Itinéraires Augustiniens n°37 : Le mystère pascal

La fête de Pâques donnait lieu à quinze jours de « vacances » : sept jours avant, sept jours après. Procès et affaires étaient suspendus. On se pressait dans les églises plus que d’habitude. « Tout le monde court à l’église aujourd’hui », observe Augustin. « Il y a grande foule ici, ceux qui n’ont pas l’habitude de venir sont venus » ( En. in Ps . 21). C’est à cet auditoire disparate qu’il s’adresse, pour l’ouvrir à l’intelligence de la fête. Ces vacances de Pâques étaient souvent épuisantes pour sa faible santé.

Editorial

Christ est ressuscité

La fête de Pâques donnait lieu à quinze jours de « vacances » : sept jours avant, sept jours après. Procès et affaires étaient suspendus. On se pressait dans les églises plus que d’habitude. « Tout le monde court à l’église aujourd’hui », observe Augustin. « Il y a grande foule ici, ceux qui n’ont pas l’habitude de venir sont venus » ( En. in Ps . 21).

La fête de Pâques donnait lieu à quinze jours de « vacances » : sept jours avant, sept jours après. Procès et affaires étaient suspendus. On se pressait dans les églises plus que d’habitude. « Tout le monde court à l’église aujourd’hui », observe Augustin. « Il y a grande foule ici, ceux qui n’ont pas l’habitude de venir sont venus » ( En. in Ps . 21). C’est à cet auditoire disparate qu’il s’adresse, pour l’ouvrir à l’intelligence de la fête. Ces vacances de Pâques étaient souvent épuisantes pour sa faible santé.

  Pâques revêt un caractère d’autant plus important pour Augustin qu’à la différence de Noël, on y célèbre non un simple souvenir, mais un « sacrement ».

Commencé avec le carême, le cycle pascal s’achevait à la Pentecôte. Avant Pâques, explique Augustin, c’est le temps de la souffrance, après, c’est le temps de la joie. Parce que dans le Christ, le passage s’est déjà accompli de l’un à l’autre, l’Eglise peut chanter  Alleluia, mot qui signifie : louez Dieu.

Ce n’est cependant pas encore la « véritable louange », car l’Eglise vit encore sous le signe de la passion. « Si nous multiplions dans l’Eglise les louanges à Dieu après la Résurrection , c’est pour figurer la louange éternelle qui suivra notre résurrection : la Passion du Sauveur exprime notre temps à nous, le temps de nos larmes » ( Sermon 254, 5).

Dans la théologie d’Augustin, ce temps des larmes, figuré par la Passion , est inséparable du temps de la joie. Le signe distinctif du chrétien, ce n’est pas la foi en la Passion du Christ, signe d’une condition humaine pleinement assumée, mais la foi en sa Résurrection, promesse de notre propre résurrection. Ce qui s’est accompli pour la Tête se réalisera aussi pour le Corps.

« Par sa passion le Seigneur est passé de la mort à la vie ; et il nous a ouvert la voie, à nous qui croyons en sa Résurrection, afin que nous passions, nous aussi, de la mort à la vie. Ce n’est pas grand-chose de croire que le Christ est mort, cela les païens et les juifs et tous les iniques le croient. Tout le monde croit qu’il est mort ; la foi des chrétiens, c’est la Résurrection du Christ » ( En. in Ps 120, 6).

Pâques revêt un caractère d’autant plus important pour Augustin qu’à la différence de Noël, on y célèbre non un simple souvenir, mais un « sacrement ». La Résurrection du Christ est pour lui un événement indiscutable. « Que le Christ soit ressuscité des morts le troisième jour, pas un chrétien ne le met en doute » ( Sermon Guelf . 5, 4). Au-delà de l’événement historique, Augustin cherche à en faire comprendre le sens sacramentel, notre propre passage de la mort à la vie, des ténèbres à la lumière, symboliquement célébré au cours de la veillée pascale.

Augustin ne cesse de s’étonner devant le mystère pascal, mystère qui nous est connu grâce à ceux qui ont vu et entendu. Notre étonnement devrait être au moins à l’égal du leur au matin de Pâques. « Nous croyons leur parole, eux n’en croyaient pas leurs propres yeux » ( Sermon 231, 1).

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

Le temps pascal Sermon 254

  Que signifie alleluia  ? Louez Dieu.

Ce temps [1] que nous passons dans les souffrances et les gémissements est figuré par les quarante jours qui précèdent Pâques, et le temps de la joie qui viendra ensuite, le temps du repos, de la félicité, de la vie éternelle, du règne sans fin, mais à venir, est signifié par les cinquante jours pendant lesquels résonnent les louanges de Dieu…Le temps de la joie, du repos et du règne que représentent ces jours est exprimé par l’ alleluia. Mais ce temps des louanges n’est pas encore venu pour nous. En ce moment nous soupirons vers cet alleluia.

Que signifie alleluia  ? Louez Dieu. Nous ne pouvons encore formuler la véritable louange. Si nous multiplions dans l’Eglise les louanges à Dieu après la Résurrection , c’est pour figurer la louange éternelle qui suivra notre résurrection : la Passion du Seigneur exprime notre temps à nous, le temps de nos larmes…

La laideur de ce temps est donc un signe : mais que cette laideur soit pour nous un signe de fertilité.

Demandons-nous donc ce que signifie ce mot : « Nous l’avons vu ! » En quel état l’avons-nous vu ? «  Il n’avait ni beauté ni éclat. » (Is 53, 2) Pourquoi ? Interrogeons un autre prophète : « Ils ont compté tous mes os » (Ps 21, 18). On a compté les os de ce pendu ! Quelle vue repoussante que celle du Crucifié ! Mais de cette laideur est sortie sa beauté. Quelle beauté ! Celle de sa résurrection : il était alors le plus beau des enfants des hommes (Ps 44, 3).

Louons donc le Seigneur, frères, nous attachant à la fidélité des promesses dont nous n’avons pas reçu encore l’accomplissement. Est-ce donc peu de chose d’avoir pour débiteur Celui qui nous a engagé sa parole ? Cette garantie que Dieu nous donne sur sa parole nous la tenons de sa bonté, et nous n’avons de nous-mêmes aucun titre à l’exiger.

Saint Augustin

Augustin en son temps
Le mystère pascal au coeur de l’année liturgique, par Nicole RAIMBERT – Augustin et le mystère pascal, interview de G. MADEC par Jean-Paul SAGADOU

Le mystère pascal au coeur de l’année liturgique, par Nicole RAIMBERT

« Le Seigneur Jésus-Christ, en se faisant chair,
a donc donné à notre chair l’espérance. Il a pris ce que nous connaissons
si bien sur cette terre : la naissance et la mort.
Ressusciter et vivre éternellement y était inconnu. »

Enseigner la parole de Dieu, célébrer la liturgie avec les fidèles sont des missions importantes de l’évêque. Augustin les prenait très à cœur. « Pendant 40 ans, il a prêché régulièrement non seulement à Hippone, dans sa propre église… mais encore dans beaucoup d’autres villes et villages : à Carthage, à Tagaste, partout où le portaient ses nombreux voyages à travers l’Afrique du Nord. » Il prêche le Dimanche, mais aussi en semaine. Au cours de la semaine de Pâques, qui est particulièrement solennelle, il va prêcher tous les jours. La Bible fournit la matière habituelle de ses sermons. Sa connaissance intellectuelle est mûrie par la prière. Il enseigne le Christ et le Christ crucifié. Le Sauveur dont il parle est le Sauveur vivant qui l’a saisi lui-même.

L’année liturgique fournit le cadre habituel de sa prédication. Pendant le Carême et jusqu’à la Vigile pascale, il porte une attention toute particulière aux candidats au baptême (competentes) et l’essentiel de sa prédication est pour eux, y compris après la semaine pascale où il s’adresse aux nouveaux-nés (infantes), qu’il désigne encore comme des « nouvelles plantes » dans l’Eglise. Il les exhorte et les encourage, leur présentant toute l’histoire du salut et les invitant à la charité. L’Ascension, la Pentecôte ainsi que la fête de saints (saint Jean-Baptiste, saints Pierre et Paul…) sont aussi l’occasion de sermons particuliers.

1. Sur le Verbe de Dieu

Le mystère pascal se profile dès l’Incarnation, dans l’abaissement, la kénose du Fils, lui qui s’est fait pauvre. « O pauvreté ! Voilà le chef des pauvres que nous cherchions : le pauvre dont est membre le vrai pauvre que nous avons trouvé » (Sermon 14). Fils de Dieu, fils de l’homme : saint Augustin se plaît à en souligner le paradoxe :

« Pour sa naissance humaine, il voulut avoir un jour, alors que sans son ordre divin ne se déroule aucun jour. Il est auprès du Père avant la série des siècles ; mais en ce jour, né de sa mère, il est entré dans la suite des années. Il s’est fait homme, lui qui fit l’homme ; il suce le lait, lui qui régit les astres. Lui le pain, il a faim ; source, il a soif ; lumière, il dort ; chemin, il est fatigué du chemin ; vérité, il est accusé par de faux témoins ; juge des vivants et des morts, il est jugé par un mortel ; justice, il est condamné par des injustes.. .La force est affaiblie, le salut blessé, la vie mise à mort » (Sermon 191).

Admirable échange où le Fils prend la totalité de la condition humaine dans sa propre naissance et sa mort pour la conduire à la vie :

 Le Seigneur Jésus-Christ, en se faisant chair, a donc donné à notre chair l’espérance.

« Le Seigneur Jésus-Christ, en se faisant chair, a donc donné à notre chair l’espérance. Il a pris ce que nous connaissons si bien sur cette terre, ce que nous y trouvons en abondance : la naissance et la mort. Naître et mourir, voilà ce qui abonde ici-bas ; ressusciter et vivre éternellement y était inconnu. Il a trouvé ici ces viles marchandises de la terre, mais celles du ciel il les a fait aussi passer par cette terre. Tu crains la mort, aime la résurrection » (Sermon 124, 4).

Saint Augustin explique ainsi aux nouveaux baptisés la nature de ce Verbe de Dieu qui vient les illuminer :

« Quelle est la grandeur de ce Verbe ? Quelle est la nature de ce Verbe ? Tout a été fait par lui. O Seigneur, écoutez-nous : vous nous avez faits ; faites-nous encore. Faites-nous bons puisque déjà vous nous avez faits lumineux ; les voici, en vêtements blancs, ces baptisés resplendissants de lumière, qui par moi, écoutent votre Verbe. Illuminés par votre grâce, ils se tiennent tout près de vous. C’est vraiment le jour que le Seigneur a fait. Mais fassent leurs efforts, fassent leurs prières, qu’au lendemain de ces fêtes pascales, elles ne deviennent plus ténèbres, ces âmes qui sont devenues lumière par un miracle et un bienfait de Dieu ! » (Sermon 120, 3).

2. La préparation au baptême

  Toi qui étais mauvais serviteur, prépare-toi à être fils

Juste avant le début du Carême, saint Augustin appelle les catéchumènes (déjà marqués du signe de la croix) au baptême. « Que chaque chrétien qui est encore catéchumène, travaille à la rémission de ses péchés… Viens à la grâce. Toi qui étais mauvais serviteur, prépare-toi à être fils » (S.Bibl.Cas II, 114,3-4). On chante le psaume 41 : « Comme le cerf aspire après les sources vives, ainsi mon âme aspire après toi, mon Dieu.» Augustin commente : « On comprend bien que c’est le cri de ceux qui, n’étant encore que catéchumènes, se hâtent vers la grâce du saint baptême.» Commence alors un temps de pénitence et d’enseignements quotidiens à l’église. Il les instruit sur la foi, la prière, le baptême. Il les exhorte d’abord à la communion fraternelle.

2.1 La charité fraternelle

« Les jours saints que nous passons présentement dans l’observance du Carême nous invitent à vous parler de la bonne entente fraternelle. Que quiconque a un grief contre un autre (Col 3,13) y mette fin sinon comment prier le Notre Père ? » (Sermon 211, 1)

« Voilà. J’ai achevé de vous dire ce que …spécialement en ces jours où vous vous adonnez au jeûne, aux exercices de piété, à la continence – ce que vous avez à faire pour vous réconcilier avec vos frères (Sermon 211, 6). L’apôtre dit : Il arrivera que tout homme qui invoquera le nom du Seigneur sera sauvé (Rm 10,13). C’est vers ce salut que vous vous hâtez, vous qui vous êtes fait inscrire parmi les candidats au baptême. Ce salut n’est pas pour un petit moment mais pour l’éternité » (Sermon 213).

Quinze jours avant Pâques, la nuit du Samedi au Dimanche, se déroule une veillée de prière avec chants des psaumes, où les « aspirants » renoncent à Satan : « Que nul ne regarde en arrière. Approchez-vous du Seigneur avec un cœur contrit. Lui- même vous sauvera si vous êtes humbles d’esprit » (Sermon 216).

2.2 Le symbole des Apôtres

L’évêque leur donne le Symbole, qu’ils doivent apprendre par cœur pour le réciter huit jours après, le samedi de la « reddition du Symbole ».

 Recevez la règle de la foi, qu’on appelle le Symbole.

« Recevez la règle de la foi, qu’on appelle le Symbole. Et lorsque vous l’aurez reçu, gravez-le dans votre cœur et redites-le à vous-même chaque jour. Avant de dormir, avant de sortir, munissez-vous de votre Symbole. Ce que vous allez entendre, c’est ce que vous allez croire, et ce que vous aurez cru, votre langue doit le redire. Tout ce que vous entendez dans le Symbole est contenu dans les divines lettres des Saintes Ecritures. Lorsqu’on entend dire le Symbole, on ne l’écrit ni sur des tablettes, ni sur un autre matériau, mais dans son cœur » (Sermon 212)

Saint Augustin, qui leur commente phrase par phrase le Credo, souligne l’importance de la communauté qui accompagne les aspirants :

« Dans huit jours vous rendrez ce que vous avez reçu aujourd’hui. Vos parents qui vous reçoivent, qu’ils vous instruisent pour que vous soyez prêts (Sermon 213, 11). Personne ne peut être sauvé, s’il n’a prié; personne ne peut prier, s’il n’a d’abord cru. Si l’ordre des choses est tel qu’il faut d’abord croire, ensuite prier, aujourd’hui vous recevez le symbole de foi qui définit ce qui est à croire ; dans huit jours, la prière grâce à laquelle vous pourrez invoquer » (Sermon 213, 1).

2.3 La prière du Notre Père

  Cette prière vous encourage, non seulement à apprendre à demander à votre Père qui est dans les cieux ce que vous désirez, mais à apprendre aussi ce que vous devez désirer.

