Itinéraires Augustiniens n°38 : Le chemin spirituel

Avant de se risquer sur les chemins de Dieu, Augustin a sillonné les chemins larges du siècle. Il a hésité, tergiversé, tâtonné, retardé le moment du choix, jusqu’à ce qu’il soit vaincu par la grâce. « Bien tard je t’ai aimée, ô beauté si ancienne et si nouvelle ! » (Conf. X, 27, 38). Il regrettera le temps perdu. A s’attarder sur ses chemins d’homme, il avoue n’avoir récolté que déceptions. Ce n’est qu’après avoir rompu avec son passé qu’il a trouvé la paix du cœur.

Editorial

Sur les chemins de Dieu, par Marcel NEUSCH

Avant de se risquer sur les chemins de Dieu, Augustin a sillonné les chemins larges du siècle. Il a hésité, tergiversé, tâtonné, retardé le moment du choix, jusqu’à ce qu’il soit vaincu par la grâce. « Bien tard je t’ai aimée, ô beauté si ancienne et si nouvelle ! » (Conf. X, 27, 38). Il regrettera le temps perdu. A s’attarder sur ses chemins d’homme, il avoue n’avoir récolté que déceptions. Ce n’est qu’après avoir rompu avec son passé qu’il a trouvé la paix du cœur.

Le chemin spirituel d’Augustin révèle avant tout un ardent chercheur de Dieu, désireux d’entraîner d’autres à sa suite.

Augustin n’a pas écrit un traité de vie spirituelle. Il ne nous a pas tracé, comme le feront certains de ses disciples, un « itinéraire de l’âme vers Dieu », avec ses étapes bien balisées, ses obstacles dûment identifiés, son but nettement désigné. Ce qu’il nous a laissé, c’est son expérience personnelle, relue à dix ans de distance, et dont témoigne ce livre unique que sont les Confessions. Pour comprendre la spiritualité d’Augustin, son expérience est un passage obligé.

En choisissant de réaliser ce numéro des Itinéraires Augustiniens, il convenait donc d’écouter d’abord le récit du chemin sinueux qui l’a conduit à Dieu. Pourtant, il ne s’est pas contenté de nous livrer son expérience à l’état brut. Dans la relecture qu’il en fait, il met en évidence certains moments-clés qui, sans être organisés sous forme de traité, ne révèlent pas moins une trajectoire avec des étapes bien marquées. Il suffit, pour s’en rendre compte, de lire le livre X des Confessions, un véritable petit traité d’exercices spirituels.

Le chemin spirituel d’Augustin révèle avant tout un ardent chercheur de Dieu, désireux d’entraîner d’autres à sa suite. S’il nous livre en partage son expérience, ce n’est pas pour satisfaire notre curiosité, mais dans le seul but de stimuler notre propre ardeur dans cette recherche. Le chemin qui a été le sien, chemin de grâce et de liberté, peut devenir un chemin pour tout homme. Ces confessions, écrit-il, « remuent le cœur, elles l’empêchent de s’endormir dans le désespoir et de dire : ‘je ne puis’ ; elles le tiennent au contraire éveillé dans l’amour de ta miséricorde et la douceur de ta grâce » (X, 3,4).

Abandonner nos chemins d’hommes pour nous mettre sur les chemins de Dieu, c’est tout l’enjeu des exercices spirituels auxquels nous convie Augustin. Il s’agit non pas de réaliser des performances techniques à la manière des athlètes, en s’appuyant sur nous-mêmes, mais de nous laisser saisir par la parole libératrice du Christ. Une parole qui conduit à la vraie connaissance, indissociable de l’amour. « Tu as frappé mon cœur par ton verbe et je t’ai aimé » (Conf. X, 6, 8).

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

 

Augustin en son temps

Le combat spirituel avec Dieu, par Georgette-Marie FAYOLLE

« Et j’ai découvert que j’étais loin de toi
dans la région de la dissemblance… »
(Confessions VII, 10,16)

Tout au long de sa vie, Augustin a été travaillé intérieurement par Dieu. Un désir confus, lancinant l’a habité dès son enfance. Puis ce fut comme un combat de Jacob avec l’ange qui s’est poursuivi pendant toute sa jeunesse. Il en est sorti vaincu et blessé d’amour à jamais. Le désir de Dieu, la soif de Dieu ne l’ont plus quitté, toute sa vie a été une ardente et amoureuse quête de Dieu. C’est ce qu’il exprime dès le début des Confessions dans une formule qui résume toute son expérience.

« C’est toi (Dieu) qui le pousses à prendre plaisir à te louer
parce que tu nous as faits orientés vers toi
et notre cœur est sans repos
tant qu’il ne repose en toi » (I, 1, 1).

Et Dieu s’est fait connaître à son cœur, à son esprit. Écoutons Augustin nous parler de son expérience dans cette ardente quête de Dieu. Son expérience est celle d’un esprit interrogatif, insatisfait, qui poursuit inlassablement sa recherche jusqu’à ce qu’il se sente comblé. C’est son expérience que nous allons interroger, en essayant d’y repérer les moments décisifs qui l’ont amené à se dessaisir peu à peu de lui-même pour s’en remettre totalement à Dieu.

1. Augustin, un inlassable chercheur

Augustin se révèle d’abord comme un chercheur inlassable, qui s’égare, tâtonne, avant de trouver l’apaisement. Professeur de rhétorique, son esprit est ouvert à toute doctrine susceptible d’éclairer ses interrogations. Ce fut d’abord l’Hortensius de Cicéron qui ouvrit son cœur à la Sagesse. Cette Sagesse, il pensait la trouver dans l’Écriture. Il se mit à lire la Bible, mais il en resta déçu (III, 5, 9). Il se laissa alors séduire par les doctrines manichéennes avec leurs mirages sur l’origine du bien et du mal (III, 6, 10). Il consulte aussi les astrologues (IV, 3, 4 et VII, 6, 8). Il se vante d’avoir lu Aristote et ses « catégories », mais aucune de ces lectures ne devait l’éclairer sur Dieu.

De plus en plus conscient de l’imposture des manichéens, il chercha à s’en débarrasser. Il lut un certain nombre de philosophes, mais ils ne réussirent pas à combler son attente : « Pourtant, à ces philosophes à qui le nom du Christ était étranger, je refusais absolument de confier le traitement des langueurs de mon âme » (V, 10, 19). Ce sont les livres platoniciens qui devaient libérer son esprit. Ils le dégagèrent de son matérialisme manichéen et lui découvrirent le chemin de l’intériorité : « Rentre en toi-même » (VII, 10, 16). Il devait, grâce à eux, parvenir à une notion plus spirituelle de Dieu (VII, 10, 16). Écoutons-le :

Quand pour la première fois je t’ai connue [beauté],
Tu m’as soulevé pour me faire voir
qu’il y avait pour moi l’Être à voir,
et que je n’étais pas encore être à le voir.
Tu as sans cesse frappé la faiblesse de mon regard
par la violence de tes rayons sur moi,
et j’ai tremblé d’amour et d’horreur.
Et j’ai découvert que j’étais loin de toi
dans la région de la dissemblance…
Je reconnus alors…que tu as fait sécher mon âme comme une toile d’araignée.
Et j’ai dit : « Est-ce donc que la vérité n’est rien… ?
Et tu as crié de loin : « Mais si ! Je suis, moi, celui qui suis ! »
Et j’ai entendu, comme on entend dans le cœur,
Et il n’y avait pas, absolument pas, à douter…(VII, 10, 16)

C’est bien clair, Augustin expérimente en lui l’action puissante de Dieu. Ce n’est pas seulement sa recherche qui porte en lui des fruits de lumière, c’est Dieu qui l’élève vers lui, l’éblouit, parle à son cœur et en même temps lui fait connaître sa sainteté, en contraste avec sa vie de péché. « J’ai tremblé d’amour et d’horreur » : amour, parce qu’il expérimente la présence de Dieu ; horreur, parce qu’il éprouve d’autant plus fort son péché.

2. La main victorieuse de Dieu

A partir de cette expérience lumineuse, Augustin voit bientôt toutes choses d’une manière nouvelle : la bonté et la vérité des êtres. Le mal n’est pas une substance qui affecte notre nature, mais la perversité d’une volonté qui s’éloigne de Dieu. Pourtant Augustin ne se décide pas encore à se donner totalement à changer de vie. Nourri des lectures néo-platoniciennes, il pouvait un moment se croire en possession de la vérité. « Je bavardais, je faisais l’homme entendu… j’étais enflé de ma science » (VII, 20, 26).

Les découvertes intellectuelles furent une étape importante de sa conversion. Mais sa volonté restait divisée. Sous l’influence d’Ambroise et conseillé par des chrétiens, comme le prêtre Simplicianus, il se mit à lire saint Paul et il est frappé d’admiration : « Je compris que tout ce que j’avais lu de vrai dans les traités des néo-platoniciens s’exprimait ici, mais appuyé de ta grâce… » (VII, 21, 27). Mais il reste prisonnier de ses passions et de ses ambitions (VIII, 5, 10, et 11, 26). « Je me rongeais intérieurement, j’étais dévoré d’une horrible honte » (VIII, 7, 16).

Alors qu’il est pris dans une violente tempête intérieure (VIII, 12, 28), c’est la Parole de Dieu qui vient relever celui qui a laissé briser son cœur : « Prends et lis… », « Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ et ne vous faites pas les pourvoyeurs de la chair dans les convoitises » (Rm 13,13). La douce lumière de la Parole ne le condamne pas, elle lui ouvre un nouvel horizon : « A peine avais-je fini de lire cette phrase qu’une espèce de lumière rassurante s’était répandue dans mon cœur, y dissipant toutes les ténèbres de l’incertitude » (VIII, 12 , 29).

3. L’émouvante grâce du baptême

Augustin, conscient de son péché, fait confiance à la miséricorde de Dieu, dont il ressent toute la douceur. « Je frémissais de peur et en même temps je brûlais d’une allègre espérance en ta miséricorde » (IX, 4, 9). « Là, dans la chambre intime de mon âme, où percé des traits du repentir, j’avais sacrifié, immolé en moi le vieil homme… C’était là que tu m’avais fait sentir ta douceur et que tu avais donné la joie à mon cœur… Je possédais dans l’éternelle simplicité un autre froment, un autre vin, une autre huile » (IX, 4, 10).

Augustin peut dès lors demander le baptême qu’il reçoit en même temps que son fils Adéodat et certains de ses amis, comme Alypius : « Nous fûmes baptisés, et le remords de notre vie passée s’enfuit loin de nous » (IX, 6, 14). Son cœur exulte dans cette rencontre profonde du Seigneur et de son dessein de salut. Il se nourrit désormais de la prière de l’Eglise, le chant des psaumes l’inonde de douceur, de lumière, de paix… Ses larmes sont l’explosion d’une nouvelle naissance.

Et j’étais insatiable en ces jours-là
de l’admirable douceur que je goûtais
à considérer la profondeur de ton dessein
sur le salut du genre humain.
Que j’ai pleuré dans tes hymnes et tes cantiques,
aux suaves accents des voix de ton Eglise.
qui me pénétraient de vives émotions !
Ces voix coulaient dans mes oreilles,
et la vérité se distillait dans mon cœur ;
et de là sortaient en bouillonnant
des sentiments de piété, et des larmes coulaient
et cela me faisait du bien de pleurer ! (IX, 6, 14)

4. L’inquiète passion de la vérité

Ce qui caractérise la démarche d’Augustin, à chacune des étapes de sa conversion, c’est la recherche passionnée de la vérité. Progressivement, la vérité s’identifie pour lui avec la Parole de Dieu, le Christ, annoncé dans l’Eglise catholique. C’est une succession d’expériences à la fois intellectuelles et spirituelles allant jusqu’à l’extase. Déjà en entendant Ambroise à Milan, avant son baptême, Augustin était devenu sensible à la vérité catholique. « Tandis que j’ouvrais mon cœur à son éloquence, la vérité y entrait aussi quoique par degrés » (V, 14, 24). « Peu à peu de ta main très douce et très miséricordieuse tu as touché et préparé mon cœur » (VI, 5, 9).

Ce qui caractérise la démarche d’Augustin, à chacune des étapes de sa conversion, c’est la recherche passionnée de la vérité.

Augustin devait surtout opérer, dans la dernière phase de sa conversion, le dépassement de la philosophie. Quand il écrit les Confessions, qui relatent son expérience, il s’attache à bien distinguer la position des néo-platoniciens de celle de la foi chrétienne. La pierre de touche est le Verbe de Dieu venu chez les siens dans l’humilité. Vérité cachée aux sages, révélée aux tout petits. Il lisait dans ces livres des philosophes « que le Verbe de Dieu est la véritable lumière… que le monde était son œuvre… mais qu’il est venu chez lui, que les siens ne lui ont pas fait accueil… je ne l’ai point lu dans ces ouvrages, qu’il soit mort pour les impies… cela ne s’y trouve pas » (VII, 9, 13). Or, c’est justement l’incarnation qui fait la différence. Augustin dira : les philosophes ont entrevu la patrie, mais ils n’ont pas découvert la voie pour y aller. Cette voie, c’est le Verbe incarné, le Médiateur entre Dieu et les hommes.

Cette voie n’est en rien inférieure à celle des philosophes. Au contraire, elle est plus sûre, et elle est offerte à tout chrétien C’est ce que montre l’expérience d’Ostie. Augustin est en dialogue spirituel avec Monique, s’entretenant avec elle de la vie éternelle des saints, c’est-à-dire de la patrie. Augustin marque clairement les étapes de cette expérience. Partant des beautés de la création, parcourant les richesses intérieures de l’homme, Augustin et Monique s’élèvent jusqu’à la région d’inépuisable abondance. Ils vivent ensemble, pour un instant, une expérience mystique de vie en Dieu. Quête amoureuse, toujours inachevée qui suit les méandres de l’intelligence critique et qui tout à coup se laisse emporter par l’éblouissement de l’esprit, l’exultation du cœur, la joie de l’amour. C’est cette expérience qu’il décrit de façon systématique au livre X des Confessions, en commençant par interroger les réalités extérieures

J’ai interrogé le ciel, le soleil, la lune, les étoiles… « Nous ne sommes pas… le Dieu que tu cherches. » Et j’ai dit à tous les êtres : « Entretenez-moi de mon Dieu puisque vous ne l’êtes point…dites-moi quelque chose de lui » Ils m’ont crié d’une voix éclatante : « C’est lui qui nous a créés. » Pour les interroger, je n’avais qu’à les contempler, et leur réponse c’était leur beauté ( X , 6, 9).

Alors je me suis tourné vers moi… Je dépasserai encore cette force de ma nature, m’élevant par degrés jusqu’à celui qui m’a fait… Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors…Quand j’aurai adhéré à toi de tout moi-même, vivante sera ma vie toute pleine de toi (X passim).

5. Une confiance inébranlable dans le Christ Médecin

Augustin converti poursuit sa quête, une marche laborieuse, où, comme tout chrétien, il continue à être en butte à la tentation, la triple convoitise : la chair, la curiosité, l’orgueil. Il sait d’expérience que l’homme ne peut pas en être victorieux sans la grâce. Il ne voit pas d’autre issue à sa faiblesse que de se confier au Christ Médecin. Dans ses confidences que sont les Confessions, il ne désire pas se donner en modèle à ceux qui le liront. Il veut simplement, mais sincèrement, leur faire partager son expérience, ce que Dieu a fait et continue de faire en lui, et ainsi soutenir la confiance de ses frères chrétiens.

Augustin n’ignore rien de la fragilité humaine. Avec une sincérité qui nous touche, il avoue ses combats, ses tentations, ses troubles. S’il avoue ses faiblesses, ce n’est pas de l’exhibitionnisme, mais souci de vérité devant Dieu et encouragement pour ses frères chrétiens : « Puisse le cœur de mes frères aimer en moi ce que tu enseignes à aimer et déplorer en moi ce que tu apprends à déplorer » (X, 4, 5). Son expérience de Dieu est alors celle du cœur en lutte et qui regarde vers son Sauveur pour en obtenir la guérison. Celle du malade qui crie vers son Médecin. Celle de l’homme dangereusement exposé, mais toujours sauvé grâce au Christ Médiateur.

