Vailhé, LETTRES, vol.1, p.306

9 may 1832 [Montpellier, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-306
  • 0+100|C
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.306
Informations détaillées
  • 1 ACCEPTATION DE LA CROIX
    1 ACCEPTATION DE LA VOLONTE DE DIEU
    1 AMITIE
    1 AMOUR DIVIN
    1 ANGE GARDIEN
    1 ASSISTANCE A LA MESSE
    1 CHAPELET
    1 CHARITE ENVERS DIEU
    1 CLERGE
    1 CONFESSION SACRAMENTELLE
    1 EPREUVES
    1 LOISIRS
    1 LUTTE CONTRE LE MONDE
    1 MARIAGE
    1 NEUVAINES AUX SAINTS
    1 ORAISON
    1 PENTECOTE
    1 PORTEMENT DE LA CROIX PAR LE CHRETIEN
    1 PRESSE
    1 REFORME DE L'INTELLIGENCE
    1 REPAS
    1 SAINTE COMMUNION
    1 SANTE
    1 SEMINAIRES
    1 SENS
    1 SOUFFRANCE ACCEPTEE
    1 SOUTANE
    1 SURPLIS
    1 UNION A JESUS-CHRIST
    1 VOCATION SACERDOTALE
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 ESGRIGNY, MADAME LUGLIEN D'
    2 PIERRE, SAINT
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 9 mai 1832].
  • 9 may 1832
  • [Montpellier,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Toutes vos peines m’affectent beaucoup, mon cher ami, et les inquiétudes que vous occasionne la santé de Madame votre mère m’en donnent à cause de vous. J’espère que, dans l’intervalle écoulé depuis que vous m’avez écrit jusqu’à ce que vous receviez cette lettre, vos craintes seront entièrement calmées.

Votre lettre m’a fait plaisir. J’y suis de votre avis souvent, mais pas toujours. Vous croyez, vous, qu’un prêtre doit s’occuper de marier les gens. Sous un rapport, vous avez raison; sous un autre, vous avez tort. Mais ne revenons plus là-dessus. J’ai autre chose à vous dire. Que ni ma soutane ni mon surplis ne vous effrayent. Du Lac, qui s’attendait à me trouver hideux sous mon nouveau costume, m’avoua qu’il m’allait très bien. Tout le monde m’assure que je semble né pour le porter. Je vous vois d’ici déplorer mon peu de compréhension, déclarer que je n’y comprends rien, que ce n’est pas l’habit qui vous fait peur, mais ce qu’il signifie. Mon ami, je crois vous l’avoir répété souvent, Notre-Seigneur assurait à ses disciples qu’il n’était pas donné à tous de comprendre le sacrifice du sacerdoce, mais par cela même que je me crois appelé, je crois le comprendre mieux que ceux qui restent dans le monde, et si je le comprends, laissez-moi vous le dire, vous n’y entendez rien.

J’éprouve, à dire vrai, une certaine peine à disputer ainsi et à dire: « Je comprends et vous ne comprenez pas. » Mais, mon cher, qu’entendez-vous par ces vides, que vous souhaitez que je n’aperçoive jamais et que Dieu ne comble pas? Il y a, sans doute, un grand vide entre le monde et moi. Je voudrais qu’il y eût un abîme. Mais la vue de ce vide me doit-elle causer quelque regret, quand je le regarderais sans cesse? Ou je me trompe, ou si je suis un jour un bon prêtre, plus je le considérerai, plus je désirerai qu’il s’élargisse.

Croyez-vous, mon cher ami, que je ne cherche que la paix du coeur, que les douceurs, les voluptés de l’âme unie à son maître? Ce n’est point cela. La vie du prêtre devrait être la vie de la croix; son plus beau privilège devrait être de s’étendre sur le bois sacré. Le privilège du prêtre est d’apprendre, par la douleur, les mystères de miséricorde. Un saint prêtre me disait: « Quand vous monterez à l’autel, Dieu vous révélera des choses indicibles. » Que de choses, en effet, dont je ne me doutais pas seulement et dont je commence à avoir le sentiment!

Oh! si je pouvais réaliser jamais le modèle qui m’est montré, accomplir l’idée que je me fais de ma vocation, personnelle; si je pouvais accomplir ma mission auprès des hommes et me crucifier en même temps au monde, mettre mes mains dans les mains de Jésus-Christ, mes pieds sur ses pieds, mon coeur dans son coeur, et souffrir avec lui! C’est quelque chose de bien beau que les souffrances d’un prêtre, considérées non, comme expiation, non comme épreuve pour lui, mais comme sacrifice pour les autres.

Je ne crois pas que Dieu impose ce genre de souffrances de vive force; il le propose à ceux qu’il aime; c’est à eux à voir s’ils savent connaître le don de Dieu. Priez, mon ami, priez pour que Dieu me donne les grâces nécessaires pour supporter ce poids d’humiliations, de douleurs de tout genre, qui, je crois, m’est offert, mais que je suis bien faible à porter. Et cependant, voilà le vrai bonheur: être frappé à la fois de Dieu et des hommes, porter péniblement sa croix, y être cloué; et tandis que dans le corps tout souffre, tandis que les hommes passent et détournent la tête avec mépris et dégoût, n’avoir pas même Dieu pour soi et s’écrier: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné? »

Lorsqu’après la communion, on médite sur cette vie cachée dans les plaies de Notre-Seigneur, l’âme, le coeur, le corps, tout est altéré de souffrances. Lorsque Notre-Seigneur, nous interrogeant, nous demande pour ainsi dire la permission de nous conduire par une autre voie, et, après nous avoir menés jusque-là par des routes douces et faciles, nous engage à passer par un sentier plus court, mais plein de ronces et de cailloux, pour peu qu’on l’aime, on se sent pressé de lui dire: En avant, en avant!

