Itinéraires augustiniens n°24 – La louange

Un siècle s’en est allé, un autre est né. La page est tournée. Une nouvelle page est à écrire. Quels que soient les événements qui vont s’y inscrire, elle resterait vide s’il y manquait la louange. C’est par la louange que l’homme relie les événements à Dieu qui seul peut leur donner un poids d’éternité. Si Augustin a écrit ses Confessions, c’est pour louer le Seigneur : ” Te louer, voilà ce que veut un homme, parcelle quelconque de ta création ! ” Le motif qui inspire sa louange n’est autre qu’un sentiment de dette. ” Mon bien, c’est toi qui l’as formé, toi qui me l’as donné ; mon mal, c’est moi qui l’ai commis, toi qui le juges ” (X, 4, 5). S’il raconte sa vie, ce n’est ni pour se complaire en soi, ni pour satisfaire les curieux, mais pour entraîner dans sa louange l’âme fraternelle.

Editorial

Louange à jamais !

Un siècle s’en est allé, un autre est né. La page est tournée. Une nouvelle page est à écrire. Quels que soient les événements qui vont s’y inscrire, elle resterait vide s’il y manquait la louange. C’est par la louange que l’homme relie les événements à Dieu qui seul peut leur donner un poids d’éternité.

La louange est comme la respiration de son âme.

Si Augustin a écrit ses Confessions, c’est pour louer le Seigneur : ” Te louer, voilà ce que veut un homme, parcelle quelconque de ta création ! ” Le motif qui inspire sa louange n’est autre qu’un sentiment de dette. ” Mon bien, c’est toi qui l’as formé, toi qui me l’as donné ; mon mal, c’est moi qui l’ai commis, toi qui le juges ” (X, 4, 5). S’il raconte sa vie, ce n’est ni pour se complaire en soi, ni pour satisfaire les curieux, mais pour entraîner dans sa louange l’âme fraternelle.
La louange est comme la respiration de son âme. Elle vient spontanément sur ses lèvres. Elle vient tout aussi naturellement dans sa parole ou dans ses écrits. Nous en avons croisé le thème à plusieurs reprises, notamment dans le n° 6 sur la prière, le n° 9 sur le Notre Père, le n° 21 sur les Psaumes. Il restait à l’aborder pour lui-même : c’est chose faite grâce au présent numéro.
Sans viser à être exhaustif, nous avons choisi l’un ou l’autre texte majeur, tiré des Confessions, de la Trinité, des Commentaires des Psaumes… Nous n’avons pas oublié de solliciter quelques témoignages afin de saisir la place et la pratique de la louange dans la vie actuelle. Ces différentes approches, tout fragmentaires qu’elles soient, montreront, on l’espère, que la louange est le foyer de la pensée d’Augustin comme de sa vie, et qu’elle garde sa raison d’être en nos vies.
Augustin aurait souhaité que la vie de ses auditeurs soit un chant d’action de grâce. Non qu’il voudrait les voir chanter sans interruption. La vraie louange s’identifie avec la vie. Nous lisons au psaume 33 : ” Je bénirai le Seigneur en tout temps. Sa louange sera toujours en ma bouche. ” Il serait absurde de prendre ce verset à la lettre. ” Quelle langue pourrait chanter tout le jour les louanges du Seigneur ? ” Tout le jour : cela se réalise quand la vie elle-même devient louange, quelles que soient ses occupations.
D’où l’insistance presque obsédante d’Augustin à dénoncer la dissonance toujours menaçante entre la vie et la langue. ” Que non seulement ta voix chante les louanges de Dieu, mais que tes œuvres s’accordent avec ta voix ” (In ps 146, 2). ” Quand tu auras chanté avec ta voix, tu te tairas ; chante avec ta vie de manière à n’être jamais silencieux ” (In ps. 146, 1).
La louange, c’est la vocation même de l’homme. ” Là-haut, louange à Dieu, et ici-bas, louange à Dieu. Mais ici au milieu des soucis, et là dans la paix ” (Sermon 256, 1.3). Ce n’est pas qu’elle augmente la gloire du Seigneur. C’est à nous qu’elle est utile, c’est nous qu’elle enrichit, c’est notre cœur qu’elle nourrit comme d’un pain quotidien dans son désir de la patrie.