Augustin exprime volontiers ses sentiments, sa détresse comme sa confiance, avec l’accent des Psaumes, qu’il a découverts depuis sa conversion et qui deviennent l’expression de sa propre prière.

Augustin exprime volontiers ses sentiments, sa détresse comme sa confiance, avec l’accent des Psaumes, qu’il a découverts depuis sa conversion et qui deviennent l’expression de sa propre prière. « Aie pitié de moi selon ta grande miséricorde,… et parfais en moi ce qui est imparfait… » « Mes tristesses mauvaises luttent avec mes saintes joies et j’ignore de quel côté se trouve la victoire. Voilà mes blessures, je ne les cache pas. Tu es le médecin, je suis le malade. Tu es miséricorde, je suis misère » (X, 28, 39). Sa confiance en Dieu est solide comme le roc. Ce que Dieu demande d’impossible, il le donnera. Et d’avance Augustin accepte de cheminer selon toutes les exigences de Dieu. « Toute mon espérance n’est que dans l’étendue de ta miséricorde. Donne-moi ce que tu ordonnes et ordonne ce que tu veux » (X, 29, 40).

La convoitise de la chair, l’intempérance… l’amour de la gloire, l’orgueil et la vanité… tout cela continue à exercer son emprise sur lui. Il reconnaît qu’il désire encore posséder à la fois Dieu et les faux biens, et que Dieu permet l’expérience de cette fragilité toujours actuelle. Dans cette expérience de faiblesse, Augustin accueille le Christ, le Fils bien-aimé du Père, comme son Sauveur, son Salut, lui qui fut livré pour nos péchés et qui est vainqueur du mal.

C’est avec raison que je mets en lui (le Médiateur) la ferme espérance que tu guériras tous mes maux par lui… Car ils sont nombreux et grands mes maux,… mais plus puissant est le remède que tu dispenses…

Vois, Seigneur, je me défais en toi de mes soucis pour vivre, et je considérerai les merveilles de ta loi. Tu sais mon ignorance et ma débilité. Instruis-moi et guéris-moi. Ton Fils unique… m’a racheté de son sang… Que les superbes ne me calomnient pas parce que je conçois le prix de la victime rédemptrice, que je la mange, que je la boive, que je la distribue et que, pauvre, je désire en être rassasié… (X, 43, 69-70).

6. Heureux en Dieu

Augustin toujours en quête, comprend finalement que le vrai bonheur ne se trouve qu’en Dieu. Tout autre bonheur lui paraît illusoire, et ne mérite pas qu’on s’y attache. Pour faire l’expérience de ce bonheur qui découle de l’attachement à Dieu, il faut se laisser saisir et envahir totalement par lui.

Que je te connaisse, comme je suis connu de toi (X, 1, 1).

Il est une joie qui n’est pas donnée aux impies mais à ceux qui te servent d’une façon désintéressée : c’est toi-même qui es cette joie. C’est cela le bonheur : se réjouir pour toi, de toi, à cause de toi (X, 22, 32).

Depuis que je te connais, tu demeures dans ma mémoire. C’est là que je te trouve lorsque je me souviens de toi et que je suis heureux en toi. Voilà les saintes délices que tu m’as données dans ta miséricorde ( X, 24, 35).

« Être heureux en Dieu », c’est une expérience forte et profonde dont veut témoigner Augustin en écrivant ses Confessions. Lorsqu’il l’évoque, c’est dans le langage du poète, du mystique, parlant de la Beauté de Dieu, de sa Splendeur, etc. Lisons plutôt la page fameuse dans laquelle il a condensé son expérience, une expérience de Dieu qui affecte tous les sens intérieurs.

Bien tard je t’ai aimée, ô Beauté si ancienne et si nouvelle, bien tard je t’ai aimée…
Tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi…
Tu as appelé, tu as crié et tu as brisé ma surdité ;
tu as brillé, tu as resplendi et tu a dissipé ma cécité ;
tu as embaumé, j’ai respiré et haletant j’aspire à toi ;
j’ai goûté et j’ai faim et soif ;
tu m’as touché et je me suis enflammé pour ta paix ( X, 27, 38).

7. « Le prince des mystiques »

L’expérience de Dieu, chez Augustin, est d’une richesse merveilleuse, à la fois très humble, très quotidienne, s’appuyant sur la contemplation de la nature, sur son propre questionnement intellectuel, sur ses sentiments et ses combats intérieurs. Et en même temps cette expérience est sublime, atteignant l’indicible bonheur en Dieu. Ce n’est pas pour rien qu’Augustin a pu être appelé « le prince des mystiques » (Jean-Paul II, Augustinum Hipponensum ).

La simplicité avec laquelle il nous partage le murmure d’amour de son cœur, le combat contre ses inclinations …nous fait reconnaître dans son chemin spirituel, un itinéraire qui peut être aussi le nôtre, mais sur un mode souvent très « mineur ». Écoutons en conclusion ce beau passage du livre X, 40, qui résume les différentes phases de son ascension vers Dieu, mais qui nous révèle aussi que, si Dieu peut être contemplé ici-bas, le combat reste inachevé tant que nous sommes en chemin vers la patrie:

J’ai parcouru avec mes sens, comme je l’ai pu, le monde extérieur. J’ai observé la vie de mon corps et mes sens eux-mêmes. Puis je me suis engagé dans les retraites de ma mémoire … et j’écoutais tes leçons et tes ordres. Je le fais souvent, c’est ma joie.

Dans toutes ces choses que je parcours en te consultant, je ne trouve de sécurité pour mon âme qu’en toi…

Quelquefois, tu me fais connaître une extraordinaire plénitude de vie intérieure, où je goûte une mystérieuse douceur qui, si elle avait en moi toute sa perfection, deviendrait un je ne sais quoi d’étranger à cette vie. Mais je retombe en ce bas monde dont le poids m’accable…

Sœur Georgette-M. FAYOLLE
Oblate de l’Assomption

Questions d’approfondissement sur les Confessions

1. Livre VII, 10, 16. L’éblouissement de lumière

  • Notez les mots qui vous frappent, que vous aimez.
  • Les garder dans le cœur, les méditer dans la prière.
  • Rechercher dans la Bible des expériences analogues.
  • Quelle lumière m’est donnée ?

2. Livre VIII, 12, 28-30. Le combat avec Dieu

  • Mêmes questions que ci-dessus.

3. Livre X, 6, 8-10. Dialogue avec la création

  • Rechercher 1 ou 2 Psaumes qui parlent de la splendeur de la création.
  • Les prier avec le Psalmiste et avec saint Augustin.

4. Livre X, 22, 24, 27. J’accueille ces chapitres dans la prière

  • Quand ai-je appris à connaître Dieu ? Jésus ? … et par qui ?
  • Je me rappelle des moments privilégiés de « bonheur en Dieu »
  • Je me rappelle des moments où je m’éloignais de Dieu, où il m’a appelée, où il a crié vers moi….
  • Puis-je dire comme Augustin : « Je t’ai goûté, et j’ai faim et soif de toi ! » ?
  • Je demande cette grâce par Marie.

5. Je compose une prière personnelle à Dieu, à Jésus où j’exprime mon cheminement avec lui, à la manière de saint Augustin.

  • Donne-moi la force de te chercher, ô toi qui m’a permis de te trouver.
  • Devant toi sont ma force et mon ignorance…
  • Que ce soit toi dont je me souvienne, toi que je comprenne, toi que j’aime…

(De Trinitate , fin)

Augustin maître sirituel

Un chemin de vie spirituelle en sept étapes, par Marcel NEUSCH

« En suivant le sens de la chair, c’est toi que je cherchais !
Mais toi, tu étais plus intime que l’intime de moi-même,
et plus élevé que les cimes de moi-même.
Tu autem eras interior intimo meo
et superior summo meo ! » (III, 6, 11).

En suivant l’évolution d’Augustin, on peut constater que la quête de la vérité était l’élément moteur de sa recherche. Cette quête ne fut pas seulement d’ordre intellectuel : elle eut d’emblée une dimension existentielle. Ce qui est en jeu, dans cette quête, c’est le sens même de sa vie. La tension est entre deux pôles, la vérité et la vanité. Ce couple antithétique, veritas/vanitas, est typique de l’anthropologie d’Augustin. Ce qui lui importe, c’est de « faire la vérité » d’abord dans sa propre vie, ce qui implique négativement d’écarter tout ce qui est vanité. C’est ce qu’il rappelle au début du livre X des Confessions :

« Voici, en effet, que tu as aimé la vérité,
puisque celui qui fait la vérité vient à la lumière.
Je veux “faire la vérité”,
dans mon cœur, devant toi, par la confession,
mais aussi dans mon livre, devant de nombreux témoins. » (X, 1, 1)

Cette quête de la vérité s’attache non pas à faire remonter à la surface de la conscience tout ce qui est enfoui dans l’inconscient, mais à scruter sous le regard de Dieu les choix de sa vie. Elle comporte des étapes, qui vont en s’approfondissant. Ce sont ces étapes que nous allons reprendre ici, telles qu’on peut les reconstituer à partir de son expérience. Sans forcer la pensée d’Augustin, on peut en dégager sept éléments qui constituent la trajectoire de sa spiritualité. Cette reconstitution n’a rien d’arbitraire, mais s’appuie sur des constantes qui reviennent comme des idées fortes dans son expérience comme dans ses écrits.

1. Les ressorts du désir

Le premier élément est le désir. C’est l’élément anthropologique : le désir constitue le ressort de sa recherche, son moteur en même temps que sa boussole. Dès le début des Confessions, Augustin donne l’expression parfaite de ce dynamisme du désir qui oriente sa recherche : « Tu nous as faits orientés vers Toi, et notre cœur est inquiet tant qu’il ne repose pas en Toi ! » (I, 1, 1). Le désir est à géométrie variable. Il s’agit, parmi tous les désirs qui sollicitent le cœur, de reconnaître son vrai désir. Il existe souvent un fossé entre le désir et la vérité, laquelle s’identifie en dernier ressort avec Dieu. Il faudra trouver un fil d’Ariane pour ne pas se perdre dans le labyrinthe où le désir s’égare trop souvent.

« Deux amours ont donc fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre, l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la Cité céleste. »

Ce fil, c’est l’inquiétude. Tout au long du récit de sa conversion, Augustin fait ressortir la progression du désir qui, sous la pression de l’inquiétude, est dépossédé de ce qu’il croit avoir gagné, mais se met aussitôt en quête d’autres objets. On ne peut pas rester sans désirer, mais tant que le désir n’a pas atteint son véritable bien, qui n’est autre que l’absolu, il est tenaillé par l’inquiétude, déséquilibré, sans repos, et donc relancé dans sa quête. L’inquiétude porte la marque d’une double polarité, l’une négative, l’autre positive :

En négatif, elle est un dérangement en ce qu’elle nous interdit de nous arrêter en chemin, d’oublier le but, le telos (ad, qui indique le mouvement vers), et nous déloge de nous-mêmes (ex, elle nous fait sortir hors de notre tranquillité).

En positif, elle est exigence d’authenticité en ce qu’elle garde au cœur du désir le critère de ce qui constitue l’accomplissement de l’existence, et dont l’indice est le repos (quies). On ne désire plus autre chose.

L’inquiétude est le signe d’un déchirement qui divise l’homme entre l’extérieur et l’intérieur, entre le monde et Dieu, entre l’inférieur et le supérieur. C’est cette expérience de déchirement qui se traduit par le sentiment de deux volontés contraires en nous. Augustin s’en souviendra en réfléchissant sur l’origine des deux cités, construites sur deux amours antagonistes, qui se déchirent le cœur de tout homme et qui placent chacun devant un choix où se joue la vérité de son existence :

« Deux amours ont donc fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre, l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la Cité céleste. L’une se glorifie en elle-même, l’autre dans le Seigneur. L’une demande sa gloire aux hommes; pour l’autre, Dieu témoin de sa conscience est sa plus grande gloire. » (Cité de Dieu XIV, 28).

2. Le chemin de l’intériorité

Le deuxième élément de la spiritualité d’Augustin est l’intériorité : la vérité de l’existence est logée au cœur de chacun. L’intériorité désigne plus que les sentiments qui nous submergent ; elle est le lieu secret où habite la vérité, plus intime que l’intime de moi-même. D’où l’insistance d’Augustin à revenir à son cœur : Reddite ad cor. C’est au cours de sa recherche, en particulier sous l’influence des livres platoniciens, qu’il découvre que le lieu de la vérité n’a pas son lieu propre au-dehors (foris), mais au plus intime de l’âme (intus). Ce couple foris/intus constitue ce que Körner appelle les coordonnées de l’ontologie d’Augustin. Voici comment il exprime, dans une formule célèbre :

Mais toi, tu étais plus intime que l’intime de moi-même, et plus élevé que les cimes de moi-même.

« En suivant le sens de la chair, c’est toi que je cherchais ! Mais toi, tu étais plus intime que l’intime de moi-même, et plus élevé que les cimes de moi-même. Tu autem eras interior intimo meo et superior summo meo ! » (III, 6, 11).

Comment décrire cet espace intérieur ? L’intériorité est d’une grande complexité, dont Augustin a exploré tous les recoins. Il faudrait lire les pages sur la mémoire, au livre X : il y a les sensations, c’est-à-dire tout ce qui a pénétré en nous par les sens (X, 8, 13). Mais il y a plus. « Là, je me rencontre aussi moi-même. » (X, 8, 14). Augustin se livrant à une exploration systématique, est conduit à y reconnaître la présence de Dieu, présence trop souvent oubliée, ce qui fait dire à Augustin : « Les hommes s’en vont admirer la hauteur des montagnes, les vagues géantes de la mer, les fleuves glissant en larges nappes d’eau, l’ample contour de l’océan, les révolutions astrales : et ils se laissent eux-mêmes de côté ! » (X, 8, 15).

Au livre X des Confessions, Augustin trace l’itinéraire de l’âme vers Dieu à travers ces différentes sphères, itinéraire qui va de l’extérieur vers l’intérieur, ou encore, comme il le disait déjà au livre VIII, 6, 13, du désir charnel au désir des choses meilleures : Ab inferiora ad superiora ! L’âme est comparable à l’échelle de Jacob, découvrant au plus secret d’elle-même la mystérieuse présence de Dieu, une transcendance dans l’immanence (interius). Toute la pensée d’Augustin va se structurer autour de ce couple : foris/intus. Dieu ne se donne pas à rencontrer dans une vie extériorisée, dispersée, mais il parle au cœur de chacun. Le foris, c’est la « région de la dissemblance » (VII, 10, 16), l’ intus le lieu où pourra se reconstituer sa ressemblance avec Dieu.