Le samedi suivant, une semaine avant Pâques, ils réciteront le Credo et l’évêque leur donnera le Notre Père à apprendre par cœur pour le prier avec la communauté lors de la vigile pascale. « Vous avez rendu le symbole qui contient le résumé de la foi. Je vous ai déjà dit ce que l’apôtre affirme : comment peut-on prier celui en qui on ne croit pas ? (Rm 10, 14) Or vous avez reçu, retenu et rendu ce qu’il faut croire de Dieu ; recevez donc aujourd’hui comment le prier » (Sermon 58, 1) Et saint Augustin commente le Notre Père. Dans un langage imagé et très concret il parle des deux ailes de la prière :

« Que les péchés soient pardonnés… Par les petites fentes du navire s’infiltre l’eau, se remplit la cale. Si l’on n’en tient pas compte, le navire sombre. Mais les matelots y veillent sans cesse, leurs équipes s’activent chaque jour pour vider la cale. Qu’ainsi s’activent aussi tes mains. Qu’elles donnent, qu’elles fassent de bonnes œuvres. Fais-le autant que tu le peux, fais-le avec ce que tu peux, fais-le joyeusement ; et ta prière obtiendra sûrement son effet. Elle aura deux ailes. Une de ces aumônes est celle du cœur, quand tu pardonnes à ton frère une offense ; l’autre est celle de tes mains, quand tu donnes au pauvre du pain. Fais l’un et l’autre, afin que ta prière ne reste pas avec une seule aile. Cette prière vous encourage, non seulement à apprendre à demander à votre Père qui est dans les cieux ce que vous désirez, mais à apprendre aussi ce que vous devez désirer. Cette prière, vous devez la dire tous les jours une fois que vous serez baptisés » (S. 58, 10).

3. La vigile pascale et le jour de Pâques

On arrive ainsi à la vigile pascale, au cours de laquelle les catéchumènes seront baptisés. Lectures, récitation du Symbole, baptême par immersion en trois fois, onction, imposition des mains… Les néophytes sont revêtus de vêtements blancs qu’ils porteront toute la semaine. Puis, pour la première fois, ils entendent la prière eucharistique, prient le Notre Père avec la communauté et communient.

3.1 La vigile pascale

La nuit… nuit de l’Incarnation, nuit de la Résurrection ! Une invitation à veiller en attente de la résurrection.

 La nuit… nuit de l’Incarnation, nuit de la Résurrection ! Une invitation à veiller en attente de la résurrection.

« En cette nuit le monde entier veille en l’honneur du Christ en une vigile particulièrement sainte et sacrée. A l’heure de son sommeil provisoire, nous célébrons la vigile, afin que maintenant que lui veille pour nous, nous restions infatigables en vue de la vigile éternelle du Ressuscité. Il a dormi pour que nous veillions, lui qui est mort pour que nous vivions. Veillons dans le souvenir de sa mort ; réjouissons-nous dans l’accueil de sa résurrection. Cette nuit, comme on le sait, se rattache au jour suivant que nous considérons comme le jour du Seigneur. Il devait évidemment ressusciter de nuit, puisque par sa résurrection il a illuminé nos ténèbres » (S. 223 B).

Dans un des sermons de la veillée pascale, saint Augustin commente le passage de la Genèse : Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre. « Si donc tu cherches Celui qui a fait, c’est Dieu qui a fait ; si tu cherches ce qu’il a fait, il a fait le ciel et la terre ; si tu cherches le moyen par lequel il l’a fait, c’est par la Parole, parole qu’il n’a pas faite. La Parole était latente dans le Père ; pour venir à nous, elle a pris une sorte de véhicule, elle a assumé la chair ; elle s’est avancée vers nous, et elle n’a pas quitté le Père… » (S. Denis II).

3.2 Le jour de Pâques

Le jour de Pâques célèbre le passage des ténèbres à la lumière. L’Eglise laisse éclater sa joie, avant-goût de la joie dans la cité d’en haut :

Vous avez devant vous des hommes qui viennent de naître : il leur a donné le pouvoir de devenir fils de Dieu.

« Vous avez devant vous des hommes qui viennent de naître : il leur a donné le pouvoir de devenir fils de Dieu. A qui ? A ceux qui croient en son Nom. La première naissance vient de l’homme et de la femme, mais la seconde naissance de Dieu et de l’Eglise. Merveilleux échange ! Il était Fils de Dieu et il est devenu fils d’homme. Vous étiez fils d’homme et vous êtes devenus fils de Dieu. Il a partagé avec nous nos malheurs pour nous donner son bonheur.Voici la joie, mes frères, la joie de votre assemblée, la joie dans les hymnes et les psaumes, la joie dans le souvenir de la passion et de la résurrection du Christ, la joie dans l’espérance de la vie future » (Sermon 229 B).

Augustin revient sur le sacrement de l’eucharistie et le déroulement de la liturgie. « Je vous avais promis à vous qui avez été baptisés, un entretien sur le sacrement de la table du Seigneur que vous voyez maintenant encore et auquel vous avez pris part dans la nuit dernière. Vous devez savoir ce que vous avez reçu, ce que vous recevez, ce que vous devriez recevoir chaque jour. Il vous est prouvé avec ce pain combien vous devez aimer l’unité » (Sermon 227).Saint Augustin compare les catéchumènes à des grains de blé qui ont été broyés par la Parole de Dieu. C’est un bon pain, nourriture d’unité et de communion fraternelle, que cette longue préparation au baptême a finalement produit.

« Vous avez été broyés.. .et vous avez commencé à être moulu par les jeûnes et les exorcismes. Ensuite, vous êtes venus vers les eaux, vous en avez été baignés, et vous avez été faits un. La chaleur de l’Esprit Saint a fait lever la pâte et vous êtes devenus le pain du Seigneur. Voilà ce que vous avez reçu. En voyant l’unité qui est la vôtre par ce qui a été fait pour vous, conservez précieusement cette unité en vous aimant les uns les autres et en restant attachés à la même foi, à la même espérance et à l’indivisible charité » (Sermon 229).

C’est aux nouveaux baptisés que je m’adresse maintenant et je leur demande d’être de bons grains et de ne point suivre la paille que le vent emporte, pour se perdre avec elle, mais de demeurer dans l’aire retenus par le poids de la charité, pour arriver au royaume de l’immortalité. Vous donc, plantes nouvelles de l’Eglise, je vous conjure, par ce que vous avez reçu, de tenir les yeux fixés sur Celui qui vous a appelés, qui vous a aimés, qui vous a cherchés lorsque vous étiez perdus, qui vous a éclairés après vous avoir retrouvés » (S. 228).

4. La semaine pascale

Durant la semaine pascale, les nouveaux baptisés vont se retrouver deux fois par jour pour la messe, des lectures et commentaires bibliques. « Suivant l’usage, nous lisons en ces jours la résurrection de notre Seigneur Jésus-Christ dans chacun des livres du saint évangile ». Un jour est réservé à Matthieu, un à Marc, un à Luc et trois jours à Jean.

La passion du Seigneur et sa résurrection nous montrent deux sortes de vies, l’une que nous supportons, l’autre que nous désirons. Nous faisons cette double expérience : naître et mourir.

« La passion du Seigneur et sa résurrection nous montrent deux sortes de vies, l’une que nous supportons, l’autre que nous désirons. Nous faisons cette double expérience : naître et mourir. C’est notre lot commun dans ce monde qui est nôtre. Or, notre Seigneur Jésus-Christ est venu dans notre monde nous apporter ses biens et porter avec patience nos maux » (Sermon 229 – Guelf 9).

Durant cette semaine, saint Augustin centre son enseignement sur le Christ mais il peut s’en prendre aussi à telle ou telle erreur et dénoncer les hérétiques. Dans un de ses sermons, il explique le sens de l’Alleluia :

« Deux époques ont été instituées pour nous : avant Pâques et après Pâques. L’époque antérieure à Pâques symbolise l’épreuve où nous sommes maintenant ; et ce que nous célébrons en ces jours qui suivent Pâques symbolise la béatitude qui sera plus tard la nôtre. Avant Pâques, nous célébrons donc ce que nous sommes en train de vivre ; après Pâques, ce que nous célébrons symbolise ce que nous ne possédons pas encore. C’est pourquoi, dans la première époque, nous nous entraînons par le jeûne et la prière ; mais dans l’époque présente, nous abandonnons le jeûne et nous vivons dans la louange. Tel est le sens de l’Alleluia que nous chantons.

Nous le louons maintenant quand nous sommes rassemblés dans l’église ; lorsque chacun s’en va chez soi, il semble cesser de louer Dieu. S’il ne cesse pas de bien vivre, il loue Dieu continuellement. Ta louange ne cesse que lorsque tu te détournes de la justice, et de ce qui plaît à Dieu. Louez-le par tout vous-mêmes : c’est-à-dire que votre langue et votre voix ne doivent pas être seules à louer Dieu ; louez-le aussi par votre vie, par vos actions » (En in Ps 148, 1-2).

Le Dimanche dans l’octave de Pâques, les baptisés fêtent encore la joie de leur baptême. Ils vont quitter leur vêtement blanc et être intégrés, mêlés définitivement à la communauté.

« C’est à vous que je m’adresse, enfants nouveaux-nés, vous qui êtes des tout-petits dans le Christ, la nouvelle génération mise au monde par l’Eglise, le don du Père, la fécondité de la Mère, de tendres bourgeons, l’essaim tout nouveau, la fleur de notre fierté et le fruit de notre labeur. C’est aujourd’hui l’octave de votre naissance. Si vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les réalités d’en haut » (Sermon Denis 8,1,4).

Vous serez aujourd’hui mêlés à la masse du peuple. Choisissez vos modèles, ne les prenez pas parmi ceux qui se perdent et avec qui vous vous perdriez. Regardez les bons pour imiter le bien.Je veux aussi dire un mot à vous, baptisés de l’an passé, baptisés des années précédentes. Parcourez la route qui ne conduit pas à la perte, car ceux-ci veulent vous y suivre » (Sermon Guelf 18).

5. Ascension – Pentecôte

Deux autres fêtes sont rattachées par Augustin au temps de Pâques : l’Ascension et la Pentecôte.

Quand on sent cette rosée, on en désire la source

« La vraie victoire de notre Seigneur Jésus-Christ est donc celle de sa résurrection et de son ascension au ciel. Désormais combien grande est sa gloire d’être monté aux cieux et de siéger à la droite du Père. Il n’est pas absent quand on le tient par le cœur. Crois en lui et tu le vois. Il ne se tient pas devant tes yeux et pourtant il possède ton cœur. La Pentecôte, c’est une solennité agréable à Dieu, celle où la piété est florissante, la charité fervente. Ce sont là des effets de la présence du Saint Esprit » (Sermon 263,2).

Nous avons reçu comme arrhes une certaine effusion du Saint Esprit dans nos cœurs. Quand on sent cette rosée, on en désire la source. Pourquoi avons-nous reçu des arrhes, sinon pour ne pas défaillir de faim et de soif au cours de notre voyage. Nous sommes tous nés voyageurs; notre patrie est dans le ciel » (Sermon 378).

Pèlerin, voyageur, notre vie chrétienne, ici-bas, s’enracine dans le mystère pascal. Celui-ci est « la première expression de la vie chrétienne ».

« Ce salut qui a passé en pèlerin sur la terre, parce qu’éternel, reconnaissons-le, mes frères, aimons-le et vivons nous-mêmes en pèlerins dans ce monde » (Sermon 124,4). – Tout ce qui s’est passé à la Croix du Sauveur, à sa sépulture, à sa résurrection le troisième jour, à son ascension dans le ciel, à sa session à la droite du Père, tout cela s’est passé de telle sorte que ces événements, non seulement dans le récit mystérieux qui en est fait, mais encore dans leur réalité même, étaient une première expression de la vie chrétienne que nous menons maintenant » (Enchiridion, XIV, 53).

La vie chrétienne se trouve récapitulée en sa totalité dans l’année liturgique, en particulier dans le mystère pascal. La passion est le signe de la vie ancienne, la résurrection de la vie nouvelle. En revivant ces mystères dans la liturgie, nous sommes invités, en tant que baptisés dans la mort et la résurrection, à nous laisser réconcilier, à vivre dans la charité avec les frères, et à nous laisser recréer.

Sœur Nicole RAIMBERT
Orante de l’Assomption
Bonnelles

 

Augustin et le mystère pascal, interview de G. MADEC par Jean-Paul SAGADOU

Goulven Madec, assomptionniste, est membre de l’Institut des Etudes augustiniennes, professeur honoraire à la Faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris et directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique. Il est l’auteur de nombreux travaux sur Augustin. Signalons : Le Christ de saint Augustin (Desclée, 2001). Jean-Paul Sagadou, qui l’a interviewé, est un jeune assomptionniste du Burkina-Faso, en mission au Togo.

1) Comment se passait la célébration du mystère pascal à Hippone au temps d’Augustin ? Quels étaient les rites qui marquaient la célébration ?

  Ce qui était le plus frappant dans la liturgie baptismale, c’est que le baptême était perçu comme le « sacrement des fidèles ».

A peu près comme maintenant depuis la Réforme liturgique du Concile. Au temps d’Augustin le Triduum avait une grande importance, avec une place éminente donnée à la veillée pascale qui est une célébration de nuit faite de lecture bibliques et de cantiques. C’est au cœur de cette veillée que se déroulait la cérémonie du baptême. Mais, je veux insister sur ceci : l’activité ordinaire d’Augustin n’était rien d’autre que la célébration eucharistique et continuelle et annuelle. On sait les pages extraordinaires qu’ils a écrites sur l’Eucharistie et dont  l’Eglise se nourrit encore aujourd’hui.

Au sujet des rites : là aussi les choses se passaient à peu près comme aujourd’hui, sauf que le Credo n’était pas proclamé. Les catéchumènes devaient l’apprendre par cœur et le garder dans leur cœur. Par contre le « Pater » était déjà dit au temps d’Augustin.  Ce qui était le plus frappant dans la liturgie baptismale, c’est que le baptême était perçu comme le « sacrement des fidèles ». Et  «  fideles » en latin signifiait «  baptisés ».  Deux  « états de vie » se laissaient facilement percevoir : d’un côté, les baptisés qui devaient mener une vie « radicale » et de l’autre, les catéchumènes  qui étaient renvoyés après la liturgie de la Parole. Ceux-ci ne participaient donc pas à la « table de l’Eucharistie ».

2) En quelles circonstances Augustin a-t-il parlé de la résurrection  de la chair ?

Je n’ai pas abordé cette question en tant que telle. Mais si on regarde dans les Sermons 240, 241 et 242, on trouve que ce sont des sermons prêchés durant la semaine pascale contre les païens sur le problème de la résurrection.  C’est donc dans ces sermons qu’Augustin traite de la question de la résurrection de la chair. On peut voir aussi dans le livre XIX de La Cité de Dieu.

3) Quel lien avec l’incarnation ? Comment abordait-il la question du salut et de l’incarnation ?

  Le mystère du salut est mystère total. Ce mystère-là, c’est le Christ, le Verbe, la Parole de Dieu faite homme (Verbum caro).

Il faut éviter les séparations assez simplistes qu’on fait souvent entre le Jésus pré-pascal et le Christ post-pascal, entre la christologie d’en-bas et la christologie d’en-haut. Augustin ne se pose pas la question de cette façon. Le Verbe qui s’incarne ne fait pas de théologie scolastique. Le mystère du salut est mystère total. Ce mystère-là, c’est le Christ, le Verbe, la Parole de Dieu faite homme (Verbum caro). Ce n’est pas seulement par l’incarnation, mais par toute sa vie d’homme. Et quand on dit ça, ça change tout, et ça nous conduit à la résurrection. On peut se référer au livre VII des Confessions. Là, Augustin raconte sa conversion, celle de son cœur et de son intelligence. Il se situe dans un réalisme total, celui des Evangiles, en percevant la Parole de Dieu, c’est-à-dire Jésus, comme le véritable homme qui établit une vie relationnelle avec l’homme, qui mange, boit, pleure, souffre. L’incarnation est inséparable de la Rédemption. C’est une question que J.-P. Jossua aborde dans son livre, Le Salut, incarnation ou mystère pascal, Cerf, Paris, 1968, C.F n° 28. Dans les pages 173 à 216, il traite très justement de la question du salut comme incarnation ou mystère pascal chez Augustin.