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

Augustin en son temps
-Dieu seul est digne de louange, par Marcel Neusch -Louange et demande, la finale du De Trinitate, par Jean-François Petit

Dieu seul est digne de louange, Confessions I, 1, 1

Si l’on cherche les motifs qui ont présidé à la rédaction des Confessions, aucun ne fut aussi déterminant que l’action de grâce. “Te louer, voilà ce que veut un homme…”. Les Confessions sont une œuvre écrite ” in gratiarum actione tibi (en action de grâces envers toi) ” (VIII, 1, 1) . La louange, qui se confond en action de grâce, est pour Augustin inséparable de l’aveu des péchés. Dès l’entrée, il associe les deux, louange et aveu des péchés : “Te louer, voilà ce que veut un homme…, cerné par le témoignage de son péché (circumferens testimonium peccati sui) “. Le bien en lui vient de Dieu, tandis qu’il est seul responsable du mal : ” Le bien en moi est ton ouvrage et ton bienfait, le mal ne relève que de moi, c’est toi qui le juges ” (X, 4, 5).

“C’est toi qui le pousses à prendre plaisir à te louer…” (I, 1, 1)

Cette double dimension de la confession, louange et aveu des péchés, apparaît dès la page inaugurale, à laquelle s’attachera notre analyse. On y rencontre d’abord trois énoncés fondamentaux, que l’on essaiera d’articulier entre eux :

  1. Te louer, voilà ce que veut un homme ! L’insistance est mise sur homme, un homme qui a conscience de sa situation d’éloignement de Dieu, notamment en raison du péché, et qui se trouve dans l’incapacité de louer Dieu.
  2. Tu nous as faits orientés vers toi ! Si l’homme éprouve durement sa condition, il ressent en même temps le désir irrésistible de Dieu, en raison d’un lien ontologique qui lui interdit de trouver son repos nulle part ailleurs.
  3. Ma foi, que tu m’as inspirée par l’humanité de ton Fils ! Cette troisième étape indique la voie pour réaliser ce désir, voie offerte par Dieu en Jésus-Christ, venu à la rencontre du vœu le plus intime de l’homme.
  4. L’inverse du péché, ce n’est pas la vertu mais la foi. Une phrase de Kierkegaard, qui nous permettra d’articuler les différents aspects de la démarche augustinienne, sous la forme d’un chiasme, au risque de forcer quelque peu la pensée d’Augustin.

1. Te louer, voilà ce que veut un homme !

Pourquoi louer Dieu ? Parce que la louange convient à Dieu, et à lui seul. De quoi l’homme pourrait-il se vanter ? ” Qu’a-t-il en effet qu’il n’ait reçu ? ” (VII, 21, 27). La louange ne convient qu’à Dieu, puisque tout vient de lui, excepté le péché : “Tu es grand, Seigneur, et digne de louange… “. Face à la grandeur de Dieu, l’homme est renvoyé, par contraste, à sa condition de créature et de pécheur. Augustin a une conscience de la distance infranchissable entre l’homme et Dieu. L’homme est une “parcelle quelconque (aliqua) de la création ” (une ” si petite partie de vos créatures “, traduit Arnauld d’Andilly). Le aliqua est dépréciatif, ce que renforce le sentiment de sa petitesse, de sa mortalité et surtout de son péché qui renvoie à la source originelle qu’est l’orgueil. On obtient ainsi une première gradation descendante :

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Homme, cela veut dire petitesse. Qu’est-ce que l’homme, en effet, sinon un être contingent : ” Alors, je me suis tourné vers moi, et j’ai dit à moi-même : “Et toi, qui es-tu ? ” J’ai répondu : ” Je suis homme… ” (X, 6, 9). Son existence est un flux continuel : ” Tes années (de Dieu) ne vont ni ne viennent ; les nôtres vont et viennent… ” (XI, 13, 16). De là découle qu’il est impossible à l’homme de trouver en lui-même un lieu où se rassembler. Sa vie s’écoule avec le temps : ” Ma vie est une distension… Nous vivons multiples dans le multiple à travers le multiple… Je me suis éparpillé dans les temps… “, à moins que, ” abandonnant les jours du vieil homme, je me rassemble en suivant l’Un “, grâce au Médiateur (XI, 29, 39). Au plus fort de cette expérience de dissolution de son être, il entendra une voix lui dire : ” Je suis l’aliment des grands ; grandis … et tu seras changé en moi ” (VII, 10, 16).

