Les remerciements d’un fossoyeur.

Vous voyez que j’estime mon bonheur par la comparaison que j’en fais avec la peine des autres. Vous comprenez alors que, si je ne me trouve pas malheureux, ce n’est pas une raison pour que je ne comprenne pas le malheur et que je ne sois pas affecté par la pensée de ceux qui souffrent. Oui, mon ami. Aussi, je vous plains dans vos peines; aussi suis-je vivement pressé d’aller vous aider à porter votre croix. Un beau sujet pour moi d’éloigner de ma pensée toute idée de malheur personnel, c’est la reprise des instructions que je fais l’hiver aux valets de la ferme. Lorsque je vois ces pauvres gens n’avoir pour la plupart où reposer la tête, travailler malgré le froid, malgré la pluie, obligés de se nourrir, eux et leurs parents infirmes et leurs nombreux enfants, le moyen de se plaindre? On me parlait encore aujourd’hui d’un fossoyeur. Lui, sa femme et cinq enfants partagent un seul lit. On me parlait encore de la joie de ces malheureux, lorsqu’un glas leur apprend qu’il y a une nouvelle fosse à creuser. ĞMon père, la souricière est tombéeğ, disent les petits dans leur patois énergique, et le père remercie la mort de lui donner du pain pour ses enfants.

Lettre à Luglien de Jouenne d’Esgrigny (Lettres, t. A, p. 249).

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