ARTICLES – Périer-Muzet, Lettres, Tome XV, p. 116.

Informations générales
  • PM_XV_116
  • 1630 a
  • ARTICLES
  • LETTRE DE MADRID
  • Périer-Muzet, Lettres, Tome XV, p. 116.
  • Correspondance de Rome, n°153, 20 juillet 1861, p.405-407.
  • Bibl. J. de Vernon, fonds R.E.B., 6/52; Photoc. ACR BZB 320; Recherche J.P. Périer-Muzet.
Informations détaillées
  • 1 ABSOLUTISME
    1 CLERGE
    1 DEFENSE DE L'EGLISE
    1 EGLISE ET ETAT
    1 EGOISME
    1 ETAT
    1 ETATS PONTIFICAUX
    1 PAPE
    1 PROTESTANTISME ADVERSAIRE
    1 PRUDENCE DE LA CHAIR
    1 REVOLUTION ADVERSAIRE
    1 SAINT-SIEGE
    1 TOLERANCE
    2 BONIFACE VIII
    2 BOSSUET
    2 CALVIN, JEAN
    2 CAVOUR, CAMILLO
    2 CHAILLOT, LUDOVIC
    2 INNOCENT XI
    2 JEAN-BAPTISTE, SAINT
    2 LUTHER, MARTIN
    2 MAISTRE, JOSEPH DE
    2 MIRABEAU
    2 PAUL, SAINT
    2 PHILIPPE LE BEL
    2 PIE IX
    3 ALLEMAGNE
    3 BOLOGNE
    3 EUROPE
    3 FRANCE
    3 ROME
    3 WESTPHALIE
  • 10 juillet 1861
La lettre

Madrid 10 juillet 1861

Monsieur le Directeur,

Les évènements qui depuis ma dernière lettre se sont succédés avec une rapidité si effrayante, ne font que confirmer pour moi l’idée que j’avais eu l’honneur de vous soumettre et rendre ma conviction plus profonde. Oui, il faut que les catholiques s’emparent de Rome s’ils ne veulent pas que la révolution s’en empare.

Mais pour cela que faire doivent-ils ?

Entrer franchement dans l’esprit d’initiative et marcher courageusement dans la voie qui s’ouvre devant eux. Plusieurs obstacles s’opposent, je le sais, à leur liberté d’action; je vais en examiner quelques-uns, afin de faire mieux comprendre ma pensée.

Le premier de tous est la facilité déplorable avec laquelle les catholiques dans les divers états de l’Europe, ont accepté les principes protestants relativement aux droits prétendus et sacrilèges de l’Etat sur l’Eglise. Il semble qu’il n’y ait plus rien à dire quand on a hardiment posé les doctrines de Luther et de Calvin sur les rapports des deux pouvoirs. Sans doute, si l’on veut examiner de près, les erreurs protestantes sur ce chapitre remontent plus haut que la réforme. Le césarisme s’était réveillé au moyen-âge sous l’influence des empereurs d’Allemagne, grâces aux leçons de certains professeurs de Bologne. Philippe le Bel et ses tristes ministres avaient mis en pratique des théories vieilles déjà, quand ils firent souffrir Boniface VIII. Cependant, jamais la dépendance de l’Eglise n’avait été affirmée d’une manière si catégorique que par les novateurs du seizième siècle.Ils avaient besoin d’appuis contre la puissance spirituelle: ils se précipitèrent sous les pieds des dépositaires de l’autorité publique et leur vendirent la conscience des peuples en échange de la force dont ils avaient besoin pour protéger leur révolte. Alors commença un enseignement nouveau; il fut établi que non seulement la terre appartenait à César, mais qu’il avait un certain droit sur les choses sacrées, et que pour tout ce qui ressemblait à une organisation dans l’Eglise, c’était à lui à le régler selon son bon plaisir. Le principe une fois posé les conséquences se déroulèrent vite. Chez les nations protestantes, la résistance fut nulle, il n’y avait plus ni sacerdoce, ni sanctuaire; chez les nations catholiques, la lutte se prolongea quelque temps, mais au traité de Westphalie, la raison d’Etat ayant remplacé le vieux droit chrétien de l’Europe, on put prévoir ce que deviendrait bientôt la morale des gouvernements, et comment la raison du plus fort serait un jour la meilleure.