Homme, cela veut dire ensuite mortel. Augustin a un vif sentiment de la mortalité, une expérience qu’il a faite très tôt, avec la disparition d’un ami qui lui était très cher : ” Cette douleur enténébra mon cœur, et partout je ne voyais que mort ” (IV, 4, 9). Une douleur qu’il cherche à fuir en quittant sa patrie (Thagaste) (IV, 7, 12), et qui finit par se dissiper au contact d’autres amis. Mais le sentiment d’une vie exposée à la mort ne le quittera plus. Méditant sur cette expérience, Augustin s’imprègnera du sentiment que tout périt (IV, 10, 15), et que la seule manière d’échapper à la mort est de s’attacher à celui qui est la vie de nos vies :

“Heureux celui qui t’aime toi, et son ami en toi, et son ennemi à cause de toi ! Celui-là seul en effet ne perd aucun être cher, à qui tous sont chers en Celui que l’on ne perd pas…Toi, personne ne te perd, sinon celui qui t’abandonne ; et du fait qu’il t’abandonne, où va-t-il, où fuit-il, sinon loin de ta bienveillance vers ta colère ? ” (IV, 9, 14).

Homme, cela veut dire encore pécheur. Le véritable obstacle pour aller à Dieu est le péché. Qu’est-ce que le péché, sinon une dispersion de l’être, sa dissipation dans la regio dissimilitudinis (VII, 10, 16), où l’homme perd jusqu’à son identité de fils, l’image de Dieu – sa ressemblance – étant effacée en lui. Le péché d’Adam a porté atteinte à l’unité de l’essence humaine, brisant la nature unique de l’homme en mille morceaux :

“Adam lui-même est donc répandu maintenant sur toute la surface de la terre. Jadis concentré en un seul lieu, il est tombé, et, se brisant en quelque sorte, il a rempli de ses débris le monde entier !”

Homme, cela consonne enfin avec orgueil. Qu’est-ce que l’orgueil ? Augustin y voit un refus de reconnaître Dieu et la volonté d’être par soi. ” L’orgueil lui-même singe l’élévation, alors que toi seul tu es Dieu, élevé au-dessus de tout… ” (II, 6, 13). Avec l’orgueil, l’homme se place au plus loin de Dieu : ” Ils t’imitent, mais de travers, tous ceux qui s’éloignent de toi et se dressent contre toi ” (II, 6, 14). Or, Dieu résiste aux superbes, tandis qu’il accorde sa grâce aux humbles. ” A ta grâce j’impute, et à ta miséricorde, que tu aies fait fondre mes péchés comme la glace ” (II, 7, 15).

Ainsi donc, pour Augustin, la louange suppose comme préalable de faire la vérité sur soi devant Dieu. Or, cette vérité, c’est celle de notre condition de créature , éloignée de Dieu par la finitude, plus encore par l’orgueil. Mais la situation n’est pas désespérée, car nous savons que Dieu peut faire fondre les péchés comme la glace, à la condition qu’ils soient avoués : ” Et telle est l’immolation du sacrifice de louange, rendre grâce à celui duquel tu tiens tout ce que tu as de bon, et dont la miséricorde te remet tout ce que tu as de mal ” (in Ps. 49, 21).

2. Tu nous a faits orientés vers toi… !

Si, en dépit de la distance qui le sépare de Dieu, l’homme ne peut pas renoncer à la louange, cela tient au désir que Dieu a mis en lui, un désir que rien, pas même le péché, n’a su faire disparaître : ” C’est toi qui le pousses (tu excitas) à prendre plaisir à te louer…” . L’homme est créé de telle manière qu’il est intérieurement poussé vers la louange. C’est toute l’anthropologie d’Augustin qui affleure dans cette première page. Les éléments déterminants en sont : l’orientation vers Dieu (telos), l’inquiétude qui tourmente l’âme quand elle s’en détourne, la condition de l’existence qu’elle révèle. Trois traits caractérisent l’inquiétude.