Mais c’est lorsque les cailloux commencent à meurtrir les pieds; que les épines font sentir leurs pointes et qu’on n’a plus ni fleurs ni fruits à cueillir en passant, pas une goutte d’eau pour étancher sa soif, pas une feuille d’arbre pour se reposer à l’ombre; et que tantôt on passe sur des abîmes à faire tourner la tête, ou sur des sables arides à brûler les yeux; mon pauvre ami, qu’on a besoin que la grâce de Dieu soutienne, qu’on a besoin de crier vers le ciel et surtout de ne pas regarder en arrière, de peur d’être tenté de rebrousser chemin!

Priez donc Dieu, mon cher Luglien, qu’il soit mon guide, qu’il soit ma lumière, qu’il soit ma vie, et souhaitez-moi un peu de courage. Pour mieux saisir ce que je vous dis, vous ne feriez pas mal de lire les derniers chapitres du second livre de l’Imitation. Vous y verriez à peu près l’idée que je me fais du sacrifice que Dieu, à ce que je crois, me demande; mais pour cela, il ne suffit pas de comprendre les paroles de ce livre, il faut encore les sentir.

Je me demandais, ce matin, en descendant à la méditation, dans quel endroit de la salle de bal vous colloquiez votre ange gardien, quand vous vous disposiez à danser avec une jolie personne. Mon ami, je crois que la mission que Dieu vous a donnée est bien différente de la mienne. Je crois qu’il vous veut dans le monde, aussi fortement que je crois qu’il me veut dans le sacerdoce. Prenez-y garde. Accomplissez-vous ce qui vous est commandé? Mettez-vous, à faire le bien, le même zèle que certains de votre âge en mettent à faire le mal? Travaillez-vous? Faites-vous quelque chose de bon? Je ne le crois pas, car vous ne m’en dites rien; et si vous le faites sans me rien dire, vous êtes un méchant.

Vous avez besoin de vous marier. Je ne vous parlerai plus de la jeune personne que je vous avais proposée; mais je serais heureux si, avant la fin de l’année, vous m’écriviez: « J’ai donné mon nom à une femme. » Si vous voulez que nous fassions une neuvaine à cette intention, je ne demande pas mieux. Vous choisiriez le saint auquel vous avez le plus de dévotion, vous entendriez la messe tous les jours, vous diriez quelques dizaines de chapelet, vous réfléchiriez un peu sur vous, sur les qualités qui vous manquent pour rendre heureuse la compagne de votre vie, vous demanderiez à Dieu les grâces pour les acquérir, et si vous pouviez clôturer par une bonne communion, la chose serait parfaite. Si mon idée vous plaît(2), répondez sur-le-champ. Indiquez-moi le jour où vous commencerez. Il faudrait vous arranger pour l’avoir finie avant la Pentecôte, parce que, depuis la Pentecôte jusqu’après la Saint-Pierre, il me sera impossible de me joindre à vous. Vous voyez bien que, malgré moi, il faut que je vous aime. Vous m’associeriez à toutes les joies qui sembleraient incompatibles avec ma nouvelle carrière, dans cette amitié qui me fera toujours être heureux de votre bonheur.

Mon ami, prenez un peu de courage et sachez être ce que vous devez être. Vous voulez que je vous conserve votre Emmanuel; mais vous, si vous continuez à ne rien faire, vous me gâterez mon Luglien. Grondez-le quelquefois; faites-lui comprendre qu’il n’a pas des moyens pour avoir des moyens, mais pour les faire valoir; menez rendement cet enfant gâté, conduisez-le un peu plus souvent à la messe et à confesse. Comme il a un bon coeur, s’il se met à aimer bien Dieu, il ne sera plus nécessaire de lui rien dire. Mais pourquoi l’aime-t-il si peu encore? Faites-lui ces questions, de ma part, et forcez-le à me répondre.

Le meilleur moyen de me préserver de l’odeur du Séminaire -odeur que, par parenthèse, je ne crois pas prendre, parce que c’est une odeur de morue assez prononcée, et que, par parenthèse encore, j’aime peu la morue,- le meilleur moyen donc de me préserver de cette odeur, c’est de m’écrire souvent, d’engager nos amis à m’écrire souvent. Voilà le seul moyen de me faire sortir un peu de moi-même et de m’empêcher de moisir, si tant est qu’on puisse moisir, quand on cherche à se cacher en Dieu. Mais, en vous écrivant, je vous parlerai de Dieu un peu plus souvent que par le passé. Je vous parlerai de ce qui devrait être ma pensée habituelle, mais je vous prouverai que, quand Dieu descend dans un coeur, loin d’en chasser ceux qu’il permet qu’on aime, il agrandit au contraire la place qu’ils occupaient.

La Revue européenne ne me parvient plus depuis le mois de mars. Je croyais avoir renouvelé l’abonnement, avant de venir ici. Je vous serais obligé, si vous vouliez bien me faire envoyer à mon ancienne adresse les numéros en retard. J’enverrai incessamment le prix de l’abonnement. Adieu.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 281 sq., 303 sq. La date donnée est celle du cachet de la poste, à Montpellier.1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 281 sq., 303 sq. La date donnée est celle du cachet de la poste, à Montpellier.
2. Le manuscrit porte: *vous luit."