qu’elle convienne à tous, aussi bien aux pauvres qu’aux riches.

Dans la Règle, le souci « pragmatique » l’emporte sur les grandes déclarations théologiques. Autant dire que la beauté est à chercher moins du côté des envolées lyriques que du service pratique. Mais ce serait une erreur de lire la Règle uniquement sous l’angle de l’utilitaire. C’est bien sous le régime de la grâce et non de la loi qu’Augustin envisage le sens de ses recommandations. Une simple énumération de leur sujet permet de saisir les aspects de la vie quotidienne d’un monastère à Hippone au IVe siècle et les préoccupations d’Augustin : prière en commun et prières particulières, réfectoire, lecture à table, jeûne, sorties du monastère, relations entre moines et femmes, correction fraternelle, services communautaires, pardon mutuel, autorité du prieur dans la communauté.

C’est qu’en finale de la Règle seulement qu’on trouve l’indication que l’observance avec amour des recommandations sur ces sujets, seules capables de faire des moines des « amants de la beauté spirituelle ». Sous la seule loi qui vaille, celle de la charité qui vient de Dieu, les moines sont appelés à convertir les obligations de la vie commune en préceptes de vie. Il n’y a donc pas là qu’un effet de composition littéraire. Pour l’évêque Augustin, tout ce qui sort de Dieu est destiné à y retourner. Mais ne faut-il pas aussi y voir une réminiscence de son propre attrait de jeunesse pour la beauté ?

II/ LE GOUT D’AUGUSTIN POUR LA BEAUTE

Quand l’âme se sera réglée et ordonnée et qu’elle se sera rendue harmonieuse et belle, elle osera alors voir Dieu et la source même d’où découlent toute vérité et le père lui-même de la vérité. (De Ordine, II, 51)

La finale de la Règle peut s’interpréter à la lumière des écrits « profanes » d’Augustin, aussi bien que de son expérience spirituelle et de sa compréhension du mystère chrétien.

Déjà, dans le De Ordine, daté de 386, Augustin insistait sur le fait que l’observation de préceptes de vie et de connaissance intellectuelle pouvait permettre de parvenir à la contemplation de la Beauté de l’univers : celui qui vit bien, qui prie bien et qui accomplit correctement l’effort intellectuel peut parvenir à la Beauté. Selon Augustin, celle-ci est à l’origine de l’harmonie des corps, des vertus, de l’ordre universel. Pour y parvenir, Augustin recommande notamment d’avoir des amis dans tous les genres de vie, mais tournés vers la recherche de la sagesse. Son idéal, inspiré de Pythagore, voit dans la mise en commun des biens, l’amour de la sagesse et l’amitié universelle les conditions de découverte de la beauté. Et sous l’influence de Plotin, Augustin valorise l’idée que la Beauté s’obtient grâce à une purification :

« Quand l’âme se sera réglée et ordonnée et qu’elle se sera rendue harmonieuse et belle, elle osera alors voir Dieu et la source même d’où découlent toute vérité et le père lui-même de la vérité (…) Je ne dirai rien de plus, sinon que nous est promise la vue d’une Beauté, dont l’imitation rend tout le reste beau, tandis que la confrontation avec elle rend tout le reste laid » (De Ordine, II, 51)

En fait, il s’agit là d’une ascension morale et intellectuelle, où toutes les disciplines enseignées à l’époque (la grammaire, la dialectique, la rhétorique, la musique, la géométrie, l’astrologie, l’arithmétique) peuvent être mises à contribution dans la quête de la Beauté. De cet idéal subsiste par exemple dans la Règle la référence aux livres qui doivent être demandés « chaque jour à une heure fixée » (Règle V, 10). Goulven Madec y voit l’indice que la Règle renvoie à d’autres instances de décision[4]. La préoccupation doctrinale n’a pas abandonné Augustin en franchissant le seuil du monastère. A.Sage pense de son côté que sous la vigoureuse impulsion de l’évêque, l’étude est restée « la préoccupation principale des moines de sa maison, attachés comme les clercs au service de l’Eglise d’Hippone »[5]. Dans le De Ordine il n’est pas encore question pour Augustin de reconnaître que la source de la beauté de l’homme puisse résider dans le Christ. Mais des traces de la prise de conscience de la beauté de l’homme intérieur sont déjà manifeste. Elles deviendront explicites dans un célèbre passage des Confessions :

« Tard je t’ai aimée, ô Beauté si ancienne et si nouvelle
Tu étais au-dedans de moi et j’étais en dehors de moi-même
Je me ruais, dans ma laideur, sur la grâce de tes créatures »

(Confessions, X, 27 (38)

On peut donc lire la sobre quête de la beauté spirituelle de la Règle à la lumière des écrits qui retracent le cheminement spirituel d’Augustin. La narration des égarements du jeune Augustin dans les Confessions en fait partie : Dieu était au-dedans et Augustin le cherchait au dehors, en se ruant avec une « âme sans beauté » sur les « beautés terrestres », faites pourtant par Dieu ; Dieu était avec lui et lui se laissait retenir par des êtres qui ne subsistaient pourtant que par Dieu (Confessions X, 6,(8). Pour Augustin, la quête de la beauté des êtres terrestres sera de plus en plus comprise comme une modalité de la recherche de la beauté. Il n’est pas sûr que les sages et pragmatiques recommandations de la Règle ne visent pas elles aussi à faire jaillir la beauté à la place des plaintes et murmures entre moines. D’ailleurs, tous ensemble, et chacun pour sa part, sont le temple de Dieu. La construction de ce temple est d’autant plus belle et harmonieuse que les fondations spirituelles en sont solides.

Par ailleurs, en revenant sur son propre itinéraire, Augustin dira aussi qu’aimer Dieu, ce n’est pas aimer la beauté d’un corps, ni le charme d’un temps, ni l’éclat de la lumière. Et pourtant, c’est aimer une certaine lumière, une certaine voix, un certain parfum. (Confessions X, 6 (8). L’insistance de la Règle pour que les moines ne cherchent pas à plaire par la beauté des vêtements extérieurs mais par une beauté toute intérieure (Règle 4, 1) est en cohérence avec cette découverte primordiale d’Augustin. Il a fallu du temps à Augustin pour comprendre que ce qui fait la beauté du corps, c’est l’âme et que ce qui fait la beauté de l’âme, c’est Dieu lui-même. Un pas supplémentaire a en fait été franchi quand Augustin a reconnu que l’harmonie des affections, des actions, des préférences, en somme tout ce qui concourt à la beauté des relations, peut être donné dans la chasteté. L’amour de Dieu, uni au sentiment de sa présence, maintient dans la pureté du cœur et fait triompher des convoitises.

La recherche de l’unité, de l’ordre, de l’harmonie a débouché sur la quête de la sagesse divine

Incontestablement, la Règle et les Confessions sont deux textes de nature différente. Mais si l’on veut bien admettre que leur rédaction date approximativement de la même période, vers 397, alors ces rapprochements peuvent être suggestifs : la philocalie, l’amour de la beauté des années de jeunesse d’Augustin s’est transformée en philosophie. La recherche de l’unité, de l’ordre, de l’harmonie a débouché sur la quête de la sagesse divine. Et l’observation concrète de préceptes ne correspond finalement qu’à la recherche d’une entrée judicieuse pour contempler la beauté divine. Mais c’est dans la mesure où Augustin a su découvrir et approfondir la beauté intérieure de l’homme qu’il s’est tourné vers la beauté de Dieu. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les recommandations de la Règle sur la « modestie religieuse ». Elle concerne en particulier l’habit religieux. Celui-ci ne doit pas être un moyen de chercher à plaire (Règle 4, 1). En d’autres termes, on pourrait dire qu’il ne doit pas être d’une beauté toute clinquante. La raison est aussi expliquée dans un sermon : la beauté de l’homme intérieur est incomparablement plus désirable que les vains ornements de l’homme extérieur, dira Augustin (Sermon 161, 11). A ses correspondants, il arrive que l’évêque d’Hippone fasse des recommandations précises sur le sujet :

« La vraie parure des chrétiens et des chrétiennes, ce n’est point le charme menteur du fard, ou l’éclat de l’or, ou la richesse des étoffes, ce sont les bonnes mœurs »
(Lettre 245, 1)

Une tenue modeste et un comportement réservé témoignent d’une vie cachée en Dieu au sein d’une communauté. A l’extérieur, ils répandent « le parfum du Christ ». En fait, le « vêtement » véritable du disciple Christ, c’est la charité : à l’image d’un vêtement d’une seule pièce qui ne se déchire pas, uni comme le Père et le Fils sont un, la charité des membres du Christ doit être sans partage.

Nous voyons bien au terme de ce parcours que les centres d’intérêt de l’attrait d’Augustin pour la beauté se sont déplacés : d’une recherche de la beauté de la nature, des personnes physiques, il est passé par la quête de la beauté de la vie intérieure à celle du monde spirituel et de Dieu. Plus précisément encore, c’est dans la contemplation du mystère trinitaire que s’origine l’esthétique augustinienne. Il faut donc chercher la « pointe » de la Règle du côté de l’amour de Dieu.