Mais ce que l’on a pas assez observé, c’est la manière déplorable dont certains esprits excellents s’étaient laissés dominer au moins indirectement par ces doctrines funestes. Le clergé de France lui-même en avait subi l’effet, et lorsque dans l’affaire de la régale, le vénérable Innocent XI eut reproché aux membres de l’assemblée générale de ce clergé leur peu de courage pour défendre les droits de l’Eglise, on est épouvanté de voir dans la réponse qu’ils firent, au mois de mai 1681, comment ils cherchent à se justifier au nom des mêmes principes qui ont servi plus tard d’excuses à tous les usurpateurs des biens de l’Eglise. A Dieu ne plaise que nous voulions comparer une réunion de prélats dont Bossuet était l’oracle à certains synodes huguenots ni aux conciliabules des intrus constitutionnels de 1790. Mais l’impitoyable logique est là, et il est impossible de lire un peu attentivement la correspondance échangée entre le Souverain Pontife et les évènements de France sans voir dans les prémisses posées par ceux-ci le germe de tous les raisonnements au nom desquels Mirabeau devait, un siècle plus tard, demander la spoliation des successeurs de ces mêmes évêques, et M. de Cavour l’annexion des Etats Pontificaux. On comprend dès lors l’indignation qui respire dans le bref du vénérable Innocent XI Paternae charitati, l’énergie des reproches qu’il adresse à l’assemblée et les menaces prophétiques qui ressortent à chaque ligne de cet admirable monument.

Quoiqu’il en soit, les gens du pouvoir furent trop heureux de voir leurs prétentions consacrées par une réunion épiscopale, et, se souciant peu des protestations du S. Siège, ils s’abritèrent avec bonheur derrière la religion de Bossuet. Il a fallu deux siècles d’humiliations avant que certains esprits comprissent bien toute la portée des fatales concessions faites alors, et aujourd’hui encore c’est toujours au nom du même système que l’on procède aux dernières spoliations contre l’Eglise.

Il importe que les esprits sincères jettent un regard impartial sur l’enchaînement des doctrines que nous signalons et des faits qui n’ont cessé de se reproduire depuis quelque temps afin qu’il leur devienne évident que le salut se trouvera seulement dans l’abandon de certaines erreurs et dans la proclamation du principe dont les Pontifes romains se sont toujours montrés les défenseurs inébranlables.

A côté de ce premier fait, il faut en établir un second: la torpeur fataliste où sont tombés tant d’honnêtes gens sous l’absurde prétexte que l’obligation de défendre le bon droit repose exclusivement sur le pouvoir. Que les pouvoirs humains aient quelques reproches à se faire, que le désir de réglementer tout sous prétexte d’établir une harmonie plus parfaite dans le corps social les ait entraînés comme à leur insu à diminuer la vitalité des peuples, c’est ce que nous ne voulons point contester. Il est malheureusement vrai que les charmes de la centralisation ont ménagé les séductions du despotisme; l’Etat n’est devenu qu’une machine dans les rouages de laquelle on croyait n’avoir à mettre qu’un peu d’huile; un seule manivelle devait suffire à mettre tout en train, et la facilité avec laquelle de bons esprits ont proclamé les produits du mécanisme social a prouvé seulement à quel degré d’abaissement était tombée la dignité des peuples.Cependant à côté de ces procédés industriels dont on se glorifiait, se préparait un mouvement terrible. Les hommes réduits à n’être plus qu’une matière gouvernable bonne à produire des impôts pour le plus grand bien des gouvernements se sont demandés si leurs destinées sur la terre devaient se borner à un pareil horizon. Les dernières lueurs du christinanisme leur avaient laissé entrevoir une destinée plus haute, leurs passions excitées par de lamentables exemples se sentaient incapables de supporter le joug; les révolutions ont commencé. Or, la révolution dans son terme extrême, c’est la négation du droit et de la liberté, c’est à ce point de vue, l’union du despotisme et de l’anarchie, du despotisme qui tremble que l’anarchie ne le détrône, de l’anarchie qui redoute d’être étouffée dans les étreintes du despotisme. Au milieu de ces atroces oscillations dans lesquelles l’Europe se balance depuis longtemps déjà, que font les honnêtes gens ? Ils s’en rapportent avec une béate confiance aux bonnes intentions présumées des pouvoirs humains, comme si depuis longtemps déjà, ces pouvoirs n’étaient pas en guerre, par la nature même des principes qu’ils ont proclamés, avec la seule société où se soit réfugiée la dignité et la liberté humaine.