4) La résurrection de la chair fait difficulté pour beaucoup aujourd’hui. Parmi les chrétiens eux-mêmes, certains ne croient pas à la résurrection de leur propre chair. Ce problème existait-il au temps d’Augustin ?

  Quand on parle d’intelligence de la foi, il faut savoir qu’on n’a pas affaire à un corps de doctrine, mais à une personne : Jésus.

Je ne crois pas que la question se pose dans les mêmes termes. Mais il convient de noter que les païens avaient eux aussi, au temps d’Augustin,  des problèmes avec la question de la résurrection de la chair. Porphyre (233-300 ?), « l’ennemi le plus décidé du christianisme », se moquait de ceux qui croyaient en la résurrection de la chair. Une chose est claire : la formule «  je crois en la résurrection de la chair » est au centre du mystère chrétien. Ce que traduit Suzanne Poque de la manière suivante : « La résurrection de Notre Seigneur Jésus Christ est l’élément essentiel (forma) de notre foi chrétienne… Qu’il soit né, qu’il ait accepté d’être un tout petit, qu’il ait dépassé l’enfance, qu’il soit parvenu à l’âge d’homme, qu’il ait conduit cet âge d’homme à la mort, tout cela travaillait pour la résurrection » (Augustin d’Hippone, Sermons pour la Pâque, S.C, 1966, n 116).

La résurrection est donc au centre de la vie chrétienne et celle-ci n’est autre chose qu’une adhésion à une personne, la personne même du Christ. La Parole de Dieu s’incarnant, ne fait pas de la théologie, elle s’entretient avec son entourage. Et quand on parle d’intelligence de la foi, il faut savoir qu’on n’a pas affaire à un corps de doctrine, mais à une personne : Jésus. Bien sûr que nous avons du mal à tout comprendre, mais il ne s’agit pas seulement de comprendre, mais de croire. C’est un peu la perspective de R. Guardini, un homme qu’il faut redécouvrir aussi aujourd’hui. C’est la personne de Jésus qui nous constitue comme chrétien. C’est la spécificité même de notre foi chrétienne. Je pense qu’il faut réhabiliter les formules élémentaires pour retrouver la fraîcheur de la foi.

5) Quel lien peut-on établir entre la résurrection finale et la résurrection maintenant ?

Il faut se situer au-delà de la perspective scolastique. Généralement les théologiens et les philosophes s’interrogent sur la double nature de Jésus comme Homme et Dieu. Augustin a le souci de partager avec ses fidèles. La résurrection maintenant est une résurrection spirituelle, c’est-à-dire une nouvelle naissance par le baptême. Le chrétien s’engage à acquérir l’intelligence de la foi dans l’adhésion totale au Christ des Evangiles, c’est-à-dire au Verbe incarné qui s’entretient avec ses disciples.

6) Dans le récit des disciples d’Emmaüs, les disciples reconnaissent le Christ à sa manière de rompre le pain. Quel commentaire Augustin fait-il de ce texte ?

Le récit des disciples d’Emmaüs fait partie des récits de la résurrection lus durant les jours de la semaine après Pâques, l’un après l’autre, selon Luc, selon Matthieu etc. Les Sermons 232 à 236 d’Augustin font allusion à ce récit. C’est  « in fractione panis » que les disciples reconnaissent Jésus. Pourquoi ? Pour que nous reconnaissions le Christ dans l’Eucharistie. C’est vraiment dans l’Eucharistie que nous reconnaissons le Christ[1].

Augustin maître sirituel

Il se mit à laver les pieds de ses disciples, par Régis GROSPERRIN

 L’homme dans son orgueil se perdrait à jamais
si Dieu dans son humilité ne le retrouvait.

L’homélie 55 sur l’Evangile[1] du lavement des pieds a probablement été dictée par Augustin à la fin de l’année 419. Commencée au tournant 406-407, au milieu des controverses avec les donatistes et dans une période agitée par plusieurs hérésies, cette lecture suivie de l’Evangile de Jean ne sera achevée que plus de dix ans après. Augustin prêchait pour une assemblée chrétienne en vue de lui tracer un chemin de vie et d’intelligence du mystère chrétien. C’était une assemblée en croissance, qui accueillait les catéchumènes avant que ceux-ci ne quittent l’église au moment de la liturgie eucharistique rassemblant les seuls baptisés. Il s’agit donc d’initier les catéchumènes, ainsi que de mettre inlassablement en valeur la spécificité de la foi chrétienne. En creusant à l’école d’Augustin l’humilité du Christ lavant les pieds de ses disciples, nous découvrirons la personne du Christ en sa divinité et son humanité, sa majesté et son humilité.

L’Evangile de Jésus-Christ tout entier Dieu et homme

  Qui nie la divinité du Christ est photinien ; qui nie l’humanité du Christ est manichéen

La spécificité de la foi chrétienne tient à la personne du Christ, pleinement homme et pleinement Dieu. Il faut confesser les deux aspects si l’on veut être chrétien.

« Le Christ tout entier est Dieu et homme, selon la foi catholique. Qui nie la divinité du Christ est photinien ; qui nie l’humanité du Christ est manichéen. Qui confesse le Christ Dieu, égal au Père, et vraiment homme, qui a vraiment souffert, qui a vraiment répandu son sang […], qui confesse les deux est catholique » (Sermon 92, 3, 3).

Tenir ensemble ces deux réalités, ainsi qu’y aider les fidèles, telle est la difficulté à laquelle Augustin se confronte tout au long de son commentaire. Un tel enjeu exige une pédagogie qui aille bien au-delà des techniques de l’orateur et du professeur de rhétorique qu’il a été ; cela exige une pédagogie qui soit en même temps un chemin de foi. La démarche du chrétien passe de la rencontre du Christ homme à la découverte du Christ Dieu, sans jamais abandonner l’une pour l’autre. En commentant l’Evangile de Jean, Augustin ne se contente pas de proposer aux fidèles une pédagogie dans la découverte du Christ, il emprunte le même chemin qu’eux. Ecouter ou commenter exige un même acte de foi en Jésus-Christ Dieu et homme, qui nous ajuste à l’économie du salut voulue par Dieu. La logique de l’incarnation est que Dieu s’adresse aux hommes en la personne de son Fils. Le Verbe éternel se fait pour nous, en notre langage d’hommes, Parole du Père. Par rapport au texte de l’Evangile, et même, plus généralement, par rapport à cette cascade de médiations que constitue le commentaire d’un Evangile, il nous faut alors remonter le courant :

« Vous levez vos yeux et les sens de votre corps vers nous, et pourtant ce n’est pas vers nous […], c’est vers l’Evangile, c’est vers l’Evangéliste lui-même ; mais votre coeur, c’est vers le Seigneur que vous le levez pour qu’il le remplisse ».  Et un peu avant : « …il te faut remplir ton cœur à la source où Jean a rempli le sien » (Tractatus 2, 7).

L’ébranlement de l’incarnation en notre monde est tel qu’en quelque sorte, il se répercute comme en écho tout au long de la chaîne de médiations – chaîne de témoins – qui nous livre la révélation de Dieu en la personne de Jésus Christ. Au terme actuel de cette chaîne, nous tournons notre coeur vers la Source, à l’origine ; mais c’est aussi à partir de chacun de ses maillons, de chaque médiation, que nous sommes appelés à accueillir la révélation d’un Dieu qui a pris le chemin des hommes pour nous rejoindre ici. Et sans cesse, nous sommes requis de faire dans la foi ce chemin qui conduit, sans quitter l’humanité, à y trouver la divinité. La manière dont Augustin conduit l’analyse d’un passage de l’Evangile suppose cet acte de foi.

Le Verbe a pris notre humanité avec sa divinité

  Pour un homme de l’époque, a fortiori pour un homme formé dans la tradition culturelle latine, il y a du scandale dans le comportement du Christ

Prenons le commentaire du lavement des pieds. Augustin part de ce que l’on peut supposer être la réaction de son auditoire. Pour un homme de l’époque, a fortiori pour un homme formé dans la tradition culturelle latine, il y a du scandale dans le comportement du Christ : « Il a rempli la tâche, non de Dieu qui est Seigneur (Maître), mais d’un homme qui est esclave » (Tr. 55, 6). Le scandale est dans cette dysharmonie : Dieu accomplissant la tâche bien identifiée d’un esclave. Augustin expose d’abord un effet du texte : Jésus se lève, rappel de sa véritable stature divine. Puis, laissant les préliminaires du lavement des pieds, il s’attache au geste, geste d’extrême humilité en même temps que de souveraine liberté. Il revient alors au début de la scène: Jésus se lève de table, enlève et dépose ses vêtements, s’entoure la taille d’un linge, verse de l’eau dans un bassin. Chacune des actions de Jésus est lue comme une ouverture sur le mystère du Christ ; elle est rapprochée d’un autre élément qui peut être une citation, un événement de la vie du Christ, ou un point de vue global sur son action.

« Qu’y a-t-il d’étonnant qu’il se soit ceint d’un linge celui qui prenant la condition d’esclave a été reconnu homme à son aspect [Phil. 2, 7] ? Qu’y a-t-il d’étonnant qu’il ait versé de l’eau dans un bassin pour laver les pieds des disciples, celui qui répand son sang sur la terre pour effacer les souillures des péchés ? » (Tr. 55, 7).

Mais ce type de rapprochement n’est pas systématiquement pertinent, il doit être conforme à l’identité du Christ. Ainsi, Augustin récuse un rapprochement possible : de même que Jésus-Christ a déposé ses vêtements, de même le Verbe s’est fait homme. Non, car « pour prendre la forme de serviteur quand il s’est anéanti lui-même, il n’a pas déposé ce qu’il avait, il a pris ce qu’il n’avait pas » (Tr. 55, 7). Autrement dit, le Verbe dans son incarnation ne s’est pas dépouillé de sa divinité, il a pris notre humanité avec sa divinité. Augustin corrige ainsi une excessive accentuation de l’humilité du Christ, au risque de méconnaître voire d’oublier sa divinité. Ce correctif montre combien la véritable unité de sens n’est ni le texte, ni l’Ecriture dans son ensemble, mais la personne du Christ. Chaque élément du texte est lu dans la perspective du mystère du Christ qui l’éclaire.

Augustin établit enfin un rapprochement entre le lavement des pieds et la passion. Les gestes du lavement des pieds peuvent être lus à partir de la passion, chacun comme l’annonce d’un de ses événements. Mais Augustin conduit son auditoire à envisager la passion depuis le lavement des pieds : ce changement de perspective incite à comprendre la passion du Christ comme notre purification. Ce ne sont pas les souffrances de l’homme qui nous purifient, c’est toute la logique du salut telle qu’Augustin la relit dans le lavement des pieds. Notre purification s’étend jusqu’à la racine de notre péché : dans son incarnation, comme en ce geste de laver les pieds de ses disciples, l’humilité de Dieu envers l’homme appelle l’homme à l’humilité envers Dieu, à retrouver en Jésus-Christ le chemin de ce qu’il est pour Dieu.

« L’homme dans son orgueil se perdrait à jamais, si Dieu dans son humilité ne le retrouvait. » « …maintenant qu’il est retrouvé, qu’il suive donc l’humilité de son Rédempteur » (Tr. 55, 7).

Partant d’un regard quasi spontané sur l’homme Jésus Christ – regard heurté par son abaissement, admiratif devant la souveraine liberté du don de lui-même -, Augustin conduit son auditoire à comprendre les gestes d’humilité du Christ comme gestes d’humilité de Dieu : nous sommes au bord de la source de notre foi. Comme il y incite les fidèles dans sa deuxième prédication sur l’Evangile de Jean : « Votre coeur, c’est vers le Seigneur que vous l’élevez, pour qu’il le remplisse » (Tr. 2, 7). La pédagogie augustinienne articule un examen scrupuleux de la médiation du Christ, en tant qu’homme, en tant que Parole de Dieu, et un regard de foi qui part de la personne du Christ, Dieu et homme, pour s’ouvrir au mystère du salut.

L’humanité véritable commence par l’humilité

 Augustin lie l’humilité du Christ à sa grandeur et à sa majesté

Notre intelligence de la foi porte en elle l’empreinte, ouverte par Augustin, d’une humilité de Dieu qui s’offre à nous, en Jésus-Christ, comme le chemin de notre retour vers lui. Or Augustin lie l’humilité du Christ à sa grandeur et à sa majesté. Par exemple, ces deux occurrences dans le bref chapitre 7 de l’homélie 55:

« Ayant à parler en effet de la si grande humilité du Seigneur, [S. Jean] a voulu d’abord souligner sa grandeur…Si grande est en effet l’utilité de l’humilité humaine que même la majesté divine l’a recommandée par son exemple… »

Marie-François Berrouard, traducteur des Homélies, rappelle que pour les contemporains d’Augustin, l’homme est appelé à la grandeur. Il y parvient en s’élevant au-dessus de tout ce qui est contingent pour s’établir dans une souveraineté fondée sur sa liberté intérieure qu’accompagnent l’intelligence de l’ordre divin et la pratique de la vertu. Cet idéal de l’homme incline peut-être Augustin à accentuer certains traits de la personne de Jésus, homme parfait.

Plus fondamentalement, la grandeur et la majesté du Christ sont les signes de sa divinité. Méconnaître celles-là, c’est risquer d’oublier celle-ci. L’importance qu’Augustin leur accorde correspond à ce souci constant de tenir ensemble l’humanité et la divinité du Christ, en particulier lorsque l’action du Christ tend les coutures de notre idée de l’homme et de Dieu. Pour Augustin, l’extrême humanité du Christ dans son humilité de serviteur révèle l’extrême majesté du Verbe divin. En quelque sorte, un geste comme celui du lavement des pieds élargit l’idée que nous avons de l’humanité, comme il élargit celle que nous avons de la divinité. Peu à peu, nous nous ajustons à la véritable mesure de l’homme, à la volonté de Dieu, à l’intelligence de qui est Dieu.

« Pour soigner la cause de toutes les maladies, c’est-à-dire l’orgueil, le Fils de Dieu est descendu et s’est fait humble. Pourquoi t’enorgueillir, ô homme ? Dieu s’est fait humble à cause de toi. Tu aurais peut-être honte d’imiter un homme humble, imite du moins un Dieu humble. Le Fils de Dieu est venu en l’homme et s’est fait humble: il t’est commandé d’être humble, il ne t’est pas commandé de tomber de ton rang d’homme à celui de bête. Lui, Dieu, s’est fait homme, toi, ô homme, reconnais que tu es un homme : toute ton humilité consiste à reconnaître ce que tu es » (Tr. 25, 16).

 Le Fils de Dieu est descendu et s’est fait humble. Pourquoi t’enorgueillir, ô homme ?