III/ LA « POINTE » DE LA REGLE : LA BEAUTE DE L’AMOUR

Les communautés augustiniennes se caractérisent ainsi de façon significative par la quête d’une vraie beauté, qui s’origine en définitive dans le Christ lui-même

Il n’y a d’autre règle que celle de l’amour. La beauté dans la Règle est d’abord celle de l’amour. Il est utile de rappeler ici, à la suite du Père Athanase Sage, que dans les manuscrits les plus anciens, on plaçait, avant la Règle de saint Augustin, le Règlement du monastère dont le prologue était le suivant :

« Avant tout, très chers frères, aimons Dieu, aimons le prochain : ce sont les premiers commandements qui nous ont été donnés »[6]

Ce prologue n’est pas de saint Augustin mais il témoigne de son esprit : la beauté de la charité est « très belle et très discrète » (Trin II, 1, 1). Seul l’amour donne sens aux préceptes de la Règle. Ceux-ci s’appliquent à Dieu, au prochain et à nous-mêmes : La Règle doit donc être comprise comme un moyen d’entrer en relation saine avec son entourage. L’amour fraternel à la base de la vie communautaire est une façon d’aimer Dieu. Et la pratique de cet amour est le résumé de toute la loi. Dès lors, la loi elle-même devient inutile. On se souvient bien évidemment ici de la célèbre formule « Aime et fais ce que tu veux » (Com. de la 1ere épitre de saint Jean VII, 8).

Sans forcer arbitrairement le trait, on peut dire que l’accent mis par saint Augustin dans la Règle sur la beauté de l’amour fraternel se distingue de la quête de la paix chez saint Benoît, de la vérité chez saint Dominique ou de la pauvreté chez saint François. Les communautés augustiniennes se caractérisent ainsi de façon significative par la quête d’une vraie beauté, qui s’origine en définitive dans le Christ lui-même. L’idéal apostolique de la concorde trouve sa source dans le désir commun et partagé de découvrir et de répandre par la charité la beauté du Christ :

« Nous ne l’aimions pas encore, maintenant nous l’aimons et en l’aimant, nous devenons beaux.
Quant à Dieu, il est toujours beau. La beauté de l’homme intérieur remonte à la beauté de Dieu qui est est aussi la cause créatrice de la beauté de la nature.
Il nous a aimés pour nous changer et de défigurés nous rendre beaux.
Plus croit en toi l’amour, plus croit la beauté. Car la charité est la beauté de l’âme.
Il était sans beauté ni éclat mais c’était pour te donner à toi beauté et éclat.
Quelle beauté ? Quel éclat ? Réponse : la dlection de la charité »
(Com de la Ière épitre de saint Jean, IX, 9).

Augustin oppose souvent la beauté à la laideur : vouloir être des « amants de la beauté spirituelle » revient à comprendre que le Christ a accepté de prendre sur lui la laideur du péché : « Cet homme beau s’est fait laid parce qu’il venait chercher sa fiancée dans sa laideur pour la rendre belle » commente saint Augustin (In Ps 103, 5). Si le Christ s’est retrouvé temporairement sans beauté ni éclat, il n’a perdu en rien de la beauté propre à la condition divine. Bien plus, il a donné une beauté intérieure aux hommes auparavant enlaidis par le péché.

Ainsi peut être comprise la « pointe » de la Règle : l’invitation à retrouver par la concorde l’unité de la beauté. Là où justement la communauté est divisée, il ne peut y avoir de beauté. La communauté est enlaidie quand elle manque d’unité. Elle devient incapable de se rendre belle pour témoigner des œuvres de Dieu.

Faut-il en tirer des conséquences pratiques ? La recherche de cette beauté est nécessairement œuvre d’équipe, semble dire Augustin. Elle concerne aussi bien les aspects matériels de la vie courante que les aspects plus spirituels, le chant ou la prière. Elle demande une vigilance et une stimulation mutuelle. Des régulations efficaces et audacieuses sont nécessaires. Mais ce chemin n’est pas impraticable. Certes, nous n’aimons sans doute jamais assez le Christ. Mais en essayant de l’aimer, nous devenons beaux. Bien plus, comme Jésus Christ, nous nous rendons capables d’aimer et d’être aimés.

Jean-François PETIT
Augustin de l’Assomption
Paris

Bien tard je t’ai aimée, ô beauté, par Jean-Louis Chrétien

La réponse de notre amour est nécessairement en retard sur la splendeur de Dieu

Dieu est invoqué sous le nom de pulchritudo , « beauté ». Mais ce nom qui surgit au vocatif, ce nom qui est toi, n’est dans cette page aucunement défini, fondé, justifié selon un mode argumentatif. La beauté qu’est Dieu même n’est en rien décrite, et saint Augustin ne disserte pas sur elle comme sur un attribut divin qu’il aurait le loisir de contempler ou de scruter. L’évidence avec laquelle ce nom résonne ici est plutôt l’évidence d’une sorte de catastrophe : dire cette beauté, c’est dire que nous avons été renversés, foudroyés, bouleversés par elle comme par une avalanche de lumière.

La première dimension de cet excès est temporelle : l’éternité est dite selon nos paroles et selon nos vies, donc en termes temporels, « si ancienne et si nouvelle ». Elle est pour nous un passé plus ancien que tout passé, que tout passé qui serait nôtre, que nous aurions constitué ou posé comme tel. Elle est toujours déjà là, toujours déjà là au-dedans, en notre intimité même, comme le cour de l’altérité dans cette intimité. A cet égard, le caractère tardif, évoqué à deux reprises, de l’amour d’Augustin pour cette beauté, s’il met assurément en jeu sa conversion et comporte une portée autobiographique, ne saurait pourtant s’y épuiser. Le Sero te amavi a quelque chose d’universel et de principiel, car la réponse de notre amour est nécessairement en retard sur la splendeur de Dieu. Il a été en nous et pour nous avant que nous puissions en prendre conscience et lui répondre. Nous ne saurions être contemporains de ce qui est toujours déjà là.

Ce retard de notre regard sur la lumière, et de nos mains sur la profusion de l’offrande ruisselant déjà sur nous et en nous, ce n’est cependant pas une introspection patiente et lente qui le révèle, mais la soudaineté saisissante de sa nouveauté . Tam antiqua et tam nova . Où cette beauté est-elle neuve, et comment l’est-elle ? L’éternel présent n’est en lui-même ni ancien ni nouveau. Cette beauté est ancienne là où nous nous découvrons par elle jusqu’en nous-mêmes devancés, et elle est nouvelle là où elle nous renouvelle, là où elle force nos entrées et nous blesse de sa clarté. »

Jean-Louis CHRETIEN,
L’arche de la parole . PUF, 1998, p. 124 -125.

Augustin dans l'histoire

Le beau est-il encore d’actualité ?, par Geneviève Hébert

Saint Augustin et la post-modernité

C’est ce transcendantal, origine, matrice, modèle ou référence, qui rend seul possible d’établir des canons du beau, d’en discuter et d’en vérifier l’application

Le beau évoque le plus souvent aujourd’hui un type très spécifique d’expérience, l’expérience esthétique, au point que le qualificatif « esthétique » en est devenu quasiment le synonyme. Cependant il convient de rappeler que ce terme forgé sur le grec (aisthesis : la sensation ; aisthéton : le sensible) est en réalité, à l’échelle des temps de la pensée, assez récent, et surtout qu’il est apparu en totale opposition avec la tradition pluricentenaire qui partant de Platon, passe par saint Augustin puis par saint Thomas et encore au début du XVIIIe siècle fonde l’objectivité du beau sur la relation à un transcendantal – le Divin, l’Intelligible, la Forme, la Mesure ou l’Harmonie, Dieu, etc. C’est ce transcendantal, origine, matrice, modèle ou référence, qui rend seul possible d’établir des canons du beau, d’en discuter et d’en vérifier l’application. Cette tradition s’effondre assez brutalement au XVIIIe siècle, laissant la place à l’idée très moderne du beau comme sentiment subjectif, de plus en plus subjectif qu’il en vient à se diluer et pour ainsi dire à disparaître comme grande question esthétique.

La révolution esthétique de 1750

L’anachronisme qui consiste à parler d’ “esthétique” grecque ou romaine ou encore médiévale[1] au sens d’une théorie du beau généralement appliquée aux beaux-arts, mérite d’être souligné, sauf à supposer que la chose a existé avant l’invention du terme qui la désigne. Mais comme il n’est pas non plus vraiment question des beaux-arts au sens moderne, il est difficile de soutenir que la notion existait sans le mot pour la penser. C’est seulement en 1750, quand le philosophe Baumgarten intitule un ouvrage Aesthetica[2], que pour la première fois le mot d’ « esthétique » prend explicitement son sens moderne de théorie de la connaissance sensitive telle qu’elle se produit dans les arts. Et même, ces arts désignent encore plutôt les arts libéraux du Moyen Âge que les beaux-arts, et il y est moins question d’un « art de penser le beau » que d’un « art de la beauté du penser ». Cependant l’objet privilégié de cette théorie de la sensibilité – « science de la connaissance sensitive » – est la beauté définie comme « étant l’un des modes de la manifestation sensible des objets ».