J’ajoute un troisième fait, et je demande pardon à un certain nombre d’honorables chrétiens si j’ose leur dire qu’une des causes des maux présens, c’est l’égoïsme dans le bien. Quand l’Eglise traverse des temps calmes, quand Dieu lieu accorde quelques moments de paix fugitive où elle peut guérir ses blessures, réparer ses forces, se préparer à des combats nouveaux, sans doute il peut être permis au zèle individuel de se livrer avec plus de complaisance à certaines oeuvres privées; l’activité de l’esprit et du coeur s’y entretiennent, la vie de la foi peut y grandir et les inventions de la charité accumulent des trésors secrets de vertu qu’il pourra être plus tard utile de mettre en oeuvre; mais quand l’orage s’annonce, quand la tempête mugit et que le vaisseau menace de sombrer, l’unique préoccupation ne doit-elle pas être de songer au bien général ? que si le péril devient imminent et qu’il faille jeter les marchandises à la mer, n’est-ce pas folie, n’est-ce pas crime, que chacun des passagers refuse le sacrifice de ce qui lui appartient, et la seule chance du salut commun ne se trouve-t-elle pas dans un comment devoûment à livrer à la mer tout ce qui peut soulager le navire ?

Eh bien, y a-t-il paradoxe ou calomnie à prétendre qu’une des causes qui donnent aux méchants un si grand avantage sur les bons, c’est que ceux-ci, tout en déplorant les maux de l’Eglise, vivent surtout dans la préoccupation du bien particulier, des oeuvres spéciales auxquelles ils se sont consacrés. Je sais que je touche ici à un point très délicat, et en demandant à chacun de vos lecteurs de rentrer en lui-même et de s’interroger, j’aime mieux laisser à leur conscience le soin de donner la réponse que de la proposer ici; je me résumerai seulement dans une simple question. Où en est chez un très grand nombre l’amour courageux et désintéressé de l’Eglise ?

Influence des idées protestantes adoptées par les gouvernements européens dans leurs rapports avec l’Eglise, torpeur fatale produite chez les honnêtes gens par les habitudes d’un despotisme administratif et centralisateur, égoïsme dans le bien de la part des hommes en apparence les plus dévoués, et par cela même, sacrifice de la cause générale à des considértions quelquefois trop personnelles, telles sont, à mes yeux, trois des principales causes de la faiblesse des chrétiens en face de la révolution. Cette faiblesse est-elle inguérissable ? Permettez-moi de vous indiquer rapidement le remède que je propose.