Devenir humble, c’est devenir homme. Héritier de l’anthropologie élaborée par les philosophes, Augustin fait de l’humilité la pierre de touche de la conception chrétienne de l’homme et la marque d’une différence radicale par rapport à toute philosophie. Ses prédécesseurs comme Clément d’Alexandrie ou Origène rattachaient l’humilité chrétienne à la vie morale et ils reconnaissaient donc ses prémices dans les traditions des philosophes. Avec Augustin, l’humilité est liée au cœur de la révélation chrétienne, elle devient la porte étroite de la vie chrétienne et le signe d’une anthropologie nouvelle. « Le Maître de l’humilité est venu non pour faire sa volonté, mais la volonté de celui qui l’a envoyé. Venons à lui, pénétrons en lui, incorporons-nous à lui, afin de ne pas faire, nous non plus, notre volonté mais la volonté de Dieu » (Tr. 25,18). Par son humilité, le Christ marque l’humanité du sceau de l’humilité : l’humanité véritable commence par l’humilité. Humilité et majesté sont indissociables en Jésus Christ. Et il en va de même pour l’humanité : créée à l’image de Dieu, elle comporte sa majesté, son rayonnement, son éclat :

« Notre illumination est participation au Verbe, c’est-à-dire à cette vie qui est la lumière des hommes. Mais de cette participation, nous étions tout à fait incapables, nous y étions inaptes, à cause de l’impureté du péché. Il nous fallait donc être purifiés. Or pour des injustes et des orgueilleux, il n’y a qu’une purification, le sang du Juste et l’humilité de Dieu  » (De Trinitate, 4, 2, 4).

 Pour Augustin, l’humilité porte en elle une grâce de communion au Christ

Augustin souligne dans les homélies sur l’Evangile de Jean, que, s’il peut exposer l’humilité du Christ, il ne peut pas exposer sa majesté et sa divinité. Ainsi dans la troisième homélie: « Je parle de l’humilité du Christ mes frères. Mais qui dira la majesté du Christ et la divinité du Christ ? […] Qu’il découvre lui-même la grâce de son humilité, celui qui a commencé à habiter en vos cœurs » (Tr 3, 15). Or le Christ est si intimement lié à l’homme qui se lie à lui que l’expérience de sa majesté touche à celle de la majesté de l’homme : la gloire du Fils unique touche à celle du fils adoptif. Ainsi, pour Augustin, l’humilité porte en elle une grâce de communion au Christ : l’homme peu à peu s’y conforme et se révèle fils de Dieu en lui.

« Retrouvé, qu’il suive l’humilité de son Rédempteur », telle est la conclusion du commentaire qu’Augustin fait du lavement des pieds. Retenons peut-être cette image: « retrouvé » – l’homme s’était perdu, mais plus profondément, il s’ignorait lui-même. En son geste d’humilité, le Seigneur nous retrouve, nous-mêmes nous le trouvons, et il nous donne de nous retrouver. Nous ne savons pas qui est l’homme sans Dieu. Où est l’homme, sinon avec Dieu? Le commandement qu’il donne à ses disciples – « Si je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous devez vous aussi vous laver les pieds les uns aux autres » (Jn 13, 14) – ce commandement nous ouvre une merveilleuse perspective : en ton geste d’humble amour, mon frère, tu me retrouves, je te retrouve, tu me donnes de me trouver, et au cœur  de l’humilité, nous pressentons la majesté de l’homme aimé de Dieu et accordé à lui.

Régis GROSPERRIN
Augustin de l’Assomption
Lyon

La passion du Seigneur, la gloire de la Croix, par Marcel NEUSCH

 Les sermons de préparation à la Pâque, qui couvrent le temps du Carême, accompagnent les différentes étapes du catéchuménat

Le cycle pascal s’étend du carême jusqu’au dimanche après Pâques. Dans la prédication d’Augustin, il se divise en trois périodes : la préparation à la Pâque, les quatre jours qui précèdent la fête, enfin l’octave de Pâques. Pour chacune de ces périodes, on dispose de plusieurs sermons d’Augustin, rassemblés par Suzanne Poque dans un volume des Sources Chrétiennes : Sermons pour la Pâque[1b].

– Les sermons de préparation à la Pâque, qui couvrent le temps du Carême, accompagnent les différentes étapes du catéchuménat : inscription pour le baptême, remise du symbole, la prière du Seigneur, chacune de ces étapes faisant l’objet d’une catéchèse.

– Les sermons de la « sainte  Pâque », qui vont du Mercredi saint au Dimanche de Pâques, sont l’occasion de faire entrer les candidats au baptême dans le mystère de la mort et de la résurrection du Christ. En cette période de vacances[2], les chrétiens fréquentaient  les églises plus que d’habitude, semble-t-il. « Il y a grande foule ici, ceux qui n’ont pas l’habitude de venir sont venus », constate Augustin.

–  Les sermons de l’octave de Pâques, les « Huit Jours des Nouveaux-nés », sont centrés sur  le mystère pascal, et approfondissent la catéchèse des nouveaux baptisés. Ils partent habituellement des récits des témoins du Ressuscité. Parfois, la catéchèse du matin devait se doubler de conférences spirituelles données le soir.

Le sermon Guelf. 3,  qui retiendra notre attention, a été prononcé le « jour de la Passion du Seigneur ». Il fait donc partie des sermons de la Semaine sainte. Même s’il s’attache plus précisément au sens de la mort du Seigneur, Augustin ne la dissocie pas de la résurrection. En adoptant la division de Suzanne Poque, on peut y distinguer quatre sections, que nous introduisons par les titres suivants.

  1. Un admirable échange
  2. La promesse de la gloire
  3. Les adversaires de la croix
  4. Une leçon de patience

1. Un admirable échange

  La passion de Jésus-Christ notre Seigneur et Sauveur est une promesse de gloire et une leçon de patience

Le Vendredi saint, le récit de la Passion était habituellement lu dans la version de Matthieu. Dans les trois sermons qu’il a consacrés à la croix, Augustin entend relever le scandale de la croix : celle-ci n’est un scandale que pour les infidèles (Ga 3, 13), alors que pour les chrétiens, elle est un motif de fierté, une assurance de gloire[3]. De tous ces sermons qui nous sont parvenus, « le morceau le plus éclatant est sans conteste le Sermon Guelf. 3 ».  Au motif de gloire, Augustin en ajoute un autre : la Passion est une leçon de patience (doctrina patientiæ), en ce qu’elle nous enseigne l’humilité.  « La passion de Jésus-Christ notre Seigneur et Sauveur est une promesse de gloire et une leçon de patience. » Les deux thèmes sont explicités respectivement aux paragraphes 2 et 4. C’est surtout « la promesse de la gloire » qui sera développée. Le thème est précédé par celui de « l’admirable échange » : mirum commercium,  où Augustin montre que la promesse de la gloire n’a pas d’autre fondement que le Christ  venu partager ce que nous sommes (notre vie mortelle)  afin de nous faire partager ce qu’il est (sa vie immortelle). Voici comment il s’exprime :

« Car nous n’avions pas de notre côté de quoi vivre et lui de son côté n’avait pas de quoi mourir. Aussi établit-il avec nous, à balance égale, un étonnant commerce : ce dont il est mort était nôtre, ce dont nous vivrons sera sien. »

Dans cet échange « à balance égale », plus exactement à participation mutuelle (mutua participatione), on voit bien que le vrai gagnant, c’est l’homme, puisque le Fils de Dieu (coéternel, créateur) ne tire d’autre bénéfice de ce partage que la mort, alors que l’homme (créé mortel)  y gagne la vie éternelle de Dieu.  Ainsi (en prenant notre chair mortelle) « l’immortel a pu mourir, ainsi a-t-il voulu donner sa vie aux mortels, leur faisant partager ce qu’il est, après avoir d’abord partagé avec eux ce qu’ils sont. »  Mais le Fils de Dieu n’a pas seulement partagé la condition de la créature ;  il est mort de ce qui est de nous, le péché.  En échange, il nous  donne de participer à sa propre vie, la vie éternelle. Dans cet échange où il gagne la gloire du Ressuscité, non seulement l’homme n’y est pour rien, mais il aurait au contraire mérité d’en être exclu. La « promesse de la gloire » est totalement gratuite.

2. La promesse de la gloire

 Le Fils de Dieu n’a pas seulement partagé la condition de la créature ;  il est mort de ce qui est de nous, le péché.  En échange, il nous  donne de participer à sa propre vie, la vie éternelle.

C’est au regard de cet « admirable échange » qu’il nous faut évaluer le sens de la  croix. Celle-ci n’est plus, pour le chrétien, un objet de honte, mais un titre de gloire (titulum gloriæ). Le fil conducteur d’Augustin, pour tout ce développement, est ici le texte de saint Paul, en Galates 6, 14 : « Je refuse de me glorifier, si ce n’est  dans la croix de notre Seigneur Jésus-Christ. » Tout le paragraphe porte sur ce thème de la « gloire de la croix », gloire donnée en échange de la mort. C’est sur la base de cet échange que le chrétien confesse désormais le Christ crucifié, « sans crainte, mais au contraire avec joie,  sans honte, mais au contraire avec fierté ».  En quelques phrases concises, Augustin oppose  ainsi à la honte des infidèles la fierté des chrétiens :

« Par conséquence, nous devons non seulement ne pas rougir de la croix de notre Seigneur Dieu, mais au contraire nous confier totalement en elle et mettre en elle totalement notre gloire. Recevant assurément de nous la mort qu’il a trouvée  en nous, il a promis dans sa fidélité, de nous donner en lui la vie que nous ne pouvons pas avoir de nous. Car lui qui nous a tant aimés qu’il a, lui sans péché, souffert pour les pécheurs ce que nous a mérité le péché, comment ne nous donnera-t-il pas ce qu’il donne aux justes, lui qui justifie, comment ne nous rendra-t-il pas en échange, lui dont la promesse est vérité, la récompense des saints, lui qui sans crime, a supporté le châtiment des criminels ? »

Au lieu d’être perçue comme signe de mort, la croix est source de vie et de joie, « anticipation de la gloire divine ». Voilà le paradoxe que le chrétien confesse, proclame, affirme : Augustin y insiste selon une gradation intentionnelle. La gloire à venir, anticipée dans le Crucifié, change le regard du chrétien sur la croix. « L’Apôtre, voyant qui avait été pendu, pour qui et où, saisissait par anticipation notre gloire divine dans un si grand abaissement de Dieu. » Ce lien entre croix et gloire, qui semble une pensée familière à Augustin, trouve une expression particulièrement forte dans un autre sermon : «  Aussi qui veut se glorifier doit se glorifier dans le Seigneur. Quel Seigneur ? Le Christ crucifié. Où est l’humilité est aussi la majesté, où est la faiblesse, la force, où la mort, la vie. Si tu veux parvenir à ceci, ne méprise pas cela » (S. 160, 4)[4] .

3. Réponses aux adversaires de la croix

  Ce qui dans le Christ est atteint par la mort n’est pas sa divinité, éternelle et immortelle, mais uniquement son humanité, temporelle et mortelle.

Placer sa foi dans le Crucifié, n’est-ce pas absurde ? Augustin en vient, dans le paragraphe 3, aux objections des païens, faisant grief aux chrétiens d’être « les adorateurs d’un crucifié », « les dévots d’un condamné », « les disciples d’un assassiné » : autant d’expressions qu’Augustin prête parfois à ses adversaires[5]. Dans le Sermon qui nous occupe, il accuse d’emblée ses contradicteurs d’inintelligence. « Or ceux qui nous jettent comme une insulte que nous honorons un Seigneur crucifié, plus il leur semble avoir du bon sens, plus follement et désespérément ils perdent le sens. Ils ne comprennent pas le moins du monde ce que nous croyons et ce que nous affirmons. » Augustin ne se livre pas moins à une patiente réfutation. Deux points semblent être l’objet du litige. D’une part, l’affirmation que Dieu est mort, et d’autre part l’idée même que Dieu puisse s’incarner.

1. Dieu est mort : cette affirmation n’est-elle pas absurde ? Pour nous, elle évoque Nietzsche et résume tous les athéismes contemporains. Mais elle a un sens obvie pour le chrétien, que saint Augustin va tenter d’expliciter et pour cela, il s’appuie sur l’unité de la personne dans le Christ, et sa double nature, humaine et divine. Un tel énoncé renvoie à l’identité du Médiateur, dont Augustin disait, dans sa lettre à Volusianus (un païen) : « Le médiateur entre Dieu et les hommes réunit en lui les deux natures en l’unité de sa personne[6].» C’est la formule que retiendra le concile de Chalcédoine (451). Quand nous disons que Dieu est mort, écrit Augustin, « nous n’affirmons pas que dans le Christ est mort ce qui était Dieu, mais ce qui était homme. » Il importe de toujours discerner dans le Christ « l’humain du divin, le temporel de l’éternel». Ce qui dans le Christ est atteint par la mort n’est pas sa divinité, éternelle et immortelle, mais uniquement son humanité, temporelle et mortelle.

Pour faire comprendre une affirmation aussi paradoxale, Augustin recourt à une analogie avec la réalité humaine. Nous disons en effet : un « homme »  est mort, alors que seul son corps subit la mort, tandis que son âme, de nature immortelle, n’est pas affectée par la morsure de la mort. Transposons. Nous disons : Dieu est mort, alors que seule la composante humaine est atteinte par la mort, tandis que la divinité reste intacte. En raison de l’unité de la personne, il est cependant légitime de dire que Dieu meurt, tout comme on dit que l’homme meurt. L’analogie n’a évidemment de sens que si l’on accepte au préalable le dualisme platonicien qui fait de l’âme et du corps deux substances distinctes, hétérogènes, paradoxalement unies dans ce même être pour former l’homme qui assume l’une et l’autre. Mais pour des esprits baignant dans la philosophie platonicienne, l’analogie pouvait avoir du sens.

  Selon l’optique platonicienne, l’homme constitue une unité de deux substances hétérogènes, l’une matérielle et l’autre spirituelle.  Si une telle union est pensable, il est possible a fortiori de penser l’union dans le Christ de deux substances  qui sont homogènes, au moins en partie, toutes les deux étant spirituelles

2. Une nouvelle objection vient maintenant contester le fait même que Dieu puisse s’incarner, et donc qu’il puisse mourir.  « Mais, disent-ils, Dieu ne pouvait pas s’unir à l’homme et, avec lui, faire un seul Christ. » Une telle objection exclut la possibilité pour Dieu de mourir puisqu’elle exclut au préalable la possibilité qu’il puisse devenir homme. Cette impossibilité de l’incarnation découle, d’après les contradicteurs, de l’hétérogénéité des deux natures, l’une spirituelle et l’autre corporelle. Cette objection se trouve également évoquée dans la lettre à Volusianus. Elle reflète la mentalité grecque selon laquelle le corps est une prison, et l’homme ne peut qu’aspirer à en sortir, alors que le christianisme en fait à l’inverse un lieu, sinon un temple pour la divinité. Chez les Grecs, l’âme cherche à s’évader de la condition corporelle pour retrouver son statut divin, alors  que chez les chrétiens, Dieu renoncerait à son statut divin pour s’immerger dans un corps, en y mêlant sa  divinité jusqu’à sombrer dans la mort.

Augustin relève l’objection en faisant appel, là encore, à l’analogie de la réalité humaine. Il est plus facile, fait-il observer, de concevoir Dieu unissant en lui la nature divine et la nature humaine que de concevoir en l’homme l’union de l’âme et du corps. Dans le cas de l’homme, il s’agit en effet de l’union entre deux réalités hétérogènes, esprit et corps, donc incompatibles par nature, alors que dans le cas de l’incarnation, il s’agit d’une union spirituelle de deux réalités homogènes, « Dieu qui est esprit » avec « l’homme possédant un esprit ». Or, l’union de l’âme et du corps est une réalité indéniable, ce qui doit permettre  de penser au moins comme possible l’incarnation, c’est-à-dire l’union dans le Christ de la nature divine et de la nature humaine. Pour accepter un tel argument, il est indispensable, là aussi, de se placer dans l’optique platonicienne selon laquelle l’homme constitue une unité de deux substances hétérogènes, l’une matérielle et l’autre spirituelle. Si une telle union est pensable, il est possible a fortiori de penser l’union dans le Christ de deux substances  qui sont homogènes, au moins en partie, toutes les deux étant spirituelles. Augustin aura-t-il réussi à désarmer ses contradicteurs ?

