Itinéraires Augustiniens n°25 : Les voyages

Les voyages sont dans l’air du temps. On se déplace beaucoup aujourd’hui, à des vitesses jamais atteintes, et pour toutes sortes de motifs : voyages d’affaires, visites familiales, pèlerinages, déplacements professionnels, tourisme, goût de l’ailleurs, etc. Pour les uns, les voyages sont une nécessité, liée à la mobilité de la vie sociale. Pour d’autres, de plus en plus nombreux, ils procurent le charme du dépaysement.

Editorial
Au péril des voyages, par Marcel Neusch

L’homme est un voyageur : Homo Viator ! Au sens métaphorique, les déplacements auxquels il est convié s’opèrent moins par un mouvement de ses membres que par un élan de son cœur

Les voyages sont dans l’air du temps. On se déplace beaucoup aujourd’hui, à des vitesses jamais atteintes, et pour toutes sortes de motifs : voyages d’affaires, visites familiales, pèlerinages, déplacements professionnels, tourisme, goût de l’ailleurs, etc. Pour les uns, les voyages sont une nécessité, liée à la mobilité de la vie sociale. Pour d’autres, de plus en plus nombreux, ils procurent le charme du dépaysement.

Augustin a lui aussi beaucoup voyagé, pour toutes sortes de motifs, rarement par plaisir, tellement les routes étaient inconfortables et les dangers multiples. Le présent numéro d’Itinéraires Augustiniens a d’abord voulu l’accompagner dans ses différents déplacements, par terre et par mer. A cet égard, il ressemble à une sorte de guide touristique pour voyager avec Augustin, selon les moyens de l’époque.

Mais là n’est pas l’essentiel. De son expérience des voyages, Augustin s’est forgé une spiritualité du voyage, symbole de la condition humaine, un voyage qui conduit de l’exil à la patrie, ce qu’il traduira par l’expression : une « pérégrination en ce siècle ». Ce voyage existentiel ressemble à une route où surgissent à chaque tournant tribulations et tentations. Une route semée d’embûches, ce qui lui fait écrire : « Lorsque nous sommes en pérégrination, nous soupirons ! » Nous n’avons alors qu’une hâte : arriver au but.

L’homme est un voyageur : Homo Viator ! Au sens métaphorique, les déplacements auxquels il est convié s’opèrent moins par un mouvement de ses membres que par un élan de son cœur : Moto corde, non moto corpore (In Jo Ev. 22, 3). Ailleurs, il précise : « Le corps voyage en changeant de lieux ; l’âme voyage en changeant de sentiments. Si vous aimez la terre, vous voyagez loin de Dieu, si vous aimez Dieu, vous montez vers Dieu . » (En in Ps 119, 8)

Où trouver la force d’opérer un tel déplacement tout intérieur ? Cette force n’est pas d’ordre physique, mais spirituelle. « Par la charité vous montez, par la négligence vous descendez » (En. in Ps 85, 6). Mais comme toujours, Augustin alerte sur l’illusion de compter sur soi-même. Seul le Christ peut refaire ce que l’homme a défait. « Le Christ est descendu avec celui qui était tombé, pour le faire monter ! » (En in Ps 119, 8). La montée vers Dieu est l’œuvre de la grâce.

Ce numéro des Itinéraires fait largement écho à l’actualité, en s’interrogeant sur la pratique du pèlerinage aujourd’hui. Quand on se met en pèlerinage « sur les pas » d’Augustin, ou d’un fondateur d’Ordre, que signifie une telle démarche ? Augustin pourrait fournir un mode d’emploi, en nous évitant de faire du simple tourisme spirituel !

A travers la métaphore du voyage, il nous rappelle que les périls les plus redoutables comme les joies les plus claires se logent au creux du cœur.

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

Augustin en son temps

Les voyages d’Augustin ou la sollicitude de l’Eglise, par Jean-Paul Périer-Muzet

Le Christ est notre voie… Cette voie ne peut être inachevée, ne peut être coupée, ne peut être détruite ni par la pluie ni par les inondations diluviennes, elle ne peut être assiégée par les brigands. »
(Sermon 170, 11)

Les biographies consacrées à saint Augustin, la publication de ses œuvres ou encore les études présentant sa pensée et son action forment des mètres linéaires en bibliothèque. Et pourtant, à partir d’elles, on serait bien en peine d’établir une chronologie et une topographie de ses itinéraires, ce à quoi nous invite directement le titre même de cette revue. A la suite du Congrès augustinien tenu à Paris en 1954, le P. Georges Folliet eut déjà l’idée de confier à Othmar Perler, professeur à l’université de Fribourg (Suisse), le soin de présenter l’évêque d’Hippone sous l’angle du voyageur et du pasteur qui a sillonné toutes les routes de l’Afrique chrétienne, et au-delà, jusqu’à Rome et Milan. Othmar Perler, aidé de Jean-Louis Maier, s’acquitta parfaitement de cette recherche en 1969, sans se dispenser lui-même du témoignage direct des lieux.

Augustin voyageur En tout lieu où on le demandait

Une première impression d’ensemble s’impose à Perler à laquelle une mentalité d’historien ne peut que souscrire ; le visage du Patriarche de l’Occident a tout à gagner d’une présentation concrète, inscrite dans son milieu historique et les particularités circonstancielles de son existence dont la question des déplacements fait intimement partie. Un maître en philosophie, en théologie et en mystique comme Augustin, même habituellement plongé dans la solitude et le silence de sa réflexion ou de sa prière, n’est pas qu’un homme vivant en chambre. Il est appelé volens nolens, par les obligations de sa charge épiscopale, à visiter ses fidèles, à prêcher souvent et en de multiples lieux, et à rencontrer pour les besoins de son ministère nombre de collègues et de relations plus ou moins éloignés de lui.

Un voyageur récalcitrant

L’activité débordante d’Augustin a exigé de lui, même à contre-cœur, de nombreuses courses par tous les temps

L’évêque d’Hippone ne cache pas son aversion pour les voyages quelles qu’en soient les raisons données : état de santé, coût, dangers, mauvais temps, travail absorbant… Avec l’âge, leur présentation ne fait que s’amplifier en de longues plaintes auxquelles nous aurions tort de souscrire littéralement si nous devions retenir la seule image d’un Augustin, moine érudit restant dans sa cellule bourrée de manuscrits, au détriment d’une autre tout aussi réelle, celle du pasteur qui, par souci de ses brebis, malgré une santé précaire, doit se porter très souvent partout où il est réclamé pour visiter, instruire et exhorter les communautés catholiques de son diocèse d’abord, mais également bien au-delà. L’activité débordante d’Augustin a exigé de lui, même à contre-cœur, de nombreuses courses par tous les temps, ce qui n’a fait de son cas d’ailleurs ni un funeste exemple d’évêque vagus ni un premier martyr de l’obligation de résidence !

Si nous passons à l’examen d’une chronologie des voyages d’Augustin, nous serons vite d’ailleurs détrompés sur l’image ambiguë de l’évêque-ermite que l’intéressé lui-même s’est complu parfois à donner. Il ne faut pas moins de 270 pages à Othmar Perler pour les énumérer. Il les classe minutieusement en deux séries, les voyages antérieurs à l’épiscopat (avant 395), et les voyages durant l’épiscopat (de 395 à 430), coupure qui a le mérite de mettre en exergue dans la première série le seul voyage au long cours qu’ait consenti Augustin, durant une existence pourtant fort pérégrinante, le périple en Italie, au temps de sa jeunesse de professeur, de 383 à 388.

Carte en main, il nous est possible de suivre le tracé de cette géographie augustinienne. L’avantage est de nous familiariser avec des noms de lieux antiques, la plupart enfouis dans les ruines de nos études classiques, sans que nous ayons eu la chance de nous aventurer, comme Perler, sur les vastes champs africains pour des excursions archéologiques. Il faut dire que, par les temps qui courent, les horizons de l’Atlas algérien fourmillent, dans le climat troublé de la guérilla islamiste, de dangers qui ne sont pas plus imaginaires que ceux rencontrés par le berbère Augustin à l’époque des dissensions donatistes et manichéennes !

Sur les pas d’Augustin en Afrique

Carthage, la grande métropole de l’Afrique romaine, située dans le golfe de Tunis, est une étape majeure dans le parcours intellectuel d’Augustin

Invitation au voyage rêvé, déplions la carte de géographie, en épinglant au passage quelques indications de lieux données au IVème siècle :

Thagaste, berceau d’Augustin, petite cité située à 675 m. d’altitude sur le versant sud des Monts de la Medjerda, aujourd’hui Souk-Ahras, à l’intersection de plusieurs routes romaines importantes par où transitent les lourds transports militaires en plus des voitures du cursus publicus et celles des personnes privées : Hippone-Carthage par Naraggara (Sidi Youssef) et Sicca Veneria (Le Kef) et Carthage-Cirta (Constantine). Augustin garde de son lieu d’enfance le souvenir inoubliable des chars sortant des écuries dans un bruit de tonnerre.

Madauros ou Madaure, localité située à 30 km à vol d’oiseau au sud de Thagaste où Augustin fait ses études de grammaire jusqu’en 369, est à l’époque un important centre culturel et une ville florissante élevée sous les Flaviens au rang de colonie romaine. Augustin n’ignore pas qu’elle est la patrie d’un rhéteur connu du IIème siècle de l’ère chrétienne, Apulée, s’exprimant avec aisance aussi bien en grec qu’en latin, dont il regrettera plus tard que son œuvre l’ait imprégné d’anecdotes mythologiques frivoles. Madaure est également le berceau d’un contemporain d’Augustin, Maximus de Madaure, un grammairien adversaire du christianisme, dont on ne peut affirmer que le jeune Augustin ait suivi les cours. Madaure, entourée d’oliveraies, est enfin une cité épiscopale, dès le IVe siècle, dont les témoignages archéologiques sont encore aujourd’hui plus éloquents que ceux de Thagaste dont le site reste à fouiller.

Carthage, la grande métropole de l’Afrique romaine, située dans le golfe de Tunis, est une étape majeure dans le parcours intellectuel d’Augustin. Grâce à la libéralité de Romanianus, après la mort de son père Patricius en 371, Augustin peut y poursuivre sa formation entre 370 et 374. Il s’y détache du catholicisme pour embrasser le manichéisme, fortement déçu par la lecture de la Bible dont il déplore la faible valeur littéraire et grandement attiré par toutes les facilités que peut offrir à ses sens, éveillés par la puberté, la réputation de dévergondage de la grande cité qui honore Cælestis, la déesse protectrice de la ville. Il découvre avec ferveur l’Hortensius de Cicéron, les plaisirs de l’Odéon et du théâtre.

La distance entre Thagaste et Carthage, de 259 mm., se fait par étapes sur une voie routière importante, jalonnée de bornes milliaires, assez identique à la route moderne. Mais le voyage est éprouvant en raison du relief, de longues vallées à traverser et des monts à escalader, comportant de nombreuses variantes qu’Augustin dans sa vie aura souvent le loisir de découvrir. Nous ne pouvons ici énumérer toutes les villes d’étapes qu’a fréquentées Augustin sur le sol africain dans le cadre de ses prédications, de ses célèbres controverses anti-donatistes et anti-manichéennes ou encore pour ses participations aux conciles de Carthage entre 394 et 430.

Augustin à Rome et à Milan

Arrivé à l’embouchure du Tibre, Augustin gagne Rome par la via Ostiensis qui passe devant la petite basilique construite par Constantin le Grand sur la tombe de l’apôtre Paul

Le déplacement d’Augustin en Italie, de 383 à 388, est le seul grand voyage de sa vie. On sait comment l’étudiant, devenu enseignant d’abord à Thagaste, puis à Carthage, apprit à voler de ses propres ailes (375/376). Déçu devant l’indiscipline de son auditoire, il décide de gagner la capitale de l’Empire, trompant la vigilance de sa mère, Monique, pour prendre le bateau. Les Confessions sont laconiques sur la traversée de la Méditerranée, soit quelque 600 km en ligne directe, mais plus de 1000 en longeant les côtes de la Sicile ou de la Sardaigne et du rivage de la péninsule pour rejoindre Ostie ou plutôt Porto, navigation dite de cabotage qui par vent favorable devait prendre une semaine. Arrivé à l’embouchure du Tibre, Augustin gagne Rome par la via Ostiensis qui passe devant la petite basilique construite par Constantin le Grand sur la tombe de l’apôtre Paul.

A Rome, Augustin est accueilli chez un manichéen. Il doit d’abord se soigner d’une forte fièvre et peut enseigner à domicile la rhétorique. Ses étudiants, pour être plus disciplinés qu’à Carthage, n’en sont pas moins décevants, changeant de professeur sans avertir pour ne pas régler ses honoraires. Grâce à des amis manichéens bien en cour, il brigue un poste à Milan. Le transit Rome-Milan, à l’automne 384, lui est facilité par les services officiels du cursus publicus : 616 km, avec des étapes quotidiennes de 30 à 35 km, ce qui prend au total une moyenne de 30 jours. A Milan, l’évolution intérieure du Professeur – suite à la rencontre de l’évêque Ambroise, à l’influence de Monique qui a quitté l’Afrique pour le rejoindre, aux conseils du prêtre Simplicianus, à l’exemple de Marius Victorinus à Rome et d’un saint Antoine en Egypte, à la lecture des écrits johanniques et pauliniens – le conduit à la décision d’embrasser le catholicisme.

Cassiciacum et retour en Afrique

La dernière et célèbre étape d’Augustin en terre italienne est le port d’Ostie, où meurt Monique à 56 ans

Augustin donne sa démission de l’enseignement et se retire à Cassiciacum. Cette localité, à quelque 30 ou 50 km de Milan, a suscité des controverses de localisation qui ne sont pas éteintes. S’agit-il du site actuel de Cassago de Brianza ou de Casciago de Varese ? Ce ne sont pas les indications de l’auteur des Confessions qui peuvent dirimer la question. Il nous suffit de savoir que ce lieu en altitude, avec un groupe d’amis et de disciples, est favorable à de longues discussions philosophiques et au travail souterrain de la grâce qui va conduire Augustin au baptême, après qu’il eut bénéficié de la vie champêtre de Cassiciacum, dans une maison de campagne romaine mise à sa disposition par un collègue et ami milanais, le grammairien Verecundus.

Au cours de la nuit du 24 au 25 avril 387, Augustin, son fils Adeodat et son ami Alypius reçoivent le baptême à Milan de la main même d’Ambroise, dans un des baptistères de la capitale lombarde. Ayant fait le choix de se retirer du monde, il décida d’aller vivre comme moine en Afrique. C’est au cours de l’été 387 qu’Augustin et les siens font le trajet inverse Milan-Rome, mais cette fois à leurs frais, avec moins de confort et plus de fatigue. La dernière et célèbre étape d’Augustin en terre italienne est le port d’Ostie, où meurt Monique à 56 ans.