On prétend qu’autrefois dans les conclaves les cardinaux se partageaient en deux camps, les politiques et les zélés, politici e zelanti. J’ignore si les politiques ont contribué à l’élection de Pie IX, et je soupçonne, au petit nombre de scrutins, qui ont précédé sa proclamation au trône pontifical, que la diplomatie n’a guère eu le temps d’ourdir ses trames; mais ce que je sais bien c’est que plus que jamais Dieu semble prendre plaisir à confondre toutes les combinaisons infâmes de tous les plans immoraux, de toutes les perfidies gouvernementales dont nous avons le spectacle. Dieu veut surtout prouver aux catholiques qu’ils ne doivent compter que sur lui seul, et qu’en face de tant de mensonges officiels, leur mission sur la terre, comme celle de leur divin fondateur, est de rendre témoignage à la vérité; aussi plus que jamais l’époque des ménagements et des concessions semble-t-il passé; l’exemple de nos adversaires doit nous être utile en ce sens que puisqu’ils ne ménagent rien, je ne vois pas pourquoi nous aurions quelque chose à ménager, avec cette différence, toutefois, que leur brutale audace consiste à dépouiller l’Eglise de ses biens en vertu de je ne sais quel droit nouveau qui se résume dans la négation de tous les droits, et que nous au contraire, nous devons reprendre une à une les bases antiques du vieux droit européen et rebâtir selon nos forces l’édifice où la révolution a fait de si profondes brèches. Je ne prétends certes point que ce qui a subsisté dans le passé doive reparaître aujourd’hui. L’Eglise, qui se compose de deux éléments doit subir une double destinée; ce qui est humain en elle est sujet à la décadence et à la mort, et à ce point de vue elle doit sans doute accepter bien des sacrifices; mais il y a en elle aussi le côté divin, et celui-là est impérissable. Les principes qui s’y rattachent sont éternels, et toucher à un seul de ces principes, c’est rêver la ruine de l’Eglise elle-même. Il y a de plus comme une série de questions mixtes où l’humain et le divin sont mêlés de telle sorte qu’il est bien difficile de fixer où l’un des éléments finit, où l’autre commence. La tactique de nos ennemis a toujours été de ne s’en prendre en apparence qu’à ce qui était de l’homme, et sous ce prétexte, d’usurper ce qui est de Dieu, comme aussi un de nos plus grands malheurs a été la faiblesse de ces catholiques qui sous prétexte de sagesse ou de prudence, se sont cru le droit de demander des concessions et de déplorer l’inflexible intrépidité des chefs de l’Eglise qui par leur entêtement, disaient-ils, sacrifiaient l’essentiel pour protéger l’accessoire. C’est à ces natures que personne ne taxera d’être entêtées que l’on doit les honteuses faiblesses, qui se révélaient dans les idées avant de se traduire dans les faits, c’est contre leur funeste tendance qu’il importe de réagir aujourd’hui plus que jamais. Or, pour cela il ne suffit pas que les catholiques croient à leurs droits et qu’ils les défendent selon ce que les évènements les leur ont faits; il faut qu’ils remontent dans leur passé, qu’ils étudient la source de leurs anciens titres, qu’ils reprennent en quelque sorte en sous-oeuvre toutes les anciennes questions. Il faut qu’ils ne permettent plus à l’histoire d’être ce grand mensonge dont parlait de Maistre. Il faut que leur politique ne soit plus seulement celle des temps modernes, mais qu’elle se laisse retremper à ces sources fécondes dont l’Eglise seule a conservé la pureté dans ses lois fondamentales.

Il y a là un plan immense à dérouler, il y a pour les catholiques du temps présent les mines les plus abondantes et les plus ignorées à exploiter de nouveau. Il faudra du courage, je le sais, pour tenter de nouvelles études et pour publier le résultat inattendu de certains travaux, mais c’est là un devoir rigoureux. Il faut que les catholiques aient le courage de le remplir; par là ils rompront avec de tristes traditions, ils comprendront mieux tout le poison que renfermaient les théories protestantes et comment la coupable tolérance qui croyait opérer l’union entre la lumière et les ténèbres, entre Jésus-Christ et Bélial, n’a servi qu’à rendre les ténèbres plus épaisses, à renverser le trône de Jésus-Christ dans bien des âmes et dans bien des états, à préparer le règne de Satan sur la terre, si Satan pouvait désormais régner définitivement ici-bas.

Plus que personne, Monsieur le Directeur, vous êtes fait pour comprendre ces pensées. En disant ce que les catholiques doivent faire, je dis tout ce que vous avez fait pendant toute votre carrière d’écrivain; mais il me convient peu de vous louer dans ce recueil, et si je songe à rappeler votre passé, c’est pour donner une preuve frappante de tout ce que, sans appui et malgré les plus grandes oppisitions, un homme seul, mais persévéramment obstiné peut renverser de préjugés, dissiper d’erreurs pratiques et ramener d’idées saines dans des esprits d’autant plus difficiles à éclairer, qu’ils étaient plus sincèrement fixés dans le faux. Si un seul homme a pu ce que vous avez accompli, que sera-ce donc quand, le mouvement devenu général, les catholiques auront le courage de se poser nettement en face de la révolution et de lui arracher son masque.