L’inquiétude est, en premier lieu, le signe que l’existence a perdu son orientation vers Dieu. Au départ, l’existence de l’homme est orientée par une fin, un telos qui, tant que l’homme en est éloigné, le laissera sans repos. A la différence des ” modernes “, qui se plaisent à faire l’archéologie du désir, Augustin s’attache à mettre en évidence sa téléologie, le terme qui l’attire. Les premiers cherchent à déceler tous les manque-à-avoir et les manque-à-être enfouis dans le psychisme. Pour Augustin, il y a un manque-à-être plus fondamental, une blessure qui provient d’un lien constitutif de l’existence à Dieu (fecisti nos ad Te…), lien qui s’est distendu dans le péché :

” C’est toi qui le pousses à prendre plaisir à te louer (laudare te)
parce que tu nous as faits orientés vers toi (fecisti nos ad te)
et que notre cœur est sans repos
tant qu’il ne repose pas en toi (requiescat in te) ” (I, 1, 1)

L’inquiétude est, en deuxième lieu, l’indice d’une existence en perte d’équilibre. L’In-quies indique un état d’oscillation, de balancement, d’affolement intérieur. Le terme suggère une perte d’équilibre, l’absence de stabilité, au sens de l’aiguille d’une balance dont les plateaux sont en déséquilibre, ou encore la perte du centre de gravité. Pondus meum, amor meus (13, 9, 10) : Mon poids (litt. : mon centre de gravité, traduit Déléani), c’est mon amour ! L’inquiétude est l’état d’une vie qui n’a pas trouvé sa place, son équilibre faute d’orientation vers le telos (la fin) qui lui est propre, bien que ce telos ne cesse de l’aimanter de l’intérieur, à son insu, justement sous la forme de l’inquiétude.

Pour Augustin, l’inquiétude, qui est source de malaise, a l’avantage de maintenir l’existence dans la direction de ce qui seul peut constituer son accomplissement, en dépit de tout ce qui l’en détourne. A s’y soustraire, à refuser d’adhérer au mouvement qu’elle impulse à l’existence, l’homme manque sa vocation, c’est-à-dire l’appel à une vie authentique, et il s’enferme du coup dans son propre malheur. L’inquiétude met son existence en état de déséquilibre, d’instabilité : sans repos. Cette expérience d’instabilité se traduit essentiellement au niveau de la volonté, par son incapacité de se fixer (Cf. livre VIII des Confessions).

L’inquiétude constitue, en troisième lieu, un dynamisme existentiel qui replace sans cesse l’homme dans sa vérité devant Dieu. Indice d’une vie en déséquilibre, elle révèle la condition de l’existence humaine, sous trois aspects, que Heidegger a bien mis en évidence, d’abord par le dérangement qu’elle y introduit, ensuite par la direction qu’elle y maintient, enfin par l’appel à l’authenticité qu’elle y fait entendre :

– L’inquiétude est dérangement : elle est signe d’un éloignement, d’une séparation de notre fin qui est Dieu (a Te). En ce sens, elle est une affection (Grundstimmung), une détermination fondamentale de l’existence, qui introduit en elle le sentiment d’une étrangeté (Unheimlichkeit), si bien qu’elle empêche l’homme de se sentir ” chez soi “, avec tout ce qui s’attache à une telle expression, notamment l’idée de sécurité, tant qu’il n’a pas trouvé sa vraie patrie. On peut évidemment se soustraire à l’inquiétude, par le divertissement, le bavardage, l’affairement. Mais elle finit toujours par nous rattraper, comme l’ombre qui accompagne le voyageur. Elle est le signe que nous ne coïncidons pas avec nous-mêmes et elle nous empêche en même temps de renoncer à ce qui est le telos de notre existence. Elle est une poussée vers un possible non encore actualisé.

– L’inquiétude indique une direction : elle ouvre à des possibilités d’existence inaperçues, en maintenant l’orientation vers Dieu (ad Te ). Les existentialistes disent qu’exister, c’est ec-sister, avoir son assise hors de chez soi. Pour Augustin, ce hors de chez soi est au plus profond de soi, ” plus intime que l’intime de moi-même “. Le moi n’est qu’une fausse assise, et le cœur est inapaisé tant qu’il n’a pas trouvé un habitat à sa mesure. Fecisti nos ad Te… : le ” ad ” signifie que le moi est un être de relation, et qu’en dehors de sa relation à Dieu, il ne trouve nulle part son centre de gravité. Il va donc constamment se projeter vers un ailleurs, jusqu’à ce qu’il ait retrouvé son centre, Dieu, le lieu de sa stabilité.