Il n’y a pas lieu de s’attarder sur les arguments d’Augustin, ni dans un sens ni dans l’autre. Il est intéressant pourtant de noter qu’il puise ces arguments dans une culture commune, la culture platonicienne, que ses adversaires partagent avec lui. La méthode est bonne. Ce qui, pour ses adversaires, est une objection dirimante, se transforme pour Augustin en argument décisif. Il ne s’arrête pas plus longtemps à réfuter ses adversaires, pour qui la croix est un objet de honte. Il veut surtout inciter les chrétiens à y placer leur fierté en la considérant comme un « titre de gloire ». C’est vers les chrétiens qu’il se tourne de nouveau à la fin de son homélie en disant :

« Par conséquence, glorifions-nous, nous aussi, dans la croix de notre Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde a été crucifié pour nous et nous pour le monde ; sans rougir de cette croix nous l’avons placée sur notre front, c’est-à-dire le siège même de la honte. »

4. Une leçon de patience

 Se glorifier dans la croix signifie tirer sa gloire de la grâce

Pour finir, il aborde, assez brièvement, le deuxième thème annoncé : la croix comme « leçon de patience » (doctrina patientiæ). Dans le Sermon qui nous occupe, Augustin ne développe guère ce thème. A peine annoncé, le thème est esquivé, par manque de « mots » et manque de « temps ». Il se contente de citer quelques passages de l’Ecriture rappelant  « l’utilité »  de cette leçon de patience. Il donne trois références :

– Proverbes 18, 12 : « Le cœur s’exalte avant de s’effondrer et s’abaisse avant d’être glorifié. »
– Jacques 4, 6 : « Dieu résiste aux orgueilleux, mais donne sa grâce aux petits. »
– Luc 14, 11 ; 18, 14 : « Qui s’exalte sera abaissé, qui s’abaisse sera exalté. »

A la suite de ces citations, qui mettent toutes l’accent sur l’humilité comme condition pour entrer dans l’intelligence du mystère pascal, Augustin renvoie à l’exemple du Seigneur : il invite le chrétien  à « partager les sentiments de son Dieu qui s’abaisse » et à supporter avec patience ce que veut le Seigneur, lui qui a « patiemment enduré ce qu’a voulu son injuste offenseur ». Sans davantage expliciter sa pensée, il souligne ainsi sous forme interrogative la perte ou le gain pour l’homme selon qu’il refuse ou accepte de suivre le Christ dans son abaissement.

On s’attendrait à ce qu’il en dise plus long sur ce thème. On pourrait le compléter en se référant aux autres sermons sur la croix. Il se contente le plus souvent de souligner la contradiction qu’il y aurait pour l’homme de s’élever alors que Dieu s’est abaissé. On voit cependant qu’il est toujours soucieux de souligner les conséquences pastorales de sa théologie.  A partir de la citation de Galates 6, 14 : « Je refuse de me glorifier, si ce n’est  dans la croix de notre Seigneur Jésus-Christ », il en dégage généralement deux. D’une part, se glorifier dans la croix signifie tirer sa gloire de la grâce. Il invite en conséquence les chrétiens, marqués au front par le signe baptismal de la croix,  à tirer leur seule gloire de l’amour du Christ, dont la croix porte témoignage. D’autre part,  la croix est aussi un exemple à imiter. Choisir la croix, c’est renoncer au monde et déployer la vie nouvelle reçue du Christ au baptême[7].

Conclusion

 Si la croix est signe de faiblesse et de mort, elle fait signe vers autre chose, ce qu’il appelle la gloire, un terme johannique qui désigne l’être même de Dieu

Ce sermon du Vendredi saint s’intègre dans un cycle qui culmine dans le mystère pascal. Il faudra donc le compléter par d’autres considérations, développées dans les sermons de Pâques et des jours suivants. Pris en lui-même, il est d’une étonnante actualité, d’abord négativement en ce qu’il exclut toute tonalité doloriste, ensuite positivement en ce qu’il associe étroitement la croix et la gloire. La croix n’est pas isolée de la gloire, ni séparable donc de la résurrection. En centrant sa prédication sur la croix, Augustin y voit déjà la gloire acquise par le Christ et promise à l’homme. Il en souligne ainsi la portée sotériologique. Si, en tant que signe de la mort, seule dimension que voient les païens, elle nous renvoie à notre condition mortelle,  en tant que signe de la grâce, elle permet au chrétien  de se projeter au-delà de sa  mort vers la gloire. Mais Augustin est aussi un réaliste. Si la croix est « promesse de la gloire », elle est aussi un exemple à imiter, en se donnant comme leçon de patience.

Ce langage est-il susceptible d’être entendu par nos contemporains ? Le  dualisme platonicien qui sert de base à l’argumentation d’Augustin quand il s’agit de réfuter les contradicteurs n’a guère de portée pour un esprit moderne. Mais là n’est pas l’essentiel. Au fond, Augustin a su donner une tournure étonnamment moderne en s’en tenant à saint Paul. Nous avons vu la référence explicite à Galates  6, 14. Mais ce texte  rejoint aussi I Corinthiens 1, 18 : « Le langage de la croix est folie pour ceux qui se perdent…, mais pour nous, il est puissance de Dieu. » Tel est le fond de la pensée d’Augustin. Ce qui me semble le plus actuel, c’est son insistance non pas sur la puissance de Dieu, mais sur sa faiblesse, non pas sur le Très-Haut, mais sur le Très-Bas, qui s’est voulu solidaire de l’humanité souffrante et meurtrie. Après l’échec des discours sur la puissance de Dieu, nos contemporains ne devraient pas être insensibles à cette insistance sur la faiblesse de Dieu, dont la croix est le symbole.

Mais Augustin n’en reste pas là.  Si la croix est signe de faiblesse et de mort, elle fait signe vers autre chose, ce qu’il appelle la gloire, un terme johannique qui désigne l’être même de Dieu. En  subissant la croix, le Christ ne l’a pas glorifiée : elle reste signe de mort ;  mais il en a changé le sens : la croix  est devenue un chemin d’amour et de fidélité au Père, culminant dans la gloire. Les deux sont indissociables. Si elle est, pour nous qui cheminons encore ici-bas dans l’incertitude et l’angoisse de la mort, une « leçon de patience », la croix est aussi une « promesse de gloire »,  c’est-à-dire de participation à la vie même du Ressuscité,  autrement dit, elle est porteuse non plus de honte, mais de vie, cette vie éternelle que le Christ, dans un admirable échange, nous offre par pure grâce.

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption
Paris

La résurrection. La mort est morte, par Marcel NEUSCH

« Parce que tu m’as vu, tu as cru ;
bienheureux ceux qui,
sans avoir vu, ont cru. »

Le Christ ressuscité est au cœur de la foi chrétienne : « Si le Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vide et vide aussi votre foi. » (I Co 15, 13).  Augustin n’a pas discuté le fait de la résurrection. « Que le Christ soit ressuscité des morts, le troisième jour, pas un chrétien ne le met  en doute » (S. Guelf. 5)[1c].  Il l’a reçue dans la foi et il l’a prêchée, en s’appuyant sur les Ecritures. Il l’a aussi célébrée dans la liturgie.  La résurrection est la victoire du Christ sur la mort, sur la sienne et sur la nôtre. C’est ce qui justifie  le chant de l’Alleluia, explosion  de la joie pascale !

« Voici le jour que le Seigneur  a fait » (Ps 117, 24). Voici la joie, mes frères,  la joie dans les psaumes et les hymnes, la joie dans le souvenir de la passion et de la résurrection du Christ, la joie dans l’espérance de la vie future. Si ce que nous espérons nous cause une telle joie, que sera-ce quand nous le tiendrons ? Voyez, ces jours où nous entendons l’Alleluia, nous sommes pour ainsi dire changés en esprit. Est-ce que nous ne goûtons pas comme un je ne sais quoi de la patrie céleste ? […]

Voici que nous disons Alleluia : ce mot est bon, il est joyeux, il est plein de joie, de douceur, de suavité. Cependant, si nous le disons toujours, cela devient ennuyeux. Mais quand il revient  à un moment donné de l’année, avec quelle joie il revient, avec quel regret il s’en va ! » […] (S. Morin 8 ; M. A. 465-466)[2c].

Plutôt que de glaner au hasard un certain nombre de textes sur la résurrection, je  propose de suivre le commentaire d’Augustin dans ses homélies sur l’évangile de saint Jean, au chapitre 20 (Tr. 121. BA 75, p. 348).  Pour Augustin, ce chapitre 20 est une pédagogie de la foi au Ressuscité. Il comporte une progression que fait apparaître la succession des scènes. Les interprétations  d’Augustin ne sont pas soucieuses d’exégèse. Sa perspective est celle du pasteur, qui cherche à faire progresser  les fidèles dans leur  attachement au Ressuscité, à commencer par les nouveaux-nés de la nuit pascale. Il  écrira à saint Jérôme (Lettre 73, 2, 5) : «  […] Il y a sans doute un saint plaisir  à chercher ce que chaque détail signifie, mais ce plaisir est le partage de ceux qui ont des loisirs, et nous ne sommes pas de ce nombre. » (in Jo Ev. 120, 8 BA  75, p. 345).

Le commentaire d’Augustin suit de près le texte de l’Evangile, sans s’arrêter à tous les détails. Il n’est pas non plus très explicite sur  l’enchaînement  et les correspondances de ces séquences.  En reprenant les différents épisodes, dans l’ordre de saint Jean, Augustin  est surtout attentif aux personnages et à leurs attitudes de foi devant la résurrection. Regardons d’abord l’enchaînement des séquences avant de les commenter.

1. Pierre  et Jean au tombeau

Ils sont précédés par Marie de Magdala, mais ce sont les deux disciples, Pierre et Jean, qui vont passer au premier plan dans cette séquence. Augustin s’attache surtout à la parole de l’évangéliste : il (Jean)  vit  et il crut. Que veut dire croire dans ce cas ?  Pour Augustin, il ne s’agit pas encore de la foi en la résurrection, mais d’une foi toute humaine en la parole de Marie qui vient de leur apprendre qu’on a enlevé le corps du Seigneur. Jean partage donc l’erreur de Marie. Pour justifier son interprétation,  Augustin appuie sur la remarque finale de l’épisode, qui semble en effet exclure la foi en la résurrection : « Ils ne comprenaient pas encore l’Ecriture disant qu’il devait ressusciter d’entre les morts ».  Ne comprenant pas l’Ecriture, il est impossible  à Jean de s’ouvrir à la foi en la résurrection. L’interprétation d’Augustin est donc singulièrement  réductrice :

« Il n’a donc pas cru qu’était ressuscité celui dont il ne savait pas qu’il devait ressusciter. Qu’a-t-il vu par conséquent et qu’a-t-il cru ? Il a vu le tombeau vide et il a cru ce que la femme avait dit, qu’il avait été enlevé du tombeau.  » (In Jo Tr. 120, 9).

2. Marie de Magdala

Marie de Magdala est tout aussi éloignée de l’idée de résurrection. Restée sur place, elle se laisse aller à sa douleur. D’abord, qu’est-ce qui la fait rester ? C’est l’amour, répond Augustin : « Un amour plus fort (plus fort que celui des hommes) clouait à la même place le sexe le plus faible »  (ib. 121, 1). Si la femme chercha plus que les disciples, s’entêta même à rechercher le Seigneur, c’est parce qu’elle avait perdu davantage, au paradis terrestre. On cherche d’autant plus qu’on est davantage en manque. Mais pas plus que les hommes, elle n’est animée en cela par la foi. Voici comme Augustin s’exprime dans un sermon :

« Eux (les disciples) se sont fait moins de souci, leur sexe est plus fort, mais leur amour moindre. La femme cherchait Jésus plus qu’eux, car au paradis  c’est elle qui la première avait  perdu Jésus. Parce que la mort était entrée par elle, elle cherchait plus la vie. Et cependant comment le cherchait-elle ? Comme le corps d’un mort, non pas l’incorruptibilité du Dieu vivant.  Elle non plus ne croyait pas que si le corps n’était pas dans le tombeau, c’est parce que le Seigneur était ressuscité » (S. Morin, 14 ;  MA 486,  in  Le visage de l’Eglise, p. 145).

Augustin s’interroge en deuxième lieu sur  la présence des deux anges dans le tombeau, alors qu’ils n’étaient pas là quand Pierre inspecta les lieux. Il est dit que « l’un  est à la tête et l’autre aux pieds ». L’explication d’Augustin est un bon exemple de son exégèse spirituelle. Il la présente d’ailleurs non comme une vérité absolue, mais comme une hypothèse. Ils font « connaître de cette manière que l’évangile du Christ devait être annoncé depuis la tête jusqu’aux pieds, depuis le commencement jusqu’à la fin  » (ib.).

Augustin s’arrête  en troisième lieu à l’interdit  du Ressuscité : « Ne me touche pas ! »  Le refus de se laisser toucher est d’autant plus surprenant qu’en d’autres endroits, Jésus invite au contraire à le toucher. Même les femmes ont ce privilège, et parmi elles figure aussi Marie, comme l’atteste Mt 28, 9 : « Elles  s’approchèrent, saisirent ses pieds…». Quel mystère peut donc cacher cet interdit ? Augustin se livre de nouveau à une exégèse spirituelle. Toucher veut dire : croire. A partir de là,  il suggère une double interprétation. D’une part,  Marie figure les Gentils qui ne croient pas encore, mais qui croiront  plus tard,  et d’autre part, il souligne la foi insuffisante de Marie, encore trop attachée à Jésus homme, le considérant dès lors comme inférieur ou inégal au Père : elle n’est pas encore en mesure de croire en sa divinité. Voici le texte d’Augustin :

«  Ou bien donc ces paroles […] ont été dites en ce sens que cette femme était la figure de l’Eglise des Gentils qui n’a cru dans le Christ  qu’après qu’il fut monté vers le Père, ou bien Jésus a voulu montrer  que croire en lui, c’est-à-dire le toucher spirituellement, c’est croire que lui et le Père sont un […] Or, Marie pouvait croire en pensant qu’il était inégal au Père ; c’est là évidemment ce qu’il lui défend en  disant : Ne me touche pas, c’est-à-dire ne crois pas en moi selon l’opinion que tu as encore de moi…Tu me toucheras quand tu croiras que je suis Dieu, non inégal au Père. » (121, 3).

«  Touchons le Christ, touchons-le. Croire, c’est le toucher. N’étends pas la main vers l’homme […] Je ne dis pas de t’en détourner. Mais que veux-je dire ? Ne reste pas là. Celui qui veut rester en route ne parvient pas à la maison. Lève-toi, marche. Le Christ homme est ta route, le Christ Dieu est ta patrie. » (Sermon.Mai 95 ; MA 343-345).