Cette nouvelle Esthétique s’oppose sur deux points à la tradition héritée des Anciens et en particulier de Platon :

  1. le beau est d’abord affaire de sensation, et même si celle-ci est encore considérée comme une « connaissance inférieure », elle n’est plus subordonnée à la pensée de l’intelligible ou des essences éternelles ;
  2. le beau est désormais l’affaire des hommes de l’art. Il ne faudra guère de temps pour qu’à la fin du XVIIIe siècle Kant souligne que l’artiste est tout autre chose que l’artisan besogneux de Platon qui, les yeux fixés sur les Idées éternelles parfaites et immuables, tentait plus ou moins maladroitement de les copier dans la matière sensible, et dont l’art (technè) avait peu à voir avec la beauté.

La beauté rationnelle des Classiques

Leibniz a en effet la conviction héritée de l’Antiquité que le beau est mathématiquement normé, au point de rendre possible d’affirmer l’accord secret de la raison et du sentiment

Il faut mesurer l’écart impressionnant qui sépare un classique comme Leibniz (1646-1716) d’un Kant (1724-1804) annonçant le préromantisme. Pour le premier encore, notre perception de la beauté doit se fonder sur l’intelligible. Les preuves de la beauté relèvent de l’intellect ou de la raison. C’est encore la conviction d’une époque où la beauté trouve ses canons, ses règles et ses lois en-dehors de l’art, le plus souvent au XVIIe siècle dans la nature pensée comme rationnelle (parce que création divine). Alors que chez Kant le génie sera défini comme ce qui donne ses règles à l’art, l’art se manifeste encore au XVIIe et au début du 18ème par la fidélité de sa soumission à des règles éprouvées par le temps et donc héritées de la tradition. On reçoit des Anciens leur théorie du beau idéal, et leur intellectualisme se voit confirmé par le rationalisme philosophique alors en plein essor. De ce « système naturel de l’esthétique », Leibniz est probablement le meilleur représentant.

Leibniz a en effet la conviction héritée de l’Antiquité que le beau est mathématiquement normé, au point de rendre possible d’affirmer l’accord secret de la raison et du sentiment. Le plaisir sensuel est déduit d’une rationalité cachée de la perception sensible, rationalité qui consiste surtout dans un ordre, ou un ordonnancement capable à tout moment de conférer une unité à la diversité, l’empêchant ainsi de sombrer dans le chaos ou de se disperser dans le multiple : « c’est de l’ordre que provient toute beauté, et la beauté éveille l’amour », selon une formule tout à fait augustinienne. La beauté d’un être humain, celle d’un animal et même d’une chose inanimée, d’un tableau ou d’une œuvre d’art ainsi ordonnés éveille en nous une existence plus haute, plus parfaite. Le plaisir vient de ce que son image s’imprime en nous, « alors “notre âme ressent” une perfection que l’entendement ne comprend pas encore bien qu’elle soit tout à fait rationnelle » (Dilthey).

Que l’impression esthétique soit produite par le rythme, le mouvement régulier de la danse, la succession scandée des syllabes longues ou brèves ou la rencontre des rimes, la symétrie d’une architecture, c’est le même principe du plaisir qui opère partout : « les mouvements mesurés et ordonnés tiennent leur caractère agréable de l’ordre qu’ils comportent ; car tout ordre est le bienvenu pour l’âme ». Mais la connaissance du beau, si elle est symphonique, reste confuse. L’artiste perçoit ce beau « architectonique » de manière obscure et affective. Mais le beau, qu’il soit naturel ou artistique, exprime une cohérence unique selon des règles constantes. Même l’imagination y est soumise. Toutes ces règles de l’harmonie et de la métrique qui interviennent dans le tracé des lignes, la construction des figures et l’ornementation de l’architecture et des beaux-arts trouvent leur fondement « dans l’ordre naturel de l’univers », dont la beauté harmonieuse voulue par Dieu « est si grande et sa contemplation a une telle douceur […] que quiconque y a goûté fait peu de cas de tous les autres plaisirs » (id.).

Le sentiment du beau

Dès lors que le beau se donne, non plus par la perception confuse de sa forme intelligible, mais dans le pur sentiment du plaisir sensible, qu’est-ce qui est proprement esthétique ?

La crise du XVIIIee siècle. La pensée de Leibniz eut une grande influence dans la première moitié du XVIIIe siècle (y compris sur Baumgarten). Cependant la crise ne tarda pas à se produire en lien avec le développement d’un individualisme cultivé conscient de lui-même, le goût de la liberté et le sentiment poétique de la nature qui caractérisent les Lumières. Le jugement de goût, relatif au sujet, déplace le beau du ciel des Idées ou de la mathesis divine et l’introduit au cœur du sujet sensible. Il porte désormais sur le sentiment, sur le ressenti. Certes la beauté trouve son point d’appui dans l’objet-oeuvre, mais elle ne s’y laisse pas apercevoir comme un principe déterminant, évident et vérifiable par l’analyse rationnelle. C’est la qualité de notre attitude envers l’objet, notre (bon) goût, qui nous permet de le percevoir comme beau. L’art n’est pas la représentation d’un bel objet mais la belle représentation d’un objet. Le débat pourrait se résumer ainsi : le beau est-il dans l’œuvre ou dans le sentiment de celui qui l’apprécie ? Dès lors que le beau se donne, non plus par la perception confuse de sa forme intelligible, mais dans le pur sentiment du plaisir sensible, qu’est-ce qui est proprement esthétique ? Quel est ce plaisir dont on découvre à la fois la subjectivité et le caractère désintéressé, gratuit, pur de tout intérêt parasite, sensuel, religieux, politique et même rationnel ? La soi-disant science esthétique n’est-elle pas mort-née, invalidée par la conviction que le beau est d’abord affaire de sentiment ?

La critique kantienne du jugement esthétique. Dans ce contexte, le coup de force de Kant dans sa Critique du jugement fut de satisfaire l’exigence d’universalité du jugement esthétique alors même qu’il s’identifie à un sentiment, qu’il est d’abord ressenti. Kant distingue ce qui plaît sensuellement, (ou affectivement) et qui satisfait des penchants qui n’ont rien d’esthétique, et ce qui esthétiquement doit plaire à quiconque est cultivé. Un tel jugement peut être d’une certaine manière empiriquement vérifié. Il se cultive, s’enrichit et s’affine avec le temps. Il surmonte les engouements de la mode ou de la subjectivité individuelle orientée par la sensualité, l’affectivité ou l’habitude, et qui réagit le plus souvent de façon spontanée. En effet je peux avoir des goûts qui ne regardent que moi, je sais ce qui me plait. Des goûts et couleurs on ne discute pas, je ne prétends pas imposer mes goûts aux autres, je suis même capable de reconnaître qu’en cela j’ai mauvais goût (le kitch !).

Le coup de force de Kant dans sa Critique du jugement fut de satisfaire l’exigence d’universalité du jugement esthétique alors même qu’il s’identifie à un sentiment, qu’il est d’abord ressenti

Par conséquent il est tout à fait possible de juxtaposer deux sortes de goût, à condition de savoir les séparer : j’ai le droit de raffoler d’une musique de foire ou de ces tableaux de petits maîtres, j’ai le droit, dit Kant, de ne pas aimer la musique de Bach, je n’ai pas le droit de refuser d’en apprécier la juste beauté. Il y a donc dans le jugement du beau une inexplicable mais irréductible « prétention à l’universalité » dont il est impossible de rendre compte par des arguments rationnels, mais que la raison esthétique est en droit de postuler.

On ne peut pas ne pas remarquer, comme Kant le fait lui-même, le caractère paradoxal de cette « prétention à l’universalité. Nous sentons la beauté sans pouvoir la définir par concept, la fonder en raison, un sentiment ne se démontre pas. « Le beau est ce qui plaît universellement sans concept » (§ 9). La beauté kantienne n’est plus de l’ordre des essences ; elle est radicalement singulière. Or Kant a souligné par ailleurs (dans la Critique de la Raison pure) le hiatus infranchissable entre l’intuition qui s’assure d’une existence individuelle et à jamais particulière, et le concept qui pense la généralité et l’universalité. Aussi le jugement du beau, irréductible au concept, est libre ; il ne relève d’aucunes normes comme le vérifie par ailleurs la liberté des grands artistes, des grands génies. Il y a là une évidence inexplicable et rationnellement contradictoire.

Il semble donc que se noue dans l’esthétique kantienne un postulat d’universalité du sentiment du beau tout à fait conforme à l’exigence de la Raison à l’âge des Lumières, et d’étonnantes anticipations de ce qui se produira dans les arts au cours des XIXe et surtout XXe siècles. Pour Kant, le beau n’est plus une propriété des objets mais s’il relève de toute évidence de la subjectivité, celle-ci ne doit pas pour autant renoncer à avoir une dimension universelle, loin de tout dogmatisme. L’esthétique renonce au projet d’être une science pure (comme d’ailleurs la morale) sans pour autant se perdre dans l’arbitraire des goûts particuliers. La nécessité de juger exige de conserver l’idée d’une universalité du beau, mais déplacée de l’objet beau au sujet qui énonce un jugement esthétique, il est impossible de la déterminer, elle doit être postulée – c’est une « prétention » du jugement, dont la preuve indirecte et toujours fragile réside dans la convergence des appréciations individuelles, le consensus qui finit par s’établir entre sensibilités éclairées. Qui ne voit l’extrême difficulté de maintenir un aussi juste milieu dans la querelle entre les tenants du beau idéal, et les partisans du relativisme subjectif pour qui l’homme comme mesure de toute chose, est libre de juger beau ce qui lui chante ?