– L’inquiétude est enfin un appel à l’authenticité. Or, l’existence est inauthentique tant qu’elle n’a pas retrouvé la relation à son propre fondement et s’y trouve stabilisée (in Te ). Nous sommes dans le monde de l’affairement, et nous avons perdu l’acuité du sens qui nous concerne : ce monde de l’uti (des choses qui sont à notre usage et qui nous sont familières), monde des relations impersonnelles et publiques, qui requiert le meilleur de notre temps et de nos forces, et qui tend à exclure tout autre souci, alors que Dieu seul est à la mesure du désir et peut le combler (frui). L’exigence d’authenticité finit par être atrophiée. C’est justement la fonction de l’inquiétude que de maintenir l’existence en éveil. Elle est souci au cœur de l’oubli, jusqu’à ce que le cœur ait retrouvé le lieu de sa vérité.

Voilà les trois traits qui donnent sa configuration à l’inquiétude : elle est dérangement en ce qu’elle nous fait sortir de nous-mêmes, orientation par la visée d’un but, le telos , exigence d’authenticité en ce qu’elle garde en elle le critère de ce qui constitue l’accomplissement de l’existence et qui se traduit par l’idée de repos (quies). On voit par là que le Cogito (le ” Je “) augustinien est bi-polaire : Noverim me …noverim Te (Sol. II, 1, 1) Il y a une circularité entre ces deux pôles, l’un conduisant à l’autre. “Je est un autre”, en ce sens qu’il est habité par un hôte qui l’attire sans cesse et qui est promesse d’accomplissement. “Tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais déjà trouvé” – une phrase très augustinienne de Pascal qui fait valoir l’anticipation de la recherche sur la présence, mais aussi le travail secret de cette présence au creux de la recherche, justement sous la forme de l’inquiétude.

3. Ma foi, que tu m’as inspirée par l’humanité de ton Fils.

Si le dynamisme existentiel est maintenu par l’inquiétude, il reste à s’interroger pour savoir à quelle condition la louange devient possible. L’homme est indigne, en raison de son péché, mais en même temps il éprouve une impulsion irrésistible qui l’oriente vers Dieu. Cette impulsion risque de s’égarer dans l’illusion. Si le désir de la louange subsiste dans le cœur de l’homme – où il survit sous la forme de l’inquiétude – , il peut se tromper sur l’objet de la louange. Qui est cet autre que l’âme cherche, ou plutôt qui l’attire à lui, et qu’elle veut louer ? L’interrogation d’Augustin, qui semble d’abord tâtonner, finit par établir un ordre, qui est l’ordre de la foi, selon une démarche régressive :

Au départ, il y a le désir de connaître. Il s’agit donc de s’assurer de l’identité de Dieu, car : ” On peut invoquer un être pour un autre si l’on ne connaît pas ! ” (I, 1, 1). ” Qu’est-ce donc que mon Dieu ? ” (I, 4, 4). La louange présuppose de connaître celui à qui elle s’adresse, mais cette connaissance n’est pas le résultat d’une simple quête humaine. Le désir de louer est devancé en l’homme par Dieu (” C’est toi qui le pousses… “), une antécédance inscrite dans le désir (intus), mais qui reste vague, incertaine, car nous ne buvons plus directement à cette présence intérieure, comme pouvait le faire Adam. ” Tu nous as cherchés sans que nous te cherchions, mais tu nous as cherchés pour que nous te cherchions… ” (XI, 2, 4). La connaissance de Dieu présuppose donc l’invocation pour qu’il se révèle, laquelle renvoie elle-même à la foi. On voit ainsi s’ordonner l’enchaînement de la démarche. Au départ, il y a le désir de louer (laudare) Dieu, un désir qui présuppose de l’avoir trouvé (invenire), mais ne trouve que celui qui cherche (quærere), une quête qui suppose de l’invoquer (invocare).

La connaissance présuppose l’invocation. En effet, ” Qui t’invoque s’il ne te connaît ? ” (I, 1, 1). Invoquer Dieu, c’est appeler Dieu à venir en soi (in-vocare). “Vous appelez en vous Celui que vous invoquez. Qu’est-ce qu’invoquer en effet, si ce n’est appeler en soi-même ? ” (in Ps 74, 2). Mais l’invocation de Dieu n’est pas comparable à l’appel à remplir un contenu. En réalité, il y a quelque chose d’incongru à appeler Dieu en soi, comme s’il existait un espace inoccupé, qui échapperait à sa présence. Dieu est partout, du fait que rien n’existe sans lui (I, 2, 2). L’invocation consiste donc davantage en une prise de conscience de sa présence, puisque Dieu n’a jamais déserté ce qu’il a créé : ” Je ne serais donc pas du tout, si tu n’étais en moi, ou plutôt je ne serais pas, si je n’étais en toi ” (I, 2, 2). Elle consiste surtout à demander qu’il se fasse connaître.