3. La primauté de la grâce

Le troisième élément qui se dégage de l’expérience d’Augustin, c’est la primauté absolue de la grâce, c’est-à-dire de l’action de Dieu dans sa vie. Le mouvement de l’âme vers Dieu a sa source en Dieu. L’homme ne peut donc pas se l’attribuer à lui-même. Dès le début des Confessions, Augustin écrit : « Tu excitas ! » : C’est toi qui le pousses… A la fin du livre VI, il écrit dans le même sens : « Tu vas nous rétablir dans ta voie (Christ) ! » Il dira, à propos de la lecture des livres platoniciens, que c’est Dieu qui l’a conduit : « Averti par ces livres de revenir à moi-même, j’entrai dans l’intimité de mon être sous ta conduite : je l’ai pu parce que tu t’es fait mon soutien…» (VII, 10, 16). Il reprochera toujours aux philosophes de méconnaître cette source, et donc de ne pas rendre grâce, de manquer de gratitude en s’attribuant à eux-mêmes ce qui leur a été donné. Au moment de la crise finale, Augustin ne dit pas : « je », mais « tu » me convertis…

« Tu nous as cherchés sans que nous te cherchions, tu nous as cherchés pour que nous te cherchions… » (XI, 2, 4)

Augustin gardera toujours ce vif sentiment de la prévenance de Dieu dans sa vie. Il résumera cette expérience au début du livre XI : « Tu nous as cherchés sans que nous te cherchions, tu nous as cherchés pour que nous te cherchions… » (XI, 2, 4). En rédigeant les Confessions, il n’a dès lors pas d’autre visée que de « rendre grâce » : «Te louer, voilà ce que veut un homme…». On a dit que les Confessions étaient moins une biographie d’Augustin qu’une biographie de Dieu. Augustin y raconte en effet ce qu’il est devenu, mais toujours en le mettant au compte de la grâce. Il dira plus tard à ses auditeurs :

« Rends grâce à Celui duquel tu tiens tout ce que tu as de bon, et dont la miséricorde te remet tout ce que tu as de mal…» (in Ps 49, 21)

Cette théologie de la grâce, Augustin la développera surtout dans le conflit avec Pélage. Sa référence est toujours saint Paul. Deux versets en particulier lui servent de fil conducteur : « Celui qui se glorifie, qu’il se glorifie dans le Seigneur » (I Co 1, 31), et aussi : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi te vanter comme si tu ne l’avais pas reçu ? » (1Co 4, 7)[1]. Il oppose dès lors : se glorifier In se/in Te : la tentation est de se glorifier « en soi » au lieu de se glorifier « en Toi » (Dieu). Augustin n’a pas attendu d’être entraîné dans le conflit pélagien pour faire cette découverte de la primauté de la grâce. Elle est attestée en tous les cas d’une manière incontestable déjà dans les Confessions : confiteri veut dire, pour Augustin, rendre grâce. Elle se durcira dans le conflit pélagien, à tel point qu’il aura du mal à penser ensemble cet absolu de la grâce avec la liberté humaine.

4. L’attention aux signes

Le quatrième élément à retenir de l’expérience d’Augustin, c’est l’importance des signes dont Dieu jalonne la route de l’homme. C’est cet aspect que traduit le terme de : admonitio , terme technique qui renvoie à tous les avertissements par lesquels Dieu fait signe à l’homme dans le monde pour le ramener à son cœur : lectures , amis, voix anonymes, événements, etc. Dans une formule d’une parfaite concision, Augustin dira dans le De libero arbitrio : Foris admonet, intus docet ! (II, 14, 38). A l’extérieur, Dieu avertit, à l’intérieur, il instruit. Voici ce texte (voir aussi note BA 6, p. 347, pour d’autres références) :

« Il (le Christ) est parti loin de nos yeux afin que nous, nous revenions à notre cœur et l’y trouvions. Oui, il est parti, et voilà qu’il est ici.

« Pour ceux dans le monde entier qui se tournent vers elle et qui l’aiment (cette merveilleuse beauté de la Vérité et de la Sagesse), pour tous elle est toute proche, pour tous éternelle ; elle n’est nulle part, et elle ne fait défaut nulle part ; elle avertit au-dehors, elle enseigne au-dedans …» (II, 14, 38).

Ces admonitiones sont des médiations pour nous ramener à l’écoute de la voix intérieure. « C’est à l’élément intérieur que se référaient tous les messagers corporels … » (X, 6, 9). Si ces médiations extérieures sont devenues nécessaires, c’est parce que de fait la vie de l’homme est extériorisée, dispersée. Adam, qui était en relation directe avec Dieu, s’en est détourné par le péché, et il n’entend plus sa voix dans son cœur. Or Dieu, au lieu de l’abandonner, est venu le rejoindre dans cette vie extériorisée, afin de l’avertir de revenir en lui-même. Il ne lui envoie pas seulement des signes, mais vient lui-même se mettre à sa portée.

Aussi, la principale de ces voix n’est autre que celle du Verbe fait chair, venu à nous au-dehors, dans le monde sensible. S’il vient dans notre monde, c’est parce que nous étions extériorisés (foris), immergés dans le sensible, mais il y vient pour nous ramener à l’écoute de sa parole au-dedans (intus). Le Christ remplit la double fonction de Verbe extérieur (temporel) et de Verbe intérieur (éternel). Si le Christ est venu dans le monde, nous rejoignant dans notre condition mortelle, c’est pour nous rejoindre là où nous sommes, mais en vue de nous avertir de revenir à notre cœur. S’il a quitté ce monde-ci, c’est pour que nous retrouver comme Verbe éternel et nous instruire à l’intérieur de notre cœur où il a sa résidence permanente :

« Il (le Christ) est parti loin de nos yeux afin que nous,
nous revenions à notre cœur et l’y trouvions.
Oui, il est parti, et voilà qu’il est ici.
Il n’a pas voulu être longtemps avec nous,
et il ne nous a pas laissés ; car, s’il est reparti,
c’est vers un lieu d’où jamais il n’est parti…» (Conf. IV, 12, 19)

5. L’exigence de discernement

Le cinquième élément qui marque l’expérience d’Augustin, c’est l’exigence de discernement. On ferait erreur en pensant qu’Augustin se fie uniquement à la voix du « Maître intérieur » ! Certes, c’est en chacun que se dévoile en fin de compte la vérité concernant son existence. Mais nous sommes éloignés de nous-mêmes. La vérité, il faut la discerner, et pour cela recourir aux conseils extérieurs. Augustin non seulement est attentif à tous les signes que Dieu lui fait dans sa vie, mais il a soin de demander conseil quand il s’agit de les interpréter. Le discernement aide à faire le tri. Les signes que Dieu nous fait ne jouissent pas d’une clarté parfaite. Ils sont ambigus, trompeurs parfois. A deux reprises, Augustin s’est adressé à des hommes expérimentés, ne voyant pas clair dans les choix à faire. Les deux fois, c’était à Milan.

La première fois, son attente fut déçue. Il pensait s’adresser à Ambroise, alors qu’il était en plein désarroi, et se sentant menacé par « l’abîme du péril » (VI, 3, 3). Mais voilà : Ambroise était un homme très occupé, et « aucune occasion ne s’offrait à moi de (le) consulter ». « Or, ajoute Augustin, les bouillonnements de mon âme auraient exigé de sa part un ample loisir, pour pouvoir se déverser en lui, et ne le trouvaient jamais. » (VI, 3, 4). Alors, Augustin doit se contenter d’aller l’écouter le dimanche, sans pouvoir le rencontrer personnellement. Du moins, Ambroise réussit-il à travers sa prédication à faire tomber les préjugés d’Augustin contre la foi catholique et à lui faire acquérir quelques « certitudes » au sujet de la vérité.

Ton Maître véritable sera toujours le Maître intérieur de l’homme intérieur. C’est lui qui te fait reconnaître, au plus profond de toi-même, la vérité de ce que l’on vous dit.

La seconde rencontre fut plus fructueuse. Augustin décida de s’adresser au prêtre Simplicianus, plus accessible qu’Ambroise. C’était au moment de sa conversion, et il s’agissait non plus de devenir plus certain, la certitude touchant aux questions intellectuelles, mais plus stable dans la voie qu’il voulait désormais suivre, la stabilité concernant la décision de la volonté. En regardant comment on vivait dans l’Eglise catholique, Augustin s’aperçut en effet que « l’un marchait comme ceci, l’autre comme cela » (VIII, 1, 2), c’est-à-dire que l’un vivait dans la continence, et qu’un autre était marié. Quelle voie choisir ? C’est alors qu’il recourt aux conseils du prêtre Simplicianus :

« Tu me donnas l’idée, qui parut bonne à mes yeux, d’aller trouver Simplicianus… Ta grâce brillait en lui…Il t’avait entièrement dévoué sa vie…, et dans cette longue existence passée à suivre ta voie…, il avait acquis beaucoup d’expérience, beaucoup de science, me semblait-il ; et c’était bien vrai. Aussi, je voulais, en parlant avec lui des remous de mon âme, qu’il me révélât le bon moyen, pour un être disposé comme je l’étais, de marcher dans ta voie. » (VIII, 1, 1).

En ce qui concerne le choix que fera finalement Augustin, éclairé par Simplicianus, il paraît d’autant plus surprenant que, après le renvoi de sa concubine, il avait nourri le projet de se marier avec une jeune fille milanaise. C’est l’expérience personnelle qui sera décisive, en dehors de toute pression extérieure. La scène du jardin provoquera donc une double conversion : conversion à la foi chrétienne, et conversion à une vie de « serviteur de Dieu». C’est ce choix qui, désormais, oriente sa vie. Quels que soient les conseils qu’il a pu recevoir, le choix qu’il fait relève de sa réponse à la grâce de l’appel intérieur. Le lieu du véritable discernement se fait dans le cœur de chacun. C’est d’ailleurs la conviction qui inspirera sa propre pratique en la matière.

Car, si Augustin a sollicité les conseils des autres, il a été amené à pratiquer lui-même le discernement avec les personnes qui s’adressaient à lui. Il avoua au moins une fois que ses conseils n’ont pas toujours été judicieux, par exemple dans le choix d’Antonin comme candidat à l’épiscopat, choix qui s’avéra être un désastre. Quoiqu’il en soit de ses succès ou insuccès, il ne manque jamais de renvoyer au Maître intérieur. Sans refuser son aide, qui est de l’ordre des admonitiones, il invite toujours à écouter le Christ qui parle au-dedans de chacun. C’est à chacun de se décider, dans la sincérité de son cœur, en faisant la vérité devant Dieu. Ainsi, quand la jeune Florentine s’adresse à lui, Augustin ne se dérobe pas, mais il n’entend pas se substituer à celui qui seul peut enseigner et dévoiler la vérité, le Maître intérieur :

« Tiens pour absolument certain que même quand tu pourras apprendre quelque chose par mon intermédiaire et d’une manière salutaire, ton Maître véritable sera toujours le Maître intérieur de l’homme intérieur. C’est lui qui te fait reconnaître, au plus profond de toi-même, la vérité de ce que l’on vous dit. Car celui qui plante n’est rien, ni celui qui arrose, mais tout vient de Dieu qui donne l’accroissement » (Lettre 266).

6. Le partage communautaire

Le sixième élément de la spiritualité d’Augustin, c’est la communauté, avec tout ce qu’elle implique de partage et de dépouillement de soi. Elle est une exigence fondamentale de la vie religieuse, déjà de toute vie chrétienne, le lieu par excellence où s’exerce le discernement. La Règle rappelle dès la première ligne cette exigence communautaire : « Vivez unanimes à la maison, ayant une seule âme et un seul cœur tournés vers Dieu » (I, 1). A la fin du chapitre I, Augustin précise concrètement sa pensée : « Honorez les uns dans les autres ce Dieu dont vous êtes les temples » (I, 8). Autrement dit, on se tourne en vérité vers Dieu dans la mesure où l’on se tourne vers les autres. Le visage de Dieu nous est donné à contempler dans le visage du frère. « Tu vois la Trinité quand tu vois la charité » (De Trinitate, VIII, 8 12)

« Ton âme n’est pas à toi seul, mais elle appartient à tous tes frères, comme, à leur tour, leurs âmes sont à toi »

C’est cet idéal communautaire – plus précisément cette mystique communautaire -, dont le modèle reste la première communauté chrétienne (Ac 4, 32), que rappelle Augustin en tout premier lieu aux débutants qui se présentent pour devenir chrétiens :

« Ils vivaient en charité chrétienne, dans la concorde ; ils ne disaient de rien : c’est à moi, mais possédaient tout en commun ; ils n’avaient qu’une âme et qu’un cœur tenu vers Dieu » (De cat. Rud. 23, 42).

La communauté suppose la mise en commun des biens. Il ne s’agit pas seulement des biens matériels, mais aussi des biens spirituels : les âmes et les cœurs. Dans une lettre (243, 4), adressée à un certain Lætus, qui avait quitté le monde mais qui était tenté d’y retourner, par tendresse pour ses parents, Augustin écrit, après avoir rappelé le texte des Actes (4, 32) :

« Ton âme n’est pas à toi seul, mais elle appartient à tous tes frères, comme, à leur tour, leurs âmes sont à toi ; ou plutôt, leurs âmes et la tienne ne sont pas des âmes au pluriel, mais elles sont une seule âme, l’âme unique du Christ » (Lettre 243, 6).

Pourquoi cette insistance sur la communauté ? Pour Augustin, le motif de cette communion n’est pas d’abord pratique (solidarité, partage des biens), bien que ce soit là une condition préalable, mais il est théologique : on ne peut pas appartenir à la tête, le Christ, si on n’appartient pas à son corps, l’Eglise. C’est ce que Augustin ne cesse de redire aux donatistes qui se sont séparés de l’Eglise. Il le redit aussi aux clercs de son monastère qui devaient, en s’engageant dans la vie monastique, distribuer leurs biens aux pauvres. C’était à ses yeux la condition pour avoir en partage Dieu, un bien incomparable par rapport à celui qu’ils quittaient : « Dieu devait être pour nous un grand et riche domaine » (Sermon 355, 2). N’avoir rien est la condition pour avoir Dieu.

7. L’urgence apostolique

Le septième élément de la spiritualité d’Augustin, c’est l’urgence apostolique. On s’est souvent étonné que cet aspect ait été passé sous silence dans la Règle. Pour faire droit à la dimension apostolique, on a parfois sollicité l’invitation finale : « Répandez la bonne odeur du Christ » (8, 1). L’expression vient de saint Paul : 2 Co 15-16. Et on a voulu interpréter cette expression dans le sens d’une vie religieuse qui serait de nature apostolique par son seul témoignage communautaire. Si telle avait été l’intention d’Augustin, on peut penser qu’il l’aurait dit explicitement. On peut faire deux remarques :

« Ne préférez pas votre repos aux besoins de l’Église »

– d’une part, l’absence de réflexion dans la Règle sur la dimension apostolique s’explique sans doute par le fait que cette Règle était destinée initialement au monastère des frères, et des femmes, sans engagement apostolique extérieur. La vie commune les rassemblait pour une vie consacrée à la recherche de Dieu, dans un « saint loisir ».

– d’autre part, si l’on veut avoir une idée de l’importance de l’engagement apostolique dans l’expérience d’Augustin, il faut le regarder vivre, écrasé sous le « fardeau épiscopal » (Negotium), ou lire le sermon 356, où il évoque différentes tâches accomplies par les clercs qui partageaient sa vie dans la maison épiscopale. Certains de ces clercs géraient des biens importants au service de l’Eglise.

Ceci dit, Augustin n’a pas manqué de réfléchir sur la dimension apostolique de la vie des clercs. Et de la vie chrétienne, qui doit témoigner du Christ par les actes. Il faut lire ici la Lettre 48, une lettre adressée à Eudoxe, abbé d’un monastère de l’île de Cabrère (l’île des chèvres). Augustin y invite les moines à ne pas refuser les services que l’Eglise pourrait leur demander. S’il convient, dit-il, de ne pas rechercher une telle charge pastorale, notamment l’épiscopat, il ne convient pas non plus de la refuser, si l’Eglise le demande. Ce qui est intéressant à noter, c’est le motif d’ordre théologique avancé par Augustin : si le Christ n’est pas annoncé, il ne sera pas connu et la foi ne pourra pas s’éveiller.

« Ne préférez pas votre repos aux besoins de l’Eglise, écrit-il, et songez que si des hommes de bien ne l’avaient pas assistée dans son enfantement, vous ne seriez pas nés à la vie spirituelle » (Lettre 48, 2. Vivès 19, p. 433).