L’inactualité du beau

Pouvons-nous aujourd’hui alors que l’artiste a plus que jamais le droit de tout oser, postuler encore que le jugement esthétique opéré par une subjectivité libre, n’est pas pour autant arbitraire ?

Ne suffit-il pas de dire que « cela me plaît », que « j’aime » ou que « je n’aime pas », que « c’est pas mal », ou « super » ou « méga » – que sais-je ? Cette prétention du jugement esthétique à l’universalité, dont nous ne pouvons donner aucune démonstration, est-elle encore tenable à l’époque de la mondialisation et du choc des civilisations ? Faute de fondement, ne devons-nous pas dire, comme beaucoup de nos contemporain qu’il est aussi vain de parler du beau et du laid que pour les sophistes de l’Antiquité de l’Être et du Non- Être ? Pourquoi s’encombrer d’une notion vide, sans signification précise, à coup sûr sans raison. « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire », la formule de Wittgenstein s’applique ici de toute évidence. Pouvons-nous aujourd’hui alors que l’artiste a plus que jamais le droit de tout oser, postuler encore que le jugement esthétique opéré par une subjectivité libre, n’est pas pour autant arbitraire ? Après tout c’est une valeur et toutes les valeurs sont en crise.

Une anticipation des questions actuelles. Deux conséquences analysées par Kant préfigurent particulièrement la situation contemporaine[3]. La première touche aux rapports entre la moralité et le goût, le beau est indépendant du bien. L’art pour l’art ne relève d’aucune instance morale. La beauté se suffit à elle-même ; elle est sa propre justification. La deuxième conséquence est que l’art pur échappe désormais à l’exigence de la ressemblance et donc de la signification. Il n’est pas jusqu’à la jouissance désintéressée, liée à une « finalité sans fin », procurée par l’art qui ne s’ouvre elle aussi sur l’indéterminé, l’immensité des possibles, la liberté absolue – ce qui n’a d’aucune manière besoin d’être justifié. La beauté pure naît du libre jeu des formes, des sons et des couleurs. Kant fournit ainsi la première justification théorique à la révolution artistique qui s’opère à la fin du XIXe siècle et dans l’art du XXe.

L’abandon du beau. La question est donc de savoir si la philosophie peut encore penser le beau ? N’a-t-elle pas renoncé aux preuves objectives de la beauté telles que les établissait l’esthétique rationaliste des Anciens puis des Classiques ? Cette crise pourrait bien avoir été à terme mortelle pour une analytique du beau, un beau comme disparu des manuels et des dictionnaires, alors que l’esthétique retrouvait le domaine, non du beau, mais du sensible que lui assignait son étymologie. Seul l’usage commun lui donne encore un sens lié à la beauté (esthétique/inesthétique) mais cette beauté devient cosmétique, ce qui ne suffit pas. Les arts ne sont plus qualifiés de “beaux” que par habitude. L’art moderne et surtout contemporain ne se soucie plus systématiquement du beau ; il s’en passe assez bien, et l’on voit de remarquables analyses de l’art qui n’y ont pas une seule fois recours [4]. Le mot résonne encore, mais il sonne creux, faute d’un concept précis, au terme d’une si longue histoire et de la mondialisation de notre musée imaginaire. Qui peut dire aujourd’hui ce qu’est la beauté ? Non que l’art contemporain soit sans beauté. Mais ce n’est plus qu’un caractère annexe, venue comme par accident, pour ainsi dire donné par surcroît, et surtout laissé à la libre appréciation de chacun. « Je n’ai pas cherché à faire beau mais à faire juste » dit Franck Hammoutène, architecte de la maison d’Eglise Notre-Dame de Pentecôte à la Défense. Plus souvent, un renversement s’opère : l’œuvre ne relève pas de l’art (sous-entendu du grand art, de l’Art en majuscule) parce qu’elle serait belle (?), mais parce qu’elle est artistique, elle est “belle” ipso facto.

La laideur du vrai.. Une raison parmi d’autres de cette désaffection vient de ce que l’art depuis longtemps fait droit au laid, à l’horrible, au répugnant – la raie de Chardin, le bœuf écorché de Rembrandt, le Dos de Mayo de Goya, et tant de crucifixions, de tortures et de massacres. Quelle est cette étrange beauté ? Surtout quand ce renoncement à l’agréable ou au joli n’est pas de la complaisance douteuse, mais une préférence éthique. La réalité est laide, la vérité est laide. L’artiste moderne en a une conscience aiguë ; il se veut témoin de son temps, « expert en humanité ». Les guerres, les massacres, les famines, le Sida, les enfants violentés relèvent aussi de l’exigence expressive de l’art. De Goya à Picasso, l’artiste ose la vérité dans sa plus extrême cruauté et rejette une idéalisation jugée mensongère. Le beau, c’est le vrai. Or Eros et Thanatos mènent le monde. Entre le beau et le vrai, il y a un mot de trop dont il faut faire l’économie. Ou bien il faut renoncer au beau, ou bien il faut le reconsidérer. On en sera d’accord, il ne s’agit pas de mentir, d’enjoliver, d’idéaliser, de plaire et pour cela de mentir. Le beau a peu à voir avec l’esthétisme, celui des images sur papier glacé d’une humanité toujours belle, jeune et en bonne santé, ou des catalogues de voyage où la misère se masque des oripeaux de l’ “ethnique” et du pittoresque.

Il faut reconsidérer le beau, c’est entendu. Au nom de la réalité, au nom de la vérité. L’artiste doit être véridique. Certes. Mais encore faut-il se demander ce qu’il en est de cette vérité-là. Faut-il qu’une crucifixion soit athée, qu’elle hurle la désespérance et l’absurde pour être vraie ? Est-elle plus vraie que ce Christ roman déjà entré dans la gloire du Père ? Comment exprimer la douleur extrême sans la trahir et sans mentir ? « Si tu n’as jamais vu la beauté dans la souffrance, jamais tu n’as vu la beauté » disait Schiller. Qu’est-ce que voir la beauté dans la souffrance ? Et si la réalité nous cachait la Vérité, et le désespoir, l’espérance ? « Il faut avoir été touché par la beauté d’une œuvre tragique pour comprendre la capacité de l’art de transfigurer la douleur et peut-être même le mal [5]». Encore faut-il analyser ce processus de transfiguration, en déterminer les conditions et surtout se demander si une telle notion ne renvoie pas inévitablement à un arrière-plan théologique.

L’épreuve du beau

 Toute beauté est trace de l’amour du Créateur, et c’est pourquoi, même si nous ne le savons pas, elle nous émeut jusqu’aux larmes et intéresse toujours indistinctement le corps et l’âme.

Alors pourquoi ne pas relire Saint Augustin ? Cependant le risque est grand de se retrouver du côté de l’esthétique rationnelle dont il est une source importante, lui-même étant marqué par le néo-platonisme. Les notions de nombre (numerus) et d’ordre (ordo) sont chez lui décisives. Les plaisirs sensibles doivent être rapportés à la raison, à la mesure, aux proportions (De Ordine II, 53-54). Le beau permet de passer des choses corporelles aux incorporelles (a corporeis ad incorporalia). Les arts comme la musique doivent permettre cette ascension vers la vraie philosophie seule capable d’identifier les fondements rationnels du beau. À ce sujet, le De Musica oppose, comme tout le Moyen Âge à sa suite, une musique savante, science des nombres et le métier des chanteurs populaires (I, § 1et 2). Même le chant du rossignol, si plaisant, ne relève pas de la vraie musique (§ 5). On retrouve ici à propos du mot art, la différence considérable la signification donnée par Augustin et la langue latine jusque dans la période moderne, en particulier dans les arts libéraux qui sont pour nous plutôt des sciences (grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, géométrie, musique, astronomie), et les beaux arts dont la notion n’existe pas vraiment avant la XVIIIe siècle. En bref nous ne trouverions là rien qui ne soit pour la plupart de nos contemporains profondément anachronique.

Mais quand Augustin parle au livre II du De Ordine de « certaines traces de la raison dans les sens et, en ce qui relève de la vue et de l’ouïe, dans le plaisir lui-même », faut-il prendre la raison dans son acception moderne ? Le sens antique n’est-il pas plus large, et ne consonne-t-il pas avec le sens, l’intelligence, l’esprit ? Pour le vérifier, tournons-nous vers l’expérience d’Augustin ; au-delà des mots, allons à la chose même, à ce qu’il a vécu, lui qui était si sensible à la beauté sous toutes ses formes. Laissons – on pourra nous le reprocher, mais on trouve difficilement chez lui une conception unique du beau – les passages fortement platoniciens où le sensible n’est au mieux qu’un échelon inférieur dans les degrés menant à la philosophie, seule capable de « comprendre l’ordre des deux mondes » et de découvrir Dieu comme « le père même de l’univers » (De ordine, I, § 47). Selon la logique des Confessions (en particulier au livre VII), intéressons-nous davantage au chrétien qui découvre, non sans mal, la beauté de l’Incarnation, et la beauté de toute création en lien avec son Créateur. Certes Augustin a fait l’expérience de la beauté sensible qui séduit et détourne du Vrai (surtout livre X, 27, 38, le fameux chant de la beauté), mais il a découvert aussi que tout amour de la beauté comme tout amour de l’amour vise le mystérieux objet de son désir : Dieu lui-même. La mémoire de Dieu est là, toujours présente, même dans la beauté sensible, et dans ce bonheur que tous les hommes brûlent d’atteindre tout en ignorant ce qu’ils recherchent. Toute beauté est trace de l’amour du Créateur, et c’est pourquoi, même si nous ne le savons pas, elle nous émeut jusqu’aux larmes et intéresse toujours indistinctement le corps et l’âme.