Durant l’hiver 387, Augustin accomplit un deuxième séjour romain, attendant des jours meilleurs pour la traversée et se livrant déjà à une activité littéraire au service de l’Eglise contre ses anciens amis manichéens, devenus ses adversaires. C’est sans doute en août 388 que, depuis Ostie, il regagne la terre africaine, Thagaste via Carthage, sans nous donner le détail de sa navigation. Il se retire dans la solitude d’un petit monastère, se livrant pendant trois ans à l’otium (loisir) tant désiré, ce temps privilégié partagé entre la prière de contemplation et les travaux de plume, sans pour autant éviter quelques absences assez longues mais non localisables.

Prêtre et évêque d’Hippone

Le concile de Carthage imposa aux évêques l’obligation de déplacements pour une session conciliaire annuelle, décision qui est à la source des futurs nombreux voyages d’Augustin

Augustin, tout à son désir d’une vie sédentaire, va connaître l’épreuve d’une autre forme de vie que celle de la stabilité monastique. Qu’il suffise de rappeler ici que le jeune néophyte, devenu prêtre malgré lui en janvier 391, adopte comme résidence la ville d’Hippone-la-Royale, ce port méditerranéen sur le site actuel de Bône (Annaba). La ville est une ancienne colonie phénicienne du XIIème siècle avant J.-C., élevée au rang de capitale par les rois de Numidie. Son qualificatif de « royale » la distingue d’une autre Hippone, Hippo Diarrhytus ou Zaritus, aujourd’hui Bizerte en Tunisie. De 396 à 430, elle a pour évêque Augustin, remplaçant le valétudinaire Valerius, grec d’origine, qui se plaignait du manque de prêtres et auquel le peuple rassemblé proposa Augustin.

Déjà ce dernier, seulement prêtre, est invité à participer au concile général d’Afrique, convoqué par Aurelius de Carthage en octobre 393 et tenu à Hippone. Tout en limitant et réglementant les voyages privés des ecclésiastiques pour les forcer à garder la résidence, ce concile imposa aux évêques l’obligation de déplacements pour une session conciliaire annuelle, décision qui est à la source des futurs nombreux voyages d’Augustin, sacré évêque en 396. Cette charge tant redoutée entraîne de nombreux déplacements : visites pastorales, conciles provinciaux et pléniers, missions confiées à un homme dont l’autorité ne cesse de croître en raison de ses succès de pasteur, de prédicateur, de théologien et d’écrivain.

De Thagaste à Hippone, la route ancienne indiquait une distance de 78 km, correspondant à un voyage de deux jours tandis qu’en raison de ses nombreux lacets et de ses inclinaisons plus douces, la jonction actuelle dépasse les 100 km. A côté du noyau phénicien et numide aux ruelles irrégulières, s’éleva la ville romaine d’Hippone avec des rues droites, un forum, des temples, des thermes, un théâtre et un amphithéâtre, des fontaines, de somptueuses villas, des commerces et des installations portuaires.

Un évêque par monts et par vaux

Ce survol aérien des voyages d’Augustin que nous proposons invitera le lecteur à quelques pèlerinages sur les lieux mêmes parcourus par l’évêque d’Hippone en son temps. Contentons-nous ici de relever des indications géographiques, classées selon un ordre chronologique.

  • Hippone-Mutugenna (392 ou 393), Mutugenna devant être une localité de villa dans les parages d’Hippone et du castellum Siniti.
  • Hippone-Thubursicu Numidarum et Cirta (395), Thubursicu Numidarum devant être identifiée à Khamissa en Algérie, distante de 87 km d’Hippone en direction de Constantine (Cirta).
  • Voyage en Numidie (396), sans autre précision.
  • Carthage-Hippone par Bulla Tegia (399), cette dernière localité étant identifiée à l’actuelle Hamman Daaradji (Tunisie), distante de 191 km de Carthage.
  • Déplacement en Numidie : Cirta (Constantine) en 400, soit par Aquæ Thibilitanæ, l’actuelle Hamman Meskoutine, ce qui représente entre 139 et 146 km, soit par Calama (Guelma) dont l’évêque est depuis 397 l’ami d’Augustin, Possidius.
  • Carthage-Hippone par Hippo Diarrhytus (401), l’actuelle Bizerte en Tunisie, soit entre 84 et 90 km, où il se rend pour l’élection d’un évêque.
  • Hippone-Thiava et Milev (402) : Thiava n’a pas pu être identifié. Milev se trouve au-delà de Cirta en direction de Sitifis, à environ 30 km. La cité est située à 464 m d’altitude dans la vallée d’un petit affluent du Rummel, au milieu des montagnes de Kabylie de Collo, patrie du plus célèbre évêque manichéen d’Afrique, Faustus.
  • Hippone-Calama, cette dernière étant l’actuelle Guelma, distante de 65 km au sud-ouest de l’évêché d’Augustin.
  • Hippone-Carthage par Sicca Veneria à l’allée (410), cette dernière étant identifiée à l’actuelle Le Kef, une ville importante de l’Afrique romaine qui doit son qualificatif de Veneria à une temple fameux à une déesse que les Romains avaient assimilée à Venus, patrie d’Arnobe. Sur ce trajet, Augustin traverse Utique, aujourd’hui Bordj Bou Chateur, à 40 km de Carthage sur la route du littoral, autrefois cité portuaire qui avait supplanté Carthage détruite, mais qui au Vème siècle n’avait plus de fonction maritime, à cause des alluvions de la Medjerda et du déplacement du delta du fleuve. Utique est distante de 53 km de Bizerte.
  • Hippone-Fussala (411), ce dernier bourg étant distant de 60 km d’Hippone (Henchir-Zebda ?).
  • Hippone-Zerta, cette dernière localité ne pouvant être identifiée avec certitude et étant attestée sous différentes formes altérées, peut-être l’actuelle Henchir el-Mergueb en Algérie, près de Merkeb-Talha, ville située à 130 km à vol d’oiseau au sud-ouest d’Hippone.
  • Hippone-Cataquas (414/415), cité épiscopale non identifiée.
  • Carthage-Césarée de Mauritanie-Hippone (418). Césarée de Mauritanie, alors capitale de cette province, se trouve à vol d’oiseau à 700 km de Carthage, soit à 500 km à l’ouest d’Hippone. C’est l’actuel Cherchel en Algérie.
  • Tubunæ en Mauritanie (421 ?) : cette localité est située à 469 m d’altitude, à la frontière de la Numidie romaine et du nord-Sahara, jouant le rôle d’une place de garnison pour maintenir les populations de la region en respect. De Carthage, on s’y rendait par Musti, Theveste (Tébessa algérienne), Thamugadi (Timgad) et Lambæse (Lambèse), soit environ 620 km. D’Hippone, le meilleur itinéraire passe par Cirta et Diana Vetenanorum (Aïn Zana).
  • Carthage-Hippone par Uzalis (?) en 424 ? Uzalis, El Alia, est située entre Hippo Diarrhytus (Bizerte) et Utique, un peu à droite de la route principale.

L’ultime voyage

Enfin nous ne serions pas fidèles à l’esprit d’Augustin si nous ne mentionnions pas son « ultime voyage », celui dont il dit lui-même qu’il est le seul auquel on doit penser, le départ de cette terre, qui eut lieu pour lui le jeudi 28 août 430, à l’âge de 73 ans, alors que les Vandales de Geiséric assiègent Hippone depuis trois mois. L’infatigable voyageur a trouvé la véritable demeure de toute paix où la contemplation se mue en voyage immuable.

Aversion d’Augustin pour les voyages

Les anciens ne connaissaient que deux manières de se rendre d’un endroit à un autre, la voie de terre ou la voie d’eau. Augustin, à part son périple en Italie, n’a plus refait l’expérience de la navigation, alors que sa ville épiscopale, Hippone, est un site portuaire. On sait que les Romains, pour des raisons militaires et stratégiques, ont construit un remarquable réseau routier en Afrique du Nord, comprenant les viæ publicæ, l’équivalent de nos nationales, qui desservent les capitales des provinces, les autres grandes villes et les ports de mer, et les viæ vicinales, réseau de routes secondaires, plus étroites comme nos départementales, qui relient entre elles les grandes routes publiques et établissent un maillage plus serré au niveau de l’habitat. Enfin de nombreuses voies privées pénètrent les grands domaines, à la façon de nos chemins de desserte.

Sur terre et sur mer

L’Afrique du Nord comprend des populations nomades dont une des formes d’approvisionnement consiste à rançonner le voyageur ou à le surprendre en chemin, par exemple dans une gorge étroite, au fond d’un ravin ou d’un défilé de montagne

Des ouvrages d’art, exercices techniques dans lesquels les Romains sont passés maîtres, enjambent les rivières (ponts) ou les fleuves. Pour les autres difficultés du relief, gorges de montagne, routes en encorbellement, les solutions techniques sont proportionnelles aux moyens de l’époque, c’est-à-dire modestes. On ne peut percer la roche que sur de très courtes distances. Le réseau routier romain préfère la ligne droite qui établit des distances minimales, même dans le cas d’un relief élevé ou difficile comme c’est le cas en Afrique du Nord en raison de l’Atlas Tellien au Nord et de l’Atlas Saharien au Sud, ce qu’accentuent, le cas échéant, les fortes dénivellations et côtes.

On évite le fond des cuvettes en plaine parce que ce sont des zones inondables, surtout à cause du régime variable des cours d’eau aux crues subites et fortes, les marais trompeurs qui se révèlent trop dangereux pour les voyageurs et trop faciles pour les embuscades, les steppes ou les sables qui sont une menace d’égarement pour le voyageur. Le tracé routier romain préfère les voies à mi-pente ou en bordure de côte, à flanc de coteau parce qu’un relief découvert offre trop de facilités pour le pillage et le brigandage. L’Afrique du Nord comprend des populations nomades dont une des formes d’approvisionnement consiste à rançonner le voyageur ou à le surprendre en chemin, par exemple dans une gorge étroite, au fond d’un ravin ou d’un défilé de montagne.

Ce triple impératif de sécurité, de vitesse et de « praticabilité » est toujours à conjuguer localement par les ingénieurs techniques en fonction du relief des régions colonisées, de leur climat et des moyens financiers disponibles. Concrètement aussi la circulation a plusieurs fonctions : stratégique et militaire pour les garnissons et les campagnes d’expédition en vue de conquêtes ou de pacifications, économique pour tous les transports de marchandises et des échanges, spécialement pour le service public de l’annone chargé d’approvisionner les greniers de Rome en blé d’Afrique (les 2/3 de la consommation publique annuelle), en huile, en lard et en bois de chauffage, enfin fonction privée pour toutes les activités ou nécessités d’un particulier, quel que soit son rang ou son état.

Routes inconfortables

On ne manque pas de vestiges de voies romaines pour en connaître parfaitement le détail, mais il y a loin, pratiquement, de la perfection technique et générale décrite par Vitruve ou Stace, à la réalité concrète. La création de routes, leur entretien et leur sécurité coûtent cher au budget de l’administration. Idéalement, la route est soigneusement dallée, très souvent au départ et à l’arrivée des localités ou près des travaux d’art. Secondairement, la route se compose de quatre couches très minces, la dernière étant formée de pierres irrégulières, pavées ou non. En troisième lieu, la chaussée est faite d’un assemblage de petites pierres et de gravier, avec pavage ou dépourvue de tout empierrement, pour n’utiliser que le sol naturel. Enfin, on trouve aussi des voies taillées dans le roc en zone montagneuse ou sur un banc rocheux.

Même variation pour la largeur de la chaussée : de Carthage à Théveste et de Carthage à Hippone, elle se déploie sur une largeur comprise entre 6 à 7 m ; entre Hippone et Tipasa, les archéologues ont retrouvé des portions comprises entre 8 et 12 m, mais de Cirta à Rusicade seulement entre 3,50 m et 7, 20. Les ornières qui par endroits sont encore très visibles de nos jours sont dues tantôt à l’usure, tantôt au ciseau : elles permettent aux voitures à essieux fixes d’avancer plus rapidement et plus sûrement. Des bornes milliaires, échelonnées de mille en mille, mesure romaine tous les 1 480 m, indiquent les distances et donnent quelquefois aussi la date de leur érection ou d’autres faits, un peu à la façon de nos monuments commémoratifs.

Comment voyage-t-on ? La réponse est simple, toujours relative aux moyens financiers du voyageur. S’offrent à lui les solutions alternatives suivantes : la marche à pied, solution la moins coûteuse sans doute, mais pas la moins fatiguante ; possibilité de la monture, du cheval le noble coursier à l’âne, au mulet ou au chameau, animaux de charge, de trait ou de selle plus communs ou plébéiens ; solution enfin de la voiture, de la voiture légère comme la birota ou la vereda pour la poste, à la voiture moyenne comme la rheda ou le currus pour la personne et la marchandise légère, ou encore la voiture lourde comme l’angaria ou la clabula pour les transports lents et les pondéreux, tous moyens utilisés ou évoqués par Augustin.

La route à pied

Augustin, qui ne dispose pas d’une constitution physique exceptionnelle, craint la fatigue, la fièvre et l’extinction de voix bien gênante pour un prédicateur

La route à pied est possible, au moins sur une courte distance, avec un chargement réduit. En été, le piéton, le chemineau ou le pèlerin peut jouir d’un beau soleil et de beaux paysages, mais il n’évite pas toujours la poussière de la circulation, du vent, de la tempête ou la pluie d’orage. Il est à la merci de mauvaises rencontres, gens ou bêtes sauvages, et de tous les imprévus du chemin. L’hiver, les déplacements ne sont guère conseillés et, si nécessité s’impose, le voyageur doit pouvoir affronter le climat local. Sur la route du littoral, la nuance tempérée est plus favorable aux risques encourus, mais à l’intérieur des terres, l’Afrique connaît la tendance continentale aux nuits glaciales et aux écarts de température maximaux.

Augustin, qui ne dispose pas d’une constitution physique exceptionnelle, craint la fatigue, la fièvre et l’extinction de voix bien gênante pour un prédicateur ; avec l’âge, il n’entreprend pas à la légère un déplacement, même imposé par sa charge. Le long de la route, il peut se reposer dans les mansiones pour y passer la nuit, prendre un repas et refaire ses forces. Toutes les auberges, diversement nommées (tabernæ, diversoria, hospitia, stabula) n’ont pas une réputation vertueuse établie. De son temps comme du nôtre, le voyage est une aventure dont les anecdotes peuvent égailler plus d’un sermon ou d’une conversation !