En résumé

Voici donc en résumé, dans l’ordre où ils viennent d’être présentés, les éléments constitutifs de la spiritualité d’Augustin. Celle-ci ne consiste en rien d’autre qu’à faire la vérité sur sa propre vie et à l’orienter vers son vrai bien. Cette quête de la vérité comporte donc sept aspects :

  1. La quête de la vérité a un moteur, qui est en nous : c’est le désir, l’amour. Pondus meum, amor meus (XIII, 9, 4). C’est l’amour qui donne son poids à la vie. « Tel on aime, tel on est » (In Jo Ep. II, 14). C’est pourquoi, il importe de développer le désir : « Toute la vie du chrétien est un saint désir… Le désir te rend capable, quand viendra ce que tu dois voir, d’être comblé… Telle est notre vie : nous exercer en désirant… » (ib. IV, 6). Quel est mon désir ?
  2. La quête de la vérité se fait en suivant un itinéraire, qui va de l’extérieur vers l’intérieur, de l’inférieur vers le supérieur. C’est ce que résument les trois mots latins : foris (dehors), intus (intérieur), interius (plus intérieur). En quels lieux se déploie ma quête ?
  3. La quête de la vérité est l’œuvre de la grâce. Aussi, l’homme ne peut-il s’attribuer aucun mérite, puisque tout mérite découle de la grâce. « Personne ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire… » (Jn 6, 44). « Lorsque tu couronnes leurs mérites, tu couronnes tes propres dons… » (Lettre 194). Ai-je le réflexe de rendre grâce ?
  4. La quête de la vérité exige l’attention aux admonitiones, aux signes que Dieu nous fait dans le monde, à travers les autres, les événements, les lectures, etc. « Qui veut être écouté de Dieu… , qu’il commence par écouter Dieu » (Sermon 17, 4). Mais Dieu parle à la fois à l’extérieur (foris), parce que nous sommes extériorisés, et à l’intérieur, où il nous dévoile la vérité. C’est la foi au Verbe fait chair qui ouvre chacun à la vérité de son existence. Suis-je attentif aux signes de Dieu dans ma vie ?
  5. La quête de la vérité demande un discernement, lequel se fait dans relations interpersonnelles, le dialogue avec des hommes expérimentés C’est Simplicianus et d’autres amis de Milan qui ont permis à Augustin de surmonter les obstacles moraux sur le chemin de la conversion. Avec qui suis-je en dialogue pour un authentique discernement ?
  6. La quête de la vérité a un lieu privilégié : la communauté. Celle-ci est un lieu de vie, d’une spiritualité concrètement vécue, où se fait la vérification concrète de l’engagement à la suite du Christ. Ici, on ne peut pas se payer de discours. Elle est un lieu de don et de pardon. Que représente la communauté sur mon chemin de vie ?
  7. La quête de la vérité doit exciter en moi l’urgence apostolique. Contemplata aliis tradere, selon l’adage augustinien. Je dois avoir le souci de communiquer le Christ. Malheur à moi si je n’annonce pas l’Evangile. Quel est mon zèle apostolique ?

Conclusion

Augustin aime répéter avec saint Paul : « Si je n’ai pas la charité, je ne suis rien ! » (in Jo Ep. V, 3). Sa spiritualité n’a pas d’autre objectif que de développer la charité, c’est-à-dire de dilater l’existence à la dimension de Dieu. Lucien Laberthonnière disait en termes très augustiniens : « Avoir la foi, la foi vive et complète, c’est posséder Dieu. Mais nous ne pouvons posséder Dieu qu’en nous donnant à lui ; et nous ne pouvons nous donner à lui que parce qu’il se donne à nous. La foi apparaît ainsi comme la rencontre de deux amours et non comme la liaison de deux idées[2]. »

Dans son commentaire sur la Première lettre de saint Jean, Augustin le répète à l’envi : le Christ est venu par amour, et c’est par l’amour que nous lui sommes fidèles (VI, 3). Quand il est question de l’amour, il convient cependant de ne pas s’arrêter « aux paroles, mais aux actes et au cœur » (In Jo.Ep. V, 12). Je termine sur cette citation, qui se passe de commentaire :

« Comment nous exercer à cet amour (de Dieu) ? Par amour fraternel. Tu peux me dire : je n’ai pas vu Dieu ; mais peux-tu dire : je n’ai pas vu l’homme ? Aime ton frère. Si tu aimes ton frère que tu vois, par le fait même tu verras Dieu, car tu verras la charité même, et Dieu habite en elle. » (In Jo Ep. V, 7)

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

Augustin dans l'histoire
Saint Athanase le Grand, par Lucian DINCA – Itinéraire d’un pèlerin, Ignace de Loyola, par Dominique SALIN

Saint Athanase le Grand – Homme de foi nourri de l’Écriture, par Lucian DINCA

Saint Grégoire de Nazianze, à l’occasion d’une fête solennelle de saint Athanase, loue en cet évêque la vertu même

Le cheminement spirituel de saint Athanase d’Alexandrie ne connaît pas des moments aussi bouleversants et marquants que celui de saint Augustin. Il a vécu sa vie chrétienne en harmonie avec les valeurs évangéliques et conformément à l’enseignement du Christ, Verbe, Sagesse et Puissance de Dieu, fait homme par philanthropie pour le salut du monde et la divinisation de l’homme. C’est ainsi que quelques années après sa mort, entre 379 et 381, saint Grégoire de Nazianze, à l’occasion d’une fête solennelle de saint Athanase, loue en cet évêque la vertu même :

L’éloge d’Athanase sera l’éloge de la vertu ; en effet, le louer c’est louer la vertu, parce qu’il avait réuni toutes les vertus dans sa personne – il serait assurément plus exact de dire qu’il les réunit encore, car ils restent toujours vivants pour Dieu, tous ceux qui ont vécu selon Dieu, même s’ils ne sont plus de ce monde. (…) Et cet éloge de la vertu sera aussi un éloge de Dieu, qui est la source de la vertu des hommes et le principe de leur conversion ou plutôt de leur retour à lui grâce à l’illumination innée en nous ». (Grégoire de Nazianze, Discours panégyrique 21, 1, SC 270, p. 111)

Aux yeux de saint Grégoire, saint Athanase se situe bien dans la lignée des illustres personnages qui ont marqué les récits bibliques. Il passait à juste titre pour le champion, le promoteur et le défenseur de la foi nicéenne :

Athanase est de la classe de quelques-uns de ces personnages (figures emblématiques de la Bible) et il n’est que légèrement dépassé par quelques-uns ; si je l’osais, je dirais qu’il en a aussi dépassé quelques-uns. Il fut l’émule de la science des uns et de l’activité des autres, de la bonté de ceux-ci, du zèle de ceux-là et du martyre des autres. Imitant les uns pour le principal et totalement les autres, il prit à chacun ce qu’il y avait de bon et, en ayant fait la synthèse dans son âme (…), il fixa dans un seul type de vertu tous les traits épars et surclassa les intellectuels par ses activités et les hommes d’action par sa science. (…) Il fallait désaltérer, comme Ismaël, cette Église (d’Alexandrie) altérée par la soif de la vérité, la réconforter, comme Élie, avec l’eau d’un torrent au moment où la terre avait été épuisée par une sécheresse, la ranimer au moment où elle était à bout de souffle et laisser un germe à Israël pour éviter que nous n’ayons le sort de Sodome ou celui de Gomorrhe[1]. (Grégoire de Nazianze, Discours panégyrique 21, 4-7, SC 270, p. 117-125).

En entendant saint Grégoire prononcer son panégyrique, nous avons l’impression de nous trouver devant un personnage destiné par Dieu à une mission bien spéciale : celle d’annoncer la vérité concernant le dogme christologique et trinitaire dont le concile de Nicée avait dessiné le contour. C’est pourquoi, il aime le nommer « le pilier de l’Église », ou « la gloire de l’Église » alexandrine. Saint Athanase apparaît comme le point central de son temps, le personnage de la plus haute importance de l’Église d’Égypte au IVe siècle.

I. Saint Athanase jusqu’à l’épiscopat

Nous savons que saint Athanase est né à Alexandrie, probablement dans une famille chrétienne, vers 298-299. Bien qu’il exprime sa reconnaissance pour le courage des martyrs de la plus sanglante persécution subie par l’Église sous Dioclétien, entre 301-305, il était trop jeune pour garder un vif souvenir de cette glorieuse page de l’histoire de l’Église. Sa première éducation fut excellente. Saint Grégoire de Nazianze nous apprend qu’il avait une grande connaissance de l’Écriture. Ses ouvrages, en raison des citations scripturaires qu’ils renferment, sont un témoignage éclairant de sa familiarité avec les livres saints. Selon Rufin d’Aquilée, il ne quitta le foyer paternel que pour être élevé, nouveau Samuel, dans le temple du Seigneur, par l’évêque d’Alexandrie. En effet, Alexandre, lorsqu’il fêtait l’anniversaire du martyre de son prédécesseur, Pierre, avait invité quelques prêtres pour le dîner, après le service liturgique, dans une maison au bord de la mer. A travers la fenêtre il voit quelques garçons en train de jouer sur la plage un jeu inhabituel : en regardant, il voit qu’ils imitaient les rites sacrés de l’Église, l’Eucharistie et le Baptême. Pensant qu’ils allaient trop loin dans leur jeu, l’évêque envoya l’un de ses prêtres pour les lui emmener. Dans le dialogue avec le « chef de la bande », Athanase, âgé entre 14-15 ans, qui jouait le rôle de l’évêque, il constata la piété de l’adolescent et, consultant son clergé, déclara valides les baptêmes que le jeune Athanase avait effectués sur ses camarades de jeu[2]. Alexandre prit désormais Athanase dans son palais épiscopal et s’occupa de sa formation spirituelle et théologique en vue de faire de lui un serviteur de l’Église du Christ. C’est ainsi qu’il a l’occasion de faire connaissance avec la pensée des illustres prédécesseurs à la tête de l’école catéchétique d’Alexandrie, Clément et Origène. Egalement, il écoute de vive voix le témoignage des « confesseurs » restés fidèles au Christ pendant les persécutions. Tout ce contexte est favorable à faire grandir l’amour de saint Athanase pour le Christ qu’il se plaît à confesser vrai Dieu et vrai homme en conformité avec la révélation évangélique.

À Nicée, saint Athanase trouve le vrai sens de sa vie : devenir le champion et le défenseur de la foi signée par les Pères conciliaires.

En 318, au moment où éclate « la crise arienne », Alexandre l’ordonne diacre et fait de lui son secrétaire. Saint Athanase garde cependant en lui un grand désir de perfection et d’idéal de vie chrétienne. Il entre en contact avec les moines de Thébaïde et noue des relations spirituelles profondes avec le « patriarche des solitaires », saint Antoine le Grand : « Je fus son disciple, et, comme Élisée, je versais l’eau sur les mains de cet autre Élie »[3]. En tant qu’évêque, saint Athanase trouvera toujours un bon accueil chez les moines du désert pour lesquels il écrivit la Vie d’Antoine, une sorte de règle monastique pour tous ceux qui veulent suivre le Christ selon le modèle de vie de saint Antoine. En qualité de secrétaire de son évêque, saint Athanase participe au concile œcuménique de Nicée, en 325. Comme diacre, il est peu probable qu’il ait pris la parole en public, mais il a dû jouer probablement un rôle important dans les coulisses du concile. À Nicée, saint Athanase trouve le vrai sens de sa vie : devenir le champion et le défenseur de la foi signée par les Pères conciliaires. De plus, il a probablement eu l’occasion de rencontrer à Nicée les principaux partisans de la doctrine arienne et les théologiens anti-ariens. Après cette « victoire apparente de l’orthodoxie » sur l’arianisme, la vie de saint Athanase va connaître des moments de « gloire » entremêlés de temps d’exil et d’excommunication.

II. Saint Athanase évêque

La conviction profonde qui anime sa vie spirituelle est que nous sommes appelés, en Jésus-Christ, à participer à la vie même de Dieu non pas grâce à nos mérites, ni à notre sagesse, ni à notre intelligence, ni à notre piété, ni aux bonnes œuvres que nous accomplissons dans la sainteté de notre cœur, mais par la foi.

Dans ses Lettres festales, saint Athanase nous dit qu’au moment de son élection pour la plus haute charge ecclésiastique en Égypte, en l’année 328, il n’avait pas l’âge requis, c’est-à-dire 30 ans. Après sa consécration, il commence ses visites pastorales dans le diocèse afin de regrouper tous les évêques « nicéens » et de les encourager à défendre la foi contre l’erreur. Selon la tradition, il aurait conféré le sacerdoce à saint Pacôme. En qualité d’évêque, il entre en contact avec ses fidèles par des visites, mais surtout par ses Lettres festales[4]. L’empereur Constantin remarque très vite le jeune évêque pour sa foi, son ascèse, sa piété et son zèle pour l’Église d’Alexandrie. Il le surnomme « homme de Dieu ». Les fidèles apprécient en lui son attachement au Christ. Ce n’est pas en tant que théologien, mais en tant qu’âme croyante en la nécessité d’un Sauveur que saint Athanase s’approprie le mystère du Christ. La conviction profonde qui anime sa vie spirituelle est que nous sommes appelés, en Jésus-Christ, à participer à la vie même de Dieu non pas grâce à nos mérites, ni à notre sagesse, ni à notre intelligence, ni à notre piété, ni aux bonnes œuvres que nous accomplissons dans la sainteté de notre cœur, mais par la foi. Car, c’est par la foi que Dieu nous a sanctifiés de toute éternité. Jésus-Christ est le Chemin que nous devons prendre pour arriver au bonheur sans fin. Grâce à lui nous contemplons les hauteurs des cieux, par lui nous voyons la face même de Dieu, par lui également les yeux de notre cœur ont été ouverts afin d’accéder à la pleine lumière de Dieu. Le Seigneur a voulu nous faire goûter à son immortelle sagesse par Jésus Christ, qui est le reflet de sa majesté. Cette croyance, que Jésus-Christ conserve constamment la vérité dans son Église, faisait que saint Athanase ne pouvait pas supporter que des chrétiens prennent leur dénomination d’un homme et non pas du Christ :

Qu’ils (les Ariens) ne cherchent pas de faux-fuyants, en effet, et, quand on leur fait honte, qu’ils ne calomnient pas ceux qui ne font pas comme eux, en appelant les chrétiens du nom de leurs maîtres pour tenter de faire croire que c’est de cette même façon qu’on les appelle eux-mêmes ariens. Puisqu’ils rougissent de leur nom honteux, qu’ils s’abstiennent de plaisanter : s’ils ont honte, qu’ils se cachent, ou qu’ils bondissent hors de leur impiété. Jamais, en effet, le peuple n’a reçu sa dénomination de ses évêques, mais du Seigneur en qui nous croyons ; quoique les bienheureux Apôtres aient été nos maîtres et les ministres de l’Evangile du Sauveur, nous n’avons pas reçu d’eux notre nom, mais c’est à partir du Christ que nous sommes appelés chrétiens. (Athanase d’Alexandrie, Discours contre les Ariens I, 2)

La joie de l’évêque saint Athanase est de prêcher le Christ vrai Dieu et vrai homme ; c’est pourquoi ses fidèles doivent être fiers de porter le nom de chrétiens. Tout son être était profondément enraciné dans la tradition de l’Église et son âme nourrie par la méditation des Écritures. Ainsi son âme reste toujours unie à l’Église et, en elle et par elle, à Jésus-Christ qui se révèle dans l’Évangile comme étant la Vérité, la Vie et le Chemin qui conduit au Père. Il était très heureux de partager cette richesse intérieure avec les fidèles qui lui sont confiés de par sa charge épiscopale. Saint Basile n’hésite pas à le situer vraiment dans la droite lignée des successeurs des Apôtres qui sont partis dans le monde entier proclamer aux hommes la paix, la réconciliation avec Dieu et la joie de la résurrection du Christ pour toutes les nations :

Tu as pour toutes les Églises un souci aussi grand que pour celle qui t’a été confiée spécialement par notre commun Maître : tu ne laisses aucun moment sans discourir, sans avertir, sans écrire, sans envoyer chaque fois des hommes pour suggérer les meilleures solutions. (Basile de Césarée, Lettre à Athanase d’Alexandrie, 69)

Son plus grand désir était de partager avec le plus grand nombre sa joie d’être chrétien.

Son plus grand désir était de partager avec le plus grand nombre sa joie d’être chrétien. Il cherchait à communiquer la béatitude dont il jouissait à ceux qui l’entouraient. Les circonstances extérieures et les besoins pressants de l’Église qui l’appelait à son secours le poussent à écrire des traités théologiques et apologétiques afin de montrer la pertinence de la foi chrétienne centrée sur le double événement de la vie du Christ, à savoir son incarnation et sa résurrection. C’est pourquoi le même saint Basile le supplie souvent afin qu’il exprime la position dogmatique de l’Église post-nicéenne contre les doctrines marcellienne, néo-arienne, ou le schisme naissant à l’intérieur de l’Église d’Antioche :

Tu es le médecin réservé par Notre Seigneur pour les maladies dont souffrent les Églises. Tu vois ce qui se passe en chaque lieu, du regard de ton intelligence, comme d’une sorte d’observatoire élevé. Qui est assez digne de confiance pour réveiller le Seigneur, afin qu’il commande au vent et à la mer ? Quel autre que celui qui, dès son enfance, a pris part aux combats pour la piété ? Donc, puisque tout ce qu’il y a de sain autour de nous est désormais ancré sincèrement dans la foi pour la communion et l’unité avec ceux qui ont les mêmes sentiments, nous avons pris la hardiesse de venir prier ton indulgence de nous écrire à tous une lettre qui nous conseille ce qu’il faut faire. (Basile de Césarée, Lettre à Athanase d’Alexandrie).

Saint Basile confesse son désespoir absolu à cause de toutes les maladies qui menacent l’Église du Christ. La seule espérance de guérison peut être le patriarche alexandrin, « le médecin réservé par Notre Seigneur ». L’évêque de Césarée voit en saint Athanase le roc capable, par la solidité de sa foi, par sa vie spirituelle nourrie de la contemplation du Christ, par le calme de sa personnalité et par son désir de faire rayonner la paix et la charité, de briser toute doctrine allant à l’encontre de la foi nicéenne. Sa simple présence, ou un simple mot sorti de sa bouche, peut calmer toute tempête qui frappe la « Barque du Christ ». L’Église ne peut compter que sur la sagesse, la piété et la fermeté de la foi de l’évêque alexandrin pour stopper les vents contraires. Ses prises de position lui ont souvent valu la disgrâce des empereurs « pro-ariens » qui n’ont pas hésité à l’envoyer en exil à cinq reprises. Il ne totalise pas moins de dix sept ans et demi d’éloignement de son siège épiscopal : deux années à Trèves, sept années à Rome, le reste dans les cavernes des déserts de l’Egypte. Mais à chaque retour, c’était une occasion de plus pour les fidèles d’Alexandrie de manifester leur attachement à l’évêque qui de loin a toujours maintenu le contact avec son diocèse via les Lettres festales où il partage sa foi et son grand attachement au Christ :

Les Ariens sont comme les Juifs qui ont vu et ils furent incrédules aux mystères du Christ ; ils pensèrent de lui qu’il était un simple homme, et ils se vantaient de connaître cette monarchie qu’ils ne connaissaient pas, parce qu’ils ne connaissaient pas ce Fils qui révéla le Père : « Personne, en effet, ne connaît le Père, sauf le Fils et celui auquel le Fils le révélera » (Mt 11, 27). Quant à nous, qui cherchons toujours à devenir les fils de l’Église, nous connaissons la monarchie : l’Unique, le Père du Christ, le seul non-engendré, le sans principe, le Dieu de la Loi, des Prophètes et du Nouveau Testament, ainsi que son Fils unique qu’il a engendré avant les siècles et les temps, par lequel il a créé l’univers et viendra juger les vivants et les morts. (Athanase d’Alexandrie, Lettre festale, 36).

Instruits par le Christ lui-même dans son Église, les fidèles apprennent à connaître leur vraie identité, être fils de Dieu, et l’identité même de Dieu, notre Père.

Son amour pour Jésus-Christ, son attachement à l’Église, le puissant intérêt que lui inspirait le salut des croyants, pour lequel il veillait comme pour le sien propre, et même plus que pour le sien, allumèrent en lui un saint désir pour que toutes les âmes puissent profiter du salut apporté par le Christ à l’humanité tout entière. Depuis sa plus tendre jeunesse, saint Athanase était habité par une profonde vénération pour Dieu et pour tout ce qui est divin. C’est pourquoi, dans sa correspondance, il n’hésite pas à encourager ses destinataires à s’attacher au Christ par la méditation des Écritures :

Je désire que cet écrit t’engage à te livrer à l’étude des saintes Écritures ; étudie-les dans la sincérité et la simplicité de ton cœur et tu en comprendras le contenu en même temps que tu en saisiras mieux ce que je t’enseigne ; car elles ont été composées et écrites par Dieu, par l’intermédiaires d’hommes divins. Pour ce qui est de nous, nous avons été instruits par des maîtres animés de l’Esprit divin, qui s’étaient voués à leur étude, et qui sont devenus témoins de la divinité de Jésus-Christ ; c’est ainsi que nous transmettons la doctrine à tes méditations. Pour comprendre l’Écriture, il faut mener une vie pieuse, avoir une âme pure et un cœur fait pour Jésus-Christ (Athanase d’Alexandrie, Sur l’incarnation du Verbe 56-57).

Saint Athanase fait souvent appel au sentiment qui existe dans l’âme des chrétiens et qui s’est développé par leur éducation dans l’Église. Ainsi, instruits par le Christ lui-même dans son Église, les fidèles apprennent à connaître leur vraie identité, être fils de Dieu, et l’identité même de Dieu, notre Père. L’évêque d’Alexandrie est pénétré d’un amour sincère pour Jésus-Christ qu’il veut faire connaître à tous ceux qui s’ouvrent à la révélation évangélique et cultivent en leur âme le beau sentiment d’amour pour le Christ.

III. Dernières années de la vie de saint Athanase

Il intervient également en faveur de l’unité des chrétiens, surtout dans l’Église d’Antioche où apparaît la querelle théologique sur la divinité de l’Esprit-Saint.

Après tant de luttes, de souffrances et d’exclusions, saint Athanase voit ses efforts enfin couronnés. Le peuple est dans la joie et est heureux d’avoir un si digne évêque dans la lignée de Denis et d’Alexandre. Pendant la dernière période de sa vie, saint Athanase se consacre à l’administration de son diocèse. Malgré la vieillesse, il reste toujours jeune d’âme, prêt à lutter jusqu’au bout afin de défendre l’héritage de la foi chrétienne. Ses derniers livres sont sereins : ouvrages ascétiques, biographiques, exégétiques. La Vie d’Antoine, ouvrage écrit à la demande des moines, connaît un grand succès en Orient auprès des gens qui, par amour du Christ, le Verbe de Dieu incarné, quittent tout pour le suivre, selon l’exemple de saint Antoine. Avec l’aide de l’empereur, saint Athanase entreprend un énorme travail de construction d’églises. Il intervient également en faveur de l’unité des chrétiens, surtout dans l’Église d’Antioche où apparaît la querelle théologique sur la divinité de l’Esprit-Saint. C’est aux évêques d’Antioche que saint Athanase donne des explications concernant la formule de foi signée à Nicée dans le Tome aux Antiochiens. Après 75 ans de vie, dont 46 comme patriarche d’Égypte, sans avoir jamais manqué à son devoir, d’abord de chrétien puis d’évêque, saint Athanase rend son âme à Dieu dans la nuit du 2 au 3 mai 373. Avant de mourir, il désigne Pierre[5] « un ancien du presbyterium qui, après l’avoir suivi partout, administra l’épiscopat » pour lui succéder sur le siège d’Alexandrie. Ecoutons encore saint Grégoire de Nazianze :

Il meurt à l’âge avancé et prend place parmi ses Pères, Patriarches, Prophètes, Apôtres et Martyrs qui ont combattu pour la vérité. Pour faire brièvement son éloge funèbre, disons que le faste de ses obsèques surpasse les honneurs qu’il reçut à l’occasion de ses retours d’exil ; malgré les flots de larmes qu’il provoque, l’idée qu’il laissa de lui-même dans l’esprit de tous dépasse les manifestations extérieures. Tête chère et sacrée ! Toi qui possédais outre tes autres qualités un respect hors pair de la mesure à garder quand on parle et quand on se tait, permets-nous de terminer ici notre discours ! Même s’il n’est pas à la hauteur de la réalité, il n’est pourtant pas au-dessous de nos possibilités. Quant à toi, jette sur nous de là-haut un regard favorable ! Sois le guide du peuple que voici, parfait adorateur de la Trinité parfaite que l’on contemple et que l’on vénère dans le Père, le Fils, l’Esprit Saint (Grégoire de Nazianze, Discours panégyrique 21, 37, SC 270, p. 191).

Conclusion

Saint Athanase le Grand reste avant tout un chrétien, un évêque, un homme de Dieu dévoué totalement au service de la plus grande cause : la vérité sur le Christ, le Verbe de Dieu fait homme, pour notre salut.

Toujours persécuté et toujours vainqueur, voilà la vie et le chemin spirituel de saint Athanase ; il vit périr l’infâme Arius d’une mort honteuse et effrayante et tous ses ennemis disparaître les uns après les autres. Jamais les adversaires de ce grand homme d’Église ne purent le prendre en faute ; il déjoua toutes leurs ruses avec une admirable pénétration d’esprit. Tillemont résume bien toute l’estime dont témoignent les contemporains de saint Athanase à son égard et dont saint Basile est « le porte-parole » :

Pour ce qui est de l’estime que saint Basile avait pour saint Athanase, il faudrait transcrire tous les endroits où il parle, puisqu’il n’en parle jamais qu’avec éloge même lorsqu’il souhaitait qu’il eût agi autrement qu’il n’avait fait. Il suffit de remarquer qu’il l’appelle son père spirituel et qu’il dit que le temps et l’expérience augmentaient de plus en plus l’opinion et l’estime qu’il en avait toujours eue ; qu’Athanase avait reçu plus que personne les conseils de la sagesse de l’Esprit de Dieu ; que la marque la plus assurée et la plus visible qu’on ait dans la véritable foi et dans une solide piété, c’est d’avoir de l’amour et de l’estime pour le très heureux Athanase ; que Dieu l’avait établi le médecin de tous les maux de l’Église, dont on devait toujours espérer la guérison quelque grands qu’ils fussent, pourvu qu’il voulut l’entreprendre. Il lui témoigne le grand désir qu’il avait de le voir, et la consolation extrême qu’il eût reçue, de pouvoir mettre dans l’histoire de sa vie, qu’il avait parlé à cet homme apostolique ; c’est ce qu’il nous faut admirer la puissance de la grâce qui avait lié si étroitement ces deux grands Saints (Le Nain de Tillemont, Mémoires, t. 8, p. 248-249).

De cette citation ressort que saint Athanase, fort estimé par ses contemporains, est demandé à intervenir dans les différents conflits théologiques et dogmatiques surtout concernant le mystère de la Trinité. Face à ses ennemis, notre évêque garde son calme, tout en essayant de les convaincre de l’erreur dans laquelle ils entraînent les fidèles. Alexandrie, comme métropole religieuse la plus importante, devait être gouvernée par un pasteur qui défendait le mieux les intérêts du Symbole nicéen déclaré profession de foi commune pour toute l’Église. Saint Athanase ne fait que prendre au sérieux la charge à lui confiée et porter sur ses épaules les défis de la cristallisation de la foi trinitaire à partir d’une réflexion approfondie sur le mystère de l’incarnation du Christ. Saint Athanase le Grand reste avant tout un chrétien, un évêque, un homme de Dieu dévoué totalement au service de la plus grande cause : la vérité sur le Christ, le Verbe de Dieu fait homme, pour notre salut. Toute la vie de saint Athanase d’Alexandrie exprime un lien cohérent entre foi et conviction, ascèse et mission au nom de l’unité et de la paix dans l’Église, l’épouse immaculée du Christ.

Lucian Dîncă
Augustin de l’Assomption
Communauté d’Alzon,
Québec, Canada.

Itinéraire d’un pèlerin, Ignace de Loyola, par Dominique SALIN

Quand le fameux boulet de canon brisa la jambe de l’hidalgo et ses rêves de gloire, en 1521 au siège de Pampelune, il avait à peu près l’âge d’Augustin dans le jardin de Milan. Mais le parallèle tourne vite court : la scène du jardin concluait seize années de recherche spirituelle ; la blessure d’Ignace marqua le début d’un éveil à la vie intérieure. Certes, les deux événements produisirent la même délivrance et le même fruit de continence. Mais Ignace avait été un Don Juan, tandis qu’Augustin était resté fidèle, quinze ans durant, à la mère d’Adéodat.

D’Augustin à Ignace

Ce que leurs vies spirituelles eurent en commun, et qui est l’essentiel, dépasse les aléas de l’existence et les conjonctures historiques. Certes tous deux eurent à composer avec les événements et furent menés là où ils n’avaient pas pensé d’abord aller : à l’épiscopat et au gouvernement d’un ordre religieux d’un genre nouveau. Mais tous deux furent possédés d’un même amour pour le Christ et d’une même passion pour l’apostolat. Tous deux manifestèrent une merveilleuse attention au discernement des signes intérieurs que Dieu leur adressait. Tous deux ne concevaient la vie chrétienne que dans la pauvreté, l’obéissance à l’Église et le partage communautaire. Tous deux aussi étaient des hommes de grand désir et ils se considéraient comme rescapés, par pure grâce, d’un naufrage spirituel.

Il est probable qu’Ignace ne lut les Confessions que bien des années après sa conversion. Mais il est remarquable qu’il soit le premier, dans la littérature européenne et avant Thérèse d’Avila, à avoir reproduit avec une certaine ampleur le geste d’Augustin : laisser derrière lui le récit de sa vie, ou plutôt le récit de la manière dont Dieu l’avait conduit. Il le fit peu avant sa mort, cédant enfin aux instances de son entourage. Cependant, tandis que le récit d’Augustin commence par sa naissance et s’achève sur sa conversion, celui d’Ignace commence par sa conversion et prend fin avec la naissance de la Compagnie de Jésus, quinze années avant sa mort à l’âge de 64 ans. Récit de ce qui ressembla, dix-neuf années durant, à une recherche tâtonnante, successivement aimantée par deux pôles géographiques et spirituels : le centre de la chrétienté médiévale d’abord, puis celui de la chrétienté moderne – Jérusalem puis Rome. Aussi bien, tout au long de son récit en troisième personne, sobrement intitulé Récit, Ignace se désigne-t-il comme « le pèlerin »[1]. Sur les débris de sa vie cassée en son midi, il eut à construire son itinéraire, étape par étape, mais toujours dans la recherche ardente de ce que Dieu voulait pour lui. Nous allons le suivre, à grandes enjambées.

Loyola : l’éveil à la vie spirituelle

Le chevalier de Loyola avait été un chrétien à gros grain, administrateur civil (il n’était pas militaire !) et homme de cour auprès du vice-roi de Navarre. Les neuf mois d’immobilité forcée furent l’occasion d’une nouvelle naissance.

Tout commença par l’ennui. Dans l’austère manoir familial, point de ces romans de chevalerie dont raffolait Ignace. Il dut se rabattre sur des vies de saints (la Légende dorée, vieille de deux siècles) et la Vie du Christ de Ludolphe le Chartreux. Entre les lectures, il rêvassait, des heures durant. Le déclic fut l’étonnement. Étonnement devant les mouvements qui se produisaient alors en son âme et qui échappaient à son contrôle : des alternances de plaisir et de déplaisir, de plaisir superficiel et de plaisir profond. Le plaisir que lui causaient d’interminables divagations sur ses thèmes donjuanistes favoris (exploits pour une certaine dame de très haute naissance) tournait, lorsque l’imagination s’épuisait, à l’amertume (il restait « sec et mécontent »). En revanche, la pensée d’imiter les exploits ascétiques des grands saints dont il était en train de lire la vie (« Ce qu’ont fait saint François et saint Dominique, pourquoi ne le ferais-je pas ?… Aller nu-pieds à Jérusalem, ne manger que des herbes… ») suscitait en lui un plaisir profond (« consolation ») et le laissait durablement « content et allègre ». Comment comprendre cette météo intérieure ?

A suivre son récit, il fallut peu de temps à Ignace pour saisir qu’il était en train de faire l’expérience de ce qu’il appelle, à la suite de la tradition spirituelle, « la diversité des esprits qui l’agitaient, l’un du démon, l’autre de Dieu ». Ces affects qui s’imposaient à lui, qui naissaient des pensées qu’il entretenait volontairement mais qui, eux, échappaient au contrôle de sa volonté, ces affects ne venaient pas de lui. Ils ne pouvaient venir que de la source de la vie ou de l’empoisonneur diabolique. Ils devenaient indicateurs d’un chemin de vie ou d’un chemin de mort.

Expérience encore grossière, mais expérience fondatrice. Ignace venait de découvrir la vie spirituelle, la vie dans l’Esprit. Désormais, ce sera à l’aune de ces affects (« consolation » ou « désolation »), qu’il évaluera les choix qui s’offriront à lui, les décisions à prendre ou à ne pas prendre.

La première fut de changer de vie, de distribuer son avoir aux pauvres et de se rendre, en pèlerinage expiatoire, à Jérusalem. Une grâce extraordinaire, analogue à celle dont bénéficia Augustin dans le jardin de Milan, vint ratifier cette décision : « Étant éveillé une nuit, il vit clairement une image de Notre-Dame avec le saint Enfant Jésus : de cette vue, qui dura un espace de temps, il reçut une très excessive consolation et il demeura avec un tel dégoût de sa vie passée, et spécialement des choses de la chair, qu’il lui semblait qu’on avait enlevé de son âme toutes les images qui y étaient peintes auparavant. Aussi depuis cette heure jusqu’en août 1553, où ceci est écrit, il n’eut jamais plus même le plus petit consentement aux choses de la chair. » Une confidence aussi nette, de la part d’une personnalité habituellement aussi sobre dans son expression, doit sans doute être prise à la lettre.

Manresa : « ma primitive Église »

Du Pays Basque, la route de Jérusalem longe les Pyrénées jusqu’à Barcelone. Arrivé en Catalogne, Ignace s’arrêta à l’abbaye de Montserrat. Il fit sa confession générale, qui dura trois jours. Puis il déposa son épée au pied de la statue de la Vierge, troqua ses vêtements contre ceux d’un mendiant et passa la nuit devant la statue, bourdon en main, pour une veillée d’armes d’un nouveau genre. Il décida alors de rester quelques jours dans une localité voisine, Manresa. Le combat spirituel qui s’engagea alors en lui l’y retint en fait une année entière.

Ce fut une année de quasi-érémitisme dans une grotte, entrecoupée de visites au monastère dominicain et de soins donnés aux malades nécessiteux de l’hospice municipal. Le mendiant s’adonna d’emblée à l’ivresse des saintes folies dont il avait lu les récits : jeûnes interminables, oraisons de sept heures d’affilée, refus de se couper les cheveux et les ongles… Très vite, d’effrayantes alternances de joie et de dépression se manifestèrent. Une terrible crise de scrupules, surtout, s’empara de lui pour de longs mois : il pensait n’avoir pas confessé tous ses péchés passés. Son confesseur avait beau lui ordonner de ne plus penser à cela, rien n’y faisait. L’angoisse redoublait, accompagnée de violentes pulsions suicidaires. Il suppliait le Seigneur de l’en délivrer : « S’il est nécessaire de suivre un petit chien pour qu’il me donne le remède, je le ferai ! » Il se dit alors qu’un jeûne absolu lui mériterait cette grâce. Le Seigneur la lui accorderait avant la dernière extrémité, comme il l’avait lu de saint André. Lorsque, huit jours après, son confesseur apprit sa résolution, il lui ordonna de rompre son jeûne. Les scrupules disparurent. Mais ils revinrent trois jours plus tard, accompagnés cette fois d’un dégoût nouveau et profond pour la vie qu’il menait, et le désir de l’abandonner. Là-dessus, sans préavis, « le Seigneur voulut qu’il s’éveilla comme d’un rêve ». « Comme il avait déjà une certaine expérience de la diversité des esprits », il réalisa de quel esprit venaient les scrupules, le désir de jeûne et finalement le désir de retourner à sa vie de gentilhomme. Il décida de ne plus revenir sur ses péchés d’antan. « À partir de ce jour, il demeura libéré de ses scrupules, tenant pour certain que le Seigneur avait voulu le délivrer par sa miséricorde. » De grandes faveurs mystiques (cinq « visions intellectuelles », pour reprendre la terminologie consacrée) et une paix indéracinable vinrent alors éclairer son paysage intérieur et l’affermirent dans un grand désir de rester docile à Dieu qui l’avait instruit « comme un maître d’école ». Plus jamais, semble-t-il, Ignace ne connut de vraie désolation.

Cette année capitale, fondatrice (« ma primitive Église », dira-t-il), lui a appris à affiner son interprétation du jeu des esprits, leur « discernement ». Il a découvert, par exemple, que « l’ange de ténèbres peut se déguiser en ange de lumière » : ce qui, dans un premier temps apparaît comme excellent et répondant certainement à la volonté de Dieu, peut être en réalité une ruse de l’ennemi qui cherche à enfermer dans les rets mortels du narcissisme et des crises de scrupules.

Ainsi Ignace s’est-il éveillé peu à peu de ses rêves donquichottesques. Il avait rêvé d’une vie héroïque, tissée d’exploits ascétiques pour impressionner Dieu et les hommes, comme il avait naguère rêvé d’accomplir, en vrai chevalier, de mirifiques prouesses pour la dame de ses pensées. Mais il a expérimentalement découvert que le Seigneur n’avait rien à faire de ce genre de performances. Il a découvert surtout que la voix de Dieu en lui était articulée comme un langage – un langage souvent subtil et qui permettait de découvrir sa volonté, de la « discerner ».

Vers Jérusalem : « aider les âmes »

Quand il quitta Manresa pour Jérusalem (de Barcelone, l’aller-retour via Venise dura un an), le pèlerin était un autre homme. Le projet initial n’était déjà plus le même. Le pèlerin ne se rendait plus à Jérusalem pour expier ses péchés, comme on l’avait fait pendant tout le Moyen Âge, mais pour vivre où Jésus avait vécu et surtout pour « aider les âmes » des pèlerins.

« Aider les âmes » : dès Manresa et même dès la fin de sa convalescence, Ignace avait éprouvé le besoin, sinon de faire connaître son expérience à d’autres que ses confesseurs, du moins de s’entretenir des choses de Dieu et de la vie spirituelle avec « des personnes spirituelles », puis avec le tout venant. Il constatait que cela leur faisait du bien. « Aider les âmes » : la formule, qui apparaît très tôt dans le Récit, reviendra constamment désormais sous la plume d’Ignace pour désigner son projet de vie et la vocation des jésuites. Vocation à la vie selon l’Esprit et à l’apostolat, originairement et indissolublement. Aux yeux d’Ignace, comme d’Augustin, il n’y a pas d’expérience du Dieu de Jésus-Christ qui ne soit immédiatement appel à la communication.

Dans la pratique d’Ignace et des premiers jésuites ainsi que dans les textes normatifs de la Compagnie de Jésus, la manière privilégiée « d’aider les âmes » sera la « conversation spirituelle », à laquelle s’adjoindront d’abord la catéchèse des enfants et des illettrés, puis la prédication. À ceux qui y sont disposés, on fera faire des « exercices spirituels » (on y reviendra). Le service des malades pauvres dans les hospices devra toujours accompagner ces formes d’apostolat. C’est à ce programme que se tiendront les jésuites pendant les huit premières années de leur existence, avant que, par obéissance au Pape répondant à la pression des princes, Ignace n’accepte de prendre en charge des collèges et des universités. Cette forme d’apostolat dévorera très vite l’essentiel de leurs forces. Mais ils n’abandonneront jamais leurs pratiques initiales.

Ignace envisageait donc de s’installer à Jérusalem pour s’y livrer à l’apostolat. Mais il découvrit sur place que les autorités turques n’autorisaient pas de séjour prolongé. La volonté de Dieu passait aussi par les aléas de la politique. Il rentra à Barcelone.

De Barcelone à Paris : le temps des études

Une prise de conscience s’était opérée en lui pendant son année de pèlerinage : il était religieusement inculte, il ne savait pas le latin. Comment parler de Dieu et de la vie spirituelle sans un minimum de bagage ? Une nouvelle étape dans l’itinéraire du pèlerin s’ouvrit alors, qui devait durer onze années. À 33 ans, il se mit au latin avec les écoliers de Barcelone. Deux ans plus tard, il partait pour l’université d’Alcala, où il resta un an ; puis à Salamanque où il passa aussi un an. En 1528, il partit pour l’université de Paris, où il resta sept ans jusqu’à l’obtention d’une maîtrise en 1535. Il avait 44 ans !

Ce n’est certes pas l’amour des lettres qui avait justifié un investissement dans les études aussi considérable et aussi tardif. Mais la nécessité, devenue de plus en plus impérieuse, d’acquérir une vraie compétence théologique, puis d’accéder au sacerdoce, pour pouvoir « aider les âmes » de manière éclairée et « autorisée ». Ici encore, l’événement était, avec l’Esprit Saint, le maître.

En effet, à Barcelone puis surtout à Alcala et à Salamanque, l’apostolat spirituel d’Ignace, son statut et ses manières de mendiant, les gens qu’il réunissait, les ébauches de fraternités qui se rassemblaient autour de lui avaient vite attiré les soupçons de l’Inquisition. L’époque était à la chasse aux illuminés (alumbrados, les « allumés »). Ignace fit l’expérience des interrogatoires et de la prison (42 jours à Alcala et 22 à Salamanque) : par quelle autorité faisait-il tout cela ? La décision de gagner Paris s’explique à la fois par le désir d’acquérir des grades universitaires en vue du sacerdoce, mais aussi de pouvoir continuer son apostolat spirituel dans un contexte a priori moins électrique.

Au long de ses années d’études à Paris, se rassembla peu à peu autour de lui un groupe international d’étudiants séduits par sa personnalité et sa spiritualité ; parmi eux, François Xavier et Pierre Favre. Ignace leur proposait de s’exercer à chercher la volonté de Dieu sur leur vie dans la docilité à son Esprit, comme lui-même avait entrepris de le faire. Mûrit entre eux le projet de former un groupe de « prêtres réformés » vivant dans la pauvreté, de se rendre à Jérusalem et de « dépenser leur vie pour être utiles aux âmes ; et si la permission ne leur était pas donnée de rester à Jérusalem, retourner à Rome et se présenter au Vicaire du Christ pour qu’il les emploie là où il jugerait que ce serait davantage à la gloire de Dieu et plus utile aux âmes ». Ils se lièrent par un vœu prononcé ensemble à la chapelle Saint-Denis de Montmartre, le 15 août 1534.

Rome : la « petite Compagnie »

Les études de tous étant achevées, le petit groupe se retrouva à Venise en 1537. Mais l’accès à Jérusalem était alors interdit. Une fois de plus, l’événement avait tranché. Ils gagnèrent donc Rome l’année suivante, toujours mendiant et se livrant à leur apostolat itinérant (on les appelait « les pauvres prêtres pèlerins »), pour se mettre à la disposition du Pape. Prévoyant qu’ils allaient être dispersés, en Europe et ailleurs, ils délibérèrent en 1539 sur la question de savoir s’il ne serait pas bon qu’ils se lient par le vœu d’obéissance à l’un d’entre eux, qui, lui, resterait en contact direct avec le Pape. Ils étaient onze. Leur discernement communautaire, qui dura trois mois, conclut à l’affirmative. En septembre 1540 (la plupart étaient déjà dispersés, à commencer par François Xavier), le Pape promulgua la bulle de fondation du nouvel ordre religieux. La Compagnie de Jésus, innovation scandaleuse pour beaucoup, était dispensée de l’office communautaire, pour mieux se livrer à l’apostolat itinérant. Le chœur des jésuites, c’est le monde ; ils sont invités à « chercher et trouver Dieu en toutes choses ». L’année suivante, Ignace, malgré ses refus réitérés, était élu Supérieur. Il gouverna la Compagnie quinze années durant. À sa mort, la Compagnie comptait un millier de membres, sur tous les continents. Le pèlerin s’était fixé à Rome, mais le relais avait été transmis. Le pèlerinage continuait.

Choisir sa vie avec Dieu : les Exercices spirituels

Après Pampelune, Ignace a dû reconstruire sa vie. Il l’a fait sur des bases entièrement neuves pour lui, et qui devaient autant à Dieu qu’à son génie propre. Il a progressivement découvert qu’il était appelé à annoncer le Royaume de Dieu dans les cœurs (« aider les âmes ») en faisant partager à d’autres l’expérience précisément qui lui avait permis de s’éveiller, de découvrir sa vraie vocation, ce que Dieu voulait pour lui ! Voyons cela, pour conclure.

À Manresa, Dieu l’avait instruit « comme un maître d’école ». En bon écolier, Ignace consignait soigneusement ses découvertes dans un cahier. Celui-ci s’était enrichi au fil des années. C’est à Paris que le cahier a pris sa forme à peu près définitive. Il trace un itinéraire en quatre étapes, appelées « semaines ». Ignace l’a intitulé Exercices spirituels. Les Exercices sont destinés à « chercher et trouver la volonté de Dieu dans la disposition de sa vie ». Celui qui les pratique passe les trois quarts du temps à contempler le Christ dans l’Evangile. Une fois par jour au moins, il échange avec celui qui lui « donne les exercices » sur les motions intérieures qui se produisent en lui. Ignace propose de se laisser instruire par Dieu lui-même : le rôle de celui qui donne les Exercices se limite (si l’on peut dire, car la chose demande bien de l’expérience !) à faciliter « le face-à-face sans intermédiaire du Créateur avec sa créature », pour que celle-ci puisse trouver elle-même les chemins de la volonté de Dieu sur elle. Le livret constitue en somme un guide (qui reste entre les mains de celui qui donne les Exercices) pour apprendre à se connaître devant Dieu et à prendre des décisions ou des orientations qui soient vraiment les décisions du sujet tout en étant celles de Dieu en lui.

Les « Règles du discernement des esprits » en sont le cœur et la plus précieuse substance. Ce sont elles qui permettent d’avancer sur le chemin de la découverte de la volonté de Dieu. Certes, Ignace n’a pas inventé le discernement des esprits ! Mais son mérite est d’avoir su formuler avec une clarté et une rigueur inégalées les grandes lois qui régissent les mouvements de la vie intérieure. Sans doute parce qu’il avait commencé à les découvrir par lui-même, dans son face-à-face avec Dieu.

Les Exercices sont donc la codification d’un chemin spirituel (celui d’Ignace) au service d’un autre chemin spirituel (celui du retraitant). On peut dire que les Exercices sont la mise en forme de l’itinéraire dont Ignace a fait le récit et que le Récit est la version autobiographique des Exercices.

Ce sont ces Exercices qu’Ignace a fait faire à ses amis parisiens d’abord, et à bien d’autres personnes ensuite. Ses premiers compagnons et leurs successeurs ont fait de même. Les Exercices ont toujours été, aux yeux des jésuites, le moyen privilégié « d’aider les âmes » à découvrir la volonté de Dieu et à grandir dans la liberté intérieure. Ils proposent un pèlerinage vers soi-même et vers Dieu.