J’ai parlé de la torpeur des honnêtes gens causée par leurs dispositions paresseuses à s’en rapporter aux pouvoirs humains du soin de les protéger. Une époque fut où l’alliance de l’autel et du trône pouvait laisser croire que l’épée des gens assis sur les trônes serait toujours à la disposition des hommes chargés de monter à l’autel, mais hélas! à l’époque même où des in-folios étaient écrits sur l’union du sacerdoce et de l’empire, la séparation avait déjà commencé et rien dans le présent ne donne à penser qu’elle soit prête à cesser de si tôt. Les catholiques doivent faire leurs affaires par eux-mêmes, il faut qu’ils s’en occupent, et sous la direction de leurs chefs, qu’ils prouvent en agissant leur droit à la vie. C’est encore ici que leurs ennemis doivent leur servir d’exemple. Voyez comme ils avancent toujours et comment, poussés sur une pente irrésistible, ils se croient sûrs d’atteindre leur but. Pourquoi les catholiques qui ont le droit pour eux, n’agiraient-ils pas avec une énergie semblable ? Sans doute, il leur répugnerait d’employer les mêmes moyens, mais les catholiques, eux aussi, ont les leurs dont leurs ennemis ne connaîtront jamais la puissance que par les résultats. Quand donc ils le voudront, leur force deviendra formidable. Je sais bien qu’il se trouvera toujours dans nos rangs de ces âmes honnêtes dont tout le courage se perd dans un soupir, dont tout effort n’aboutit qu’à un essoufflement, et qui ont peur d’elles-mêmes, avant même d’avoir peur de l’ennemi. A celles-là nous donnerons le soin d’élever silencieusement leurs mains dans le sanctuaire, et peut-être, après tout, auront-elles ce mérite, que la conscience de leur faiblesse humblement présentée à Dieu l’obligera à prendre lui-même sa cause en main. Mais je sais aussi que par la grâce d’en haut, il est des chrétiens disposés à confesser Jésus-Christ devant les hommes, et qui, prêts à affronter le martyre si les circonstances l’exigeaient, croient qu’il est bien d’éviter aux ennemis de l’Eglise la honte de rallumer les bûchers et de relever les échafauds. Ces hommes d’action commencent à reparaître, il est bon de les encourager; il est bon surtout de les empêcher de se laisser prendre aux hypocrites dissertations de ceux qui nous répètent sans cesse que la religion catholique est une religion de charité. C’est une prétention par trop singulière que celle de voulor connaître mieux que nous, ce que notre religion nous permet, nous commande ou nous défend, et pourtant que de catholiques séduits par ces mielleuses amplifications! Le tems doit en être désormais passé; nous nous défendrons avec l’énergie que ranimera la fureur même de nos ennemis. Nous nous occuperons de nos affaires malgré leurs dispositions touchantes à vouloir les traiter sans nous. Nous nous souviendrons que l’Eglise a sans doute des promesses d’immortalité, qu’elle triomphera de tous ses ennemis, mais nous nous souviendrons aussi que dès les premiers siècles S. Paul se glorifiait d’avoir combattu le bon combat et que jamais une victoire n’a été remportée qu’après une bataille.

Mais peut-être reviendrai-je un jour sur ce sujet. Je me hâte de dire quelques mots sur le troisième point que je touchais tout à l’heure et que j’ai appelé l’égoïsme dans le bien. Hélas! Monsieur le Directeur, faut-il que les meilleures choses se transforment en inconvénients et qu’un des obstacles au grand triomphe de l’Eglise soit trop souvent la préoccupation du succès à obtenir, dans certaines oeuvres excellentes en elles-mêmes, mais qui ne sont rien après tout, considérées dans leurs rapports avec l’existence de l’Eglise. J’avouerais même que ces institutions, prises dans leur ensemble, sont une des forces de l’Eglise; mais à une condition, c’est que l’Eglise pourra s’en servir et les sacrifier même au besoin, c’est qu’elles seront un moyen et non pas un but, ce sont, si vous le voulez, comme des troupes précieuses pour la défense, mais à la condition qu’on pourra les lancer sur l’ennemi, au rique de les faire écraser. Le général qui traite ses soldats comme bon père de famille, court le risque de cueillir bien peu de lauriers, et je me figure qu’une armée où chaque colonel demanderait qu’on épargnât ses hommes, aurait peu de chances de battre jamais l’ennemi. Ayons le courage de le dire, c’est du bien général qu’il s’agit, et tout avantage particulier doit céder devant ce bien; il y a un sens très vrai dans cet axiome des anciens Romains: Salus populi suprema lex esto.

