DERAEDT, Lettres, vol.8 , p. 105

5 jan 1870 Rome PICARD François aa

Liberté de parole et ennui – L’infaillibilité pourrait être votée vers le 25 mars – Comment on procèdera – Mgr d’Orléans – L’Eglise du monde est romaine.

Informations générales
  • DR08_105
  • 3818
  • DERAEDT, Lettres, vol.8 , p. 105
  • Orig.ms. ACR, AE 333; D'A., T.D.25, n.333, pp.272-274.
Informations détaillées
  • 1 ADVERSAIRES
    1 AMERICAINS
    1 ANIMAUX
    1 AUTORITE PAPALE
    1 BAVARDAGES
    1 CONCILE DE TRENTE
    1 CONCILE DU VATICAN
    1 CONCILE OECUMENIQUE
    1 CONTRARIETES
    1 CONVERSATIONS
    1 ECRITURE SAINTE
    1 ELECTION
    1 ESPAGNOLS
    1 EVEQUE
    1 GALLICANISME
    1 HISTOIRE DE L'EGLISE
    1 INFAILLIBILITE PONTIFICALE
    1 IRLANDAIS
    1 LIBERALISME CATHOLIQUE
    1 LIBERTE
    1 MONDE CREE
    1 NATIONALITE
    1 PAQUES
    1 PATIENCE
    1 PERSECUTIONS
    1 PEUPLES DU MONDE
    1 PRESSE
    1 PROVIDENCE
    1 SAGESSE DE DIEU
    1 SAINT-ESPRIT
    1 ULTRAMONTANISME
    2 BARTHELEMY DES MARTYRS, BIENHEUREUX
    2 CLASTRON, JULES
    2 DUPANLOUP, FELIX
    2 ELLOY, ALOYS
    2 EUGENE IV
    2 FELIX V
    2 JACQUES DE NISIBE, SAINT
    2 LAGRANGE, FRANCOIS
    2 MORENO, JUAN-IGNACIO
    2 PIE IX
    2 PIERRE, SAINT
    2 PLANTIER, CLAUDE-HENRI
    2 SAPOR II
    2 VITTE, PIERRE-FERDINAND
    3 AFRIQUE
    3 ALLEMAGNE
    3 ANGLETERRE
    3 BALE
    3 BRAGA
    3 BRESIL
    3 CANADA
    3 CONSTANCE
    3 ESPAGNE
    3 ETATS-UNIS
    3 FRANCE
    3 INDES
    3 ITALIE
    3 NISIBE
    3 OCCIDENT
    3 OCEANIE
    3 ORIENT
    3 ORLEANS
    3 PERSE
    3 ROME, SEMINAIRE FRANCAIS
    3 ROME, VILLA GRAZZIOLI
  • AU PERE FRANCOIS PICARD
  • PICARD François aa
  • Rome, le 5 janvier 1870.
  • 5 jan 1870
  • Rome
La lettre

Mon cher ami,

Lorsque Sapor vint assiéger Nisibe, saint Jacques, le vieil évêque, monta sur les tours de la ville, et, considérant l’immensité de l’armée persane, il pria Dieu d’envoyer des moucherons contre les assiégeants. Il fut exaucé, et des légions d’insectes se ruant sur les éléphants pénétrèrent dans leurs trompes et irritèrent tellement ces énormes bêtes qu’elles écrasèrent de leur poids une partie des troupes, et forcèrent le reste à s’enfuir(1). Le Saint-Esprit semble apaiser en ce moment toutes les difficultés du concile par un moyen auquel vous n’auriez pas pensé. Les journaux, les revues et même quelques prélats, dit-on, avaient semblé redouter que la liberté de discussion ne fût pas laissée aux vénérables Pères du concile et que l’on ne donnât pas le temps de préparer les questions. Le temps a été si bien donné pour réfléchir qu’on a fini par se plaindre d’en perdre trop; quant à la discussion, elle a été tellement libre que le sentiment général est qu’elle l’a été énormément. On a parlé. Quelques évêques (indiscrets sans doute) prétendent qu’on a été jusqu’à déparler; mettons qu’on a excessivement parlé. Qu’en est-il résulté? Un tout petit inconvénient auquel personne ne songeait, l’ennui.

Est-il vrai qu’il y ait des évêques catholiques libéraux et ennuyeux? Hélas! Ce qui est assuré, c’est que de tous les orateurs celui qui a eu le plus grand succès est un évêque espagnol, Mgr Moreno, qui s’est levé pour dire qu’il renonçait à la parole: il a été écrasé de très bien et on a presque battu des mains(2). Ce serait un chapitre intéressant à écrire dans une étude de moeurs épiscopales que celui-ci: Physionomie d’un évêque sortant d’une congrégation du concile. Mais savez-vous ce qu’on entend par une congrégation générale? C’est une réunion où l’on discute les matières proposées et où l’on donne par ordre d’inscription la parole à qui veut la prendre. Eh bien, à juger des physionomies pontificales au sortir de ces séances, je vous jure que la liberté de discussion accordée avec surabondance semble être un motif assez sérieux pour qu’on ne s’y amuse pas; au contraire.

Et voilà comment le Saint-Esprit, se servant contre certains projets de ce petit insecte moral qu’on appelle l’ennui, comme la Providence s’était servie des moucherons contre les éléphants de Sapor, permettra que les obstacles soient levés tout bonnement par les bâillements conciliaires. Que voulez-vous que réponde un certain gallicanisme et un certain libéralisme, quand on leur dit: Ah! que vous êtes ennuyeux? Vous savez que les Saints Livres nous représentent la Sagesse éternelle arrangeant tout avec Dieu et s’amusant sur notre globe: Cum eo eram cuncta componens, ludens in orbe terrarum(3). Le Saint-Esprit, tout en s’amusant à faire ressortir la puissance soporifique de certaines gens, arrange tout, car, après avoir usé d’une patience héroïque, les Pères du concile comprendront la nécessité d’aller vite, malgré les libres discuteurs; et l’on profitera de l’expérience du concile de Trente. Le Vénérable Barthélemy des Martyrs(4), qui y assista, dit dans sa Somme que, pendant les cinq derniers mois, on fit plus de travail que pendant les dix-neuf ans qui avaient précédé.