Cette expérience est encore d’aujourd’hui et de toujours. Il se pourrait que dans la crise postmoderne de subjectivité esthétique, elle ouvre de nouveaux chemins de conversion à ce qui reste un mystère[6]. « La beauté n’est jamais connue » disait Alain qui ajoutait que, pourtant « le beau a ce privilège d’exister ». C’est une grâce accordée « par-dessus le marché […] comme une récompense ». Ou encore « les belles œuvres sont des signes […] mais elles ne signifient qu’elles-mêmes ; c’est le propre du beau qu’il ne nous renvoie jamais à quelque autre chose, ni à quelque idée extérieure »[7]. A propos de cette expérience Cocteau parlait de « commotion ». Paul Ricoeur de son « mordant ». Jean-Louis Chrétien de « blessure » et d’ « effroi » [8]. Le beau y est tout autre chose que cette perfection de convenance à l’idée (idéal) de la chose comme le pensaient les Grecs de l’Antiquité, le jeune Augustin ou Leibniz. L’admiration n’y suffit pas. C’est que la signifiance du beau ne signifie rien à proprement parler, mais elle fait signe – « il y a du sens dans tout cela ». Et ce sens est vrai, sinon le beau ne s’imposerait pas comme il le fait quand il étreint jusqu’aux larmes et qu’il est selon la formule si augustinienne de Stendhal la promesse du bonheur.

La joie du beau est promesse. Car « qu’est-ce qu’une joie dans laquelle nous entrerions de plain pied et de plein droit, comme un héritier dans l’hoirie dès longtemps attendu » (ib. p. 25), sinon une joie de satisfaction, à notre mesure, une réplétion, le remplissement d’un vide. La vraie beauté toujours en excès nous déborde et nous blesse de son débordement, cette beauté dont la proximité – car toujours la beauté est don – se donne dans l’insaisissable, et dont la joie est parfois insoutenable. De façon très augustinienne Jean-Louis Chrétien dit de cette joie qu’ « elle nous jette au cœur de ce qui dépasse notre être, notre faire et nos possibles, et cet excès renvoie lui-même au Dieu qui le dépasse infiniment. […]. La surabondance qui nous enveloppe ne rayonne pas de nous, nous sommes pris nous-mêmes dans son rayonnement… Jamais notre joie devant la beauté ne sera aussi belle que la beauté elle-même. C’est bien le lointain qui s’approche, et notre joie devant sa proximité, ou plutôt dans sa proximité, ne nous appartient pas tant que nous lui appartenons – elle nous arrache à nous-mêmes et à notre stérile contentement pour nous jeter dans les douleurs de la fécondité ».

L’homme peut faire l’expérience du beau, parce qu’il est l’être appelé à un au-delà de lui-même, plus intime à lui-même que lui-même, que précisément tout ce qui est beau peut lui faire entrevoir. « Proximité de l’insaisissable », expérience de la transcendance, don de l’insaisissable dans sa proximité, la beauté nous blesse d’une blessure sans remède, nous éprouve et nous convoque à l’admiration, sinon à la louange de sa source insaisissable.

Geneviève HEBERT
Institut des Arts Sacrés
Faculté de théologie et de Sciences Religieuses
de l’Institut Catholique de Paris

Augustin aujourd'hui
La place d’Augustin dans la formation de l’identité moderne, par Cécile Renouard – Echos de la sensibilité d’Augustin chez les Maghrébins d’aujourd’hui, par Jean-Marie Vigneron

La place d’Augustin dans la formation de l’identité moderne, par Cécile Renouard

La conception moderne du sujet doit beaucoup à Augustin. Dans Les sources du moi, Taylor montre qu’elle a souvent été reprise, sans sa référence chrétienne, mais comme tremplin pour « une mutation qui se réalisera en dehors de la foi chrétienne. »

L’être humain ne peut accéder à lui-même qu’à partir d’une perspective morale et spirituelle, de la prise de conscience de ce qui le motive et de ce qui oriente ses actions

Dans un ouvrage dense et foisonnant, Les Sources du moi, Charles Taylor[1], professeur de philosophie et de sciences politiques à l’université Mc Gill, au Canada, se livre à une exploration de la formation de l’identité moderne. Il vise à mettre au jour la multiplicité des sources morales qui ont conduit à la perception contemporaine que l’homme a de lui-même et de ses relations au monde qui l’entoure. Comment en est-on arrivé, se demande Taylor, à une perception de l’être humain comme porteur d’aspirations apparemment difficilement conciliables : à la fois sujet indépendant et chantre de l’égalité de tous dans la cité ; à la recherche de l’expression et de la réalisation de lui-même, soucieux de son propre intérêt, au prix possible d’une atomisation de la société, mais aussi défenseur du bien-être et des droits de tous ?

L’approche de Taylor est historique mais se veut, par là-même, une interprétation des facteurs qui ont motivé l’accès à une telle identité. Il se base sur le constat qu’il existe aujourd’hui, dans le monde occidental au moins, un accord sur les normes fondamentales qui devraient réguler les rapports humains : le souci de justice et de bienveillance universelle, la dignité et le respect de tout être humain. En revanche, il y a désaccord sur leurs sources morales, qui peuvent être placées soit en Dieu, soit dans le sujet humain, dans sa capacité rationnelle ou dans ses sentiments profonds.

L’analyse historique proposée permet de comprendre les filiations étroites qui existent entre ces perspectives diverses ; l’enjeu, pour Taylor, est de proposer une appréhension de l’être humain qui n’occulte pas une dimension essentielle de son existence ; d’où la première partie, qui consiste, avant toute enquête historique, à défendre une conception substantielle du bien. L’être humain ne peut accéder à lui-même qu’à partir d’une perspective morale et spirituelle, de la prise de conscience de ce qui le motive et de ce qui oriente ses actions ; cela suppose qu’il prenne la parole, dans un récit qu’il élabore sur lui-même, mettant en œuvre sa capacité d’expression, dans la relation à d’autres, dans le cadre d’une société et d’une culture donnée.

Il reconnaît par là des « hyperbiens », des valeurs, des modes de vie qui sont pour lui incomparablement supérieurs aux autres, qui font l’objet « d’évaluations fortes » de sa part, et qui donnent sens à son existence. L’approche métaéthique[2] ou procéduraliste[3] de l’éthique n’est donc pas satisfaisante ni suffisante, parce qu’elle masque à la fois sa référence à une conception spécifique du bien, et la capacité humaine à puiser dans des sources morales diverses. Taylor disqualifie également le soupçon nietzschéen ou néonietzschéen à l’égard des valeurs[4], aussi bien que l’attitude de rejet unilatéral de la modernité. Les sociétés modernes auraient tout à gagner à envisager le bienfait pour les personnes, aujourd’hui, à se relier plus explicitement à des sources morales par l’attention à leurs résonances multiples dans leur existence.

C’est Descartes qui a particulièrement mis en relief la capacité humaine à devenir « comme maître et possesseur de la nature » et mis en place la nouvelle compréhension du sujet qui a rendu cette position de maîtrise possible : l’homme faisant retour sur lui-même se comprend comme être pensant, sujet détaché du monde et de toute « substance corporelle »

La conception moderne du sujet, selon Taylor, doit beaucoup à l’approche de saint Augustin. L’auteur lui consacre un long développement dans sa deuxième partie, centrée sur l’émergence de l’intériorité dans la pensée occidentale, puis fait référence à de nombreuses reprises à la postérité d’Augustin.

L’intériorité augustinienne entre la contemplation platonicienne et la réflexivité cartésienne

Taylor analyse le passage de la conception grecque d’un ordre des choses, d’un cosmos hiérarchiquement ordonné, d’une nature nous disant le bien, à celle, moderne, d’un monde neutre, calculable, soumis à la maîtrise d’un agent désengagé. Ce nouveau rapport au monde est redevable de l’émergence de la science expérimentale au XVIIe siècle, et de l’essor des techniques permettant une relation instrumentale aux choses. C’est Descartes qui a particulièrement mis en relief la capacité humaine à devenir « comme maître et possesseur de la nature » et mis en place la nouvelle compréhension du sujet qui a rendu cette position de maîtrise possible : l’homme faisant retour sur lui-même se comprend comme être pensant, sujet détaché du monde et de toute « substance corporelle ». Cette expérience moderne de la subjectivité, montre Taylor, prend racine dans la pensée et l’œuvre d’Augustin.