Sera-t-il permis de demander si cette vérité est bien fortement inculquée chez une foule d’hommes vénérables dont je ne voudrais pour rien au monde contrister la charité, mais dont j’ai la hardiesse de vouloir fixer l’attention sur l’application de leur zèle; et afin de mieux expliquer ma pensée, je prendrai un exemple dans une association dont les bienfaits sont immenses, et précisément parce qu’elle a pu se mettre par son courage au-dessus des inconvénients que j’essaie de signaler.

Il est donc bien entendu que ce que je vais dire ne doit, ni de près ni de loi, porter atteinte à l’une des gloires modernes de l’Eglise.

Que n’a-t-on pas dit depuis longtemps dans les journaux révolutionnaires contre les conférences de S. Vincent de Paul ? Par quels cris de fureur n’en a-ton pas demandé la suppression ? sans doute, malgré les efforts des habiles et courageux directeurs de cette oeuvre, il y avait pour la révolution matière à rugir, le bien que fait cette oeuvre est aussi éclatant que le soleil; mais vous le dirai-je! quelque douleur que je dusse éprouver si par une criminelle faiblesse, certains gouvernements en faisaient le sacrifice aux exigences des plus mauvaises passions, après tout, peut-être y aurait-il quelques motifs de se consoler, non de l’anéantissement d’une oeuvre aussi belle, mais à cause des conséquences qu’aurait une aussi funeste destruction. D’abord serait-on bien sûr que les pauvres privés désormais de nombreux secours béniraient ceux par qui leur seraient enlevés le pain et le vêtement sur lesquels ils avaient compté ? et puis, quand les conférences de S. Vincent de Paul seraient condamnées à ne plus consacrer leur activité à répandre l’aumône matérielle, qui vous dit que cette même activité, ses membres dispersés ne l’emploieront pas à répandre autour d’eux une autre espèce d’aumône, celle qu’une charité plus haute peut faire aux intelligences ? On défendra les distributions de pain et de soupes économiques, les pauvres souffriront la faim, outre qu’ils sauront à qui sera due cette augmentation de souffrances et de misère. Pourquoi les sommes consacrées à des soulagements physiques ne seraient-elles pas employées à répandre la vérité là où jusqu’à aujourd’hui elle a le moins pénétré. Que de maisons, que de cabarets, sont empestés par de mauvais journaux; on y en répandra de bons. Le superflu des catholiques se versera par un autre moyen et sous une autre forme dans le sein des pauvres, et cette autre nourriture, en paralysant dans le peuple les funestes effets de tant de mensonges dont la révolution le sature, amènera un bien peut-être inattendu et fera servir d’une manière plus intelligente de précieuses ressources. Quand J.-C. vint sur la terre, il ne dit point comme preuve de sa mission, que les pauvres étaient nourris, mais il envoya dire à Jean qu’ils étaient évangélisés.

J’ai insisté un peu trop longuement peut-être sur cet exemple, mais il me paraissait essentiel de montrer comment la hardiesse en face de l’ennemi est souvent la seule voie de salut. Sans doute la prudence est la reine de toutes les vertus. *Regina virtutum prudentia; mais S. Paul nous a dit aussi que la prudence de la chair était un principe de mort. Elle ne le sera pas pour l’Eglise qui est impérissable; elle le serait pour une foule d’institutions qui manqueraient, au besoin, de courage pour s’exposer à mourir à propos.

Notes et post-scriptum