Enfin, Augustin essaie en quatrième lieu de rendre compte du message confié à Marie : « Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu ». Augustin souligne uniquement ici la différence que le Christ met entre nous et lui dans la relation au Père. Ce que le Christ est par nature, fils du Père, nous le sommes par grâce, ne devenant fils que par la Médiation du Fils :

« ‘Je monte vers mon Père et votre Père’. Il n’a pas dit : notre Père ; il est donc autrement mon Père et autrement votre Père : il est mon Père par nature, il est votre Père par grâce.  ‘Vers mon Dieu et votre Dieu’. Ici non plus il n’a pas dit : Notre Dieu ; il est donc aussi autrement mon Dieu et autrement votre Dieu ; il est mon Dieu sous la dépendance de qui je suis, moi aussi, comme homme ; il est votre Dieu et je suis le Médiateur entre vous et lui » (121, 3)

3. Apparition aux disciples

Augustin ne s’arrête guère à ce passage, ne faisant qu’attirer l’attention sur quelques détails.  J’en relève trois. D’abord, il y a ces portes fermées que le Ressuscité traverse sans être entravé. Augustin cherche une explication du côté du merveilleux, en montrant que cela ne relève nullement d’une impossibilité, à preuve  la naissance virginale : « Les portes fermées ne furent pas un obstacle pour la masse d’un corps où résidait la divinité ; en effet, celui dont la naissance a laissé inviolée la virginité de sa mère put entrer sans qu’elles soient ouvertes. » (In Jo Ev.121, 4) !

Vient ensuite la salutation que le Ressuscité adresse aux disciples : La paix soit avec vous ! La formule est dite deux fois, répétition qui, pour Augustin, a un sens : il s’agit de la « confirmation » d’une prophétie. Il donne de ce redoublement une explication pour le moins obscure, tirée d’un verset du prophète Isaïe : « Il (Christ) donne la paix par-dessus la paix promise  par un prophète » (Is 57, 19 in LXX).

En troisième lieu, il y a l’envoi en mission. Le  Christ, qui a été envoyé comme médiateur par le Père, envoie à son tour ses disciples dans le monde. Augustin insiste  d’abord sur l’origine  de ce don de l’Esprit, qui se révèle être  l’Esprit du Père, mais aussi le sien. Il indique ensuite la mission des disciples, c’est-à-dire  de l’Eglise, laquelle  consiste en la rémission  des péchés.

4. La confession de foi de Thomas

C’est avec la confession de foi de Thomas que nous arrivons, pour Augustin, au cœur de la démarche de foi. Chez Thomas s’opère le passage de l’incrédulité à la foi, de l’humanité à la divinité du Christ, ce que n’avait pas fait Marie. Thomas devient la figure  typique du fidèle qui ne s’arrête pas à l’humanité, mais qui confesse la divinité. Sa foi est complète, en ce qu’il confesse dans le Christ à la fois sa véritable humanité et sa pleine divinité. « Il voyait et touchait l’homme et il confessait le Dieu qu’il ne voyait ni ne touchait, mais d’après ce qu’il voyait et touchait, il croyait, ayant désormais écarté le doute. »

A  vrai dire, Augustin s’attarde surtout à expliquer ce que signifie  toucher : c’est identiquement  voir, en un sens spirituel. Le toucher fait expérimenter  à Thomas la réalité humaine du Christ, la réalité  de sa souffrance. Celui qui est ressuscité ne jouit pas d’une humanité factice. Ailleurs, dans un sermon, Augustin écrit :  « Ne sois pas incrédule. Les cicatrices du Seigneur étaient fausses ? […] Non, le Seigneur a montré de vrais os. Ses cicatrices sont vraies. Il a élevé vers le ciel de vrais membres. Mais il n’a pas élevé au ciel la corruption. La chair dit : la mort est morte. » (S. Mai, 95 ; MA 433, Le visage de l’Eglise Op. cit, p. 147).

Augustin n’insiste pas moins sur  un deuxième aspect, la béatitude de la foi,  qui est la pointe même du récit : « Bienheureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru ».  Pour Augustin, cette béatitude, énoncée au passé, « proclame la foi des nations […] Dans la prédestination, il connaissait comme déjà réalisé ce qui arriverait plus  tard ».  Ce qui arriverait plus tard, c’est-à-dire  la foi répandue sur la terre entière, est justement ce dont Augustin pense avoir  l’éclatante vérité sous les yeux avec l’entrée dans l’Eglise des catéchumènes. C’est en tous les cas à ces nouveaux baptisés  qu’il s’adresse en les invitant à accomplir la même démarche que Thomas, et ainsi à entrer dans la plénitude de la foi, ce qui suppose de constater non seulement l’humanité  du Christ, mais encore de confesser sa divinité :

« Mais en approchant sa main, il peut pleinement compléter sa foi. Quelle est en effet la plénitude de la foi ? De ne pas croire que le Christ est seulement homme, de ne pas croire non plus que le Christ est seulement Dieu, mais homme et Dieu. Telle est la plénitude de la foi, car ‘la Parole s’est faite chair et elle a habité parmi nous’. Ainsi le disciple auquel son sauveur donnait à toucher les membres de son corps et ses cicatrices […] mais dès qu’il a touché, il s’écrie : ‘ Mon Seigneur et mon Dieu’. Il  a touché l’homme,  il a reconnu Dieu. Il a touché la chair, il s’est tourné vers la Parole, car ‘la Parole s’est faite chair et elle a habité parmi nous’ »  (Sermons pour la Pâque, s. 258,  2-3, SC 116, p. 349).

5. Jésus fit encore beaucoup d’autres signes

Augustin fait justement remarquer que ces « lignes marquent pour ainsi dire la fin de ce livre », sans faire l’hypothèse d’un ajout ultérieur du chapitre 21. Il ne s’arrête pas à cette finale, qu’il considère comme une simple transition,  et il passe aussitôt au premier épisode du chapitre 21, la pêche miraculeuse  de 153 poissons (122, 8). Je n’insiste pas sur  l’interprétation de ce chiffre : un multiple de 17, ce chiffre désignant

la Loi (les  dix  commandements), augmentée des sept  dons de l’Esprit Saint, sans lequel la pratique de la Loi est impossible.  Seul le don de l’Esprit permet d’accomplir la Loi. On obtient le chiffre de 153 en faisant la somme des 17 premiers nombres (1+ 2+3+ 4  etc + 17) (voir note BA 75 p. 488).  Sans l’Esprit (Saint), la  lettre  (de la Loi) tue.

Conclusion

Augustin ne se crispe pas sur un sens unique. L’Ecriture  se prête à une lecture infinie. Le commentaire d’Augustin laisse le champ ouvert à d’autres interprétations. En ce qui concerne l’évangile de Jean, il faut être attentif à l’enchaînement des séquences et à la thèse qu’il veut mettre en valeur. Cette thèse peut s’énoncer ainsi : croire sans voir. Augustin a bien vu que l’enjeu du chapitre était la foi, mais il ne met pas assez en relief la progression  qui se dessine d’un épisode à l’autre. Relisons alors le texte pour notre propre compte, avec ce fil conducteur.

Au cœur de  la démarche de Pierre  et de Jean, qui ouvre ce chapitre 20, il y a l’affirmation : il vit et il crut. Alors que pour Augustin, au terme de l’épisode, la foi en la résurrection est toujours absente, les exégètes actuels soulignent  la foi effective  de Jean,  au regard des seuls indices observés : il vit  et il crut. Il s’agit bien de la foi pascale. Cet épisode est à mettre en lien avec la finale (5).

Dans le deuxième épisode, centré sur Marie de Magdala, que signifie  l’interdit du  Christ : Ne me touche pas ?  Il s’agit  du refus de Jésus de se laisser retenir (TOB),  dans l’histoire, alors qu’il est entré dans une condition nouvelle. Il s’agit donc de nouer avec lui un nouveau type de relations, fondé non plus sur la proximité physique, mais sur la foi.  Marie devient alors  dépositaire du message pascal : « Je monte vers mon Père et votre Père ». C’est la définition même de Pâque : Dieu nous ouvre le même destin qu’au Jésus pascal.

Avec le troisième épisode, l’apparition de Jésus dans la communauté des disciples, nous sommes au foyer du chapitre 20. Au-delà de l’explication objective  (peur des Juifs), ces « portes fermées »  que franchit le Ressuscité, indiquent qu’il n’existe aucune barrière  entre Jésus et les siens.  Mais l’essentiel du texte est dans les deux autres points : le don de la paix et la mission pour le monde.

L’apparition du Ressuscité est à mettre en correspondance avec l’apparition à Marie de Magdala. Mais alors que Marie était en quête du Crucifié, Thomas est en quête du corps ressuscité, n’ayant pas été convaincu par le témoignage des disciples. Or, que dit l’Evangile ?  Il n’y a pas d’autre accès au Ressuscité que le témoignage des disciples. Thomas représente la situation du croyant,  éloigné des événements, sans autre attestation que le témoignage, pour qui l’accès au Ressuscité relève d’un croire sans voir. «  Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru ! »  La Pâque consiste à passer du Jésus historique au  Christ de la foi. Telle est la plénitude de la foi,  dont parlait Augustin.

Cette finale, qui forme une inclusion  avec le début du chapitre, reprend le même thème : croire sans voir, mais en précisant que le Ressuscité est désormais accessible grâce à  l’Ecriture, un livre de signes qui témoigne en sa faveur. Augustin dira dans le même sens : « Nous n’avons plus quelque chose à toucher, mais nous avons quelque chose à lire ! »  (Commentaire de la Première  Ep. de Jean II, 1-2. SC  75, p. 153). D’autre part, ce livre n’a pas pour  seul but de nous informer. Ce  qui est en jeu, dans la foi, c’est  le partage  de la vie même du Ressuscité.

La résurrection n’est pas d’abord un  fait à discuter entre historiens.  Du seul point de vue historique, elle est un « magistral à peu près », disait Kierkegaard. Pour Augustin, comme pour l’exégèse actuelle, il s’agit bien d’un événement historique, c’est-à-dire qu’il s’inscrit dans la trame  du temps,  mais cet événement échappera toujours aux investigations des historiens.  Ce que nous rencontrons dans l’histoire, et qui est historiquement vérifiable,  ce sont des témoins, qui veulent nous faire partager leur  foi, et par la  foi, participer à la vie que nous offre le Ressuscité.

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption
Paris

Augustin dans l'histoire

La résurrection dans les premiers écrits d’Augustin

  Qu’est-ce que l’âme ? Peut-elle subsister, après cette vie, sans être unie à un corps ?

La doctrine augustinienne de la résurrection montre des changements significatifs au cours des écrits d’Augustin[1]. Elle est l’objet de plusieurs reformulations successives. Mais peu de temps après sa conversion, Augustin est encore loin d’un clair exposé de la foi selon laquelle Jésus de Nazareth a été ressuscité par Dieu le Père, attestant ainsi qu’il était le Messie et révélant que la mort et le péché ont été vaincus. Ses travaux sont empreints de la philosophie néoplatonicienne à laquelle il semble encore rester attaché.

La première mention de la résurrection apparaît dans le De quantitate animae[2].  Cet ouvrage est écrit en  388 à  Rome peu après le retour d’Augustin de Cassiciacum. Il est formé d’un dialogue avec son ami Evodius, qui deviendra plus tard évêque d’Uzale. Ce dialogue est centré sur les nombreuses questions concernant l’âme humaine : qu’est-ce que l’âme ? Peut-elle subsister, après cette vie, sans être unie à un corps ? Peut-on décrire l’âme comme un corps étendu, une « grandeur »,  au sens spatial du terme ? Les réponses sont d’abord d’ordre philosophique. Mais Augustin n’oublie pas qu’il est chrétien. Evodius et lui avancent pas à pas, cherchant à résoudre progressivement les difficultés de leur recherche.  C’est au terme de ce dialogue qu’Augustin finira par invoquer les « divines Ecritures » (§75) et confesser sa foi en la résurrection. La résurrection est présentée comme un « voyage vers le soleil », une « sortie du corps » – autant  d’expressions compréhensibles pour un lettré de l’Antiquité.

I. Résurrection et purification de l’âme

  Pour Augustin, il est impossible que des âmes qui chercheraient droitement Dieu ne puissent pas le trouver

C’est par une réflexion sur la nature de l’âme que la question de la résurrection est primitivement abordée dans les écrits d’Augustin. Pour Evodius, la question centrale est de savoir quelle est  son origine et sa nature. D’entrée de jeu, Augustin  lui répond que la « patrie de l’âme », c’est Dieu lui-même (I, 2). L’ambiance de ce dialogue est « déiste ». La question de l’existence de l’âme n’y fait pas problème comme aujourd’hui. Son immortalité n’est pas vraiment remise en cause.

Par contre, les philosophes de l’Antiquité paraissent avoir des difficultés à définir précisément la nature de l’âme. Celle-ci n’est formée « ni de la terre, ni d’eau, ni d’air, ni de feu » (I, 2). Elle ne comporte aucune des propriétés connues dans les corps (III, 4). Nous sommes encore loin ici d’une conception purement chrétienne de l’âme. Pour l’heure, au terme de ces premiers développements,  Augustin définit l’âme comme une « substance douée de raison et apte à gouverner un corps » (XIII, 22). En fait, il cherche surtout à montrer que l’âme transcende le corps. Il lui tient à cœur de prouver la supériorité de la première sur le second. D’où son refus de voir l’âme purement asservie au corps :

« L’âme humaine se dégage du corps autant qu’elle le peut, grâce à la raison et à la science qui sont de beaucoup supérierers aux sens ; elle jouit plus volontiers des plaisirs intérieurs ; et plus elle incline vers les sens, plus elle rend  l’homme semblable à la bête »[3].

L’âme humaine est toujours en position médiane[4]. La quête d’un fragile équilibre n’est pas pour autant vouée à l’échec. Pour Augustin, il est impossible que des âmes qui chercheraient droitement Dieu ne puissent pas le trouver (XIV, 24). Sa conception de l’âme est dynamique. Celle-ci est tributaire de la croissance de la personne, de sa vertu. Elle peut grandir avec l’âge. Inutile donc de s’appesantir à l’infini sur les questions de sa « forme », de son « étendue », de sa « grandeur », etc. Toutes ces interrogations doivent rester secondaires vis-à-vis du souci d’éduquer l’âme par la vertu. Donc : pas question de confondre la  « grandeur » physique de l’âme avec ses qualités morales.