La démarche augustinienne occupe, selon Taylor, une place intermédiaire entre l’idée platonicienne de l’accès au bien par une contemplation rationnelle d’un ordre déjà là, et l’idée cartésienne d’un ordre produit par la raison. Augustin est à la fois tributaire de la perspective (néo)platonicienne – le sujet est relié à un ordre transcendant qu’il découvre – et annonciateur de la démarche cartésienne – cet ordre est découvert au cœur de l’activité connaissante et du retour réflexif sur soi.

Le vocabulaire même utilisé par Augustin manifeste la nouveauté de sa démarche : il parle en faisant intervenir une double polarité intériorité/extériorité. A la différence de Platon, qui invite à tourner le regard vers un objet qui se donne à voir, les Idées, Augustin invite le sujet à se centrer sur lui-même, à descendre à l’intérieur de lui-même. « Il déplace l’attention du domaine des objets connus à l’activité même du connaître ; c’est là qu’il faut chercher Dieu » (p.177). Taylor reprend les paroles célèbres d’Augustin :

« Au lieu d’aller dehors, rentre en toi-même ; c’est au cœur de l’homme qu’habite la vérité. »[5]

Le but de ce retour sur soi est donc l’accès à la relation à Dieu. On est loin, en ce sens, d’une perspective solipsiste, ou athée : l’accès à l’intériorité est accès à soi comme être en relation, et en relation à cet Autre qu’est Dieu. Par là apparaît bien la conception chrétienne de l’être humain comme image et ressemblance de Dieu ; Augustin cherche ainsi les vestiges de la Trinité dans l’âme humaine, dans les différentes facultés humaines (qui constituent deux « trinités » : esprit, connaissance, amour ; mémoire, intelligence, volonté) .

« L’âme peut se ressouvenir du Seigneur pour se tourner vers lui, comme vers la lumière qui la touchait en quelque manière, lors même qu’elle se détournait de lui. »[6]

Cette vérité à laquelle l’être humain accède à l’intérieur de lui-même, il découvre en même temps qu’il ne la produit pas, qu’elle l’excède de toutes parts. L’esprit humain se découvre donc dépendant d’une source morale qui le dépasse : Dieu, et qui en même temps est liée à l’intériorité du sujet, à l’intimité de la présence à soi :

« Toi, ô Dieu, lumière de mon cœur, pain de la bouche intérieure de mon âme, vertu qui féconde mon intelligence et le sein de ma pensée. »[7]

Pour Taylor, c’est là que se situe la césure décisive opérée par la pensée de Descartes : il radicalise l’expérience réflexive d’Augustin. « Descartes fait opérer à l’intériorité augustinienne un virage radical. […] Il situe les sources morales en nous » (p.193).

 Descartes demeure imprégné par la perspective chrétienne : Taylor rappelle la preuve de l’existence de Dieu de la Troisième Méditation : « Je ne pourrais pas avoir l’idée de moi-même comme être fini, si je n’avais déjà, implantée en moi, cette idée d’infini et de perfection » (p. 190)

Cependant, la rupture n’existe que sur fond de continuité : Descartes demeure imprégné par la perspective chrétienne : Taylor rappelle la preuve de l’existence de Dieu de la Troisième Méditation : « Je ne pourrais pas avoir l’idée de moi-même comme être fini, si je n’avais déjà, implantée en moi, cette idée d’infini et de perfection » (p. 190). C’est dans le retour réflexif sur lui-même que l’homme accède tout à la fois à la saisie de sa finitude et à un infini qui l’excède ; on peut d’ailleurs noter que dans le parcours des Méditations, la sortie du doute n’est possible que grâce à l’existence reconnue de Dieu : le cogito n’a d’appui que parce qu’il trouve une fondation ultime en Dieu. Les successeurs de Descartes négligeront largement cet aspect, mais le rappel de l’ascendance augustinienne de Descartes permet de mieux comprendre la complexité des approches modernes du sujet.

La double postérité du sujet augustinien : désengagé ou auto-impliqué ?

L’approche cartésienne insiste sur le désengagement du sujet à l’égard du monde, lui permettant ainsi de le calculer, de l’instrumentaliser. Taylor analyse comment cette objectivation radicale du monde n’a été rendue possible que par une subjectivité radicale. Parce que l’homme s’est extrait du sensible, en mettant en œuvre une raison calculatrice, il a pu se soumettre les choses, considérées de manière quasi-abstraite, abstraction faite de leurs qualités secondes, de leurs déterminations sensibles. Selon Taylor, c’est Locke qui pousse à l’extrême cette perspective, par la définition d’un moi ponctuel, atomisé, totalement indépendant à l’égard de toute tradition, autorité ou habitude.

Cette conception d’un sujet désengagé, pouvant s’accompagner d’un atomisme politique (illustré par les théories du contrat social) ne représente qu’un versant de la postérité d’Augustin. Celle-ci présente une autre face, symétrique : au désengagement du sensible propre à la démarche instrumentale s’oppose l’engagement dans le sensible de la recherche de soi. A l’abstraction et à la généralisation mathématiques s’opposent la singularité irréductible de l’analyse personnelle. « Nous descendons en nous, mais pas nécessairement pour y trouver Dieu ; nous y descendons pour découvrir ou conférer un certain ordre, un certain sens, ou une certaine justification à nos vies. Rétrospectivement, nous pouvons considérer Les Confessions de saint Augustin comme la première œuvre d’un genre littéraire qui comprend l’ouvrage du même titre de Rousseau, Poésie et vérité de Goethe, le Prélude de Wordsworth – à cela près que l’évêque d’Hippone a plus d’un millénaire d’avance sur ses successeurs » (p. 234). Montaigne est une figure paradigmatique de la quête de l’universel par la médiation de l’introspection attentive aux détails.

Revenir à Augustin fournit donc un éclairage intéressant d’un des paradoxes du sujet moderne, à la fois chantre d’une rationalité procédurale universelle et examinateur attentif de ses sentiments propres.

Le double héritage spirituel d’Augustin : à l’œuvre en une volonté divisée, la grâce ou la raison ?

La postérité d’Augustin est également décisive dans le domaine religieux, et, par extension, dans la formation d’une nouvelle conception de la société, à travers la valorisation de la vie ordinaire . Celle-ci fait l’objet de la troisième partie de l’ouvrage de Taylor. Si la référence à Augustin est moins directe, elle n’en demeure pas moins prégnante. En effet, la théologie de la Réforme a été marquée par la conception augustinienne de la grâce. Celle-ci, associée à la contestation des médiations ecclésiales et sacramentelles du catholicisme, contribue à valoriser l’accueil du don de Dieu à travers toutes les activités quotidiennes ordinaires. Il s’agit de s’engager pleinement dans les activités de ce monde, tout en étant détachés des objets du monde, ceux-ci devant être référés à Dieu. La grâce divine est essentielle dans la mesure où, seule, elle permet à l’homme d’orienter sa volonté, déchirée par un conflit intérieur, vers le bien.

La source d’unité et de plénitude qu’Augustin n’a trouvée qu’en Dieu se découvre désormais à l’intérieur du moi

Le regard pessimiste porté sur la condition humaine est qualifié par Taylor de conception « hyperaugustinienne » : il montre comment certaines théories, notamment celles, naturalistes, des « sentiments moraux » (de Shaftesbury ou Hutcheson), se sont développées en réaction contre cette conception pessimiste (dont Locke lui-même a hérité d’Augustin), pour affirmer un bien intérieur à la nature du cosmos lui-même.

La même transposition s’opère chez Rousseau, à travers l’idée d’une voix de la nature : « La source d’unité et de plénitude qu’Augustin n’a trouvée qu’en Dieu se découvre désormais à l’intérieur du moi » (p. 455). La distinction faite par Rousseau entre la volonté non pervertie et la volonté corrompue doit être rapportée à la doctrine augustinienne des deux amours, présentée dans la Cité de Dieu et dans le texte des Confessions, comme conflit des volontés.

« C’est que l’esprit ne veut pas à plein ; donc il ne commande pas à plein […] Il n’y a donc pas de prodige monstrueux, dans cette volonté partielle qui veut et ne veut pas, mais c’est une maladie de l’esprit qui ne se dresse pas tout entier, quand la vérité le soulève, parce que l’habitude l’alourdit.
Il y a donc deux volontés, parce qu’aucune d’entre elles n’est totale et ce qui est présent dans l’une est absent de l’autre.
»[8]

Taylor, de là , insiste sur la filiation augustinienne de Kant : la source intérieure n’est pas la nature, mais la loi morale : « La dette de Kant envers Augustin est aussi évidente que celle de Rousseau. Tout dépend d’une transformation de la volonté. […] Par l’intermédiaire de ses formulations protestantes et piétistes, l’influence de la pensée d’Augustin sur Kant est parfois irrésistible. Kant a un sens aigu du mal humain […] » (p. 458-459). La position rationaliste de Kant trouve donc pour une part son origine dans l’expérience chrétienne. Il s’agit finalement, à travers l’impératif catégorique et l’affirmation du respect dû à tout être humain, d’une « version laïque de l’agapè implicite dans la raison elle-même » (p. 460). L’on passe alors d’une intériorité liée à Dieu à une intériorité sans transcendance.