L’invocation présuppose la foi. Dans notre logique humaine, nous disons : on invoque pour connaître (I, 1, 1), mais dans la logique de la foi, il faut connaître pour invoquer, sinon encore une fois, on risque d’ ” invoquer un être pour un autre “. Comment accéder à cette connaissance authentique, sinon par la foi. C’est ce que traduit le Psaume 21, 27 : ” Comment invoqueront-ils celui en qui ils n’ont pas cru ? ” Pour connaître le vrai visage de Dieu, il faut accueillir Celui qui visibilise Dieu dans le monde, le Verbe fait chair. Brisée par le péché, la relation à Dieu n’a pu être restaurée que par son initiative : on ne va à Dieu que par Dieu. Il faut donc croire pour comprendre ! C’est là une affirmation clé d’Augustin. Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas ! Les manichéens, qui voulaient le dispenser de croire, ont fait fausse route : au lieu de la veritas, ils l’ont égaré dans la vanitas ! Une démarche chrétienne vers Dieu commence par la réception de la Règle de la foi. C’est ce qu’Augustin ne cesse d’inculquer à son auditoire :

“Vous venez de réciter ce que vous devez croire, vous avez entendu ce que vous devez demander dans la prière. Vous ne sauriez invoquer celui en qui vous n’auriez pas cru, comme dit l’Apôtre : ” Comment invoqueront-ils celui en qui ils n’ont pas cru ? “, aussi vous avez d’abord appris le symbole, qui est la règle de votre foi, brève et grande tout ensemble. Brève par le nombre de mots, importante par le poids de leur signification ” (Sermon 59, 1) .

La foi présuppose la prédication. Le prédicateur par excellence n’est autre que le Christ, révélateur du Père. ” Elle t’invoque, Seigneur, ma foi que tu m’as inspirée par l’humanité de ton Fils, par le ministère de ton Prédicateur ” (I, 1, 1). Cette remontée dans la série des actes, jusqu’à l’initiateur de la foi, le Verbe fait chair, peut paraître un jeu abstrait. A l’origine de ce rétablissement, il y a ” l’humanité du Fils “. Elle reflète exactement la démarche existentielle d’Augustin qui a compris que la condition première pour s’ouvrir à Dieu est que Dieu se fasse connaître par son Prédicateur, le Christ Médiateur. Ainsi, ma propre parole de louange, le ” verbe ” que j’adresse à Dieu ne devient possible que par la médiation du Verbe, Parole de Dieu en notre chair humaine. Ce qui donne le schéma suivant :

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Le mouvement ainsi esquissé peut se lire selon la logique de la découverte, qui va de 5 à 1, et selon la logique la foi, qui va de 1 à 5. La foi n’arrête donc pas l’intelligence, mais l’élargit en ouvrant l’existence à son véritable horizon. ” J’ai désiré voir par l’intelligence ce que je croyais… Seigneur, fais que toujours je cherche ardemment ta face…” (Trinité, XV, 28, 51). La vérité n’est donc pas hors de portée, mais on ne peut la trouver qu’à l’intérieur de l’espace de la foi, sous l’autorité du Christ . C’est lorsque l’homme a compris qu’il lui est impossible de se stabiliser en Dieu en dehors du Médiateur qu’il devient capable de le chercher en vérité, de l’invoquer et finalement de le connaître et de le louer.

4. L’inverse du péché, ce n’est pas la vertu, mais la foi.

Il nous faut insister sur l’étroite relation, chez Augustin, entre l’homme et Dieu. Cette relation persiste, en dépit du péché, sous la forme de l’inquiétude. Mais l’inverse du péché, ce n’est pas la vertu, mais la foi, selon le mot de Kierkegaard. La vertu est un travail de l’homme : Pélage fera appel à la capacité humaine pour entrer en relation avec Dieu. L’inquiétude à elle seule ne peut pas reconduire à Dieu. Elle laisse le visage de Dieu dans l’indétermination. Augustin en appelle à la foi reçue dans l’Eglise catholique. Il s’engage dans une longue quête, portant à la fois sur l’identité de Dieu et sur sa propre identité. Il me semble qu’on peut relier maintenant les deux branches de son expérience, celle du péché et celle de la grâce, sous la forme d’un chiasme :