Dans une conception d’inspiration plutôt néoplatonicienne, Augustin s’attache à décrire un itinéraire possible de purification de l’âme. Celle-ci ne doit pas se maintenir dans la seule fonction d’organisation du corps, même si l’on peut déjà dans certains cas y percevoir « l’harmonie et la proportion, non seulement dans la beauté mais dans la croissance et la génération » (XXXIII, 70-71). En un degré plus élevé, elle doit se manifester par la sensibilité.  Celle-ci,  constate cependant  Augustin, reste encore commune aux hommes et aux bêtes. Par contre, l’art et la science sont propres au genre humain. On peut en décrire les nombreuses manifestations, dans l’architecture, la peinture, l’organisation civile et politique, la rhétorique… Hélas, note Augustin, « y participent en une certaine mesure savants et ignorants, bons et méchants » (XXXIII, 72). Un quatrième degré de purification s’avère nécessaire : l’âme s’y trouve cette fois-ci expressément mise en rapport avec Dieu. Lui seul permet d’échapper aux tracas et séductions de ce monde. La crainte de la mort – sans que ne soit pour l’instant encore abordée ici la question de la résurrection à proprement parlé – paraît être un puissant motif de purification de l’âme :

« Au travail même de purification reste sous-jacente la crainte de la mort – crainte souvent modérée, quand on croit très fermement (cette vérité là, seule une âme purifiée peut l’apercevoir) que tout est gouverné par la providence et la justice de Dieu (…), crainte très forte (au degré où nous sommes), quand cette croyance est d’autant plus faible qu’elle est l’objet d’une enquête plus inquiète, et que la tranquillité (morale), si nécessaire pour approfondir d’obscurs problèmes, est plus diminuée par cette crainte même »[5]

  L’âme ne peut se réconcilier avec Dieu que grâce à la « vraie » religion, à savoir le christianisme

L’âme est désormais prête à se tourner vers Dieu. A ce niveau, elle peut se diriger pure et sans réserve vers lui. Signe de son attachement à la philosophie néoplatonicienne, Augustin présente encore cette quête de Dieu comme une tentative de contemplation de la Vérité. A vrai dire, pour Augustin, l’âme ne peut se réconcilier avec Dieu que grâce à la « vraie » religion, à savoir le christianisme. C’est donc au terme d’un parcours plutôt « philosophique » que la question de la résurrection  est abordée au plan chrétien. Dans le De quantitate animae, le passage où la résurrection des corps est mentionné pour la première fois s’appuie sur une métaphore traditionnelle :

« Nous verrons aussi de tels changements, de telles vicissitudes dans cette nature corporelle, quand elle est soumise aux lois divines, que cette résurrection de la chair, crue mollement par les uns, niée formellement par les autres, nous la pouvons tenir pour aussi certaine que nous sommes certains que le soleil, une fois couché, se lèvera » (XXIII, 76)[6]

Comment dès lors concilier la vision chrétienne de la résurrection et ces apports de la philosophie ? Cette dernière n’est-elle qu’une « préparation » à la vérité de l’Evangile ? En d’autres termes : la révélation rend-elle caduque la philosophie ? Autant de questions auxquelles il est légitime de répondre en étudiant maintenant plus spécifiquement l’approche augustinienne de la résurrection.

II. Une conception de la résurrection marquée par l’héritage des philosophes

  Augustin a donc interprété le dogme chrétien de façon compatible avec les philosophes comme Platon

A première vue, Augustin ne semble rejeter de la philosophie que ce qui pourrait présenter des obstacles vis-à-vis de la conception chrétienne de la résurrection. Certes, comme tous les grands lettrés de son époque, Augustin a cru en l’immortalité de l’âme. Il a donc interprété le dogme chrétien de façon compatible avec les philosophes comme Platon. Ainsi déclare-t-il notamment dans les Soliloques :

« L’âme est immortelle. Aie maintenant confiance en tes propres arguments ; aie maintenant confiance en la vérité ; elle clame qu’elle habite en toi, qu’elle est immortelle, que m’importe quelle mort physique ne peut lui soustraire sa demeure. Détourne-toi donc de ce qui n’est que ton ombre, rentre en toi-même, tu n’as pas plus de mort à redouter, sauf le cas où tu oublierais que tu ne peux mourir » (II, 19,33)[7]

On constate que la référence au mythe platonicien de la caverne n’est pas absente de ce passage. Augustin l’utilise pour développer sa  propre conception de l’intériorité. Cependant ces premiers passages, auxquels il faudrait ajouter ceux de L’immortalité de l’âme, présentent cependant une difficulté majeure[8] : ils ne comportent pas l’idée que le corps participe aussi à la vie éternelle de l’âme. Ainsi les idées dont saint Augustin s’inspire pour soutenir l’immortalité de l’âme peuvent-elles être considérées comme ambiguës d’un point de vue chrétien. Certes, les philosophes dont il s’inspire ont reconnu que la vision de Dieu ne pouvait être complète dans cette vie. Mais  l’idée que l’humanité physique concrète puisse avoir part à la résurrection est absente de leurs écrits.  Deux points vont particulièrement être difficiles.

A. Le refus d’une continuité entre l’expérience corporelle et la résurrection des corps

  Il faudra du temps à Augustin pour se départir de ce rêve de perfection lié à la seule purification de l’âme.

Pour un lettré de l’Antiquité envisageant une  vision de Dieu comme totalement accessible dans cette vie, l’immortalité de l’âme n’était rien, sauf la continuation de la vie spirituelle commencée ici-bas. Les premiers dialogues d’Augustin montrent sa difficulté à se départir de cette perspective.  Dans le chapitre « le futur perdu » de sa biographie d’Augustin, Peter Brown a tenté d’analyser cette question[9] : Augustin avait pensé trouver dans le platonisme chrétien la promesse d’une réconciliation entre l’idéal de la sagesse antique et la sainteté chrétienne. A son époque, les chrétiens cultivés croyaient fermement que leurs saints avaient réalisé un idéal comparable à la sérénité recherchée par les philosophes. Il faudra du temps à Augustin pour se départir de ce rêve de perfection lié à la seule purification de l’âme. Les Confessions donneront ainsi par la suite le témoignage d’une réévaluation négative des possibilités d’extases contemplatives obtenues par des méthodes purement philosophiques.

Dans cette première période, on doit donc dire qu’Augustin est en « consonance » avec la doctrine chrétienne mais sans une compréhension approfondie de celle-ci. Il affirme à plusieurs reprises le dogme de la résurrection des corps, mais à vrai dire plus pour s’opposer à  la répudiation manichéenne du corps ou de sa propre tendance à dévaloriser le corporel. Augustin semble douter de la possibilité d’une continuité entre l’expérience humaine  du corporel et la résurrection des corps. Ses écrits montrent une absence de connexion  entre l’idée de mortalité du corps et celle de sa résurrection. Sa pensée est assez difficile à interpréter : suit-il  inconsciemment la formule de Porphyre «  ab hoc corpore omnimoda fuga et elapsio » ? Difficile de le dire. En tout cas, il n’y a pas de réelle prise en compte du rôle du corps dans l’évaluation de la vie humaine et de la vie future. Augustin parle en termes vagues d’une « contamination mutuelle » entre le présent et le futur. Ce n’est qu’après 400, à l’occasion de son traité d’exégèse La genèse au sens littéral qu’il établit pour la première fois le lien entre le corps animal et le corps spirituel : Adam avait un « corps animal ». Celui-là n’a pu être changé. Seul son « corps spirituel » a pu être l’objet de la résurrection. Il en conclut :

« Sans doute notre corps animal sera-t-il changé en corps spirituel – car c’est un corps animal qui est semé, c’est un corps spirituel qui ressuscite »[10]

 Ce n’est que progressivement qu’Augustin va prendre en compte du rôle du corps dans l’évaluation de la vie humaine et de la vie future

Cette sentence, fruit d’une intense méditation des premiers textes de la Genèse, est en fait assez claire : si Adam n’avait pas péché, son corps aurait été préservé de la mort. Tel n’a pas été le cas. En conséquence, si nous devons être rénovés à l’image du Créateur, ce ne peut être que « selon l’esprit », non selon notre corps mortel.

Cette évolution dans la pensée du docteur d’Hippone est déjà perceptible dans le Contra Faustum Manichaeum (398). Augustin y parle d’une restauration de l’homme intérieur, renouvelé après l’image de son créateur, extirpant ce qu’il n’est pas juste du « vieil homme »,  le nouvel homme devenant de son côté « participant des cieux » ( XIV, 2)

On doit donc conclure à une différence sensible entre la période d’avant 393, où la résurrection des corps est affirmée mais non reliée à l’expérience présente, et ces textes, postérieurs de 10 ans, nourris d’une méditation exégétique plus profonde mais encore lacunaire. En fait, la résistance à l’idée d’une participation physique à la résurrection des corps ne sera pas levée facilement.

B. Le refus de toute participation physique à la résurrection des corps

Les os et les membres du corps humain n’auront pas part à la résurrection. Il faut en tout point préférer la recherche d’un salut de l’âme. Tel est la constante des premiers écrits d’Augustin. Y compris dans son traité sur la musique où il déclare que le corps est une « prison » pour l’âme. En  conséquence, l’âme doit procéder à sa purification en se délestant de son corps :

«  L’âme devient meilleure en se dépouillant de ce qu’elle reçoit par le corps, lorsqu’elle se détourne des sens charnels et  se réforme selon les harmonies divines de la Sagesse »[11]

Cette affirmation est aussi perceptible dans De fide et symbolo (393).  Dans ce traité, Augustin s’adresse aux membres du concile de Carthage en proposant une synthèse de la foi qui complète et renforce sa propre pensée personnelle[12]. En particulier, lors de la discussion sur l’incarnation du Verbe, il  accepte que le terme « chair » puisse être aussi attribué à l’homme. Mais il  semble comme en difficulté avec l’expression de Paul « la chair et le sang n’hériteront pas du royaume des cieux » (1 Co 15, 50). Parce que l’homme est sujet à la corruption (Rm 1, 23), Augustin pense que le corps céleste ne sera pas le même que le corps terrestre. Ainsi il croit faire face aux redoutables objections des païens vis-à-vis du christianisme :

Augustin a  vu que la résurrection des corps constitue comme la pierre angulaire de la foi chrétienne, même s’il traite toujours cette question  avec les « matériaux du bord » philosophiques.

« Il arrive souvent que certains s’offusquent, parmi les infidèles du paganisme ou parmi les hérétiques, de notre foi en la translation d’un corps terrestre dans les cieux. Les païens surtout de nous adresser à l’envi les arguments des philosophes pour montrer que la présence d’un objet terrestre dans le ciel est impossible. C’est qu’ils ignorent nos Ecritures et ne savent pas qu’il est dit : « un corps animal est semé et il lève un corps spirituel  (1 Co 15, 44)[13] »

Cette prise de position radicale paraît être liée à ses combats contre les Manichéens, qui, rappelons-le, rejetaient la doctrine de la résurrection du corps. L’évêque manichéen Faustus avait une vue docétiste de l’Incarnation. Pour lui répondre, Augustin a dû méditer plus en profondeur les enseignements de saint Paul. Il est vrai que la première épître aux Corinthiens présente des problèmes d’interprétation considérables puisque effectivement, elle semble faire droit à une différence entre un corps « animal » et un corps « spirituel ». De son côté, Augustin pense que la résurrection concerne d’abord l’âme. Mais le De fide et symbolo contient néanmoins une sévère mise en garde :

« Celui qui s’attache à la foi catholique et croit que notre nature tout entière fut assumée par le Verbe de Dieu – c’est-à-dire notre corps, notre âme et notre esprit – est suffisamment protégé contre les embûches des hérétiques. Car dès lors que cette assomption a eu lieu pour nous sauver, il faut prendre garde, en croyant qu’un élément quelconque de notre être n’y fut pas compris, qu’il ne le soit pas dans l’économie du salut[14] ».

Comment en définitive comprendre ces positions parfois un peu embarrassées d’Augustin ?

En premier lieu, la différence de traitement d’Augustin des mêmes passages de saint Paul peut s’expliquer par la différence de ses auditoires. Le De fide et symbolo s’adresse à  des prêtres et  des évêques d’Afrique qui n’ont certainement pas besoin d’être instruits des fondements de la foi. Le Contra faustum s’adresse à des partisans du manichéisme qui n’ont pas les mêmes connaissances de base. Néanmoins deux constantes s’imposent : Augustin a  vu que la résurrection des corps constitue comme la pierre angulaire de la foi chrétienne, même s’il traite toujours cette question  avec les « matériaux du bord » philosophiques.

Dans un second temps,  Augustin finira par s’appuyer définitivement sur le témoignage de l’Evangile : «  Vois mes mains et mes pieds » (Lc 24, 39). Jamais plus il ne reviendra sur la centralité de ce texte pour la foi chrétienne. Mais entre les premiers écrits et ceux de la maturité dominés par la question de la prédestination, tout un cheminement s’opérera. En tout cas on ne peut que constater la radicalité du correctif apporté à sa première approche de la question de la résurrection dans les Retractationes :

«  La chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu ». Mais celui qui entend ces paroles, de manière à penser que le corps terrestre, tel que nous l’avons actuellement sera changé en corps céleste au jour de la résurrection et qu’alors il n’aura plus de membres ni de véritable chair, doit sans aucun doute être blâmé, car le corps du Seigneur après la résurrection nous est une leçon : ce corps apparut dans les mêmes membres, non seulement visible aux yeux mais tangibles aux mains [15] ».

                                                                                                                             Jean-François PETIT
 Augustin de l’Assomption
Paris.

  • [1] Sur ce sujet, on lira  M. R. MILES, Augustine on the body, Scholars press, 1979 ; H.-I. MARROU,  « Le dogme de la résurrection des corps et la théologie des valeurs humaines », Revue des Etudes .Augustiniennes, 1966.
  • [2] ST AUGUSTIN, La grandeur de l’âme, Bibliothèque augustinienne, 5, DDB, 1948.
  • [3] ST AUGUSTIN, La grandeur de l’âme, Bibliothèque augustinienne, 5, DDB, 1948, p. 345.
  • [4] cf M. NEUSCH, Initiation à saint Augustin. Cerf, 2003, p., 171.
  • [5] ST AUGUSTIN, id. , p. 381.
  • [6] ST AUGUSTIN, id. , p. 385.
  • [7] ST AUGUSTIN, Soliloques, Bibliothèque augustinienne, 5, DDB, 1948, p. 155.
  • [8] ST AUGUSTIN, L’immortalité de l’âme, Bibliothèque augustinienne, 5, DDB, 1948, 1948, p. 165-219.
  • [9] P. BROWN, La vie de saint Augustin, Seuil, 2001, p. 189-203.
  • [10] ST AUGUSTIN, La genèse au sens littéral, Bibliothèque augustinienne, 48, DDB, 1972, p. 491.
  • [11] ST AUGUSTIN, La musique, Bibliothèque augustinienne, 7, DDB, 1947, p. 377
  • [12] Sur ce point cf  H.-I. MARROU,  « Le dogme de la résurrection des corps et la théologie des valeurs humaines » , op. cit.,  p. 123
  • [13] ST AUGUSTIN, De la foi et du symbole, Bibliothèque augustinienne, 9, DDB, 1947, p. 43
  • [14] ST AUGUSTIN, Id., p. 37.
  • [15] ST AUGUSTIN, Les révisions, Bibliothèque augustinienne, 12, DDB, 1950, p. 381.
Augustin aujourd'hui

Dieu est du côté de l’homme souffrant, selon Bruno Chenu, par Nicolas TARRALLE

« Dans la joie d’être jugé digne de participer
à  la passion du Christ  pour le monde »
Bruno Chenu

C’était à Guebwiller. A l’ombre d’un clocher alsacien en s’enfonçant dans une vallée vosgienne. Bruno Chenu y avait été invité pour donner une conférence qui s’était intitulée « au plaisir de croire – Dieu ou l’homme souffrant ». C’était le 3 avril 2003. Les vignes et les coteaux alentours bourgeonnaient tout juste et Bruno, quelques semaines plus tard, allait passer sur l’autre rive. De cette soirée à Guebwiller est né un petit livre qui nous permet d’en prolonger les fruits[1].

Sans fard, Bruno Chenu pose deux questions : quel Dieu au titre de la foi chrétienne ? Quel homme au titre de la foi chrétienne ? Il pose là sa foi en vérité, comme une lumière pour comprendre. Et elle se donne à vivre dans une lutte contre le cancer. De ce combat surgissent les questions : sur Dieu, sur l’homme. En homme de foi, faisant dialoguer son expérience de la théologie et son expérience de la maladie, Bruno nous aide à traverser la souffrance. Loin des théories sur Dieu ou sur le mal, son regard d’homme témoigne que la vie est marquée par l’un et par l’autre. Et l’expérience qu’il nous livre pourrait bien être, dans une déroutante simplicité, cette « traversée de l’en-bas »  dont la préface est l’écho[2].

Dans l’exposé de Guebwiller l’interrogation portant sur Dieu précède l’interrogation portant sur l’homme. Elle est posée là, comme une question première. Je crois que c’est pour témoigner à la fois d’un don premier de la foi, et d’une expérience radicale de la souffrance. Dans l’écartèlement de la douleur, plus rien ne fait sens : l’expérience de soi est comme brisée, éclatée. L’existence n’est que révolte, contre soi-même et contre les autres, contre Dieu. Mais Dieu s’expérimente alors comme le plus extérieur : comme l’horizon absolu de la révolte. Et dans cet ébranlement, il peut devenir, paradoxalement, le point le plus stable : le seul qui soit hors de l’ébranlement. J’outrepasse ici la pensée de Bruno, mais je ne saurais en minimiser la justesse. La première question qui ouvre une brèche hors du non-sens de la souffrance ne porte donc pas sur le lieu même de cette souffrance, elle porte sur Dieu. Voilà la conviction qui l’habitait. Mais quel Dieu au titre de la foi chrétienne ?

Bruno nous invite donc à revisiter nos représentations figées de Dieu. Car le Dieu de la foi chrétienne n’est jamais enfermé dans une catégorie particulière. Il les traverse toutes. Plus même : il en est écartelé. Notre Dieu est un Dieu sous tension : transcendant et immanent, caché et révélé, tout-puissant et faible, silence et parole. La première partie de l’exposé traverse ces différents pôles… Dieu habite les tensions de nos mots humains et de nos perspectives d’hommes.

  Il s’est fait l’écho inlassable de l’espérance qui la traverse. Souffrant de la division des Eglises il a travaillé, par son engagement dans l’œcuménisme, à l’enfantement de l’unité promise.

Quel homme alors, au titre de la foi chrétienne ? Un homme qui peut habiter les tensions de son existence à partir de sa propre perspective. Etre homme, dit Bruno, c’est se tenir dans l’épreuve. Dans la maladie par exemple. La seconde partie de son exposé la traverse pour y faire surgir le regard de Dieu. Par cette fragile expérience humaine qu’il dévoile, je découvre que, vivant sous la menace, je vis accompagné, je vis dans la grâce.

Ce chemin par l’épreuve, par Dieu, Bruno Chenu y a été attentif bien avant de le vivre dans la chair de sa maladie. Son attention à la souffrance dans le monde pourrait même être la perspective centrale qui a animé sa mission de théologien-journaliste[3]. Il s’est fait l’écho inlassable de l’espérance qui la traverse. Souffrant de la division des Eglises il a travaillé, par son engagement dans l’œcuménisme, à l’enfantement de l’unité promise. Souffrant de l’oppression des peuples il a fait retentir, par son enseignement sur les théologies du Sud, leur cri de foi. Et confronté aux événements douloureux du monde, par le journalisme il en a éclairé l’espérance.

La justesse de son regard d’espérance a marqué les lecteurs de ses nombreux éditoriaux. Par-delà la souffrance qui se montre de l’autre côté du miroir médiatique, il a réveillé une espérance en souffrance dans le monde. C’est qu’en même temps, il était façonné par la rigueur de la foi. Dieu et l’homme souffrant sont unis dans une même histoire d’incarnation, de crucifixion et de résurrection. Au titre de la foi chrétienne, ce Dieu et cet homme concret nous provoquent à la conversion de l’espérance.

C’était bien avant Guebwiller. A Hartford aux Etats-Unis, en 1971. Découvrant l’histoire du peuple noir américain, Bruno Chenu fait l’expérience indélébile que Dieu est du côté de l’homme souffrant. Les plus beaux fruits qu’il nous laisse, ce sont les chemins sur lesquels il nous invite à continuer. « Ma géographie personnelle est à jamais traversée par les bidon villes des ghettos noirs américains[4]. » Cette orientation décisive de son travail théologique nous indique un chemin. « Il reste donc aux blancs à se convertir à la négritude, c’est-à-dire à la souffrance de Dieu dans la vie du monde[5]. »

Nicolas TARRALLE
Augustin de l’Assomption
Conflans-Sainte-Honorine

Comment réssuscitons-nous ?, interview d’Emmanuel FALQUE par Elise CORSINI

Comment penser en philosophe la résurrection des corps ? Dans son ouvrage, “Métamorphose de la finitude”, Emmanuel Falque renouant avec la grande tradition des Pères de l’Église et s’appuyant sur la philosophie contemporaine propose de penser à nouveaux frais cet article essentiel du Credo. La résurrection comme métamorphose, transformation, transfiguration, naissance. C’est ce dernier point qu’il développe avec nous dans cet entretien.

Emmanuel Falque, marié et père de quatre enfants, est un jeune philosophe épris de théologie. Agrégé de philosophie, docteur en philosophie et licencié en théologie, il navigue avec aisance entre les Pères de l’Église, la philosophie médiévale et la pensée contemporaine. Avec le Passeur de Gethsémani (Cerf, 1999) il donnait le premier volet d’une réflexion philosophique sur le Christ en sa Passion. Avec Métamorphose de la finitude (Cerf, 2004), il poursuit l’analyse sur la Résurrection. Emmanuel Falque est en outre l’auteur de « saint Bonaventure et l’entrée de Dieu en théologie » (Vrin, 2000). Il est actuellement maître de conférence à la faculté de philosophie de la Institut catho de Paris.

Propos recueillis par Elise Corsini

Parmi les chrétiens eux-mêmes, peu nombreux sont ceux qui croient à la résurrection de leur propre chair ? Comment l’expliquez-vous ?

La résurrection de la chair ne fait plus sens aujourd’hui parce qu’elle paraît trop abstraite et loin de notre expérience de la vie. Pour l’homme moderne, la première expérience en effet n’est pas celle de l’ouverture à Dieu, mais de l’horizon bouché de son existence. Contrairement à ce que pensait Descartes, la plus haute certitude n’est pas : « je pense donc je suis » mais « je suis un mourant ». Je sais qu’un jour « j’aurai de la terre sur la tête et en voilà pour jamais » comme disait Pascal.

Comment parler de la résurrection de la chair à cet homme travaillé par le sentiment de sa finitude ?

En rapportant les concepts théologiques à une expérience, ce qu’on nomme dans la philosophie contemporaine (phénoménologie) une « manière d’être au monde » ou une « modalité d’existence ». Pour écrire le Passeur de Gethsémani je me suis donc fondé sur l’expérience de la souffrance et de la mort. C’était en ce sens moins difficile que dans Métamorphose de la finitude, même si le sujet est plus crucial. Tout le monde partage l’expérience du tragique, y compris le Christ. C’est moins clair, et moins sûr, pour la résurrection !

Où chercher alors l’expérience qui correspond à la résurrection de la chair ?

Je l’ai trouvée dans saint Jean avec Nicodème, identifié souvent à tort à un homme stupide ou insensé. Le Christ lui parle de « naître d’en-haut ». Nicodème rétorque : « Comment un homme pourrait-il entrer une deuxième fois dans le ventre de sa mère et naître ? » (Jn 3, 4). Sa réponse est loin d’être idiote. La « renaissance » peut-elle se comprendre en dehors de l’expérience de la « naissance » ? « Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’esprit est esprit », ajoute le Christ (Jn 3, 6). Personnellement, j’entends ici une analogie plutôt qu’une opposition. Non pas : « Nicodème, ne t’occupe pas de l’ordre de la chair, je te parle seulement de l’esprit », mais plutôt : « tu as raison Nicodème, si tu veux comprendre ce que signifie naître d’en-haut, examine d’abord ce que veut dire naître d’en-bas ». Il faut donc une phénoménologie de la naissance de la chair pour comprendre ce que sera une théologie de la résurrection du corps.

Que peut-on dire sur la naissance qui nous éclaire sur la résurrection ?

D’abord, nul n’assiste à sa naissance. Nous l’avons en quelque sorte vécue sans y être, au moins du point de vue de la conscience. De même je ne peux jamais me voir « en train de vivre ma résurrection », mais seulement constater que « j’ai été transformé ». Ensuite, j’ai besoin de témoins qui certifient ma naissance. De même j’aurai besoin d’une communauté de témoins pour attester de ma renaissance. C’est ici que prend place l’Église, entendue non pas seulement comme corps social ou politique, mais comme cette « chair mystique » seule capable d’authentifier le bien-fondé de ma transformation en Dieu.

De quel moment parlez-vous ? De la résurrection finale ou de la résurrection maintenant ?

D’abord de la résurrection comme conversion, celle que maintenant nous avons à vivre, qui va faire en sorte que la finitude n’est plus le dernier mot de l’existence.

Mais qu’en est-il de la résurrection finale ?

J’y viens, et c’est maintenant la question du corps qui nous intéresse. Parler de résurrection finale c’est forcément évoquer la résurrection du corps. Ne pas croire à la résurrection finale comme résurrection « du corps » en christianisme, c’est en effet ne rien croire du tout. Lorsque le petit enfant naît, il m’apparaît d’abord comme un corps. Et toute sa vie consiste à passer de ce corps en corps de chair, du corps qu’il a reçu de ses parents, au corps vécu qu’il deviendra tout au long de sa vie. C’est peut-être cela aussi la résurrection finale : passer pleinement du corps à la chair.

Il y a le corps et la chair ?

Oui, c’est une distinction plus capitale dans la philosophie contemporaine que celle de l’âme et du corps. On la trouve chez Husserl, Merleau-Ponty, Lévinas, Michel Henry, enfin tous les représentants de la phénoménologie. La chair est le vécu du corps, ou la manière dont le corps est affecté. Il y a le corps comme substrat, la « viande » pour le dire familièrement, et le corps subjectif : le « vivre du corps » que la phénoménologie appelle la chair. Cette manière unique, intime et propre à chacun de tisser sa relation au monde, c’est-à-dire aussi aux autres, et au temps. Ce n’est pas un nouveau dualisme mais ce sont des couches de la corporéité, différentes strates d’un même être que nous sommes aujourd’hui.

Alors la résurrection de la chair ?

La thèse qui veut que l’âme s’envole auprès de Dieu pour récupérer son corps à la fin est une très belle thèse, au sens où l’on affirme qu’une âme sans corps n’est pas totalement accomplie. C’est la thèse de saint Thomas d’Aquin. Mais une telle formulation demeure encore selon moi dans un certain dualisme : l’âme d’abord, puis le corps ensuite. Les catégories contemporaines exigent peut-être une nouvelle formulation, non pas pour dire autre chose, mais pour dire autrement les mêmes choses.

Mais on voit bien que le corps reste là !

C’est justement mon hypothèse, car on aura bien du mal à croire aujourd’hui comme au Moyen Âge que les « morts sortiront des tombeaux », comme si notre substrat biologique devait ressusciter (nos membres, nos organes, nos cheveux, etc.). C’est l’absence d’une anthropologie contemporaine du corps qui rend aujourd’hui problématique la question de la résurrection de la chair.

Que proposez-vous alors ?

Pour moi la résurrection de la chair est le relèvement du vécu de notre corps. Aujourd’hui nous vivons ce monde comme corps, dans lequel habite cette chair. Demain nous le vivrons comme chair indépendamment du corps. C’est cela la résurrection. Le biologique, si important et nécessaire pour notre vie d’aujourd’hui, n’est cependant pas ce qui fera notre vie demain. L’intégrité de l’homme est celle de ses vécus plus que de ses organes.

Séduisant ! Mais cette hypothèse est-elle cohérente avec les récits de l’Évangile ?

Je suis en effet obligé de regarder l’Ecriture. Dans les récits d’apparition, je constate justement que le Christ est reconnu par certains et non par d’autres. A quoi le reconnaît-on ? À la manière dont il a vécu, c’est-à-dire sa chair, et non pas simplement à la matérialité de son corps.

C’est clair pour les disciples d’Emmaüs !

En effet, ils le reconnaissent à sa manière de rompre le pain. C’est clair aussi pour l’apparition au bord du lac. Jésus dit : « Les enfants, n’avez-vous pas du poisson à manger ? » et les disciples le reconnaissent à sa manière de manger, plutôt qu’à une faim biologique qu’il ne saurait avoir. Prenons maintenant l’apparition à Marie-Madeleine : elle dit « dis-moi où est son corps et j’irai le prendre ». Celui qu’elle prend pour le jardinier répond : « Marie ». Elle le reconnaît non pas à son corps biologique mais à sa voix qui l’appelle par son nom. Il ajoute : « Ne me touche pas ». Pourquoi ? Parce que la chair ne se touche pas. Marie-Madeleine cherchait un cadavre, un corps à prendre. Il lui révèle qu’il n’est que chair. La résurrection, c’est pour moi l’expérience, que nous n’avons pas faite encore, d’une chair sans corps, celle que fait voir le Christ ressuscité dans les récits d’apparitions.

Cela veut dire que les gens qui meurent passent directement à la résurrection ?

Disons que la chair ressuscitée est tout de suite auprès de Dieu. Elle reste pourtant en attente d’autre chose, c’est-à-dire des autres avec qui nous avons vécu.

Si en effet à la mort tout est accompli, il n’est plus besoin de résurrection finale !

La conclusion de mon livre s’appelle « l’attente des chairs ». Les défunts ne peuvent se réjouir pleinement tant que nous ne serons pas tous un seul Corps auprès de Dieu, c’est-à-dire un dans la chair du Christ. La résurrection finale a une dimension collective et eschatologique au sens de la « communion des saints ». Je souligne, en m’appuyant sur Origène, qu’il n’y a pas deux mondes, le nôtre, en bas sur la terre et celui des saints là-haut dans le ciel, mais deux manières de vivre ce même et unique monde : celui du Verbe en qui tous nous sommes contenus, et dont nous pouvons vouloir nous exclure par le péché.

En quoi est-ce une naissance ?

La naissance, c’est un corps qui engendre un corps. Si notre mère nous a donné notre corps, dans la résurrection c’est Dieu qui nous enfante. Notre véritable chair nous est donnée par les épousailles du Christ avec l’Église, c’est-à-dire quand nous prenons chair en Celui qui s’est fait chair.

Nous ressusciterons selon « l’éclat de notre chair » nous explique saint Paul (1 Co 15, 39-42), c’est-à-dire chacun selon sa capacité à manifester Dieu dans sa chair. De la manière dont aujourd’hui je vis mon corps, tourné vers Dieu ou tourné vers moi, dépend donc la façon dont demain je ressusciterai charnellement. Par l’attitude de mon corps, j’engage, dès ici-bas, mon éternité.

Emmanuel FALQUE
Propos recueillis par Elise CORSINI

Bibliographie

– Saint Augustin, L’année liturgique – Mgr Victor Saxe. Les Pères dans la foi, DDB, 1980.
– Saint Augustin, Jésus-Christ mort et ressuscité pour nous, de Suzanne Poque, Cerf, 1986.
Les plus beaux sermons d’Augustin, de Georges Humeau. Etudes Augustiniennes, 1986.
Homélies de saint Augustin sur les psaumes, de Georges Humeau. Beauchesne, 1942.
– Gustave BARDY, Saint Augustin. DDB, 1940.
Goulven MADEC, Le Dieu d’Augustin,. Cerf, 1998