De façon générale, Taylor montre comment la perspective croyante d’Augustin va être reprise, souvent sans sa référence chrétienne, mais comme tremplin pour « une mutation qui se réalisera en dehors de la foi chrétienne »(p.402). Il est donc vital pour l’autocompréhension que le sujet moderne peut acquérir de lui-même qu’il reconnaisse la pluralité de ses sources culturelles et spirituelles, y compris religieuses, souvent occultées dans le discours. Si certaines positions se sont élaborées contre elles, elles ne se seraient pas développées sans elles. Et, à oublier ces sources qui l’ont irriguée, la pensée contemporaine risque bien de s’asphyxier !

Cécile RENOUARD
Religieuse de l’Assomption
Paris

Echos de la sensibilité d’Augustin chez les Maghrébins d’aujourd’hui, par Jean-Marie Vigneron

Jean-Marie Vigneron, Augustin de l’Assomption, a exercé son ministère à Marseille pendant 30 ans au cours desquels il eut beaucoup de contacts avec le Maghreb : travail avec l’équipe au service des migrants, nombreux séjours en Tunisie, pastorale du tourisme en Tunisie, correspondance avec le Maghreb. Il a séjourné pendant plusieurs années en Tunisie. Ses grand-mères étaient berbères.

Pour bien comprendre saint Augustin, son tempérament, sa sensiblité, il me semble nécessaire de connaître l’univers psychologique du Maghrébin contemporain. Nous le découvrons surtout à travers les relations personnelles, la littérature maghrébine (les romans), la musique, les chansons et les arts. Mais pour illustrer notre recherche, nous nous en tiendrons à l’approche humaine, lieu privilégié de la rencontre et de la compréhension de l’autre. Et chaque fois que nous le pourrons, nous mettrons en parallèle un aspect de la pensée maghrébine avec Augustin, perçu à travers ses écrits et sa correspondance.

La force de l’amitié

Le trait commun essentiel, aux Maghrébins et à saint Augustin, est sans conteste l’amour et l’amitié

Le trait commun essentiel, aux Maghrébins et à saint Augustin, est sans conteste l’amour et l’amitié. Comme Augustin, les Maghrébins aiment les relations, ils recherchent les contacts. Ils sont simples, directs et francs. Rien ne les réjouit plus que d’être en compagnie de leurs amis et ils mettront tout en ouvre pour agrandir le cercle de leurs amitiés. Celui qui vient à eux, le cour ouvert et attentif, deviendra, à coup sûr, leur ami. Si c’est vous qui les accueillez, ils vous en seront définitivement reconnaissants. En fin psychologues qu’ils sont, ils savent reconnaître, très vite, la solidité ou, au contraire, la fragilité d’une amitié naissante. C’est souvent à travers leurs lettres que s’expriment le mieux les nuances de leur amitié. Leur regret aussi de votre absence (les extraits des lettres sont empruntés à ma correspondance avec des amis maghrébins ):

Hédi : « A cette heure tardive de la nuit où je t’écris, je revois toutes ces choses et tous ces lieux que nous avons découverts ensemble ! Jamais, non jamais , je n’oublierai les moments que tu m’as fait passer à Marseille, ni les amis que tu m’as fait connaître. Tes lettres me font du bien et me donnent du courage. Grâce à elles, je me sens revivre à nouveau. »

Augustin (à son ami Zénobe) : « Mon esprit te voit en lui-même tel que tu es, simple et vrai, tel qu’on peut t’aimer sans inquiétude ; et cependant, je te l’avoue, lorsque tu t’éloignes et qu’une certaine distance nous sépare, je désire, tant qu’il est possible, ta parole et ta présence ! » (Lettre 2)

Les Maghrébins misent beaucoup sur l’amitié pour construire des relations avec les autres. Il est bon de le savoir, car cela est primordial pour construire un monde fraternel et faire tomber les frontières qui passent par notre cour.

Hakim  : « Mon ami, j’ai lu et relu ta dernière lettre. Il y a une phrase que je ne peux pas oublier car elle m’a fait comprendre pourquoi il existe toujours des fleurs, des oiseaux et tout ce qui est beau dans ce monde dans lequel nous vivons : « J’ai fait de l’amour ma règle de vie ». C’est la plus belle phrase que j’ai jamais entendue ou lue ! Je m’efforce toujours d’aimer mon prochain, de le respecter, mais je bute sans cesse sur l’incompréhension, le mépris, l’égoïsme. Alors je rêve, j’ai bâti mon monde selon mon idéal – le tien – , un monde où l’Amour est le seul lien possible entre les hommes. De partager cet idéal avec toi me rend heureux et optimiste ! »

Augustin (à son ami Célestin) : L’amour est une dette qui ne s’efface pas. On a beau s’en acquitter, on la doit encore. C’est quelque chose qu’on ne perd pas en le rendant, mais qui redouble en quelque sorte en le restituant. car pour payer en retour l’affection des autres, il faut en avoir également, ce qu’on ne peut faire qu’en possédant soi-même un même fond d’amour. C’est un sentiment qui grandit au plus profond de l’homme, à mesure qu’il le manifeste, et qui devient d’autant plus grand que plus de personnes en sont l’objet. L’amour fait ce qu’il peut pour être payé de retour ! » (Lettre 192).

Les Maghrébins sont particulièrement sensibles aussi aux événements, aux épreuves, aux tristesses de leurs amis. A l’occasion d’un deuil – celui de mon père en l’occurrence – ils écrivent :

Abdeljelil  : « Ta lettre m’a fait beaucoup de peine. Il a fallu que notre ami Tahar la prenne de mes mains pour la lire, en me regardant étonné ! Je suis désolé par la mort de ton papa. Cela me touche et, pourtant, c’est la volonté de Dieu ! Courage . Je suis auprès de toi et tu verras comment je resterai fidèle. »

Kader  : « J’aurais voulu être près de toi pour te soutenir et partager avec toi ces moments pénibles. Que Dieu nous donne la force de supporter, sans fléchir, cette perte et bénisse la mémoire de ton père. Je l’implore aussi de t’assister et de te préserver . »

Augustin (à Proba, une veuve ) : « Oui, dans l’anxiété, l’abattement, l’épreuve de la souffrance, dans la tristesse de l’exil, les coups durs, qu’on ait près de soi des hommes bons qui savent non seulement se réjouir avec ceux qui sont dans la joie, mais aussi pleurer avec ceux qui pleurent, et ont l’art de dire le mot qui fait du bien : toutes ces épreuves s’adoucissent, le fardeau s’allège, les difficultés sont assumées. Ainsi dans tout ce qui touche l’homme ici-bas, sans un ami, rien n’est amical à l’homme » (Lettre 130).

La recherche d’amitiés privilégiées est la hantise des Maghrébins, surtout chez les jeunes. En cela, ils sont bien les héritiers d’Augustin qui avait su s’entourer de telles amitiés dès sa jeunesse : Nébridius, Alypius. Amitiés qui les feront grandir ensemble dans un partage de vie et de foi.

Khaled  : « J’ai vécu de bons moments pendant ta présence parmi nous : tes amis, mieux, tes fils ! Tu es notre père et le lien qui nous unit est l’amitié, une amitié forte, durable, basée sur la fidélité, la confiance et l’aide mutuelle. Il faut être très courageux pour parler de l’amitié. L’amitié est faite de toutes les valeurs de l’humanité et surtout de l’amour ! Tu es le père de cette amitié. Ce qui donne de la valeur à cette amitié, c’est ton amour et l’aide que tu nous donnes sans cesse ! Etre vivant, c’est vivre d’amitié. Dieu t’a envoyé pour nourrir nos esprits et nos cours par ton amour. »

Augustin  (à Proba) : « L’amitié, quant à elle, ne supporte pas de limites ; elle embrasse tous ceux à qui sont dus amour et dilection ; bien que l’on puisse avoir plus d’affection pour les uns que pour les autres, il n’est personne qui n’ait droit à notre amour, sinon au nom de l’amitié, du moins en raison de notre commune nature humaine qui nous unit les uns aux autres. Mais l’amitié qui nous charme le plus est celle dont nous recevons les marques en toute pureté et simplicité. Quand nous avons de tels amis, il nous faut demander à Dieu de nous les garder ; quand nous n’en avons pas, il faut le prier de nous en donner » (Lettre 130).

Le goût du partage

Très attentifs à vos paroles, à vos gestes, à vos regards, à vos écrits, ils les interprètent rapidement et modèlent aussitôt leur comportement en fonction de ce qu’ils ont perçu de vous, ensuite leur attitude à votre égard ne se modifie plus sur l’essentiel et leur amitié vous sera définitivement acquise

La finesse psychologique et la finesse de jugement du Maghrébin sont bien connues. Ce « don », si je puis dire, ils l’appliquent dans leurs relations amicales. Très attentifs à vos paroles, à vos gestes, à vos regards, à vos écrits, ils les interprètent rapidement et modèlent aussitôt leur comportement en fonction de ce qu’ils ont perçu de vous, ensuite leur attitude à votre égard ne se modifie plus sur l’essentiel et leur amitié vous sera définitivement acquise. Acquise ne signifie pas qu’elle ne connaîtra pas de variations. Tout être vivant évolue en se renouvelant ! Franche, loyale, l’amitié ne connaîtra pas de limites et sera toujours offerte ! Le Maghrébin d’aujourd’hui, comme Augustin, possède une « capacité de sympathie » peu commune. Il aime créer des réseaux d’amitié.