La route en voiture

La course à cheval a l’avantage de la vitesse sur le piéton (30km/heure, en moyenne). Mais le cheval, considéré comme une monture de luxe, fatalement réservée aux personnes riches, nobles, haut placées, aux militaires gradés et aux chasseurs, symbole d’honneur et de grandeur, ne convient pas, selon Augustin, au clerc et encore moins à celui qui fait profession de pauvreté évangélique. Augustin se contente du mulet et de l’âne, ses modestes montures habituelles, dont il ne manque pas de trouver des précédents dans l’Evangile, même si en bon Numide il n’ignore pas l’art de l’équitation à cheval. Les Romains connaissent l’éperon, mais pas l’étrier : monter sur une bête de comme et en descendre sans se blesser exige une certaine habileté et de la force et, en certains cas, de l’aide. L’animal peut éventuellement être récalcitrant.

C’est une des raisons pour lesquelles Augustin se déplaça aussi en voiture. On sait que, personnage officiel mûni d’un diplôme adéquat, il fit Rome-Milan en cursus publicus, voiturage le plus confortable et le plus rapide avec un maximum de 180 km par jour, grâce aux relais d’étapes, les mutationes établies tous les 10 à 12 milles (15 à 18 km), mais trop coûteux ensuite pour la bourse d’un évêque. A partir de Constantin, ce personnage jouit fréquemment de la faveur du cursus publicus pour se rendre à un synode, à un concile ou même pour toute autre affaire, mais bien des voix ne manquent pas de flageller ces abus ou encore d’ironiser sur les nouveaux profiteurs des transports publics.

Augustin fait plus souvent le choix commun de la rheda, le char à quatre roues, tiré par 8 mulets en été et 10 en hiver, moins confortable et plus lent, où le voyageur ne peut échapper à la gêne des bagages, à la lourdeur du véhicule, aux cahots des ornières, aux saillies de tous les obstacles de la route, racines, pierres, pentes, côtes qu’évite habituellement le coursier. Quant aux moyens de condition supérieure, comme la liètre (lectica) ou chaise à porteur (basterna), ils sont réservés exceptionnellement en cas de maladie ou lorsque l’âge et les infirmités lui interdisent l’usage d’une monture ou d’une voiture.

Les dangers de la route

Pour la sécurité des grandes voies, les Romains établissent le long des axes routiers importants, en plus des mansiones, déjà signalées et des mutationes où l’on change les animaux de trait, des fortins, des tours de guet et des garnisons militaires. Car l’une des plaies du voyage antique, notamment en Afrique, est le brigandage. Il se teinta là du nationalisme opposé à l’envahisseur romain et du sectarisme religieux. Ces brigands appelés circoncellions dressent des pièges pour s’emparer des bêtes de sommes et des bagages, pour dépouiller les voyageurs, non sans les maltraiter et parfois les torturer ou les tuer. Ils opèrent de préférence sur les chemins de traverse, les routes de montagne, dans les gorges escarpées. Au cri de Deo laudes, ces « soldats du diable » fondent sur leurs proies comme des lions, munis de frondes, de haches, de pierres ou de lances. Malheur au voyageur isolé auquel cet imprévu du chemin s’ajoute à la liste déjà longue des difficultés prévisibles de la route : faim, soif, accident, maladie.

Saint Paul déjà évoquait le souvenir de ses courses apostoliques pleines d’embûches dans le monde romain, en des termes qui ne font que renforcer ceux de l’évêque d’Hippone trois siècles plus tard. Il serait faux cependant de s’imaginer que les voyages de l’époque ne comprenaient que des peines ou des dangers. Ils offraient des agréments pour les plaisirs des yeux, du dépaysement touristique ou de la joie de la rencontre, tout à fait assimilables à ceux que nous pouvons éprouver aujourd’hui.

Us et coutumes de la navigation antique

Il reste à évoquer la seconde forme de pérégrination, le voyage en bateau. Toute sa vie, Augustin est resté familier de la voie terrestre, surtout l’axe Hippone-Carthage, par le littoral et par l’intérieur. Sa constitution physique ne lui permet pas selon lui de choisir le bateau entre ces deux ports méditerranéens. A la question d’une santé déficiente, il ajoute d’autres raisons : l’impossibilité de trop longues absences, à cause de sa charge, les peines et les dangers de la navigation mais aussi ses horaires très variables qui sont liés pour l’appareillage à la levée de la brise et au vent favorable. D’une façon générale, la période hivernale est tout à fait déconseillée, la mer risque d’être mauvaise. Seul l’appât du gain pousse les navigateurs marchands, intrépides ou téméraires, à se lancer avec leur cargaison en haute mer et à affronter, le cas échéant, tous les risques d’une tempête ou d’un naufrage ruineux.

On distingue deux sortes de navires, les navires marchands plus lourds (naves onerariæ) qui peuvent affronter la haute mer, et les navires côtiers (naves orariæ) qui pratiquent la navigation de cabotage, à proximité du littoral et progressant d’île en île. Le mode de propulsion pour les premiers est la voile, pour les seconds, de préférence, la rame, mais bien desnavires conjuguent les deux. Quant au moment des départs pour les voyages, on sait que les marins préfèrent fréquemment la nuit à cause des étoiles qu’ils utilisent pour se diriger. Tandis que les passagers doivent rester sur le pont, à la merci, jour ou nuit, du soleil, de la pluie et surtout du vent et du froid, le pilote (gubernator), ainsi qu’éventuellement un hôte de marque, peuvent s’abriter dans l’unique cabine.

Selon la force des vents, favorables ou contraires, la vitesse maritime oscille entre 4 et 12 km/heure, ce qui met l’Afrique du Nord entre 3 et 10 jours de navigation, selon le trajet retenu, pour couvrir les 600 km en ligne directe ou les 1000 km en ligne indirecte. Les navires plus modestes font de fréquents arrêts, soit dans les ports eux-mêmes (portus), soit, en raison du temps, dans des endroits où l’on peut jeter l’ancre (postio), soit là où l’on peut débarquer en petites embarcations (plagia) et enfin, en cas de nécessité, dans des lieux de refuge (refugium).

L’équipement du navire lui-même comporte l’ancre (ancora), cordages (funes), voiles (vela), gouvernail et voile de gouvernail à l’avant (voile de beaupré, artemo) qui correspond à l’actuel foc, à ne pas confondre, malgré l’analogie étymologique, avec l’actuelle voile d’artimon qui est placée, elle, à l’arrière. Les marins se donnent du courage pour ramer en chantant le celeumé rythmé et cadencé. Autre élément indispensable, bien que nauséabond, qui inspire Augustin dans plusieurs métaphores spirituelles, la sentine (sentina), sorte de cuve qui recueille les eaux usées et les ordures qu’il faut courageusement vidanger à l’aide d’une cruche ou d’une urne (cadus, sitella).

Les risques de la mer

Quand le navire a le temps favorable en poupe, le voyageur enthousiaste peut admirer les paysages marins et côtiers ; le pilote se fait d’ailleurs une joie à ralentir la course pour lui procurer de belles émotions ou impressions. L’atmosphère est bien différente quand les conditions météorologiques se gâtent : roulis, tangages, fortes vagues et lames par dessus bord, tourbillons, dangers des écueils, brouillard, tempête éprouvent alors l’équipage et les voyageurs transis de froid et de peur. Les estomacs se révulsent et restituent par dessus bord la pitance du jour. Si l’accalmie se produit, on respire ; mais il ne manque pas d’épisodes tragiques qui se terminent par le naufrage, le sauve-qui-peut à la nage et la noyade. Saint Paul a fait les frais d’un naufrage à Malte (Actes 27, 40). Ce n’est pas pour rien que l’Eglise a ajouté une litanie spéciale pour les navigateurs ! A mare periculis, libera nos Domine ! Des dangers de la mer, délivre-nous, Seigneur ! Les fonds marins recèlent des spécimens d’embarcations que l’archéologie sous-marine a parfois la bonne fortune d’exhumer.

Agréments des voyageurs

Il serait un peu cruel d’en rester, à propos des voyages d’Augustin, à ces dernières images assez négatives. Les conditions de déplacements mêmes risqués comportaient aussi des agréments qui rendaient les voyages indispensables, sinon toujours désirables, du moins supportables. Les Anciens se déplacent volontiers en compagnie d’amis ou en groupe, par mesure de sécurité sans doute, par nécessité aussi pour un évêque auquel les services d’un secrétaire sont précieux, mais aussi par goût. Sur les routes interminables d’Afrique du Nord, on chante volontiers pour se consoler des fatigues de la course, pour accélérer le pas à la façon des militaires ou tout simplement pour refouler la crainte. On aime se saluer mutuellement, non seulement parents et amis, mais tout individu que l’on croise fortuitement.

Solidement chaussé (calceamenta), vêtu en hiver, du manteau de laine (birrus, d’où le mot bure) et, en été, de la lacerna avec capuchon, que l’on porte par dessus la tunique de lin, ou encore de la pænula, le manteau habituel du voyageur, Augustin se console de ne pas pouvoir suivre à la lettre les consignes de modération données par le Christ aux messagers de l’Evangile, si l’on en croit Luc (10, 4) : ni bourse, ni besace, ni souliers ! Il ne peut pas non plus imiter les pratiques de mortification et de pénitence que d’autres s’imposent, tel Alypius marchand pieds nus sur le sol glacé d’Italie, à la façon de vaillants pèlerins. Mais on sait par ailleurs les préférences d’Augustin pour une tenue ni recherchée ni négligée, codifiée dans sa Règle.

Le devoir de l’hospitalité

Et toi, désires-tu la vie ? Fais ce qu’ils firent, et tu reconnaîtras le Seigneur. Ils ont offert l’hospitalité. Le Seigneur semblait résolu à poursuivre sa route au loin, mais ils l’ont retenu

Un autre agrément du voyage est l’hospitalité. De tout temps, l’Eglise s’est préoccupée d’organiser et de pratiquer largement l’hospitalité que le Christ et les apôtres ont recommandée, manifestation toute inspirée de charité dont Augustin a lui-même souvent bénéficié avant de la mettre en pratique dans sa maison épiscopale. On lui attribue même ce distique fameux pour prévenir tout esprit de médisance à la table des hôtes : « Quiconque par ses propos aime déchirer la vie des absents doit savoir qu’il ne mérite pas d’être admis à cette table. » Il ne manque pas non plus d’églises, ouvertes la nuit, servant de gîte de fortune à des voyageurs de passage, ou encore d’hospices et d’institutions de bienfaisance à proximité des lieux de culte pour les accueillir. Comment ne pas citer cet extrait d’un sermon d’Augustin, où le grand voyageur qu’il fut évoque toute la symbolique chrétienne de l’homo viator, en référence aux disciples d’Emmaüs :

« Et toi, désires-tu la vie ? Fais ce qu’ils firent, et tu reconnaîtras le Seigneur. Ils ont offert l’hospitalité. Le Seigneur semblait résolu à poursuivre sa route au loin, mais ils l’ont retenu. Et lorsqu’ils sont arrivés au terme de leur voyage, ils lui ont dit : « Reste avec nous, car le jour tombe ». Retiens l’étranger, si tu veux reconnaître ton Sauveur. Ce que le doute leur avait pris, l’hospitalité le leur a rendu. Le Seigneur s’est manifesté dans la fraction du pain. Apprenez où chercher le Seigneur, apprenez où le posséder, où le reconnaître : en mangeant » (Sermon 235, 2-3).

En guise de conclusion

Ainsi la condition du voyageur, pour Augustin, n’est autre que celle figurée de l’homo viator, en recherche de la voie et de la patrie définitives, qui, après bien des tours et des contours en chemin, comme dans sa propre expérience de vie, ne poursuit son existence qu’en fonction de l’active union vers Dieu. L’itinéraire d’Augustin inclut cette expérience humaine et religieuse de la route parce que celle-ci conduit l’homme sur la voie de la seule recherche qui compte, le Bien Suprême, Dieu. Aussi peut-il lui adresser cette prière fervente (De Trinitate XV, 38) quand approche la fin du pèlerinage terrestre :

« Seigneur mon Dieu, mon unique espérance, exauce-moi pour que je ne cède pas à la fatigue en renonçant à te chercher. Au contraire, que je cherche toujours ardemment ton visage. Donne les forces de chercher, toi qui as permis qu’on te trouve et qui as donné l’espérance de te trouver sans cesse davantage. Devant toi se trouvent ma science et mon ignorance. Là où tu m’as ouvert la porte, reçois-moi. Quant à la porte que tu as fermée, ouvre-là à celui qui frappe. Que je me souvienne de toi, que je te comprenne, que je t’aime. Augmente en moi ces dons, jusqu’à ma transformation totale ! … »

Jean-Paul PERIER-MUZET
Augustin de l’Assomption

Augustin maître sirituel

La vie humaine, une pérégrination dangereuse, par Catherine Marès

« Où mon cœur en effet aurait-il fui mon cœur ? » (IV, 7, 12)

« … dans la Jérusalem éternelle, vers laquelle soupire ton peuple en pérégrination, depuis le départ jusqu’à la rentrée. »
« … dans la Jérusalem éternelle, vers laquelle soupire ton peuple en pérégrination, depuis le départ jusqu’à la rentrée. »

C’est en ces termes qu’au moment où Augustin achève l’éloge funèbre de sa mère, il fait appel à tous ses concitoyens de la cité céleste. Ils ont en effet achevé, eux, le voyage entrepris, marche itinérante comprise entre un départ et un retour, qui est entrée dans la Terre Promise. Tel est aussi l’exode d’Augustin que nous allons tenter d’entreprendre à sa suite, en suivant le cheminement de son cœur.

1 – L’inquiétude force au départ. « Notre cœur est sans repos »

Ce besoin de nouveauté, c’est le cœur en l’homme qui le ressent

Le départ, Augustin l’a souvent pratiqué dans son existence, en particulier lorsqu’il voyait s’estomper les falaises rouges de Carthage d’où il s’était enfui à l’insu de sa mère, mû par une impulsion qu’il ne comprenait pas lui-même.

La mise en marche ne peut être attribuée à une autre puissance que cette espèce d’instinct qui pousse l’homme en avant, aussi impérieux que la soif ou la faim, ou le besoin de se faire comprendre et de communiquer avec autrui. Ce besoin de nouveauté, c’est le cœur en l’homme qui le ressent.

Inquietum est cor. « Notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose pas en toi » (I, 1, 1). Le fait est là, le cœur ne peut pas rester en repos. Cela est tellement contraire à sa nature qu’il oblige l’enfant à gesticuler et à s’égosiller, puis à se plier aux disciplines chargées de le former en lui donnant des moyens d’action. Il est tellement incapable de repos qu’il se lance en aveugle dans la chaudière de ses instincts, « la rôtissoire des honteuses amours » (III, 1, 1). Il s’éparpille, il se disperse dans les objets de son désir. Il en devient prisonnier. Aperçoit-il quelque chose qui éclaire sa marche au-dessus des voies où il s’est fourvoyé ? Il se met à bouillonner de désir pour cette sagesse où il espère pouvoir se fixer.

Il voit la Sagesse, il sait où elle est, mais il est incapable de l’atteindre, tant il y a de forces contraires qui l’agitent en sens opposés. Sa raison s’en mêle et vient ajouter à ses hésitations l’inquiétude du doute et de la perplexité. Comment répondre, en particulier, à la question du mal ? Ce qui est admis par autorité lui paraît autant d’enfantillages. Les phantasmes qu’il se forge l’attirent et le rebutent tout ensemble. Les systèmes cohérents en lesquels il espère pouvoir se reposer, distinguant et séparant ce qui, à l’intérieur de lui-même paraît appartenir à des natures séparées, s’avèrent incapables de résoudre les problèmes de son existence.

Les manichéens, les haruspices et les astrologues ont mis un comble à son désarroi, lorsque vient à mourir son ami. L’expérience du deuil traduit en termes physiques cette angoisse intérieure. Ecoutons-le plutôt :

« Si j’essayais de poser là mon âme, pour son repos,
Elle glissait dans le vide et retombait sur moi.
Et j’étais demeuré pour moi un lieu de malheur,
Sans pouvoir y rester, sans pouvoir en partir.
Où mon cœur en effet aurait-il fui mon cœur ?
»
(IV, 7, 12)

Il décide néanmoins de fuir « sa patrie », de quitter Thagaste pour Carthage, dans l’espoir de trouver un lieu où « fixer sa demeure » (IV, 11, 16).

Inquietum est cor ! Est-ce en lui-même, débarrassé des agitations du monde, en refermant sur lui le champ de son être qu’il trouvera le repos ? N’a-t-il pas découvert, enfin, grâce au néo-platonisme, ce centre capable d’échapper à toute agitation, à toute contradiction ? N’a-t-il pas découvert ce point de convergence immobile, au cœur de lui-même, où il pourra communiquer avec l’Etre ? Voilà que dans cet effort, une nouvelle poussée le projette au dehors. Cette fois, c’est le nom du Christ, annoncé et transmis par l’Eglise, qui vient apporter le trouble, comme un désir qui ne pourra s’éteindre que dans l’assouvissement .

2 – La douceur d’une halte « Une lumière de sécurité déversée en mon cœur »

Le cœur a entrevu quelle pouvait être la limite de ses aspirations. Il a découvert qu’il ne suffisait pas de se reposer, mais qu’il fallait se reposer en quelqu’un. Ce quelqu’un, il ne peut l’atteindre que par la sortie totale, à la fois au-delà de lui-même et en deçà des zones où réside « l’abîme de sa corruption »

« Qu’est-ce qui me donnera de reposer en toi ? » Le cœur a entrevu quelle pouvait être la limite de ses aspirations. Il a découvert qu’il ne suffisait pas de se reposer, mais qu’il fallait se reposer en quelqu’un. Ce quelqu’un, il ne peut l’atteindre que par la sortie totale, à la fois au-delà de lui-même et en deçà des zones où réside « l’abîme de sa corruption ». Il cherchait Dieu au dehors, avec toute l’acuité de ses sens avides de tout connaître et de tout éprouver. Dieu était au-dedans, « plus intime que l’intime de moi-même, plus élevé que les cimes de moi-même » (III, 6, 11). La Parole est entrée en relation avec lui. Elle a pénétré dans cette zone de lui-même qui profère le verbe intérieur et qui accepte ou refuse de se rendre accessible au Verbe de Dieu. Que cessent les combats et qu’il adhère à cette Parole, entre alors en lui, par don divin, une force capable de le soulever tout entier.

Lorsque enfin intelligence et volonté coïncident, dans l’adhésion de la foi, ce fut « comme une lumière de sécurité déversée en mon cœur » (VIII, 12, 29). Voici, pour un instant, le cœur en possession de la paix : ses doutes se sont envolés, ses ténèbres se sont dissipés, sa volonté a cessé de se diviser contre elle-même.

Au cours d’une autre expérience que celle du jardin de Milan, à Ostie, l’unité de la foi et de la volonté entre sa mère et lui, entre Dieu et eux, atteint un tel degré d’intensité que Dieu se donne à connaître comme si le voyage, pour lui aussi, était terminé. Mais il faut sortir de cette halte, il faut retrouver simultanément le monde de la parole humaine et le morcellement du temps. Ce nouveau départ est d’autant plus déchirant que la douceur de la halte avait été plus délectable. Le cœur soupire lorsqu’il doit quitter cette parcelle d’éternité à laquelle il avait participé.

Désormais, puisque quelque chose de lui-même est resté fixé en ce lieu pour lequel il est fait, les départs se produiront en cette direction nouvelle, en fonction de cette patrie définitive vers laquelle il est appelé. Tout retour à la terre représentera une forme de départ, toute rechute un exil. Il les connaîtra incessamment jusqu’à ce qu’enfin, dans un départ ultime, il soit aspiré tout entier vers le terme de son être. Cependant, tous ces départs morcelés se tiennent et se maintiennent entre eux ; quelque chose leur tisse une trame continue, les organise en itinéraire. D’où vient cette étrange continuité ?

3 – Le temps de la pérégrination Tu ne m’abandonnais pas ! »

Il y a, dans le cœur de l’homme, une voix instinctive qui lui rend consciente cette présence autrefois partagée, même quand il croit qu’elle s’est envolée. Elle lui rappelle que ce qu’il a goûté n’a pas entièrement disparu

Tant que dure la pérégrination, l’homme est parti, mais il n’est pas encore arrivé. Il est soumis à une durée dont il ressent l’imperfection et la mort. Comment pourra-t-il se faire qu’étant, au jour le jour, citoyen de la cité terrestre, il participe en même temps à la cité céleste ? Quel sera le lien entre ces deux patries ? Comment, surtout, parviendra-t-il à réaliser l’itinéraire qui lui permettra de traverser l’une pour accéder à l’autre ?

C’est à peine si le cœur connaît, par ouï-dire ou par souvenir, les merveilles de la Terre Promise. Pourtant, il sait qu’elles lui sont promises et, à force de penser à elles, il se les est assimilées ; elles font partie de lui, à l’état de promesse et non à l’état d’objet possédé. C’est ce désir nostalgique et impérieux qui oriente sa marche et transforme les événements successifs en une progression continue, jalonnée par le « souvenir » et la « miséricorde » divine. Ces deux réalités essentielles, en effet, lui sont données.

Recordatio

Ce mot est intraduisible en français. Il faudrait emprunter à Péguy le mot de « souvenance » pour rendre le dynamisme de ce terme . Ce n’est ni le souvenir, ni la mémoire, mais l’acte d’une conscience qui goûte en son cœur, au fur et à mesure qu’elle le ramène au grand jour, la présence actuelle de ce qui était entreposé dans cette faculté mystérieuse.

Il y a, dans le cœur de l’homme, une voix instinctive qui lui rend consciente cette présence autrefois partagée, même quand il croit qu’elle s’est envolée. Elle lui rappelle que ce qu’il a goûté n’a pas entièrement disparu. Le cœur garde le sentiment d’un vide, d’une absence. Il a besoin de combler ce vide, de supprimer l’absence. « Viva recordatio animae meae ». C’est ainsi qu’il arrive à Augustin d’appeler son Dieu.

Par le seul fait qu’il se souvienne de quelqu’un, le cœur entre en contact avec lui. Qu’importe si le contact s’effectue dans le passé ? « Tu te souviendras de l’alliance », c’est-à-dire, à l’heure présente et tel que tu es, tu renoueras, fût-ce dans ton passé à toi, le lien indestructible qui m’unit à toi. Mais il faut ensuite actualiser le souvenir et le rendre fécond.

Si l’homme a oublié, c’est qu’il a dirigé l’attention de son cœur vers autre chose, il s’est laissé absorber par des objets auxquels il a accordé la place dévolue à Dieu. Pour Lui ouvrir le champ de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté, c’est-à-dire le cœur, il faut nettoyer le paysage, le purger de tout ce qui l’encombre. Il n’est pas étonnant, de ce fait, que la « recordatio » s’accompagne de « purgatio ». La conversion ne saurait se comprendre sans une aversion, cette seconde démarche étant l’aspect négatif d’un mouvement positif de tension vers Dieu. Quels que soient néanmoins ses efforts, l’homme qui s’est détourné de Dieu ne pourrait pas espérer le reconnaître ou être reconnu de lui, sans l’intervention de son inlassable miséricorde.
Miséricorde

L’un des mots qui revient le plus souvent dans les Confessions, l’un de ceux qu’Augustin charge, avec recordatio et confessio des plus profondes résonances, c’est celui de miséricorde. « Misericors es, miser sum ! Tu es miséricorde, je suis misère ! » (X, 28, 39).

La miséricorde, c’est l’acte de la puissance divine engagée dans la misère humaine ; c’est aussi, en retour, la misère humaine engagée dans l’accueil et la reconnaissance de la puissance divine. Cet acte, comme son nom l’indique, passe par le cœur, puisqu’il est le lieu de l’échange et du don, le lieu de la parole, le lieu de l’Esprit. Pour que s’effectue l’acte guérisseur et rédempteur de la miséricorde, il faut que l’homme se reconnaisse miser. Dieu alors relève son cœur abaissé et lui donne accès à son propre cœur. Il sait que « d’une main très douce et très miséricordieuse » , Dieu est en train « de pétrir et de façonner son cœur » (VI, 5, 7). Ces échanges successifs entre l’homme et Dieu, entre la recordatio et la miséricorde aboutissent à ce qu’on pourrait appeler la présence.

Augustin a un sentiment aigu de la présence de Dieu à son cœur. Ce sentiment est tel qu’on a pu dire qu’il faisait partie de la façon dont il démontre l’existence de Dieu . Il parle à Dieu, il l’interroge. Il ne le connaît que dans la relation qu’il entretient avec Lui ; ainsi découvre-t-il que Dieu est « plus lui-même que lui-même », qu’Il est « la vie de sa vie ».

Comme le peuple hébreu au désert, dès qu’il connaît Dieu, Augustin marche en sa présence. C’est après lui que « soupire son pèlerinage ». Jamais, comme Pascal, Augustin ne s’écrie : « Que Dieu ne m’abandonne pas ! » car il sait bien que c’est impossible, même quand « il erre comme une brebis perdue ». « Je m’en allais par la voie large du siècle, et tu ne m’abandonnais pas ! » (VI, 5, 8). Quels que soient les dangers du voyage, la relation qu’il entretient avec Dieu permet à sa marche d’être accompagnée par cette présence d’où lui viennent l’être, le salut et la vie. C’est donc vers ce centre de l’être que doit s’effectuer le retour.

4 – Reditus, entrée ou retour ? Dieu était à l’intérieur, mais moi, j’étais au dehors »

 Le retour, c’est une certaine façon d’orienter la pérégrination. L’itinéraire en effet n’a de raison d’être que dans l’instant présent où il est considéré. Seul cet instant actuel où le passé est oublié, où le futur n’existe que dans la tension du cœur, est capable d’accéder à une dimension d’éternité

Faut-il traduire ce mot par entrée, rentrée ou retour ? De toutes façons, on ne saurait dire si l’accès à l’éternité, par rapport à la vie terrestre, constitue un retour à Dieu ou une entrée en son Royaume, puisque celui-ci est déjà parmi nous.

Le retour, c’est une certaine façon d’orienter la pérégrination. L’itinéraire en effet n’a de raison d’être que dans l’instant présent où il est considéré. Seul cet instant actuel où le passé est oublié, où le futur n’existe que dans la tension du cœur, est capable d’accéder à une dimension d’éternité. S’il se morcelle, s’éparpille, l’être s’évanouit dans la dispersion des objets de son désir. Au contraire, tendu selon son « intention » (XI, 19, 39), il est empoigné par Dieu qui le recueille, le rassemble et le projette ainsi en Lui.

Lorsque le cœur erre, livré à lui-même, sur l’axe horizontal de la dispersion dans le monde et dans le temps, il est coupé des forces divines et, ne trouvant plus le Dieu de son cœur, il échappe à lui-même ; il devient multiple, successif, enténébré. Les diverses situations auxquelles il sera exposé dans sa dispersion se traduiront en termes d’exil ou d’extériorité. Les termes d’intériorité traduiront le mouvement inverse de réunion des éléments éparpillés, de conversion par retour au centre de soi. « Dieu était à l’intérieur, mais moi, j’étais au dehors » (VII, 7, 11).

Même lorsqu’il a échappé au devenir, l’homme n’a pas échappé à la pesanteur du péché et de l’habitude qui tend à y succomber. Mais Augustin a fait l’expérience d’un Dieu qui, en son Fils est descendu plus bas que là. Seul l’orgueil de l’homme, sa «tumeur », c’est-à-dire sa façon de se gonfler en se prenant pour ce qu’il n’est pas, le sépare de la présence de Dieu à son cœur.

A quelque niveau de son expérience spirituelle qu’il se situe, tout élan vers Dieu, c’est-à-dire le souffle même qui lui permet de poursuivre son voyage, doit passer par le point de jonction de la vie et de la mort, du temps et de l’éternité, de l’être et du néant, c’est-à-dire par la croix.

5 – Sans cesse repartir ! « Me souvenant de Jérusalem, tendu vers elle ! »

 Puisque la Trinité habite le cœur de l’homme, puisque, par cet organe, l’homme peut entrer en relation avec elle et communiquer avec Dieu, le terme du voyage, en quelque sorte, est contenu dans sa progression même. Il est « déjà là », même si nous n’y sommes « pas encore »

La vie est un exode. Augustin le connaît. Il faut sans cesse repartir, même si l’on a cru un instant que l’on était arrivé, même si, dans l’extase, la source a jailli en vie éternelle et s’est donnée à boire. Ce sont les désirs qui meuvent l’homme. Tout en lui est ouverture, toutes ses forces sont des tensions. Il n’a de raison d’être que dans la relation. L’élan vers Dieu est le mouvement qui le constitue, la pérégrination son état naturel. L’instinct même qui pousse sa recherche inquiète doit, à travers la croissance et les difficultés du voyage, atteindre en Dieu la plénitude de l’Etre en qui se trouvent la vérité et la vie.

Le Père et le Fils, dans l’Esprit, réalisent en l’homme la convergence de toutes les forces qui l’habitent et bien souvent le malmènent. Ils lui communiquent le dynamisme de la charité. Ils le soulèvent jusqu’à eux et le font participer à leur vie.

Rien ne se comprendrait de ce voyage si l’on n’en mesurait pas la dimension trinitaire. L’impasse du néo-platonisme et de son Dieu impersonnel a été évitée grâce à la foi en un Dieu incarné « dont il avait bu le nom avec le lait de sa mère » (III, 4, 8). Le Verbe de Dieu a pénétré en lui grâce à la puissance de l’Esprit et toute sa pérégrination est un itinéraire vers le Père, un acte de reconnaissance pour sa grandeur et ses bienfaits. Les Confessions sont un De Trinitate en actes, un De Trinitate existentiel. Puisque la Trinité habite le cœur de l’homme, puisque, par cet organe, l’homme peut entrer en relation avec elle et communiquer avec Dieu, le terme du voyage, en quelque sorte, est contenu dans sa progression même. Il est « déjà là », même si nous n’y sommes « pas encore ».

Le plus grand péril, en chemin, provient, sans aucun doute, de la difficulté que tout homme éprouve à mettre son existence au diapason de cette perspective. Si nous avons espoir de parvenir au terme du voyage et d’accéder à la plénitude éternelle, c’est parce que :

«la charité a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné ».

Catherine MARES
Mas des Bressades

Augustin dans l'histoire

Emmanuel d’Alzon, lecteur assidu de saint Augustin, par Charles Monsch – Thomas Merton et Augustin, par Jean-François Petit

Emmanuel d’Alzon, lecteur assidu de saint Augustin, par Charles Monsch

« Saint Augustin, notre patriarche, sera notre guide principal. »
(Emmanuel d’Alzon, ES. p. 140)

Le Père Emmanuel d’Alzon a-t-il, oui ou non, lu saint Augustin ? Certains ont voulu mettre ce point en doute. Il aurait simplement recouru, comme beaucoup l’ont fait, à ce qu’on appelle des « chaînes patristiques » : ce sont des recueils thématiques donnant des citations des Pères pour les principaux sujets de théologie et de spiritualité.

Mais outre qu’on n’a jamais trouvé de « chaîne » dans sa bibliothèque, nous savons que les Orantes de l’Assomption du Vigan conservent précieusement les onze volumes des œuvres complètes de saint Augustin, éditées par les Bénédictins Mauristes, de 1679 à 1700. Le P. d’Alzon fait allusion à cette édition dans ses lettres. Et je le montrerai : il l’a consultée et même inlassablement compulsée.

Il faudrait qu’au préalable, je signale les travaux antérieurs consacrés à cette question. Récemment encore, Jean-Paul Périer-Muzet, archiviste de la Congrégation, a consacré un article à la même question : Le Père d’Alzon, un familier de saint Augustin . Sans ces prédécesseurs, je ne me serais jamais hasardé à entreprendre le présent travail.

Mais alors, pourquoi en parler une nouvelle fois ? C’est que j’ai eu accès à deux outils dont ils ne pouvaient disposer, d’une part la banque de données des écrits du P. d’Alzon, et d’autre part le CD-Rom des écrits de saint Augustin. Il suffit de connecter ces deux outils pour obtenir le corpus imposant de 330 citations augustiniennes contenues dans les écrits du P. d’Alzon.

Familiarité du Père d’Alzon avec l’œuvre d’Augustin

Le P. d’Alzon a lu saint Augustin durant toute sa vie, depuis l’âge de vingt ans, quand il était étudiant en droit à Paris, jusque dans les derniers mois de sa vie. Saint Augustin est l’auteur qu’il cite le plus, plus que saint Thomas d’Aquin. Il ne semble pas avoir lu la totalité de ses écrits. Faut-il s’en étonner ? Sur les 103 écrits recensés par Portalié, dans le Dictionnaire de Théologie Catholique, il en a lu sans aucun doute un très grand nombre. Nous en avons relevé 33, qui correspondent aux œuvres les plus connues.

Les œuvres d’Augustin les plus citées.

Sur ce nombre, un peu plus du quart proviennent des Homélies sur l’Evangile de saint Jean. Après cela vient le Commentaire des Psaumes, puis les Confessions, les lettres, les sermons. Un autre écrit est fréquemment cité : la traité de la virginité. Il y a relativement peu de références à la Cité de Dieu. Mais des textes essentiels du Père d’Alzon exprimant le dernier état de sa pensée, notamment sur le plan politique, sont profondément imprégnés des vues augustiniennes de la Cité de Dieu, sans que celle-ci soit citée. Je parle des derniers écrits du Père d’Alzon, des 17 articles parus dans La Croix mensuelle en 1880.

Quand nous passons en revue les écrits du Père d’Alzon, nous constatons qu’il n’existe pas de texte important dans lequel il ne cite pas saint Augustin. Je dirais, sur un mode vulgaire, qu’il le met à toutes les sauces. Ses « écrits directifs » puisent dans saint Augustin quelques-unes des idées-source qui ont été à la base de sa fondation.

Idées-source puisées chez Augustin

Ses « écrits directifs » puisent dans saint Augustin quelques-unes des idées-source qui ont été à la base de sa fondation.

Pour en donner un rapide aperçu, je vais me risquer à résumer en peu de mots la conception alzonienne de la vie spirituelle, très proche, sur plus d’un point, de celle de saint Augustin.

  • La vie spirituelle consiste, pour saint Augustin, dans la tendance à la perfection, laquelle réside dans la charité. C’est aussi la charité qui est, pour d’Alzon, comme pour son maître, la vertu capitale de la vie spirituelle. A côté de la charité, ils insistent sur l’autre vertu théologale : la foi. De la vertu primordiale de la charité découlent pour l’un et l’autre la prière et l’humilité.
  • Par « tendance à la perfection », Augustin entend les degrés de la vie spirituelle, marqués par les dons du Saint-Esprit : piété, science, force, sagesse, etc. Pour franchir ces différents degrés, il faut pratiquer le combat de l’ascèse et l’imitation du Christ. Le terme de la vie spirituelle est la contemplation. Ces vues, le P. d’Alzon les partage sans réserve.
  • Enfin, le P. d’Alzon se trouve également sur la même longueur d’onde par le lien qu’il établit entre l’amour du Christ et l’amour de l’Eglise, comme l’explique le Père Cayré. Mais d’Alzon y ajoute l’amour de la sainte Vierge – relativement secondaire chez saint Augustin – donnant ainsi forme au thème du triple amour, si caractéristique de sa spiritualité : « L’esprit de l’Assomption se résume dans ces quelques mots : l’amour de Notre-Seigneur, de la Sainte Vierge, sa Mère, et de l’Eglise, son Epouse » (ES p. 20).
Exemple : une méditation sur l’oraison

Le P. d’Alzon puise ses références dans les textes les plus variés de son maître. Un exemple typique de cette méthode nous est fourni dans la Méditation sur l’oraison (ES p. 427). Le Père ne nous en avait donné que le texte latin, qui est une espèce de pot-pourri de citations augustiniennes, transcrites par le Frère Maxime Viallet. Par la suite, les éditeurs des Méditations y ont ajouté en bas de page la traduction française. Je vous signale les diverses sources augustiniennes auxquelles le P. d’Alzon a puisé pour composer cette Méditation.

  • Premier point : l’oraison est l’effort pour s’unir à Dieu ici-bas (ES p. 427). Le père commence par lancer cette interrogation : « Comment s’unir à Celui que rien ne peut contenir ? » Il trouve la réponse dans saint Augustin, Confessions IV, 12, 18-19.
  •  Deuxième point : Pour s’élever à Dieu par l’oraison, il faut se séparer des créatures (ES p. 431). Pour le montrer, le P. d’Alzon saute au chapitre 7 du livre IV des Confessions, dont il ne retient qu’une phrase, d’un augustinisme très typé : « O dementiam nescientem diligere homines humaniter ! O démence qui ne sait pas aimer les hommes selon l’homme ! » (Confessions IV, 7, 12) . Il passe ensuite aux Confessions IV, 11, 14 à 12, 18 : inconsistance de l’amitié humaine et exhortation à tout rapporter à Dieu, des chapitres qu’il cite en entier.
  •  Troisième point : l’union de l’âme à la Trinité (ES p. 437-447). Ici il quitte les Confessions pour se référer au traité De moribus Ecclesiæ. Là encore, après avoir cité le chapitre 10 du livre I, il saute au chapitre 19 jusqu’à 24.

Le moins que l’on puisse dire de ce genre de traitement du modèle augustinien, c’est que le P. d’Alzon a une très grand familiarité avec les écrits de son maître, au point de les traiter avec une aisance parfaite.

Thèmes théologiques avec citations augustiniennes.

Au delà de la familiarité du P. d’Alzon avec l’œuvre d’Augustin, c’est toute sa théologie qui est imprégnée de la pensée augustinienne, ce que l’on peut vérifier en relevant les citations puisées dans l’œuvre d’Augustin à l’appui des thèmes qu’il est amené à développer.

Qu’êtes-vous donc, ô mon Dieu ?

Comment s’unir à Celui que rien ne peut contenir ? An ubique totus es et res nulla te totum capit ? N’êtes-vous pas tout entier partout, s’écrie saint Augustin, et nulle part vous n’êtes contenu tout entier ? Et, poursuivant son idée : Qu’êtes-vous donc, ô mon Dieu, qu’êtes-vous ? Quid ergo es, Deus meus ? Quid, rogo, nisi Dominus meus ?

Au centre de la vision théologique du Père d’Alzon, il y d’une part Dieu et ses perfections, et d’autre part, la sainte Trinité. Sur Dieu, je vous citerai un texte tiré des Méditations destinées aux Augustins de l’Assomption, un texte directement tiré des Confessions (1, 3-4) : « Comment s’unir à Celui que rien ne peut contenir ? An ubique totus es et res nulla te totum capit ? N’êtes-vous pas tout entier partout, s’écrie saint Augustin, et nulle part vous n’êtes contenu tout entier ? Et, poursuivant son idée : Qu’êtes-vous donc, ô mon Dieu, qu’êtes-vous ? Quid ergo es, Deus meus ? Quid, rogo, nisi Dominus meus ?»

Texte analogue sur la Trinité. « Saint Augustin, dans le traité de la Trinité, parlant de l’amour, dit : amor est junctura quædam duo aliqua copulans vel copulare appetens, l’amour est comme un lien qui unit ou s’efforce d’unir deux êtres. » Ce texte, éminemment augustinien, est tiré des Méditations sur la perfection religieuse (II, p. 378-379. Ed. Bonne Presse, p. 181). Le Père d’Alzon s’appuie sur le traité de la Trinité (VIII, 10, 14) qu’il cite approximativement, probablement de mémoire.

C’est à la suite d’Augustin qu’il tente encore d’établir une analogie entre l’âme humaine et les trois personnes de la Trinité (L’Assomption, 1er décembre 1876, p. 181) : « Or, dit encore saint Augustin, l’homme a trois facultés : la mémoire, l’intelligence et l’amour, qui correspondent au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Et si vous me demandez comment l’homme, dans le plus intime de son être, ressemble à Dieu : l’âme, poursuit ce grand Docteur, se souvient d’elle-même, se comprend et s’aime. Ecce mens meminit sui, intelligit se, diligit se » (Cf. De Trinitate XIV, 8, 11).

La grâce, source de tout mérite

Je ne m’arrête pas aux textes sur le Christ, sa personne, l’Incarnation, la Rédemption. Je retiens quelques textes sur la grâce et sur la prédestination, où se révèle une fois encore un profond accord entre d’Alzon et Augustin. En ce qui concerne la grâce, Augustin lui accorde toujours la priorité, si bien qu’il écrit : « Tout mérite en nous est l’œuvre de la grâce, et Dieu, en couronnant nos mérites, ne couronne que ses dons » (Lettre 194, 19). Mais cette grâce ne nous est pas donnée « pour ne rien faire », mais pour nous faire agir.

En disciple d’Augustin, le Père d’Alzon développe le même thème, par exemple dans le Pèlerin (26 janvier 1878, p. 55) : « Dieu, par sa grâce, nous donnera sa couronne, dit saint Augustin, si nous marchons conformément à la première grâce qu’il nous a accordée. Coronat in nobis Deus dona gratiæ suæ, si in ea gratia quam primum accepimus, perseveranter ambulemus. » (Homélies sur l’Ev. de saint Jean III, 10) Ici, pareillement, il cite approximativement son modèle. Vous remarquerez aussi que le P. d’Alzon, à la grande consternation du Père Vincent de Paul Bailly, émaillait de citations latines même ses prônes destinés aux braves lecteurs du Pèlerin…

La prédestination, insondable mystère

Tout comme Augustin, le P. d’Alzon est préoccupé par le mystère de la prédestination. Voici, à ce propos, un texte sur les deux larrons en croix. Il s’adresse aux Tertiaires féminines de l’Assomption (Instruction de novembre 1863) : « Je vais vous parler aujourd’hui, mes filles, du bon larron ; c’est une des circonstances les plus touchantes de la Passion, que cette conversion d’un condamné mourant à côté de Jésus, et comme dit saint Augustin : élu avant d’être appelé. » Le P. d’Alzon poursuit dans une autre instruction aux Tertiaires (année 1879, sous le titre : Les deux Larrons, Bonne Presse, 1930, p. 171) :

« Arrêtons-nous à cette parole effrayante de saint Augustin : in cruce, tres homines, unus Salvator, alius salvandus, alius damnandus (sur la croix, il y a trois hommes, l’un est le sauveur, l’autre est sauvé, l’autre damné) (Enarr. in Ps. 34, 2, 1). Peut-on dire que le Sauveur n’ait pas voulu le salut des hommes ? Pourquoi donc est-il mort ? Et pourtant deux voleurs sont, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, condamnés au même supplice. Pourquoi l’un est-il sauvé, l’autre est-il condamné ? »

Le P. d’Alzon s’appuie sur le commentaire de saint Augustin sur les Psaumes. Ils sont de même fascinés l’un et l’autre par le sort de Judas, sur lequel ils reviennent plus d’une fois. Je ne résiste pas à l’envie de vous citer en latin ce texte évocateur, digne du rhéteur Augustin, et dont d’Alzon continue à sa façon la veine, sans même se donner la peine de le traduire (Conférence aux Religieuses de l’Assomption d’Auteuil, 30 août-7 septembre 1863 ) :

« Saint Augustin donne trois caractères à Judas : Jam talis venerat ad convivium, explorator Pastoris, insidiator Salvatoris, venditor Redemptoris. » Ce qui peut se traduire, en un français bien plat : « C’est ainsi qu’il vint au festin pour espionner le Pasteur, pour tendre des pièges au Sauveur, pour vendre le Rédempteur. » (Homélies sur l’Ev. de Jean 55, 4). Comme Augustin, le P. d’Alzon s’arrête devant l’insondable mystère du dessein de Dieu.

O charité, mon Dieu, embrase-moi !

Après avoir établi que par la foi, l’espérance, la charité, nous prions avec un désir continu, saint Augustin fait observer que l’âme doit chercher cet état habituel de prière

Une autre doctrine centrale de saint Augusin trouve un écho chez le P. d’Alzon : les vertus théologales. Dans une instruction donnée à des dames sur l’Immaculée Conception (du 4 au décembre 1879), il souligne, à la suite de saint Augustin (Confessions X, 29, 40), le lien entre les vertus théologales et la prière : « Saint Augustin, après que saint Jean dit que Dieu est amour, s’écrie : Caritas, Deus meus, accende me ! Ainsi fut Marie, ainsi devons-nous nous efforcer de venir dans la prière par la foi, l’espérance et la charité. » Le même thème se trouve développé dans une circulaire sur l’oraison (ES p. 292) où Augustin cite la fameuse Lettre 130, 18, adressée à Proba :

« Après avoir établi que par la foi, l’espérance, la charité, nous prions avec un désir continu, saint Augustin fait observer que l’âme doit chercher cet état habituel de prière, et il ajoute : “Dignior enim sequetur effectus, quem ferventior præcedit affectus, ac per hoc et quod ait Apostolus : Sine intermissione orate, quid est aliud quam beatam vitam, quæ nulla nisi æterna est, ab eo qui eam solus dare potest, sine intermissione desiderare ? Plus noble suivra l’effet que précède une plus intense ferveur ; aussi, comme dit l’Apôtre : Prier sans cesse, qu’est-ce autre chose que désirer sans cesse de celui qui peut seul la donner cette vie bienheureuse qui ne peut être qu’éternelle ?” »

La place éminente de la charité est soulignée dans la treizième Méditation, où abondent les références augustiniennes, tantôt au commentaire de l’Evangile de saint Jean, tantôt aux lettres, tantôt au traité de la doctrine chrétienne. Je vous cite un des passages de cette méditation (ES p. 415-416) :

« Oui la charité peut croître sans cesse, et nul ne peut dire, parmi ceux qui ont le bonheur de croire : en voilà assez ! “Nemo fidelium, etsi multum profecerit, dicat : sufficit mihi” » , s’écrit saint Augustin (Lettre 186, 10). Et le P. d’Alzon poursuit : « Oui, la charité peut croître sans cesse … disons donc avec le Docteur de la charité : “Caritas meretur augeri, ut aucta mereatur perfici” : la charité mérite d’être augmentée, afin qu’en s’accroissant, elle mérite de devenir parfaite…»

Le scandale de l’Eglise divisée

Le thème de l’Eglise est traité chez l’un et chez l’autre tantôt comme un sujet théologique, tantôt comme un sujet spirituel. Le P. d’Alzon puise ici dans l’imposant arsenal de la controverse antidonatiste de saint Augustin pour étayer ses propres conceptions en matière d’ecclésiologie. Dans un article du Bulletin de la Société Saint-François de Sales pour la défense et la conservation de la foi, 1866 (pages 231-240), il remonte à saint Augustin en passant par le cardinal Wiseman, pour illustrer la doctrine de l’unité et de la catholicité de l’Eglise :

« Le docteur Wiseman … établissait … la plus frappante analogie entre les donatistes des IVème et Vème siècles et les anglicans du XVIème… Wiseman répétait contre les anglicans, avec saint Augustin : “quapropter securus judicat orbis terrarum bonos non esse, qui se dividunt ab orbe terrarum in quacumque parte terrarum” » (Cf.Contre la Lettre de Parménien, trois livres III, 4, 24 : « En toute sûreté l’univers juge donc qu’ils ne sont pas bons, ceux qui se séparent de l’univers en quelque contrée de l’univers que ce soit. » (BA 28, p. 457)

Thèmes spirituels
Convergence entre d’Alzon et Augustin

Le P. d’Alzon est le témoin d’une théologie pratique. Son objectif est de conduire ses auditeurs à la perfection chrétienne. Aussi, est-ce sur ce terrain qu’il rencontre souvent Augustin et s’en inspire. Sans prétendre fournir un éventail complet des thèmes spirituels qu’il a traités, je m’arrête d’abord à la pratique des vertus, dont les plus importantes sont, aussi bien pour d’Alzon que pour Augustin, l’humilité et la chasteté.

Le Christ, exemple d’humilité.

J’ai déjà fait allusion au lien que le P. d’Alzon établit entre ces deux vertus, à la suite de son maître. Sur l’humilité, il a de très beaux textes inspirés de saint Augustin. Dans une retraite sur la connaissance de Jésus-Christ, il écrit (ES p. 889) :

« Dieu nous donne l’humilité. “Ipse vobis ostendat gratiam humilitatis, qui cœpit habitare in cordibus vestris”, s’écrie saint Augustin, et certes, qui a été plus humble que le divin Sauveur et quelle preuve d’humilité ne nous donne-t-il pas quand il vient habiter dans nos cœurs souillés par tant de passions, esclaves de tant de péchés ? » (Homélies sur l’Ev. de saint Jean III, 15).

Dans ce contexte, il faut aussi relever le fameux passage de la Cité de Dieu sur les deux amours, que le P. d’Alzon cite plus d’une fois. Voici ce qu’il écrit dans les Méditations sur la perfection religieuse (t. II, p. 244) :

« Il est une autre humilité (l’humilité surnaturelle) qui part de Dieu pour descendre jusqu’à l’homme. Elle nous est indiquée par notre patriarche saint Augustin quand, dans son traité de la Cité de Dieu, il dit : “Deux amours ont fait deux cités : l’une, Babylone, la cité de Satan, repose sur l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu ; l’autre, Jérusalem, la cité de Dieu, repose sur l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi.” » (Cf. Cité de Dieu XIV, 28)

Tressaillez de joie, vierges saintes !

Sur la virginité, le P. d’Alzon suit saint Augustin dans le parallèle que celui-ci établit entre Marie et l’Eglise, et entre la vierge consacrée et Marie. Dans le Pèlerin du 17 janvier 1880, page 874, il adresse cette prière à la Vierge Marie :

« O Marie, l’ange dans sa réponse vous a révélé le mystère de la Vierge devenue Mère d’un Dieu, et cette réponse s’applique aussi à une autre mère et épouse comme vous, l’Eglise, ainsi que l’enseigne saint Augustin : “Ecclesia quoque virgo et mater est” » Ce passage cite librement le traité de la virginité, où saint Augustin dit : « Nam Ecclesia quoque et mater et virgo est » (Car l’Eglise aussi est vierge et mère), en inversant l’ordre des termes ( De la sainte virginité II, 2. BA 3, p. 113).

Sur le thème de la virginité consacrée (Instruction aux Religieuses d’Auteuil, août 1861), il cite un sermon de saint Augustin :

« Saint Augustin, le jour de Noël s’adressant aux vierges qui se trouvaient dans l’église où il prêchait, félicite les vierges saintes : “Tressaillez de joie, vierges saintes, parce que la Vierge a enfanté Celui que sans corruption il vous est permis d’épouser, Celui que vous pouvez concevoir et enfanter sans perdre ce que vous aimez” » .

En contrepartie, dans la 21ème Méditation destinée aux Augustins de l’Assomption, sur les vœux, il place la virginité consacrée à sa vraie place (ES p. 495) :

« Faire des vœux est un acte de religion, de culte, d’adoration… Ce n’est pas tel ou tel acte qui est bon ou mauvais en lui-même, c’est l’intention avec laquelle il est accompli qui en fait la bonté ou la malice : “Ne ipsa virginitas, quia virginitas est, sed quia Deo dedicata est honoratur” » (Sur la sainte viriginité, VIII, 8 : Traduction : « Car ce n’est pas d’elle-même, mais d’être consacrée à Dieu que la viriginité tire son honneur. »)

Voici comment le P. d’Alzon se laisse encore inspirer par saint Augustin, quand celui-ci présente plus généralement les vœux de religion. Celui-ci avait voulu souligner que dans la profession des vœux, celui qui les prononce a tout à gagner. Il écrit à son correspondant : « Quod autem redditur, reddens ipse servatur » (Lettre 127, 6), ce qui, sous la plume du P. d’Alzon, devient ceci : « Quod Domino redditur, reddens ipse servatur », et il traduit librement : « Ce qui est donné à Dieu est surajouté comme un bien de plus à celui qui donne. » (21ème Méditation ES p. 495).

Joies du ciel et beauté de Dieu

Qui, plus que saint Augustin, a rêvé des joies du ciel ? Le P. d’Alzon rêve dans le sillage du patriarche. Ce sont chez l’un et l’autre des textes admirables d’aspiration au bonheur. Dans un article de la revue L’Assomption, janvier 1877, p. 198, le P. d’Alzon évoque ainsi le bonheur du ciel :

« Or le bonheur est comme infini dans notre désir. Il est infini dans son terme : ce terme est Dieu qui nous as faits pour lui : “Fecisti nos ad te, Domine, et inquietum est cor nostrum donec requiescat in te” (Confessions I, 1, 1 : « Tu nous as faits orientés vers toi et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose pas en toi » ).

Un autre thème commun aux deux auteurs : l’aspiration à la beauté. Le P. d’Alzon a d’admirables développements sur le beau ; et son grand souci, c’est d’amener ses jeunes collégiens à l’amour de la beauté incréée, dont il s’efforce de leur faire percevoir des reflets ici-bas :

« Qui ne peut se plaire que dans une seule beauté, non pas celle dont vous me parlez, mais celle qu’avait trouvée saint Augustin. Lui aussi avait cherché les beautés de votre genre. Lassé de toutes leurs misères, de leur ancienneté, il en trouva à la fin une qu’il appelait toujours ancienne et toujours nouvelle. » (Lettre à d’Esgrigny 9/1/1831, dans Lettres d’Alzon, t. I, p. 181, Ed. Bonne Presse, 1923). Ce texte est une allusion transparente à la fameuse page d’Augustin dans les Confessions X, 27, 38 : « Bien tard je t’ai aimée, ô beauté si ancienne et si nouvelle, bien tard je t’ai aimée ! »

Dans une allocution à des premières communiantes (ES p. 1222), il dit ceci : « Les êtres tirent leur beauté de la lumière. Vous avez sous les yeux le plus magnifique spectacle. Si aucun rayon ne l’allume, vous ne voyez rien : c’est beau, mais ce ne sont que des ténèbres. C’est donc la lumière qui donne aux êtres leur beauté. Et, ajoute notre Docteur : “Est-ce que le soleil, dont la lumière donne la beauté aux êtres, n’est pas dans la nature le plus beau des êtres ? Mais qu’est que le soleil auprès de la lumière qui est Dieu, la splendeur de la gloire divine ?” » Là encore, l’allusion à saint Augustin est nette. On y trouve l’écho des Confessions VII, 10, 16 : « Je vis… la lumière immuable, non pas celle qui est ordinaire et visible à toute chair… Non, ce n’est pas cela qu’elle était, mais autre chose, bien autre chose que toutes nos lumières. »

En conclusion, comme je l’ai affirmé d’entrée, le P. d’Alzon a été un lecteur assidu de saint Augustin. Je pense l’avoir démontré. A d’autres de montrer à quel point il fut non seulement un lecteur d’Augustin, mais un disciple et un continuateur.

Charles Monsch
Augustin de l’Assomption

Thomas Merton et Augustin, par Jean-François Petit

Thomas Merton et Augustin. Un contemplatif-actif, par Jean-François Petit

Voici que tu seras silencieux

L’américain Thomas Merton, né en France en 1915 et mort à Bangkok en 1968, est l’un des plus grands spirituels de ce 20e siècle. Moine trappiste mais aussi écrivain, poète, photographe, ” pacifiste ” engagé contre la bombe atomique, la guerre du Vietnam, le racisme, pionnier du dialogue interreligieux… il a su se rendre présent à tous les grands débats de son temps. Sa vie et son oeuvre soulignent l’importance du rôle d’un certain type de contemplatifs qui ne se dérobent pas aux appels du monde. Dès lors, comment aurait-il pu passer à côté d’un autre grand ” contemplatif-actif “, saint Augustin ?

En effet, il est évident que l’un et l’autre ont vécu les mêmes paradoxes. Chrétiens assidus à la vie de prière, ils furent désireux de se tenir en retrait mais furent néanmoins happés par les besoins de l’Eglise et du monde. Lecteurs insatiables d’une Parole de Dieu devenue nourriture personnelle, ils durent par nécessité devenir des auteurs prolixes (pas moins de 62 ouvrages pour Merton !). Hommes enfin soucieux de l’unité de la vie intérieure mais toujours tentés par la réponse à des appels extérieurs… On pourrait continuer pendant longtemps la liste surprenante de ces parallèles.

Dans l’un et l’autre cas, Merton et Augustin ont su allier une expression personnelle et la formulation des données fondamentales de la foi, la richesse d’une expérience vécue et sa reprise ” théologique “, le sens du concret, de l’urgence et l’importance des visées de fond.

Pour ce qui nous concerne ici, nous nous limiterons à la mise en évidence de quelques aspects du rôle d’Augustin dans l’itinéraire de Merton . En effet, on peut dire que le grand saint occupe une place déterminante dans la conversion du trappiste, au point que le ” modèle augustinien ” semble inspirer le propre récit de Merton. Nous allons le voir à travers trois exemples précis.

La rencontre avec Bramachari

Bramachari l’invite à lire l’Imitation de Jésus-Christ et les Confessions de saint Augustin !

C’est en 1938, alors qu’il a eu jusque là une vie passablement agitée, que Merton rencontre le moine hindou Bramachari à New York. Il a alors 23 ans. Ame inquiète, la recherche religieuse est restée au centre de ses préoccupations. Mais selon lui, à l’époque, les chrétiens ne propagent que l’idée d’un Dieu “ bruyant, dramatique, irascible, vague, jaloux et caché, objectivation de leurs propres désirs, de leurs efforts et de leurs idéaux “. Lorsqu’il achète le livre d’Etienne Gilson L’Esprit de la philosophie médiévale et qu’il découvre que son auteur est catholique, il est dégoûté. De sensibilité protestante, il se méfie en effet des catholiques. Ils lui font peur. Il interprète par ailleurs l’Ecriture à la lettre, un peu comme Augustin dans sa jeunesse. Il n’a pas encore découvert le mot de saint Paul ” la lettre tue, l’esprit vivifie “.

Il éprouve quelque compréhension pour l’athéisme qui selon lui est une position exigeante et courageuse. Il reconnaîtra néanmoins que quelques chrétiens ont une conception intelligente de Dieu, qu’ils croient sincèrement en Lui. Mais il ne peut guère s’aventurer au-delà de cette reconnaissance. Lorsqu’il fréquente l’église épiscopalienne où son père avait été organiste, c’est en cachette.

C’est dans ce contexte, par l’intermédaire d’amis, que Merton rencontre Bramachari, moine hindou vivant aux Etats-Unis depuis cinq ans. Devenu docteur de l’université de Chicago, des clubs et des écoles l’invitaient à faire des conférences. Il vivait ainsi pauvrement, comptant sur la générosité de ses hôtes. Bramachari sentit très vite que le jeune Merton tâtonnait pour trouver sa voie. Alors que Merton s’attendait à ce qu’il l’initie à la mystique hindoue, il l’invite à lire l’Imitation de Jésus-Christ et les Confessions de saint Augustin !

Merton, décontenancé par cette réponse, d’autant plus surprenante que Bramachari donnait peu de conseils, comprend alors ” l’ironie ” de sa demande : il s’était tourné vers l’Orient comme s’il n’y a avait rien dans la tradition mystique chrétienne.

Cette réponse apparemment insignifiante joue un rôle décisif pour Merton. Elle oriente sa destinée, comme la rencontre d’Ambroise pour Augustin à Milan. Venu en curieux écouter l’évêque, Augustin lui doit ses premiers pas dans la foi catholique, une sympathie plus grande pour l’Eglise et une préparation à la lecture des écrits néo-platoniciens.

Les fruits de la retraite à la Trappe de Gethsémani

Mais ce n’est qu’en rentrant qu’il refait le geste de saint Augustin, ouvrant la Bible au hasard pour y chercher une réponse à ses questions. Il y tombe sur Luc 1, 20 … ” Voici que tu seras silencieux. “

A l’automme 1940, alors qu’il est à New York, Merton n’a plus qu’un seul désir : entrer au noviciat des franciscains. Entre temps, il était en effet devenu catholique. Dan Walsh, un thomiste, collaborateur de Gilson et Maritain, dont il suit les cours à l’université, le traite d'” augustinien “. Pourtant Merton n’a pas encore lu saint Augustin ! A cette époque il prépare ses examens d’agrégation et c’est dans un cottage sur les collines d’Olean, pendant l’été 1938, ” sous un pêcher, dans l’herbe haute ” qu’il découvre les Confessions .

Puis, poussé par une sorte d’instinct, il rentre un jour dans l’église saint François-Xavier dans la 16e Rue à New York, et là, en contemplant l’hostie que présente le prêtre, il prend la décision de devenir prêtre. Il commence désormais ses journées par la messe à l’église Notre-Dame de la Guadeloupe. A cette époque, il lit aussi les Exercices spirituels de saint Ignace, donne des cours à l’Ecole de commerce de Columbia, travaille à des projets de romans.

Lors de sa retraite à la Trappe de Gethsémani dans le Kentucky, il demande la grâce de devenir trappiste. Mais ce n’est qu’en rentrant qu’il refait le geste de saint Augustin, ouvrant la Bible au hasard pour y chercher une réponse à ses questions. Il y tombe sur Luc 1, 20. L’ange s’adresse à Zacharie, le père de Jean-Baptiste et lui dit : ” Voici que tu seras silencieux. ”

Comme pour Merton, la Trappe est associée au silence, il a le sentiment que seul son entrée chez les Trappistes pourra lui apporter la paix. C’est effectivement là que le conduit Dieu. Hésitant sur la voie à suivre, il a donc refait le geste de la célèbre scène du jardin de Milan (Confessions VIII,7,16 à 12,30). Celui-ci lui permet de sortir définitivement des impasses et angoisses de sa jeunesse.

La recherche de l’identité personnelle

Augustin et Merton partagent une conception commune de l’homme, marquée par un conflit entre un moi extérieur, faux, soumis à toutes les tentations et un moi intérieur, qui seul est vrai

A la Trappe, avant d’être autorisé à écrire à nouveau, Merton ne lira plus que trois ou quatre livres en six ans, dont les Commentaires sur les psaumes d’Augustin. Bien des personnes ont constaté la profonde similitude entre le récit de Merton de sa conversion et le ” modèle augustinien ” : importance de l’Ecriture, des lieux, du récit de crises graduées d’événements qui se répètent plusieurs fois, le rejet du monde suite à la conversion, la volonté d’offrir son expérience personnelle comme un modèle pour les lecteurs…

Mais il y a sans doute plus. Augustin et Merton partagent une conception commune de l’homme, marquée par un conflit entre un moi extérieur, faux, soumis à toutes les tentations et un moi intérieur, qui seul est vrai. Si le moi se tourne vers l’extérieur, il subit une déperdition qui le fait moins être. Il déchoit, tend vers le néant, la souffrance, la mort spirituelle. C’est ” l’aversio ” qui s’oppose à la ” conversio “, réorientation par le Christ vers la fin pour laquelle l’être est créé : Dieu. Aussi Merton insiste-t-il dans ses nombreux écrits sur la distance qui sépare l’homme de Dieu et des moyens pour retrouver cette proximité. Semences de contemplation en fournit une illustration :

Afin de devenir moi-même, je dois cesser d’être ce que j’ai toujours cru que je voulais être. Afin de me trouver moi-même, je dois sortir de moi-même et afin de vivre, je dois mourir. ”

Merton ne minimise pas l’idée de destinée personnelle et de vocation mais il souligne avant tout l’importance du recueillement pour pénétrer au plus profond de soi-même et de là aller vers Dieu. C’est la seule méthode si l’on est incapable de vraiment sortir de soi-même et de se donner à autrui dans un amour dépourvu d’égoosme. Dans le recueillement, l’âme humaine ne s’occupe plus d’oeuvres extérieures. Elle agit de manière différente en se concentrant sur la contemplation intérieure. On retrouve ici de façon explicite la distinction opérée par Augustin entre l’intelligence pratique et l’intelligence spirituelle (De Trinitate XII).

Une dernière note de La Nuit privée d’étoiles permet de conclure sur l’importance du recueillement dans la société moderne :

Le recueillement est davantage que le simple fait de rentrer en soi. Il met l’homme en contact avec Dieu dont l’invisible présence est une lumière pour celui qui voit toutes choses en elle et trouve aussi la paix en Lui et autour de Lui. ”

Certes, Merton n’a pas suivi Augustin en tout. Il insiste beaucoup plus sur la véritable place du contemplatif au coeur du monde. Il cherche finalement moins l’union à Dieu que des liens féconds entre amour et liberté. En d’autre termes, il se demande comment l’autonomie de l’homme moderne est compatible avec l’amour de Dieu. Mais le conseil de Bramachari, Merton ne l’a jamais oublié.

Jean- François PETIT
Augustin de l’Assomption

Augustin aujourd'hui
Un pèlerinage sur les pas de saint Augustin, par Noël Le Bousse – Sur les pas du P. d’Alzon, par une Claire de la Croix – Sur les pas de Marie Eugénie, par Véronique Thiébaut

Un pèlerinage sur les pas de saint Augustin, par Noël Le Bousse

Depuis plusieurs années, l’agence de voyages Notre-Dame de-Salut (NDS) organise des pèlerinages sur les pas de saint Augustin, encadrés par une équipe de Religieux assomptionnistes et d’accompagnateurs expérimentés. Nous nous sommes adressés au Père Noël Le Bousse, directeur de l’association NDS pour en savoir plus sur les motifs d’une telle démarche.

Itinéraires Augustiniens : Pourquoi proposez-vous régulièrement de partir sur les pas de saint Augustin, en Italie ou en Tunisie ?

Noël Le Bousse : Après avoir lu les textes de Jean-Paul II sur le sens du grand Jubilé de l’an 2000, j’ai pensé qu’il était bon d’envisager à cette occasion quatre séries de destinations :

  • Rome. C’est pour nous bien évidemment le centre de l’Eglise catholique, un lieu essentiel où l’on va d’abord pour prier et voir « Pierre ».
  • Jérusalem et la Terre Sainte. Comme l’indique Jean-Paul II, les chrétiens doivent avoir les yeux fixés sur le mystère de l’Incarnation du Fils de Dieu pour le nouveau millénaire. Aller en Terre Sainte, c’est aussi retourner aux sources de notre foi. Notre temps, notre histoire, ne peuvent se comprendre qu’en référence au Christ.
  • Les « jeunes Eglises ». Alors que Rome représente l’Eglise universelle, il est bon d’aller voir aussi comment des communautés chrétiennes différentes des nôtres vivent aujourd’hui l’Evangile. Aller vers les jeunes Eglises, en Afrique par exemple, c’est donc aller aussi à la rencontre de l’universalité de l’Eglise. Chaque Eglise locale a sa culture, sa vie propre. Cela peut être un moyen de nous ouvrir à la solidarité.
  • Dernière catégorie : la rencontre de grands témoins de la foi. C’est dans cette catégorie que s’inscrit le pèlerinage sur les pas de saint Augustin. Sans témoins, il n’y aurait pas d’Eglise aujourd’hui. Je reprends les mots de la brochure de l’agence : « Sans la chaîne ininterrompue des témoins, saints, célèbres ou inconnus, qui constituent l’Eglise depuis la résurrection de Jésus, le christianisme n’aurait plus d’autre saveur que celle du passé. Aller en pèlerinage à la rencontre de ces témoins, d’hier et d’aujourd’hui, c’est nous enraciner dans notre histoire grâce à des hommes et des femmes qui nous tendent la main et nous relient au Christ vivant. »

Parmi ces témoins, il y a, pour nous, Emmanuel d’Alzon et saint Augustin. Nous avons à sortir de l’ombre certaines figures comme celle du Père d’Alzon, notre fondateur. D’autres, comme celle de saint Augustin ont été exposées déjà en plein vent. On a besoin de les brosser, de les dépoussiérer, de leur donner une nouvelle fraîcheur. C’est le but de ce pèlerinage : connaître le « véritable Augustin ».

Je ne suis pas un spécialiste de saint Augustin, mais j’ai senti combien les contacts avec le P. Goulven Madec pouvaient éclairer, enrichir, rendre à saint Augustin « sa » vérité. Quand il m’a dit qu’il pouvait mettre sur pied un programme et accompagner, j’ai pensé que c’était un service à rendre à ceux qui aimeraient rencontrer Augustin sous cette forme.

Une proposition comme celle-là donne-t-elle du sens à une démarche de pèlerinage ?

Pour moi, partir en pèlerinage, c’est aller en un lieu où un message a été délivré, à Lourdes par exemple, un lieu que l’Eglise a reconnu. C’est aussi aller vers une figure qui porte un témoignage, une personne qui peut aider à la réflexion, à la recherche de sens à notre vie, à une réflexion spirituelle. Découvrir ce personnage ou cette figure, c’est contribuer à mon avancée personnelle.

Cela me paraît très différent d’une démarche où l’on va pour réfléchir à un thème. Le risque de ce genre de proposition, c’est de réfléchir avec sa tête seulement. Or, c’est le cœur qui doit être touché. C’est là le vrai point d’ancrage et d’avancées possibles.

Y a-t-il des traits spécifiques aux pèlerinages assomptionnistes ? Ont-ils quelque chose à voir avec une spiritualité augustinienne ?

Comme assomptionniste, je pense que, pour faire pèlerinage, il faut d’abord accepter de partir. Cela veut dire : s’ouvrir à … A l’inconnu, à ces nouveautés que peuvent représenter les autres, leur pays, leur message… Mais il faut aussi dans le même temps être disposé à … En effet, on peut se disposer laisser parler l’autre, à écouter une parole, à écouter la Parole, l’Evangile qui « parle » en Terre Sainte, le Christ, ou l’Esprit Saint. Un pèlerinage, par le déracinement et la rencontre qu’il peut provoquer est un terrain possible d’évangélisation.

Je crois qu’il est nécessaire aussi d’apprendre à demeurer : prendre son temps, se laisser imprégner, se laisser impressionner par les personnes, les lieux, les textes. Un pèlerinage, ce n’est une course d’obstacles. Nous voulons souvent voir beaucoup trop de choses. Chacun regarde alors sa montre et fulmine contre les embouteillages et les heures de fermetures des Lieux Saints…

Enfin, faire un pèlerinage, c’est effectuer une démarche en Eglise. Certes, la marche peut être solitaire, comme vers Compostelle, mais c’est toujours un peuple qui est en marche, comme dans le désert.

Je crois que les pèlerins dans nos voyages apprécient le contact personnalités avec l’accompagnateur. Ils attachent de l’importance aux célébrations. Ils sont heureux du côté convivial et du souci œcuménique des assomptionnistes. Sans doute que la spiritualité augustinienne est au cœur de tout cela !

Encore un mot. Partir sur les pas de saint Augustin, ce n’est pas simplement essayer de mieux connaître l’homme et son évolution personnelle, ou se nourrir de quelques morceaux choisis de ses écrits. C’est vraiment, comme aime à le rappeler G. Madec, comprendre notre christianisme qui lui doit autant qu’à un saint Benoît. Heureux sommes-nous si nous apprenons à aimer saint Augustin pas simplement pour lui-même, mais aussi pour aimer le Christ et l’Eglise !

Propos recueillis par Jean-François PETIT
Augustin de l’Assomption

Sur les pas du P. d’Alzon, par une Claire de la Croix

« Viatores sumus»

« Viatores sumus », écrit saint Augustin, ce qui signifie que nous n’avons pas de demeure fixe sur terre, nous ne sommes que des pèlerins, en route vers une autre cité. Nous ne devrions donc pas nous attacher à des lieux éphémères, mais les considérer comme des relais.

Paradoxalement, si le pèlerinage évoque l’idée d’une marche, d’un mouvement, il implique également celle d’un but bien précis, un lieu qui a du sens, de la valeur, donc un lieu ou des lieux auxquels nous sommes attachés.

C’est pourquoi, en tant qu’Oblates de l’Assomption, nous aimons aller en pèlerinage sur les pas du Père d’Alzon, là où a vécu notre fondateur. Nous aimons le suivre surtout dans trois endroits qui lui étaient chers : le Languedoc, Paris et Rome.

A l’écoute du Seigneur

Comme pour tous les pèlerinages sans doute, nous pouvons les parcourir plusieurs fois et toujours y trouver des choses nouvelles. Les lieux ne sont pas différents, mais nos intérêts, nos motivations se sont déplacés. Nous pouvons, entre temps, avoir découvert ou approfondi tel ou tel aspect de la spiritualité du Père d’Alzon, et ainsi communier avec plus d’intensité à ce qui a fait sa vie, ses joies, ses peines, ses désirs les plus chers, ses affections, ses répugnances…

Faire un pèlerinage est toujours un appel à la conversion. Partir pour retrouver le cadre dans lequel le Père d’Alzon a vécu, c’est prendre de la distance par rapport à ce que nous vivons au quotidien ; c’est partir à l’écoute du Seigneur à travers notre fondateur pour vivre davantage de son esprit, afin que croissent en nous la Foi, l’Espérance et l’Amour, « un Amour hardi, surnaturel, désintéressé », comme il aimait nous le rappeler (ES. p. 136).

Ainsi, partir sur les pas du Père d’Alzon, c’est d’abord vouloir devenir plus filles de notre père et je dirais : « tout le reste nous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33). A savoir ce qui fait les charmes de tout voyage, par exemple, dans le midi de la France : contempler des paysages magnifiques, sentir les effluves de la garrigue : le thym, le romarin, la lavande…, jouir du soleil et d’une luminosité extraordinaire, goûter la saveur des fruits inhabituels…

Un des secrets pour que le pèlerinage soit profitable, c’est de partir avec un cœur de pauvre, accepter de ne pas tout savoir, vouloir apprendre des choses nouvelles, et même si, en théorie, on croit connaître beaucoup, on a toujours à progresser dans une certaine intériorité.

Revivre les mêmes sentiments

De plus, même si un pèlerinage n’est pas à proprement parler une retraite, si on veut en tirer profit, un certain recueillement (par opposition au « divertissement » au sens pascalien), allié à un esprit de prière, est indispensable.

Pour mieux pénétrer dans l’intimité de notre père, pour pouvoir en vivre davantage, il est bon de rappeler certains épisodes dans les lieux mêmes, de lire des textes écrits sur place, en un mot, essayer de recréer l’ambiance, vivre les sentiments éprouvés par lui dans l’environnement qui était le sien :

  • L’action de grâce, là où le Père d’Alzon a été heureux, comme au Château de Lavagnac, avec ses parents, ses sœurs, et plus tard, avec son neveu.
  • Le don de soi, à Notre-Dame des Victoires, à Paris, où il fit le vœu d’être religieux.
  • La souffrance morale, près de l’église Saint-Augustin, à Rome, où il signe son adhésion à l’encyclique Singulari Vos, condamnant son ami Lammenais.
  • La souffrance physique, à Lamalou, où il écrit l’admirable texte sur le crucifix : « L’ami de tous les jours » (ES. page 1230).
  • La dévotion à la Sainte Vierge, « notre modèle et notre mère » (ES p. 32), à Notre-Dame de Rochefort, à Espérou.
  • L’admiration pour la création, dans les descriptions de sa propriété de Lavagnac ou de la campagne autour de Lamalou.
  • L’amour de l’Eglise, en le suivant dans ses tâches pastorales de Vicaire Général à travers les rues de Nîmes, des églises à l’évêché, de la cathédrale au collège de l’Assomption, de la rue de l’Arc du Gras à la chapelle des jésuites, de la rue Séguier à la rue Sainte-Perpétue…
  • L’intériorité, à la chapelle de Lavagnac, à la Chartreuse de Valbonne où il allait se ressourcer et prendre des forces pour sa vie apostolique trépidante.
  • Son grand projet pour les Oblates, à Rochebelle, à la chapelle de la rue Séguier (qu’il fait construire avec Mère Correnson), à Rome où il leur écrit de si belles lettres.

Au souffle des origines

Le pèlerinage sur les pas du Père d’Alzon peut se fait seul ou en groupes. Pour avoir fait les deux de nombreuses fois, je peux dire qu’il est beaucoup plus enrichissant de le faire à plusieurs, quel que soit le groupe : jeunes, moins jeunes, religieux, laïcs, groupe international, spécialistes ou novices… Vivre ensemble avec notre père devient alors une démarche d’Eglise et crée des liens très forts, grâce au partage et à la communion, malgré bien souvent la fatigue et la chaleur, puisque nous faisons plutôt ce pèlerinage pendant l’été !

Pour une Oblate de l’Assomption, un Assomptionniste, ou un ami de nos congrégations, un pèlerinage sur les pas du Père d’Alzon commence et se termine à Nîmes près des tombes de nos fondateurs, dans la chapelle des Oblates où le Père d’Alzon a voulu reposer aux côtés de Mère Emmanuel-Marie Correnson. C’est là, dans la solitude et l’intimité, que certaines pages des Ecrits Spirituels prennent une dimension spéciale et parlent à chacune de ses filles, à chacun de ses fils, à « chacun selon ses besoins ». C’est là, près des tombes, disait le Père Gervais Quénard à ses frères (3 novembre 1942) que :

« Nous referons nos forces
pour les tâches présentes
au souffle puissant
de la première Assomption.
 »

Sœur Claire de la Croix
Oblate de l’Assomption

Sur les pas de Marie Eugénie, par Véronique Thiébaut

« La sagesse a conduit les saints
sur un chemin de merveilles…
»
(Sagesse 10, 17)

Comme Religieuses de l’Assomption, nous héritons du charisme de la bienheureuse Marie-Eugénie Milleret, fondatrice de la congrégation. Sa mémoire vivante inspire aujourd’hui encore nos choix, notre apostolat, notre style de vie consacrée. Ses écrits nous invitent sans cesse à convertir notre cœur pour être toujours davantage femmes de Dieu. Méditer son chemin d’adolescente, rejointe un jour par la Grâce, son chemin de femme décidée à tout faire pour que Jésus-Christ soit mieux connu et mieux aimé, son chemin de fondatrice, c’est un moyen de comprendre toujours mieux son message. Elle est pour la congrégation la « première en chemin ».

La Lorraine, terre natale d’Anne-Eugénie Milleret
« Une terre que j’aimais d’un amour enfantin…»

Anne-Eugénie Milleret est née à Metz en 1817, dans un immeuble du centre ville dont elle se souvient peu puisque sa famille déménage en 1820/1821 dans une autre maison, proche de l’église Sainte-Ségolène, où elle fait sa première communion à Noël 1829, seule, « sans les préparations ordinaires ». Elle reçoit alors une grâce spéciale, saisie par la grandeur de Dieu, et fait l’expérience d’un enracinement en Christ et en son Eglise.

« J’ai senti aussi profondément que jamais j’aie pu faire depuis, une séparation silencieuse de tout ce à quoi j’avais alors quelque lien, pour entrer seule en l’immensité de Celui que je possédais pour la première fois…En l’instant où je reçus Jésus-Christ, ce fut comme si tout ce que j’avais jamais vu sur terre, et ma mère même, n’était qu’une ombre passagère…» (1841).

Cette expérience reste fondamentale pour Anne-Eugénie qui, à l’époque, dit à peine quelquefois une prière. Sa relation à Dieu en reste profondément marquée : plus tard, elle entrera par toute sa vie dans ce mouvement d’adoration du Père initié par le Christ. Elle se persuadera que « tout se fait au pied du Saint Sacrement ». C’est cet esprit d’adoration, cette conviction de la présence eucharistique de Dieu en nous et parmi nous que nous demandons à Sainte-Ségolène.

Preisch, c’est le domaine familial, à la campagne, le lieu de l’enfance. Anne-Eugénie y joue avec son frère Louis, se promène dans le parc autour de la petite chapelle où elle a été baptisée le 5 octobre 1817. Image d’une enfance heureuse et insouciante, le domaine sera vendu en 1833, trois ans après la ruine de Monsieur Milleret. Il devient alors symbole de la rupture, de la séparation d’avec Louis. Marie-Eugénie y reviendra plusieurs fois, jusqu’en 1894, quatre ans avant sa mort. Elle écrit en 1837 à l’abbé Combalot :

« J’ai revu Metz avec une profonde émotion, je n’y étais pas retournée depuis le premier voyage que j’y avais fait avec ma mère, et dans ces derniers jours de sa vie… Ce pays-ci devrait avoir pour moi de graves enseignements. J’y ai vu passer devant moi toutes les vicissitudes de la fortune ; mon père y a été riche et puissant, puis en un jour, tout cela a disparu… J’ai vu passer entre des mains étrangères la terre où j’avais été élevée et que j’aimais d’un amour enfantin… »

Visiter Metz et Preisch, c’est faire mémoire d’une enfance heureuse, d’une adolescence éprouvée, d’un âge mûr qui permet de tirer leçon du passé. Riche d’enseignements pour Marie-Eugénie, cette terre de Lorraine l’est aussi pour nous. C’est une invitation, comme pour Marie-Eugénie, à une relecture de notre histoire, marquée dès l’origine par la grâce du baptême.

Paris : vocation et fondation de la congrégation.
« Donner toute ma faiblesse à l’Eglise ! »

A Paris, après la mort de sa mère en 1832, Marie-Eugénie est une adolescente troublée, insatisfaite de la vie tour à tour trop mondaine ou trop étriquée des personnes qui l’accueillent. Elle se sent seule, dans « un amer isolement d’âme ». C’est une porte ouverte à la grâce. Au cours du carême 1837, elle suit à Notre-Dame les conférences du Père Lacordaire : il répond aux pensées de la jeune fille. Elle lui écrira plus tard : « J’étais réellement convertie et j’avais conçu le désir de donner toutes mes forces ou plutôt toutes ma faiblesse à cette Eglise qui, seule désormais à mes yeux, avait ici-bas le secret et la puissance du bien. » Le pèlerinage parisien commence donc à la cathédrale dans l’action de grâce pour sa vocation qui « date de Notre-Dame ».

Les pas du pèlerin le conduisent alors à suivre étape par étape la réalisation de cette vocation. A Saint-Eustache, Anne-Eugénie rencontre l’abbé Combalot qu’elle prend pour confesseur. Il lui parle d’une nouvelle congrégation religieuse, consacrée à l’éducation des jeunes filles, sous le vocable de l’Assomption, et lui demande d’en être la fondatrice. Malgré son ignorance de la vie religieuse, elle accepte, convaincue par une phrase de l’abbé : « C’est Jésus-Christ qui sera le fondateur de notre Assomption, et entre les mains de Dieu, les plus faibles sont les plus forts ». Comment ne pas rendre grâce à Saint-Eustache pour la promptitude dans sa réponse, pour sa confiance en Jésus-Christ. Avec elle, en ce lieu, nous faisons mémoire de nos propres vocations, et de ceux et celles qui les ont accompagnées. Avec elle, nous nous rendons disponibles de nouveau pour la mission.

Après quelques mois de noviciat chez les bénédictines d’abord, puis à la Visitation de la Côte Saint-André, Marie-Eugénie s’installe avec son unique compagne, sœur Marie-Augustine, dans un petit appartement de la rue Férou, proche de Saint-Sulpice, l’église où elle avait entendu pour la première fois l’abbé Combalot. C’est là que, le 30 avril 1839, est fondée la congrégation : un début modeste, dans un petit appartement de l’étroite rue Férou. Cette rue, ce lieu, sont une belle leçon d’humilité et de confiance. Tout ce qui naît grandit avec la grâce de Dieu. Nous lui confions ici nos projets, ce qui commence, ce qui est appelé à recommencer.

Les autres lieux parisiens où la communauté s’installera correspondent chacun à une étape importante. Rue de Vaugirard, c’est la première messe à l’Assomption, les premières prises d’habit, les premiers vœux des trois «fondatrices », Marie-Eugénie, Thérèse-Emmanuel, Marie-Augustine et…l’arrivée de la première élève ! A l’impasse des Vignes, Marie-Eugénie fait ses vœux perpétuels avec les premières sœurs. De la rue de Chaillot se décident les premières fondations hors de France. D’un lieu à l’autre, c’est une expérience de la fidélité de Dieu. « C’est Dieu qui conduit toutes choses et jamais main plus amoureuse ni plus sage ne saurait conduire nos destinées. » Cette itinérance assez longue, puisque ce n’est qu’en 1857 que la communauté s’installe à Auteuil, est signe d’une confiance absolue en Dieu, signe d’une congrégation bâtie sur le Christ et se laissant mener par Lui. Elle dira :

« Dans notre œuvre, tout est de Jésus-Christ, tout est à Jésus-Christ, tout doit être pour Jésus-Christ… Nous étions quelques pauvres filles sans un lieu sur la terre. Dieu a tout donné. Tout vient de Lui… Que tout soit donc pour Jésus-Christ. » ( 2 mai 1884).

« On devrait apprendre de chaque saint
la vertu dans laquelle il a excellé
 »

Le pèlerinage s’achève à Auteuil, dans la chapelle de la maison généralice, devant la tombe de Marie-Eugénie. En parcourant les lieux qui ont marqué sa vie, c’est sa recherche de Dieu et son expérience de Jésus-Christ que le pèlerin a partagées. Il a pris le temps de faire grandir son propre amour pour Dieu, le Christ, l’Eglise. Il aura mesuré l’importance des racines, la valeur du passé. Il aura appris la Foi et le don inconditionnel d’une vie pour le Royaume. En 1878, Marie-Eugénie dira à ses sœurs :

« Il ne faut pas séparer de notre dévotion et de notre amour les membres de Jésus-Christ déjà triomphants dans le ciel, et qui sont la partie de l’Eglise la plus belle, la plus noble … Nous devons avoir une grande dévotion pour tous ceux qui ont répandu la foi chrétienne, qui en ont rempli le monde, qui l’ont rendue intelligible – les docteurs qui ont enseigné la vérité, et les fondateurs d’Ordres religieux, qui ont reçu de Dieu des grâces toutes particulières pour la vie religieuse. En les invoquant, on devrait apprendre de chaque saint la vertu dans laquelle il a excellé. Or chaque fondateur d’Ordre religieux est le type d’une vertu qui appartient à son Ordre. Cherchez et vous trouverez là des principes sûrs et solides pour votre dévotion. »

Le pèlerinage sur les pas de Marie-Eugénie nous est donné pour chercher ces vertus dont elle est le type. Quand s’achève le chemin et que continue le pèlerinage de notre vie, c’est vers Dieu et vers son Fils que l’on se tourne. Avec Marie-Eugénie.

« Seigneur Jésus Christ,
Tu as donné à Marie-Eugénie
la grâce d’être toute à Toi,
et Tu as mis en elle un ardent désir
de te connaître et de te faire connaître,
de t’aimer et de te faire aimer…
Accorde à nous tous
de vivre comme elle dans la sainteté de l’amour
et dans la fidélité à notre propre vocation,
pour la gloire et le salut du monde. Amen.»

Sœur Véronique THIEBAUT
Religieuse de l’Assomption