Au terme de sa vie, Ignace pouvait considérer que tout ce qu’il avait voulu et réalisé, de toute la force de son désir, malgré d’innombrables obstacles, c’était Dieu qui l’avait voulu en lui. Celui qui entreprend les Exercices à la suite du pèlerin, dans la vie laïque, sacerdotale ou religieuse, est en droit d’avoir cette espérance.

Dominique SALIN sj
Centre Sèvres (Paris)

 

Augustin aujourd'hui
Saint Augustin et les païens, par Jean-Paul SAGADOU – La bonne gestion du temps, par Marie-Geneviève POULAIN – Une charte augustinienne

Saint Augustin et les païens, par Jean-Paul SAGADOU

Engelbert MVENG et saint AUGUSTIN : Un Africain face à un « Africain »

Engelbert Mveng est connu comme le principal promoteur de la théologie africaine de la libération. La catégorie épistémologique de sa pensée théologique s’est exprimée surtout par l’expression « annihilation anthropologique » qui est une conséquence logique de la traite des noirs et de la colonisation européenne. Jésuite camerounais, né en 1930 et mort en 1995, cet homme à la fois historien, poète, artiste, philosophe et théologien était devenu une voix prophétique au cœur de la recherche théologique africaine. Le théologien luthérien congolais Kä Mana le considère comme un véritable Père de l’Eglise en Afrique, c’est-à-dire comme quelqu’un qui a donné naissance à une dynamique dont nous sommes héritiers aujourd’hui en Afrique[1]. Ce que l’on sait moins sur Mveng, c’est qu’avant d’être considéré comme un Père de l’Eglise en Afrique, il a d’abord lui-même pris le temps d’un long compagnonnage intellectuel avec un autre Père de l’Eglise : saint Augustin, auquel il a consacré une thèse qui portait le titre suivant : Paganisme et christianisme. Christianisation de la Civilisation païenne de l’Afrique Romaine d’après la Correspondance de Saint Augustin, Thèse de Doctorat du troisième cycle. Université de Lyon, Juin 1964, 277 p. C’est ce travail que nous allons présenter.

L’arrière fond historique de la recherche de E. Mveng

Un continent en recherche….

Nous sommes en 1964. Ce sont les années d’indépendances des pays africains. Sur l’ensemble du continent noir, on note l’éveil d’une certaine conscience nationale et continentale. Le mouvement de la « Négritude », né entre les deux guerres, se présente comme une véritable prise de conscience des valeurs culturelles du monde noir en face de la civilisation moderne. Les revendications de la négritude sont à la fois religieuses, politiques, sociales, économiques et culturelles. Les historiens n’ont d’ailleurs pas tort de situer souvent la naissance de la théologie africaine l’année où Léopold Sedar Senghor donna son exposé sur la négritude au premier Congrès des écrivains et artistes noirs en 1956. Le souci de penser le christianisme dans la culture en contexte africain est inséparable du projet de dénonciation du colonialisme et de la revendication pour la reconnaissance de la valeur de la culture africaine ainsi que la recherche d’une identité africaine. En effet, en demandant au christianisme sa justification en face de l’Afrique, la négritude se révélait, en profondeur, humainement sérieuse dans la mesure où elle rejoignait l’instinct de l’humanité à tous les moments de l’histoire. Historiquement, elle fut donc un mouvement, au double sens du terme, comme ce qui entraîne et ce qui milite.

Une Eglise qui s’ouvre à la diversité des cultures

Du côté de l’Eglise, l’événement par excellence de cette période-là, c’est le Concile Vatican II. Les Pères du Concile parleront de « nouvelles conditions pour l’humanité » (Ad Gentes, 1) qui invitent l’Eglise à se positionner autrement face aux diverses cultures dans le monde. Les jeunes Eglises sont appelées à prendre en compte les éléments traditionnels propres à leur culture pour accroître la vie du Corps mystique. Plus concrètement encore, le Concile dira :

« Les jeunes Eglises, enracinées dans le Christ et construites sur le fondement des apôtres, assument pour un merveilleux échange toutes les richesses des nations qui ont été données au Christ en héritage (cf. Ps. 2,8). Elles empruntent aux coutumes et aux traditions de leurs peuples, à leur sagesse, à leur science, à leurs arts, à leurs disciplines, tout ce qui peut contribuer à confesser la gloire du Créateur, mettre en lumière la grâce du Sauveur, et ordonner comme il le faut la vie chrétienne » (Ad Gentes, 22).

On encourage alors dans chaque territoire socioculturel, une réflexion théologique pour approfondir l’intelligence de la foi. En un mot, c’est l’époque de la découverte des civilisations non-chrétiennes et de la rencontre des cultures.

C’est dans cette ambiance générale que Mveng entreprend son travail de thèse sur saint Augustin. Le titre est très significatif : « Paganisme et Christianisme. Christianisation de la civilisation païenne de l’Afrique Romaine d’après la Correspondance de saint Augustin ». Soutenue à l’université de Lyon en juin 1964, la problématique est la suivante : Quand il y a rencontre entre le christianisme et les religions non-chrétiennes, de quelle nature est cette rencontre ? Une fusion ? Une substitution ? Une lutte à mort ?

La source principale du travail de Mveng est le texte de la Correspondance de saint Augustin dans le corpus de Vienne (Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum). Mais il s’appuie aussi sur la Patrologie Latine de Migne.

Les raisons d’un choix

Pourquoi le choix de saint Augustin ? Augustin fait partie des Pères de l’Eglise qui, comme Justin, Tertullien, Origène, Cyrille d’Alexandrie, Basile et Jérôme, dans les premiers siècles ont travaillé sans cesse pour que l’Evangile, dans le monde méditerranéen, réalise l’incarnation du Verbe de Dieu. L’ambition de Mveng est de travailler à l’incarnation du Verbe de Dieu dans une civilisation humaine, la civilisation africaine. Pour ce faire, il considère que Augustin est d’actualité. Reprenons la problématique déjà évoquée. Quand il y a rencontre entre christianisme et religions non-chrétiennes, de quelle nature est cette rencontre ? Une fusion ? Une substitution ? Une lutte à mort ? Entre le christianisme et le paganisme, est-ce la guerre totale ? Est-ce la réconciliation ? Est-ce la coexistence pacifique ?

Au yeux de Mveng il y a deux courants dans la tradition chrétienne : un courant conciliant, celui de la théologie des pierres d’attente, dans la ligne de saint Justin. Là, les valeurs humaines du paganisme sont comme une préparation lointaine au christianisme. L’autre courant est plus pessimiste. Pour ce dernier, la nature humaine est blessée et profondément viciée dans sa racine. Saint Augustin serait responsable de ce deuxième courant. Mais Augustin est-il vraiment responsable du deuxième courant ? De l’attitude missionnaire du refus ? C’est la question à laquelle Mveng entreprend de répondre.

Pour Mveng, la vie et l’œuvre du grand docteur témoignent de l’assomption de notre chair de péché par Celui qui s’est fait Fils de l’homme afin que nous devenions Fils de Dieu. Pour le démontrer il va s’appuyer sur la Correspondance d’Augustin. Celle-ci embrasse toute la vie d’Augustin devenu chrétien, et elle aborde tous les sujets de ses grands traités. Elle permet de saisir sur le vif la pensée de l’évêque d’Hippone. C’est à partir de cette Correspondance que le théologien africain va donc dégager les lignes essentielles de la doctrine augustinienne sur la christianisation de la civilisation païenne.

Les lignes grandes d’une recherche théologique

Le plan du travail de Mveng est simple. Il commence par dégager trois aspects propres selon lui à toute civilisation : la société, la culture, la religion. C’est autour de ce triple axe qu’il construit tout son travail. Après une introduction générale, il traite dans une première partie des problèmes sociaux et politiques. Une deuxième partie s’occupe des problèmes littéraires et philosophiques. La troisième partie enfin, aborde les problèmes moraux et religieux. C’est dans la synthèse, qui fait office d’une quatrième partie, que Mveng dégage les grandes lignes de la doctrine augustinienne de la christianisation de la civilisation. Il appellera cette doctrine, « doctrine de l’accomplissement ».

Le principe théologique qui guide l’ensemble de la recherche du théologien camerounais peut se résumer en ces termes : le christianisme est comme une sorte de révélation. Il est révolution au sens où il est une mise en question, jugement, interrogation suprême de l’homme dans sa totalité. Nulle valeur du passé ne peut échapper au choc que provoque toujours l’intrusion de Dieu sous la tente de l’homme. Du coup, l’approche qu’il fait n’est pas du type sociologique. En effet, l’affrontement du christianisme avec les religions non-chrétiennes ne peut, selon lui se limiter aux analyses sociologiques. C’est donc une approche proprement théologique qu’il développe. Voyons quel statut prend chez lui la « doctrine de l’accomplissement », telle qu’il la découvre chez l’évêque d’Hippone.

La doctrine augustinienne de l’accomplissement selon Mveng

La rencontre entre Dieu et l’homme est possible

L’action de saint Augustin ainsi que sa doctrine poursuivent un seul but : la rencontre de l’homme avec le Christ. Mais cette rencontre est-elle vraiment possible ? Selon Mveng, la réponse d’Augustin est positive. Elle est possible, elle a toujours été possible et elle sera toujours possible. Pourquoi ? Parce que le Christ est toujours là où est l’homme. Le Christ est pour chaque homme comme pour toute l’humanité une interrogation inéluctable. Juger les valeurs humaines, c’est donc les affronter avec le Christ. Là où les valeurs humaines s’avèrent refus en face du Christ en qui elles devraient trouver leur accomplissement, elles se nient elles-mêmes. Là où ces valeurs sont accueil, humble soumission ou seulement attente, modeste expectative, elles reçoivent du Christ le sceau de l’authenticité.

L’affirmation fondamentale qui se dégage est la suivante : historiquement toute valeur humaine est mise en question de l’homme devant Jésus-Christ. Toute vraie valeur est aussi présence du Christ accueilli parmi les hommes. On voit le type de conception qu’Augustin a de l’humanité : celle-ci forme un tout et l’histoire est la dimension temporelle de ce tout. Avec Augustin, on est donc au point d’une extraordinaire synthèse où l’humanité trouve son équilibre : pour notre nature, il existe incontestablement.

« Le vieil homme et l’homme nouveau…, si chacun, durant toute la durée de son existence, peut vivre de la vie de l’homme terrestre, qui que ce soit ici-bas ne peut être l’homme nouveau et céleste, sans avoir été l’homme ancien ; l’homme nouveau, en effet, commence nécessairement à l’ancien, et tout en grandissant sur les ruines de la nature terrestre, il doit vivre côte à côte avec elle jusqu’à la mort visible. Ainsi en est-il dans une certaine mesure, du genre humain tout entier, dont la vie depuis Adam jusqu’à la consommation des siècles, peut être considérée comme celle d’un seul homme » (Augustin, De vera religione, XXVII, 50).

C’est la même réalité qui ressort dans la Correspondance d’Augustin. Dans sa lettre à Honoré (qui était manifestement un catéchumène), en 412, il écrit : « Vous avez été vieux par le vieil homme, soyez nouveau par l’homme nouveau. Vous avez été homme par Adam, soyez fils de l’homme par Jésus-Christ » (Lettre 140, 22). Ecrivant à Hilaire en 415, Augustin s’exprime de la façon suivante : « Ainsi, comme nul n’est engendré qu’en Adam et par Adam, nul n’est régénéré qu’en Jésus-Christ et par Jésus-Christ. Voilà pourquoi l’Apôtre dit : “tous” et “tous” » (Lettre 157, 13).

On le voit bien. Ce que Mveng décèle chez Augustin, c’est que le problème de la christianisation est au fond le problème du passage de l’homme ancien à l’homme nouveau. « Or si l’homme ancien est coextensif à toute l’histoire, écrit Mveng, l’homme nouveau l’est également. En face du premier Adam porteur de la Mort, voici le nouvel Adam porteur de la Vie » (p. 264).

Une des affirmations les plus étonnantes et cependant les plus catégoriques de saint Augustin, c’est cette présence du Christ à tous les hommes de tous les pays et de tous les temps. Dans la Lettre 102, à la deuxième question posée sur le temps de l’avènement du christianisme, Augustin répond :

« C’est pourquoi, depuis le commencement du genre humain, tous ceux qui ont cru en lui, et qui l’ont connu d’une manière quelconque, tous ceux qui, selon ses préceptes, ont marché pendant leur vie dans les voies de la justice et de la piété, ont, sans aucun doute, été sauvés par lui, en quelque temps et quelque partie de la terre qu’ils aient vécu. Ainsi, de même que nous croyons en lui demeurant dans son Père et étant venu parmi nous revêtu de la chair, de même les anciens croyaient en lui demeurant dans son Père et disposé à descendre sur terre sous une forme charnelle. Et quoique par suite de la diversité des temps, on annonce aujourd’hui comme un fait accompli ce qui alors était annoncé comme un événement futur, la foi n’a pas varié pour cela et le salut est toujours le même…. » (Lettre 102, 12).

Une rencontre rendue possible par la médiation du Christ

Le Christ est donc présent à toute la durée et le passage du vieil homme à l’homme nouveau se fait tout au long de l’histoire. Chez Augustin, la rencontre entre le Christ présent à tous les hommes de tous les temps, et les représentants historiques de la civilisation païenne, n’est pas seulement une possibilité, elle est un fait. Comment cette rencontre s’est-elle réalisée ? Augustin répond que l’Esprit souffle où il veut. On voit bien qu’il y a un mystère de l’histoire que nous ne maîtrisons pas. Mais, pour Augustin, ce mystère de l’histoire est essentiellement le mystère du Fils de Dieu fait homme, et dans la nuit de ce mystère, il n’y a de lumière que celle du Christ. « Je suis la lumière du monde ».

Mveng peut conclure que face au paganisme, l’attitude d’Augustin est une attitude d’ouverture, d’accueil. Mais les valeurs humaines restent sous la coupe du jugement du Christ. Rigueur doctrinale et refus d’une certaine naïveté : c’est la clarté de la lumière de Jésus-Christ qui doit illuminer toutes les ténèbres humaines. L’anthropologie augustinienne n’est pas pessimiste, elle est positive.

Les deux mots qui, selon Mveng, résument la doctrine fondamentale de saint Augustin et qui soutiennent son effort de christianisation sont : récapitulation et accomplissement dans le Christ. Récapitulation de toute la création, de toute l’humanité dans la personne du Christ et accomplissement qui est passage du vieil homme à l’homme nouveau où les valeurs humaines d’hier et d’aujourd’hui du vieil homme, deviennent des valeurs chrétiennes de l’homme nouveau. L’accomplissement dont il est question n’est pas du type linéaire et chronologique. C’est un affrontement de tous les jours. Ainsi, note Mveng :

« Le problème de la christianisation d’un milieu, d’une civilisation, d’une culture, n’est pas uniquement un problème d’évangélisation missionnaire. Baptiser une culture ne suffit pas. La vocation du chrétien, à l’image de celle du Christ, est plutôt d’incarner le Fils de Dieu à la totalité de l’histoire en l’incarnant à la singularité de notre temps. Ceci est toujours, en même temps qu’assomption des valeurs humaines, leur mise en question radicale » (p. 173).

Conclusion

On l’aura compris : la pensée de saint Augustin est féconde pour penser la rencontre du christianisme avec le paganisme. A l’heure où les recherches théologiques autour du dialogue entre christianisme et religions non-chrétiennes s’accentuent, il est intéressant de se replonger dans la pensée du docteur de la grâce. C’était en tout cas important de montrer l’intérêt que l’un des grands théologiens africains a accordé à la pensée de ce Père de l’Eglise.

Jean-Paul SAGADOU
Augustin de l’Assomption
Togo

La bonne gestion du temps, par Marie-Geneviève POULAIN

LA BONNE GESTION DU TEMPS pour la vie spirituelle

« Le monde est comme l’homme : il naît, il grandit, il vieillit.
Le monde, destiné à périr, incline vers le couchant.
Ne t’attache pas à ce vieillard qu’est le monde.
Ne refuse pas de te rajeunir dans le Christ. »
(Augustin, Sermon 81, 8)

Avec les mutations du travail et des nouvelles technologies, quelque chose a changé dans notre rapport au temps[1b]. Nos activités en évoluant ont modifié notre conscience du temps, le marquant du sceau de la pénurie et de l’urgence…

Que nous arrive-t-il donc ?

De toutes parts surgit la plainte d’un rapport au temps douloureux, conflictuel, insatisfait. Le temps nous manque ou nous pèse, mais il nous laisse rarement en paix. Plainte et impuissance : c’est sur ce mode aujourd’hui que l’on parle du temps. Beaucoup « courent après le temps » ; certains échangent leurs bonnes résolutions ou leurs recettes « gain de temps » ; presque tous constatent en fin de compte un problème quasiment insoluble.

Le temps ?

  • Trop plein si l’on est en activité professionnelle, trop plein encore pour certains retraités qui se décrivent débordés et le sont de fait !
  • Temps interminablement vide pour d’autres : les demandeurs d’emploi, les malades astreints à une patience dont ils ne voient pas le bout, les personnes âgées confinées chez elles, les adolescents livrés à eux-mêmes, tous ceux qui cherchent, souvent sans y parvenir, à tromper l’ennui. D’une manière générale, nous avons du mal avec le temps et nous avons mal « au temps », ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

De nombreuses enquêtes tentent régulièrement de mesurer ce souci de plus en plus prégnant des sociétés urbanisées. La pression que ressentent les gens par rapport au temps s’accentue chaque année. A la question : « Diriez-vous que vous avez été pressé par le temps dans la journée qui précède ? 34 % des personnes interrogées en France répondent oui en 1999, 36 % en 2000, 41 % en 2001, entre 64 et 70 % en 2005 » avance Bruno Marzloff, sociologue et fondateur de l’Observatoire Chronos, qui fournit aux entreprises des études sur le temps.

Nous vivons dans l’urgence, dans la précipitation, en répétant que tout va trop vite, avec l’impression de ne rien maîtriser vraiment… Mieux vivre le temps est une quête que nous poursuivons tous. Il ne s’agit pas seulement de mieux le « gérer » mais bien aussi de lui donner une autre qualité, et un autre sens. La façon de vivre le temps engage toute notre existence. Sans doute y a-t-il derrière notre malaise une question d’organisation, mais plus profondément, tout un travail de réflexion est à mener pour voir comment, à travers le temps, c’est la personne elle-même qui est atteinte, et pas seulement le rythme des journées.

Une société sous tension

S’il y a encore quelques dizaines d’années, l’Eglise et l’entreprise imprimaient des rythmes réguliers au corps social , aujourd’hui, les repères temporels communs ont volé en éclats. La révolution informatique, qui n’assigne plus les travailleurs à un lieu fixe, la réduction du temps de travail, la multiplication du travail précaire et du temps partiel, le chômage enfin ont modifié nos rapports au temps. Ces bouleversements sociaux se traduisent en effet par une individualisation de plus en plus grande du temps. Chacun a un rythme qui lui est propre, et qu’il doit s’efforcer de synchroniser, vaille que vaille, avec celui de ses proches, mais aussi avec celui d’institution comme la crèche ou l’école.

Dans son livre Le centre de gravité (Bayard, 2004), Françoise le Corre fait l’analyse suivante : « Jusqu’à une période qui n’est pas si lointaine – une trentaine d’années environ – la gestion du temps s’est vécue sur un mode bipolaire qui marquait la société tout entière et donc, inévitablement, l’inconscient collectif : intérieur / extérieur ; famille / profession ; homme / femme. »

L’activité de l’homme était tournée vers l’extérieur, le professionnel, le monde. Le pôle familial, dont la femme était le centre, était associé à l’image de « l’intérieur ». Non seulement au sens matériel, tel qu’on le trouve dans l’expression « femme d’intérieur » (qui suscite aujourd’hui l’enthousiasme que l’on sait), mais au sens plus affectif, psychologique ou spirituel « d’intériorité ». Une base de repli existait, un pôle de gratuité et de disponibilité dont la femme était à la fois le centre et l’image.

Face à ce modèle, aucune nostalgie n’est de mise : il est loin d’avoir toujours été bien vécu ! Remarquons que celui-ci existe toujours dans des familles d’immigrés, portugais ou du Maghreb. Bon ou mauvais, ce modèle instaurait une régulation de rythmes totalement différenciés, affectait les images mentales, conditionnait les comportements, avait force d’institution et facilitait le fonctionnement social.

Aujourd’hui, hommes et femmes se trouvent sur le même plan et se débattent ensemble avec des questions qui reviennent :

  • Quelle disponibilité ? Quelle part de gratuité ? Comment se retrouver ? Où, sur quelle base ?
  • Comment agir et en même temps être présents les uns aux autres vers l’extérieur et capables d’intériorité ?

Le déséquilibre des uns est inévitablement déséquilibre ou souffrance pour d’autres. Chacun sent bien, lorsqu’il éprouve un malaise dans sa gestion du temps, qu’il manque à soi-même mais aussi aux autres. La figure emblématique de cette société sous tension est le « battant » : celui qui supporte bien d’être sous tension. Le battant fait bien non seulement ce qu’il a à faire, mais il prend aussi le temps de le faire valoir et savoir. Sujet d’admiration pour cette société sous tension : les femmes. « Les femmes sont formidables ! » Entendez : « En vingt quatre heures, elles font tout comme les hommes et, en plus, tout comme les femmes ! »

Mais les choses se compliquent : non seulement la société valorise la tension, elle impose, en même temps, d’afficher la détente. Chacun doit paraître bien dans sa peau, cool , relax , lisse et beau comme les images que renvoie la publicité.

On voit ce que cela peut induire dans la personnalité : l’épuisement est couplé avec l’interdiction de l’avouer. L’aveu d’épuisement n’est-il pas aveu d’échec ? S’ensuit un mal-être supporté jusqu’à ce que « ça craque », d’une façon ou d’une autre.

L’horreur du vide

Nous pouvons nous demander : « Comment sommes-nous si nombreux à nous faire complices de cet état des choses ? » En réalité, si la situation est parfois difficile à vivre, elle offre par ailleurs bien des satisfactions secrètes. Qui ne se surprend d’être fier d’un agenda bien rempli ?

La nature ayant horreur du vide, ne tombons-nous pas dans le piège de remplir au maximum notre temps ou celui des autres, celui de nos enfants, par exemple ? Cette sorte de boulimie de nos emplois du temps ne nous renvoie-t-elle pas à nos peurs ? Peur de ne plus être intégré, de ne pas trouver sa place, peur de l’image renvoyée par la société, peur en somme d’être face à soi-même ?

  • Face à cet émiettement du temps, où pouvons-nous trouver un peu d’unité, de stabilité, où sommes-nous rassemblés ?
  • Comment trouver notre centre de gravité ?

Pour nous mettre en route vers ce centre, vers un certain puits, écoutons un passage du Petit Prince sur le temps :

« -Bonjour, dit le Petit Prince.
-Bonjour, dit le marchand.
C’était un marchand de pilules perfectionnées qui apaisent la soif.
On en avale une par semaine et l’on n’éprouve plus le besoin de boire.
-C’est une grosse économie de temps, dit le marchand.
Les experts ont fait des calculs. On épargne cinquante trois minutes par semaine.
-Et que fait-on des cinquante trois minutes, ,dit le Petit Prince ?
-On fait ce que l’on veut …
Moi, dit le Petit Prince, si j’avais cinquante trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine… »

Du temps pour l’essentiel

« Moi, dit le Petit Prince, si j’avais cinquante trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine… »

  • Mais, vers quelle « fontaine » marcher ?
  • Quelle sortie opérer ?
  • Quelle conversion vivre ? Celle peut-être de quitter le temps des urgences pour entrer dans celui de la patience.

Dans un autre passage de son livre, Françoise le Corre note : « Une bonne gestion du temps suppose qu’on sache parfois le perdre. Garder du temps pour rien, apparemment pour rien, en réalité pour l’essentiel qui est de se mettre à l’écoute de son propre désir, de se donner la possibilité de venir à sa propre parole, et dans le désir profond de reconnaître la présence de l’autre… Celui qui sait être présent à lui-même devient capable d’être présent aux autres. »

Nous vivons un déficit de présence et de parole, sur l’ensemble de la société. Nous pouvons nous demander :

* Quelle est la qualité des paroles, de l’échange que nous avons avec ceux qui nous entourent ? Quelle est la qualité de la présence que l’on s’offre les uns aux autres ?

Il existe un rapport très direct entre le temps, la présence et la parole. Faute de temps, des familles, des couples ne parviennent jamais à la parole. Venir à la parole prend du temps, suppose d’intégrer la dimension de la patience, de l’attente… L’intimité prend du temps. Si l’on ne prend jamais le temps, la parole souffre et la présence est inexistante. On devient des espèces de météores. S’envoyer des messages par e-mail ou des textos entre amis tous les matins, c’est très sympa… La vitesse et le pragmatisme sont servis, non la parole et la présence. Deux exemples :

  • Prenant le train dernièrement, j’étais frappée par un monsieur assis non loin de moi, qui tout au long du voyage n’a pas arrêté d’être rivé sur son téléphone portable pour correspondre en textos…
  • Lors d’une retraite qu’il prêchait quelques mois avant sa mort, le Père Hervé Renaudin, évêque de Pontoise, rapportait le fait suivant concernant la difficulté chez certains jeunes à s’exprimer. Un soir rentrant à minuit, par le dernier RER à Pontoise, il se trouve seul dans un wagon. Un jeune monte à une station et se place en face de lui, tout-à-coup ce dernier sort un couteau, le Père Renaudin qui l’observe derrière le bouquin qu’il essaie de lire se sent moins que rassuré, le jeune se met alors à taillader la banquette avec rage et force…En un éclair le Père réfléchit : « Si je ne dis rien, je consens à ce qu’il est en train de faire, et si je lui fais une remarque, le couteau sera pour moi ! » Comme il avait beaucoup d’humour, il s’adresse à lui : « Si c’est parce que tu as faim que tu es en train de mettre en pièces la banquette, dis-le moi et à la prochaine station, je te paie un sandwich au bistrot ! » Interloqué et complètement désarmé, le jeune descend à l’arrêt suivant… Au grand soulagement de « son évêque » !!

Consentir à ce qui advient…

Venir à sa propre parole, l’exprimer, mettre des mots sur des maux, canaliserait sans doute bien des violences… Prendre le temps, c’est l’éprouver intérieurement, concrètement. Le critère décisif est la présence à soi, la présence aux autres, la présence à la réalité des problèmes que nous pose l’existence. D’une certaine façon, on peut dire que la présence est la bonne mesure du temps, et l’attention sa qualité.

La grande interrogation sur le temps est moins comment faire que le pour quoi faire, pour qui faire…Le comment vient ensuite. Il est vrai qu’il faut y mettre une bonne dose de décision et de volonté. D’une certaine façon, il faut « libérer le temps » et le libérer des représentations un peu fausses. Le temps n’est pas un récipient plus ou moins plein ou vide : c’est la trame de nos existences et le lieu de la rencontre du monde et des autres. Il n’est pas non plus un capital à faire fructifier à tout prix. Rendement, optimisation, gestion même, ces mots relèvent de l’économie. Sans doute ils disent une partie de ce que nous avons à vivre sur le temps,pas le tout ! En tout cas pas la gratuité, qui est cette disposition de la présence, comme nous le disions plus haut, présence qui nous permet d’écouter les autres et de leur être présents.

Pour cela, il importe de ne pas être soumis à de multiples sollicitations. Alors seulement il devient possible de ressentir à l’intérieur de soi des choses que ne nous donne pas l’action : des souvenirs, des projets, des désirs, des visages de gens qu’on a oubliés. Ceux qui choisissent de faire une retraite, par exemple, se mettent « à part ». Ils commencent par vivre le temps autrement.

Prendre le temps c’est accepter de flotter, de ne pas tout maîtriser. C’est se reposer…C’est rompre, une première rupture peut s’opérer déjà au niveau de la sensibilité, en retrouvant la nature, la musique ou encore la lecture.

Premiers pas pour se livrer au silence, à la solitude, coïncider avec soi, se sentir unifié, se dire, parfois aidé par un autre, ses limites et ses possibilités, faire mémoire de son passé, retrouver le fil de sa propre histoire, reconstruire le temps émietté.

Toute une autre part de notre vie, essentielle, reste en attente de sens, hors de toute programmation : l’amour, la rencontre d’autrui, la création, l’écoute.

Ce qu’il faut programmer, ce sont des brèches, la non-programmation du temps vacant, pour nous retrouver « entiers » dans la présence de l’instant. Je laisse ici la parole à saint Augustin, à ce maître de l’intériorité :

« Tu te laisses troubler par ce qui se passe au-dehors de toi, et tu te perds…Reviens à ton cœur et de là va à Dieu » (Sermon 311-13)

« Ne te borne pas à la surface, descends en toi-même, pénètre dans l’intérieur de ton cœur. » (Sermon 53-15)

Nous touchons là à la question de la maîtrise. Nous remplissons nos temps pour maîtriser ce que nous pouvons du réel. « Ce ne sont pas les journées trop courtes qui sont à incriminer, c’est notre difficulté à lâcher prise… » Gérer c’est aussi laisser venir, un geste, une parole, un événement, c’est ne pas tout boucler, c’est consentir à ce qui advient…

« Mon heure n’est pas encore venue »

« L’heure est venue, glorifie ton Fils »

Conclusion

L’enjeu est grand. La décision de libérer du temps conduit à un réel travail de personnalisation dans un monde très dépersonnalisé. Accomplir ce travail rend chacun sujet de sa propre histoire, en l’arrachant à tous les déterminismes. Travail de vérité et de liberté : il faut vouloir pour nous, pour nos proches, nos collaborateurs, autre chose et mieux que simplement « gérer son temps ». Il est nécessaire de commencer tout de suite et recommencer sans cesse à penser notre rapport au temps et prendre les décisions en conséquence. Cela consiste à passer d’un mode de fonctionnement à la question du Sens

Sœur Marie-Geneviève POULAIN
Religieuse de l’Assomption
Assomption Fleur des Neiges

 

Une charte augustinienne

Dans le Montbrisonnais (Diocèse de St-Etienne), existe un groupe augustinien depuis 1995. Au fil des années, trois groupes ont été constitués. A la suite d’une retraite inter-groupes, une charte a été élaborée (Le Mont, juillet 2004). Voici le texte de cette charte (communiquée par sœur Bernadette Delobel, Augustine de Notre-Dame de Paris :

Dans l’Esprit-Saint
qui est la Source de tout Amour
Seigneur Dieu, nous accueillons ton appel
à vivre orientés vers Toi.

Vivre en alliance avec Toi
est pour nous
force intérieure
et vivante sera notre vie
toute pleine de Toi.

Fais de nous, dans le monde d’aujourd’hui,
des témoins d’espérance
et des serviteurs de la Communion entre les hommes.

A la suite d’Augustin, inlassable chercheur de Dieu,
nous désirons nous laisser toucher par ta Parole,
et reconnaître ta Présence.

Fais de nos vies des chemins de conversion,
que nous devenions libres
pour aimer d’un même amour Dieu et nos frères.

Entre nous,
que l’amitié dans le Christ soit
bienveillante pour chacun et ouverte aux autres.

Là où nous sommes,
que la fraternité, reçue de l’Eucharistie,
se répande par nos vies.