A la suite d’une étude que j’ai faite sur la « conscience et la sensibilité maghrébines » (1992), appuyée sur des centaines de lettres d’amis maghrébins, la plupart d’entre eux ont souhaité se rencontrer. Cette rencontre a eu lieu un jour mémorable, à Carthage., rue Saint-Augustin ! De là est né, il y a dix ans, un réseau de solides amitiés, d’entraide et de partage. Je relis encore avec émotion ce passage d’une lettre de Khalid, reçue peu de temps après notre rencontre  : « Tu es le père, tu es le père de cette amitié que tu as créée, tu l’as fait naître et vivre dans le cour de chacun de nous. nous sommes tes fils ! »

Ils savent bien, je leur ai dit, que saint Augustin, dont ils sont fiers, aimait un tel partage de vie avec ses amis. D’ailleurs, beaucoup d’entre eux ont lu ses Confessions . Elles leur parlent au cour et ils se reconnaissent à travers les étapes de son enfance, de son adolescence et de sa jeunesse et, tout autant, dans son désir d’une vie amicale commune. Comme lui, ils sont passionnés par les débats intellectuels, philosophiques, existentiels !

Kader  : « Cher ami, c’est avec une grande joie que je t’écris à l’occasion de ton anniversaire, malgré la présence dans mon esprit d’un tas de problèmes et de beaucoup de difficultés : sociales, psychologiques, et même sentimentales. Tout cela m’empêche de t’écrire régulièrement et gêne le bon déroulement de notre dialogue ! Je ne sais pas dans quel « climat » tu vas célébrer ce jour, mais si tu savais combien j’ai souhaité être là-bas (à Marseille), avec toi, pour partager tes joies ! Mes souvenirs m’ont conduit au 3 décembre de l’année dernière quand nous étions autour de la table avec Chafik et Mohamed ! Notre conversation s’était déroulée sur le thème de la justice, de l’amitié et de l’amour, avec une grande franchise. En effet, pour moi, rien n’est plus grand que ce partage de la véritable personnalité de chacun. Malgré la distance, je célèbrerai ce jour seulement avec mes souvenirs et mes rêves ! »

Augustin  : « La chance pouvait me sourire, je n’avais pas de goût à m’emparer d’elle, car, à peine saisie, elle s’envolait. Nous en gémissions entre amis, mes compagnons de vie et moi. C’était surtout avec Alypius et Nébridius le fond de nos conversations intimes. Alypius était mon cadet, il avait étudié chez moi (Thagaste), puis à Carthage. Il m’aimait beaucoup parce que je lui paraissais bon et instruit et moi, je l’aimais parce qu’il avait, assez développé pour son âge encore tendre, un grand fond de vertu. Nébridius également avait quitté son pays, voisin de Carthage. Il était venu à Milan sans autre motif que de vivre en ma compagnie dans un amour tout de flamme pour la vérité et pour la sagesse. Il éprouvait mêmes fluctuations, ardent quêteur de vie heureuse et très subtil scrutateur des plus difficiles problèmes. » ( Confessions VI, 10-17)

Cette avidité de vie commune est bien l’un des traits marquants de la psychologie des Maghrébins. Aujourd’hui encore, elle se manifeste non seulement sur le plan des liens affectifs très forts mais aussi sur celui d’un vouloir « vivre ensemble » que l’on peut constater aisément dans les grandes cités des banlieues de nos villes. On retrouve ce désir et ce besoin chez Augustin :

Augustin (à Nébridius) : « Jamais aucune difficulté sur lesquelles tu m’as consulté n’a autant agité mon esprit que le reproche que je trouve dans ta dernière lettre. Tu dis que j’évite de chercher les moyens qui nous permettraient de mener une vie commune. De solides raisons établissent que nous pouvons nous donner cette commune satisfaction plus facilement ici qu’à Carthage et même à la campagne. J’ai ici (Thagaste) des amis qui ne pourraient m’accompagner et qu’il n’est pas permis de quitter. Faut-il que j’aille et vienne sans cesse, pour être tantôt avec eux, tantôt avec toi ? Mais cela ne serait pas être ensemble, ni vivre selon tes vues » (Lettre 10).

La beauté de la création

Un autre amour me semble commun à saint Augustin et au Maghrébin contemporain : celui de l’univers, et cela recouvre la création tout entière. y compris l’homme ! Pris en ce sens très large, je crois pouvoir dire que les Maghrébins vivent en harmonie avec leur univers

Un autre amour me semble commun à saint Augustin et au Maghrébin contemporain : celui de l’univers, et cela recouvre la création tout entière. y compris l’homme ! Pris en ce sens très large, je crois pouvoir dire que les Maghrébins vivent en harmonie avec leur univers. La mer, la forêt, les fleurs, les fruits, les animaux, le soleil, les odeurs. tout ce qui « impressionne » leurs sens, les charme et les réjouit. Ils aiment sentir le contact de la terre, de l’eau, du vent, du soleil, avec leur corps. Ce qui contribue à leur donner, chez eux, un équilibre de vie qu’ils risquent de perdre très vite, lorsque, migrants, ils viennent vivre en Europe. parmi nous ! Cet amour de la nature rejoint leur environnement humain. La « personne » comme réalité sacrée reçoit toute leur estime. Admiration dont une autre, ici-bas, est le prélude : le Créateur perçu dans la beauté de l’univers.

Hakim  : « Le printemps dans le Nord de l’Algérie s’installe avec ses multiples couleurs et son incomparable parfum ! Dans le grand désert, c’est la période des fleurs fugaces. Tous les soirs j’écoute de la musique, j’écris – surtout des lettres – assis dehors. J’ai l’odeur de l’herbe dans les narines et les senteurs du printemps. » – « Médéa est tout simplement splendide à cette saison, avec son air doux, ses senteurs, ses hirondelles, ses oiseaux. C’est la fête de la nature qui s’exprime avec éclat !»

Kader  : « Vivre en paix, dans l’espoir de laisser pour nos enfants les montagnes, la verdure, les roses et les oiseaux. » – « J’ai visité les environs de Fès, là où le printemps ” réside” réellement : les forêts, les montagnes, la neige, tout est d’une beauté incroyable ! Ce paysage ressemble nettement aux décors de la Provence où nous avons passé des journées entières à visiter les collines et les forêts. La Provence , avec ses villes et ses villages, avec ses hommes, avec nos amis de toujours, habite en permanence dans ma mémoire et dans mon cour. »

Pour parler de celui qui revient au pays après une longe absence, Kébir dira : « Il marche. sans cesse. Du lever du jour au coucher du soleil. Il ne sent pas l’épuisement de son corps. Il marche. Comme pour apprivoiser de nouveau la terre. Sa terre. En posant sur elle ses pieds nus. Sa chair. Il marchera sans cesse. Pour s’imprégner d’odeurs oubliées de ses sens. De couleurs qui sommeillent loin des yeux. Il marche. Pour réentendre des sons que les années ont voulu taire. Quelquefois, il s’installe sur un piton rocheux et, fixant le ciel, se laisse pénétrer de lumière pour boire à grandes gorgées cet éclat lumineux. qui l’emplit d’une ivresse bienfaisante. Il craint parfois que cette lumière cesse d’éclairer le monde. Il aime l’apparence des choses lorsque son regard se voile. » (Evocation de saint Augustin, dans « Thagaste », de Kébir Ammi).

Admirant la beauté de la création et glorifiant son créateur, Augustin écrira dans ses commentaires sur les psaumes :

« Cette harmonie de la création, cet ordre si parfait, qui s’élevant des êtres inférieurs aux êtres supérieurs, descendant du plus haut au plus bas, sans faille, sans interruption. dans une diversité admirable de ses éléments, tout cet ensemble loue le Seigneur ! » ( Ps 144).

« Je vois l’immensité des mers : elle m’étonne et me ravit, mais j’en cherche l’auteur. Je regarde le ciel, la beauté des étoiles, j’admire la splendeur du soleil qui suffit à faire le jour, et la lune qui nous rend la nuit si douce. J’admire, mais j’ai soif de Celui qui a fait cela ! » (Ps 41)

La rencontre, et la prise de conscience de la parenté, entre saint Augustin et le Maghrébin contemporain, s’opère dans cet extrait d’un article d’un journaliste algérien né à Souk-Ahras :

« Ma première vraie rencontre avec saint Augustin (eut lieu) dans une auberge de jeunesse à Toulouse. (C’est là) que j’ai lu pour les première fois les Confessions intégralement, car cette lecture m’a passionné surtout quand j’ai su que l’auteur de ce chef d’ouvre est mon compatriote. Avoir rencontré Augustin dans l’élan de ma misère humaine et de mon scepticisme existentiel m’a permis de l’aborder sans complexe philosophique ou théologique, simplement comme un nouvel ami qui entrait dans ma vie sans frapper et l’enrichissait de son expérience personnnelle. De ma relation avec le docteur de l’Amour et de la Charité , j’ai appris une chose formidable et sensationnelle, qui a bouleversé ma vie, c’est l’art d’aimer » (Kamel Mellouk).

Entre Augustin et Kamel, Hakim, Khaled, Kader, Hédi, Abdeljelil. la déchirure est comblée. L’amour seul demeure, offert et partagé.

Jean-Marie VIGNERON
Augustin de l’Assomption
Bonnelles