Et l’infaillibilité du Pape? Je vais vous donner ma très humble appréciation, mais c’est si grave que je ne voudrais pas dire un mot imprudent. Je parle par conjectures. Toutefois, vous comprenez que je préférerais me taire que de ne pas dire des choses sérieuses sur un pareil sujet. Autant que je puisse connaître l’ordre des matières, la question de l’infaillibilité sera votée vers le 25 mars, peut-être quelques jours plus tôt, pour une raison que je ne veux pas dire. Je ne pense pas qu’on la retarde dans tous les cas au-delà de [la] première session après Pâques, à moins que Pie IX ne voulût la faire réserver pour la Saint-Pierre.

Quant à la manière dont on procédera, je crois savoir que quelques évêques, trois ou quatre cents, dit-on, demanderont la définition des droits du Pape. Si je prends le chiffre donné par le Moniteur(5), dans sa lettre du 22 décembre, 240 s’y opposeront au point de vue de l’inopportunité. 240 contre 500, c’est peu, quand il ne s’agit que d’une simple appréciation. L’inopportunité une fois écartée, la question de fond arrivera, et je vous garantis qu’alors les Américains et les Irlandais s’uniront à la très grande majorité. J’ai accepté en passant le chiffre de 240 opposants, mais est-il exact? Je le nie de la façon la plus positive. Un journal se plaint de ce qu’on n’a pas procédé par nationalités. Jamais, sauf à Constance et à Bâle, on ne procéda ainsi, et l’on sait ce que firent ces conciles et ce que devint le second(6). Il ajoute que les évêques du monde catholique ne connaissaient pas leurs frères de France, pour faire leurs choix parmi eux, quand il s’est agi des Congrégations. On en connaissait bien deux ou trois et l’on s’est contenté de les écarter, eux et leurs amis. Voilà toute la tactique employée, et c’est fort simple. Et voilà le bienfait immense procuré par les observations de Mgr d’Orléans, la répulsion incontestable presque universelle produite par ce manifeste. J’ai causé avec des évêques d’Espagne, du Brésil, des Etats-Unis, du Canada, d’Angleterre, d’Allemagne, d’Italie, d’Orient, des Indes, d’Afrique, de l’Océanie(7): le soulèvement a été universel.

Quoiqu’on prétende que, dans des conversations intimes à la villa Grazioli, Mgr d’Orléans reprend le terrain perdu, je voudrais savoir si toutes les invitations qu’il y a faites lui ont donné des résultats toujours bien satisfaisants. Puisque le correspondant du Moniteur a le courage de dire qu’on sait Mgr d’Orléans trop avancé pour reculer, je dirai, moi, que je demande à Dieu que ce prélat, qui a rendu tant de services jadis, ait la force de résister à la tentation de devenir un second Ahriman(8), le chef de ceux qui ne veulent pas de chef(9).

On s’abuse étrangement quand on ne veut voir que la France. Il faut voir le monde. Une fraction de l’Eglise de France est gallicane, l’Eglise du monde est romaine.

Notes et post-scriptum
1. L'épisode du siège de Nisibe par Sapor II, roi de Perse et persécuteur des chrétiens, se situe en 338.
2. Voir *Lettre* 3816.
3. *Prov.*, 8, 30.
4. Barthelemy Fernandez O.P. (1514-1590), bienheureux (fête le 16 juillet), archevêque de Braga de 1550 à 1580. Au concile de Trente il participa activement à la rédaction des décrets relatifs à la réforme du clergé et il veilla à leur application dans son diocèse.
5. Sans doute le *Moniteur universel*, l'organe le plus important de la presse gouvernementale. L'Index du tome II de l'*Histoire générale de la presse française* aligne 16 *Moniteur* différents.
6. Le concile de Constance (1414-1418) avait mis fin au schisme d'Occident. Celui de Bâle, convoqué en 1431, s'était peu à peu transformé en foyer de contestation démocratique où le vote d'un évêque ne pesait pas plus que celui d'un laïc. Il avait finalement rompu avec le pape Eugène IV et élu un antipape qui n'eut guère de succès. Les choses rentrèrent dans l'ordre en 1449 lorsque, après l'abdication de l'antipape Félix V, le concile eut voté sa propre dissolution.
7. Peut-être Mgr Elloy, Mariste, vicaire apostolique de l'Océanie centrale, qui selon Clastron (*Plantier* II, p.366) logeait au Séminaire français et dont le P. Vitte était le théologien.
8. Principe du mal dans le zoroastrisme.
9. Voici ce que Mgr Dupanloup avait déclaré à son clergé à son départ pour le concile : "Je vais au Concile appelé par le Pontife suprême de l'Eglise. J'y vais comme juge et témoin de la foi. J'y serai je l'espère, avec l'aide de N.-S., un juge libre, attentif et ferme, sans aucun respect humain; un témoin fidèle.
Et le Concile achevé, quelles qu'aient été ses décisions, *conformes ou contraires à mes voeux et à mes votes*, je reviendrai soumis à tout, sans le moindre effort; *soumis de bouche, d'esprit et de coeur, docile comme la plus humble brebis du troupeau* (cité par F.LAGRANGE, *Vie de Mgr Dupanloup*, III, Paris, 1884, p.147).