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On pourrait établir une correspondance terme à terme entre la branche descendante où l’on voit se creuser la distance entre l’homme et Dieu, et la branche ascendante, qui le rétablit dans sa relation à Dieu. La chute a son point le plus bas dans l’orgueil. A l’orgueil répond l’humilité du Verbe fait chair, venu comme Prédicateur rappeler l’homme à son intériorité. Mais par là, l’homme est aussi renvoyé à sa propre vérité qui est, non pas l’exaltation de soi, mais la louange de Dieu, et cette louange devient d’autant plus intense que l’homme prend davantage conscience de sa perdition et que s’avive son aspiration au salut, car le Dieu qu’il invoque est d’abord le Dieu qui se donne comme sauveur :

” Qu’es-tu pour moi ? Aie pitié, pour que je parle !
Que suis-je moi-même pour toi,
pour que tu m’ordonnes de t’aimer,
et que, si je ne le fais, tu t’irrites contre moi…
Dis-moi au nom de tes miséricordes,
Seigneur mon Dieu, ce que tu es pour moi.
Dis à mon âme : ton salut c’est moi. ” (I, 5, 5)

Que Dieu soit le salut de l’âme, ce n’est pas immédiatement évident. L’homme le découvre d’abord à travers la sourde recherche dans laquelle l’entraîne son cœur inquiet. Tu nous as faits orientés vers toi (ad Te)… Cette relation est assurée, du côté de Dieu, par deux actes, la création et la rédemption. Tout vient de Dieu, qui nous a faits (création) et qui nous a sauvés (rédemption). Du fait de la création, l’homme est ontologiquement marqué par l’inquiétude qui garde la mémoire de notre origine et de notre fin : Dieu. Grâce à l’humanité de son Fils, Dieu refait ce que l’homme a défait, à condition qu’il soit accueilli par la foi. Nous sommes ainsi orientés vers Dieu grâce à cette double initiative de Dieu, l’une inscrite dans la nature même de l’homme, sous la forme de l’inquiétude, l’autre apparue dans l’histoire, sous la figure du Verbe incarné. Si l’inquiétude est une donnée qui marque tout être luttant contre l’oubli, la foi suppose un assentiment qui fait appel à sa liberté.

Le chiasme que nous avons esquisse veut rassembler tous les éléments de la démarche d’Augustin, en les articulant à notre manière, plus que ne l’a fait Augustin, mais sans trahir sa pensée. On y met clairement en évidence l’inversion qu’opère le mouvement de la grâce. Alors que l’orgueil, source de tout péché, conduit à la mort et rend scandaleuse la finitude humaine, à l’inverse, le Verbe fait chair, reçu par la foi, le reconduit à Dieu et lui fait ainsi retrouver sa vocation à la louange. Dieu rejoint l’homme là où il est, au creux de son orgueil, afin de le guérir et le sauver, ce qui suppose du côté de l’homme une entrée dans la voie de l’humilité, qui a été celle du Christ. Le Verbe s’est fait ce que nous sommes afin que nous devenions ce qu’il est. Admirabile commercium !

La louange authentique sera donc celle qu’inspire le Verbe fait chair. C’est lui qui nous apprend comment prier, et toute autre prière est suspecte si elle s’écarte de la sienne. Sans ce guide, l’homme risque d’abord de se tromper sur la véritable identité de Dieu, invoquer une idole au lieu d’invoquer le nom que le Christ nous a révélé. Il importe donc de ” connaître ” celui qu’on veut louer, et on ne connaît vraiment Dieu que parce qu’il s’est fait connaître. La louange chrétienne ne s’adresse pas à un ” Dieu inconnu “, mais son destinataire est le Dieu révélé en Jésus-Christ. Elle est cet acte de parole par lequel l’homme se reconnaît une double dette : dette de créature, ” parcelle quelconque “, mais créature pardonnée, puisque Dieu ne l’a pas abandonnée dans son péché. Alors que la prière de demande reste souvent ambiguë, intéressée, centrée sur nous-mêmes, la louange échappe à ces dérives, dans la mesure où elle est centrée sur Dieu, le seul qui soit digne de louange.

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption