Itinéraires Augustiniens n°28 : Sa vie, son activité, ses convictions

Des vies d’Augustin, il en existe de toutes les tailles. Depuis que notre revue en a présenté un inventaire (I. A. n° 18, juillet 1997), d’autres sont venues s’aligner sur les rayons des bibliothèques. Celle de Serge Lancel, Saint Augustin (Fayard,1999) compte à ce jour parmi les plus prestigieuses. Il devenait urgent pour notre revue de se mettre sur les rangs. Grâce à Goulven Madec, c’est chose faite, et bien faite.

Editorial

Des vies d’Augustin, il en existe de toutes les tailles. Depuis que notre revue en a présenté un inventaire (I. A. n° 18, juillet 1997), d’autres sont venues s’aligner sur les rayons des bibliothèques. Celle de Serge Lancel, Saint Augustin (Fayard,1999) compte à ce jour parmi les plus prestigieuses. Il devenait urgent pour notre revue de se mettre sur les rangs. Grâce à Goulven Madec, c’est chose faite, et bien faite.

Dans le présent numéro des Itinéraires Augustiniens, on ne trouvera pas les rubriques habituelles. Il ne porte qu’une seule signature, celle de Goulven Madec, bien connu de nos lecteurs. Il compte parmi les meilleurs spécialistes d’Augustin. Nous lui avons laissé le champ libre. Il n’y a pas à le regretter. Dans les pages qui suivent, Augustin se révèle plus vivant que jamais. Sa vie et ses activités s’y trouvent regroupées sous quatre rubriques.

  1. Les imprévus d’une vie. Sous les habits inattendus dont l’histoire l’a affublé, Augustin est parfois méconnaissable. Il convenait de nous en dessiner le « vrai » portrait, en évoquant sa vie mouvementée, de sa naissance à Thagaste en 354 à sa conversion et à sa venue à Hippone, ville dont il sera l’évêque jusqu’à sa mort, en 430.
  2. Le service de l’Eglise. Évêque, Augustin fut d’abord pasteur d’âme, soucieux d’instruire et de nourir de la Parole de Dieu cette population dont il était responsable. Son action s’étendait bien au-delà des limites de son diocèse. C’est à lui qu’on fait appel dès qu’un débat sème le trouble dans l’Eglise. Dans cet épiscopat d’Afrique du Nord, pauvre en hommes cultivés, il était la tête pensante. Il en sera le « théologien de service »
  3. Une œuvre immense. Sans se livrer à une analyse intégrale de l’œuvre, Goulven Madec fournit ici des clefs de lecture précieuses pour aborder certaines d’entre elles, dont les plus célèbres : les Confessions et la Trinité. On y découvre l’intelligence pénétrante d’Augustin, la profondeur de sa foi, un cœur passionné de Dieu et des hommes.
  4.  Les enjeux des controverses. Dans les débats d’idées et de société de son temps — ils sont nombreux et toujours renaissants — Augustin se révèle un adversaire redoutable, mais surtout un homme viscéralement attaché au Christ et à l’Eglise. Son but n’est jamais de vaincre, mais toujours de favoriser en chacun une vie chrétienne sans faux-semblant, tout simplement.

Goulven Madec écrit en conclusion : « Donnez-vous la peine de lire…» Vous verrez très vite qu’il se lit sans peine.

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

Augustin en son temps
Augustin (354-430) Un saint comme un autre. Par Goulven Madec, aa

Chronologie de la vie de saint Augustin.

Jeunesse studieuse

354 : Naissance à Thagaste le 13 novembre. Parents : Monique et Patricius.
361 : Etudes à Thagaste. «Je fus livré à l’école. » (I, 9, 14)
365 : Etudes à Madaure. «Mon premier séjour hors de chez moi» (II, 3, 5)
369 : Année d’oisiveté à Thagaste. Vol de poires (II, 3, 8)
370 : Etudiant à Carthage, grâce aux subsides de Romanianus (III, 1)
371 : Mort de Patricius. Liaison avec celle qui lui donnera un fils en 372, Adéodat mort sans doute en 389.
372 : Adhésion au manichéisme (III, 6, 10)

Vie inquiète du professeur

374 : Professeur à Thagaste. Perte d’un ami (IV, 4, 7).
376 : Professeur à Carthage (IV, 7, 12).
383 : Rencontre de l’évêque manichéen Faustus (V, 6, 11). Déception.
Départ pour Rome (V, 8, 14).
384 : A Milan. Visite à Ambroise, dont il écoute la prédication (VI, 3, 3).
385 : Renvoi de sa concubine (VI, 15, 25).

Conversion à Milan

386 : Lecture des Livres platoniciens (VII, 10, 16).
386 : Août. Scène du jardin (VIII, 12, 29). Retraite à Cassiciacum (IX, 4, 7).
387 : Baptême d’Augustin, d’Adéodat et d’Alypius, 24-25 avril (IX, 6, 14).
Retour vers l’Afrique, mort de Monique à Ostie (IX, 11, 28)
388 : Visite de monastères romains. Il s’établit à Thagaste dans
la maison de ses parents, pour une vie de moine.

Evêque d’Hippone

391 : Appel au sacerdoce à Hippone en janvier. Il fonde le monastère du jardin.
395 : Evêque coadjuteur de Valerius qui meurt en 396.
396 : Augustin évêque titulaire d’Hippone.
399 : Fermeture des temples païens. Il rédige : La Première catéchèse.
400 : Entre 397 et 400, il rédige Les Confessions.
410 : Chute de Rome le 24 août.
411 : Augustin à Carthage pour la Conférence avec les donatistes.
413 : Début de la rédaction de la Cité de Dieu. Lutte contre Pélage
426 : Heraclius est désigné pour succéder à Augustin. Rédaction des Révisions.
429 : Les Vandales en Afrique. Débats sur la grâce en Provence.
430 : Les Vandales devant Hippone. Mort d’Augustin le 28 août.

1. Les imprévus d’une vie.

Augustin est au ciel depuis 1570 ans, reconnu « saint » par la voix du peuple chrétien, sans « procès de canonisation » (c’est une institution médiévale bien plus tardive).

Après beaucoup de succès et de revers au cours des âges, son étoile brille depuis peu dans la constellation de « La Pléiade » : ses œuvres paraissent dans la prestigieuse collection de chez Gallimard ; il aura donc encore des lecteurs tout au long du XXIe siècle.

Et voici qu’il entre dans la vitrine des « Petits Saints » en l’église de Plouguerneau(1) ! Ce n’est pas une déchéance. Oh ! non. Je suis sûr qu’il est heureux et fier d’y rejoindre, en immigré, quelques-uns de ses collègues, « évêques pour vous, chrétiens avec vous », comme il disait … dans « l’immense cortège de tous les saints » comme nous le chantons.
1. Les imprévus d’une vie

« Portraits »

Augustin est vêtu à l’antique, tunique et pallium ; il tient dans sa main gauche un rouleau de ses œuvres ; de la droite il désigne le Livre par excellence, la Bible dont il explique le sens mystique, c’est-à-dire le Christ, sens plénier des Écritures

Augustin faisait observer un jour que le visage de Jésus, quel qu’il fût, était unique, son visage de chair, que nous faisons varier à l’infini, suivant les mille et mille façons dont nous l’imaginons les uns et les autres.
Il en est de même du visage d’Augustin. On en a des milliers de représentations : miniatures, vitraux, sculptures, fresques et tableaux, des chefs d’œuvre et des croûtes de toute espèce … C’est un « musée imaginaire », à la fois émouvant et éprouvant … émouvant, parce qu’Augustin est là présent au cours des âges, contemporain de chacun et de tous, éprouvant, parce que nous le voyons affublé de façons invraisemblables, déguisé en chanoine ou en ermite ou en évêque, crossé, mitré, auréolé …

J’ai sélectionné quelques images, dont je vous présente de très médiocres photocopies et un commentaire sommaire, en commençant par la plus récente, l’une des plus détestables que je connaisse ! (Itinéraires Augustiniens a eu le privilège d’une première présentation de ces portraits dans le n° I.A. 21 (janvier 1999), pages 31 à 35. )

Le « magasin de nouveautés ». C’est une carte postale conservée dans les collections de la Bibliothèque nationale ; elle est due à un certain Rouchon († 1878) ; paix à son âme ! Si on se représente Augustin comme cela, avec tous ces falbalas, on risque fort de ne rien comprendre à la spiritualité augustinienne. Le « magasin de nouveautés » : quel symbole ! Déjà de son vivant, Augustin fut accusé d’être un novateur, c’est-à-dire un hérétique, notamment à cause de son interprétation de la Lettre aux Romains. Des « hérétiques » augustiniens, il y en a eu, et de grands : Luther († 1546) et Calvin († 1564), des « augustiniens fourvoyés » aussi, comme disait sans tendresse le cardinal de Lubac : Baius (Michel de Bay, théologien de Louvain, † 1589) et Jansénius (Cornelius Jansen, évêque d’Ypres, † 1638), dont l’Augustinus, publié en 1640, causa tant d’agitation dans le « Grand siècle » . Disons, plus charitablement et sans ambages, que les uns et les autres voulurent être et furent de bons chrétiens, disciples d’Augustin ; mais peut-être n’est-il pas toujours facile de l’être.

L’image la plus vénérable connue est celle de la fresque du Latran qui date du VIe siècle.

Le pape Grégoire le Grand († 604) avait fait aménager, dans la partie du palais qu’on appelle « Sancta sanctorum » , une bibliothèque aussi bien fournie que possible. Et, suivant la coutume antique, il la fit orner de portraits d’ « hommes illustres» , de « Pères de l’Église» . Celui d’Augustin illustrait le « département » où se trouvaient conservées ses œuvres. Ce n’est pas une image factice ou stéréotypée, mais probablement la reproduction d’un tableau qui avait été fait du vivant d’Augustin et qui accompagnait sa bibliothèque lors de son transfert à Rome vers 445.

Augustin est vêtu à l’antique, tunique et pallium ; il tient dans sa main gauche un rouleau de ses œuvres ; de la droite il désigne le Livre par excellence, la Bible dont il explique le sens mystique, c’est-à-dire le Christ, sens plénier des Écritures. Il prêche ; et il faut simplement imaginer ses auditeurs pressés debout autour de lui pour l’écouter. Il n’y a pas de costume clérical ou liturgique. Dans sa Règle aux religieux, Augustin dit : « Que votre tenue ne soit pas voyante » . Et dans un sermon il dit aux fidèles : « Ne m’offrez pas un vêtement de luxe ; cela convient peut-être à un évêque ; mais cela ne convient pas à Augustin, pauvre et fils de pauvres ». Il y a là probablement quelque malice à l’égard d’autres évêques qui avaient soin de « se saper » !
La statue du « Petit Saint » Augustin, dans sa simplicité, est heureusement inspirée de cette fresque antique. Félicitations au sculpteur, Mr Le Mest.

« CV »

Comme pour tous les « Petits Saints », les chrétiens sont en droit de connaître le « curriculum vitae» d’Augustin. Mais comment l’établir ? Sa vie fut si longue (jusqu’à 76 ans, c’était beaucoup pour l’époque) et si riche que les historiens remplissent, les uns après les autres, des centaines et des centaines de pages pour la décrire. On la connaît d’abord par la biographie qu’écrivit, peu de temps après sa mort, son disciple Possidius : une vie de saint, pieuse, mais honnête, édifiante, comme il se doit, mais sans excès de merveilleux. On la connaît surtout par les œuvres même d’Augustin : ses fameuses Confessions, où il raconte à sa manière divers épisodes de son enfance, de sa jeunesse, de sa conversion, jusqu’au retour au pays ; ensuite par ses lettres, ses sermons, ses ouvrages qu’il a recensés en ordre chronologique dans les dernières années de sa vie. C’est beaucoup trop ; il faut se contenter ici d’une évocation générale qu’on espère plus attractive qu’un « CV ».

La réussite

Le couple parental était mixte. Monique était une bonne chrétienne, Patrice un brave païen qui ne fit pas obstacle à ce que la mère donnât une éducation chrétienne aux enfants

Né le 13 novembre 354, Augustin, son frère Navigius et sa sœur (dont on ignore le prénom), étaient les enfants de Patrice et Monique, petits propriétaires terriens, exploitants agricoles à Thagaste (aujourd’hui Souk Ahras, aux confins de l’Algérie et de la Tunisie), au cœur de l’Afrique romaine qui couvrait grosso modo le Maghreb actuel, région prospère à l’époque, « grenier de Rome », l’approvisionnant en céréales, huile d’olive et vin.

Augustin, son frère et sa sœur, vécurent là une enfance heureuse. Il nous dit pourtant qu’il n’aimait pas l’école et ses brutalités ; on le comprend. Mais son intelligence y brilla rapidement ; et ses parents firent tout ce qu’ils pouvaient pour favoriser sa réussite, sa « promotion sociale » dont ils espéraient profiter eux aussi. Il fit donc d’excellentes études primaires, secondaires, et finalement universitaires à Carthage ; et il devint bientôt professeur de lettres.

Le couple parental était mixte. Monique était une bonne chrétienne, Patrice un brave païen qui ne fit pas obstacle à ce que la mère donnât une éducation chrétienne aux enfants. Bébé, Augustin reçut le sacrement des catéchumènes : le signe de la croix sur le front, les grains de sel sur les lèvres, ce qu’on appelait naguère les « rites préliminaires » du baptême. Plus tard, à sept ans peut-être, il tomba gravement malade ; en danger de mort, il réclama instamment le bapême. Mais il se rétablit et on différa la cérémonie. Il y avait, en effet, à l’époque, deux catégories de chrétiens, les « fidèles » : ceux qui avaient reçu le baptême, sacrement de la foi, et promis de vivre en bons chrétiens, et les « catéchumènes » qui préféraient se tenir confortablement sur le seuil, en se disant qu’il serait toujours temps de faire le nécessaire plus tard.

Augustin fut donc toujours chrétien : il avait bu, dit-il, le nom de son Sauveur avec le lait de sa mère et il le retenait au fond de son cœur d’enfant

Augustin fut donc toujours chrétien : il avait bu, dit-il, le nom de son Sauveur avec le lait de sa mère et il le retenait au fond de son cœur d’enfant. Mais il est bien probable qu’il n’y pensait guère au cours des années un peu folles de son adolescence.

A 17-18 ans, étudiant à Carthage, il se lia à une compagne qui lui donna un enfant. Ils le prénommèrent Adéodat, « Dieudonné ». Bon père, Augustin dit que l’enfant non désiré sut, une fois né, se faire aimer. C’est naturel ! Adéodat, âgé de 15 ans, reçut le baptême à Milan en même temps qu’Augustin dans la nuit pascale de 387. De retour à Thagaste, le père continua l’éducation de son fils surdoué qui mourut prématurément vers l’âge 18 ans, de maladie ou par accident, on ne sait. Mais son père édita peu après, en guise de mémorial, un beau dialogue intitulé Le Maître (= le Christ), en assurant que tout ce qui y est prêté à Adéodat est bien de lui. Il n’y a pas de raison sérieuse d’en douter.

Entretemps Augustin ne fut jamais un « prof pénard », sans autres soucis que professionnels, sentimentaux et familiaux ; car il avait lu un dialogue philosophique de Cicéron qui l’avait enthousiasmé. Dès lors il était déstabilisé, pris entre son amour de la Sagesse (= la philosophie) et ses passions de jeune homme ardent et ambitieux ; et il partait dans une longue quête de la Vérité.

Ne trouvant pas le nom du Christ chez Cicéron (et pour cause : Cicéron vécut en effet de 106 à 43 avant Jésus-Christ. ) , il fit un essai de lecture de la Bible, mais fut rebuté par le mauvais latin de vieilles traductions. Il fut ensuite séduit par la secte des manichéens, qui se présentait à lui comme une communauté chaleureuse professant un christianisme éclairé, affranchi des contraintes de la foi catholique et des billevesées de l’Ancien Testament considéré comme œuvre d’un Dieu pervers. Augustin fréquenta la secte pendant quelque neuf ans ; mais il est probable qu’il ne succomba jamais tout à fait au charme d’un mythe chatoyant dont les manichéens enveloppaient leur dualisme foncier : l’opposition du Bien et du Mal, de la Lumière et des Ténèbres, tant en moi, en nous, que dans le monde.

Il lisait tout ce qu’il trouvait d’ouvrages philosophiques ; il s’intéressait à l’astrologie et tâchait de la distinguer de l’astronomie ; il était séduit tantôt par le scepticisme, tantôt par l’épicurisme. Il cherchait … il cherchait …

A l’âge de 29 ans (en 383), lassé des chambards des étudiants, il quittait Carthage pour Rome ; et là, autre mécompte : les étudiants chahutaient moins, mais s’en allaient sans payer ! Heureusement une chaire officielle était vacante à Milan, résidence impériale. Augustin l’obtint ; il devenait fonctionnaire : et ce fut le sommet de sa carrière !

A Milan, le nouveau professeur commença ses cours à l’automne 384. Mais il devait aussi préparer le panégyrique, le discours d’apparat célébrant le jeune empereur Valentinien II alors âgé de quatorze ans. Il n’était pas facile de disserter sur les vertus et les prouesses virtuelles de cet adolescent ; et Augustin était stressé au point d’envier un clochard éméché qui manifestait bruyamment son contentement.
Jeune ambitieux, Augustin courait après les honneurs, la richesse, le mariage. Il voulait obtenir ne serait-ce qu’un poste de gouverneur de province pour commencer, puis entrer dans l’ordre sénatorial … Monique l’avait rejoint à Milan et s’entremettait pour lui trouver une riche héritière : il fallait (déjà) de l’argent pour entrer en politique ! Augustin se résigna à répudier celle qui était sa compagne depuis seize ans : ce n’est assurément pas ce qu’il a fait de mieux ; mais il dit aussi (tout de même !) que son cœur en fut déchiré…

La conversion et le baptême

Au cours de la nuit pascale du 24-25 avril 387, comme les autres, Augustin fut baigné par Ambroise dans la piscine baptismale, par trois fois, au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit.

Dès son arrivée à Milan Augustin avait fait une visite de courtoisie à l’évêque, Ambroise, qui le reçut paternellement et « épiscopalement ». Je ne sais trop comment comprendre cette formule : s’agit-il d’une sorte d’ « onction ecclésiastique » ? Il prit aussi l’habitude d’aller écouter l’évêque prêcher, le dimanche, pour évaluer le talent de l’orateur, sans se soucier de l’enseignement dispensé. Mais il se trouva bientôt incapable de dissocier la forme du fond ; et son cœur ouvert à l’élégance du discours en recueillait aussi progressivement la vérité. Il découvrait ainsi le sens spirituel de l’Ancien Testament ; et ses préventions manichéennes contre la Loi et les Prophètes se dissipaient. C’est un événement de première importance : Augustin pouvait se trouver désormais chez lui dans la Bible, d’en faire sa demeure.

Pourtant son esprit, encombré des produits de la sensation et de l’imagination, était incapable de concevoir une réalité qui ne fût pas matérielle. La délivrance lui vint à la lecture de quelques livres de philosophes platoniciens qui lui conseillaient de se retourner de l’extérieur vers l’intérieur, autrement dit de se « convertir ». Il rentra donc en lui-même, sous la conduite de Dieu, et découvrit la pure spiritualité de l’âme et de Dieu, son créateur.

Mais Augustin s’interrogeait toujours sur la personnalité du Christ. Il l’imaginait comme un homme d’une éminente sagesse, qui, au témoignage des Évangiles, avait mangé et bu, dormi et marché, s’était réjoui et attristé, avait conversé avec ses amis, qui avait donc mené une vraie vie d’homme. Mais il n’avait aucune idée du mystère du « Verbe fait chair », jusqu’à ce que Simplicien, grand intellectuel chrétien, lui présentât le Prologue de l’Évangile de Jean comme un condensé de la doctrine chrétienne : le Christ est à la fois le Verbe, la Parole de Dieu en Dieu, et la Parole faite chair, l’homme Jésus Christ, Médiateur de Dieu et des hommes. C’est un autre moment important : Augustin découvrait là le principe de cohérence de la pensée chrétienne.

Désormais il ne désirait plus davantage de certitude sur Dieu, mais plus de stabilité en Dieu. Il avait découvert la Vérité ; il lui restait à mettre sa vie en conformité avec elle. Ce ne fut pas sans mal ! Vint un jour la crise décisive dans le jardin de sa résidence à Milan. Il s’y agitait en gestes désordonnés ; il s’abattit enfin sous un figuier et laissa libre cours à ses larmes. C’est alors qu’il entendit une voix d’enfant qui chantonnait : « Prends, lis ! prends, lis ! ». Il se saisit du livre des lettres de Paul, l’ouvrit au hasard et lut : « Pas d’orgies et de beuveries, pas de coucheries et de débauches, pas de disputes et de jalousies ; mais revêtez-vous du seigneur Jésus-Christ ; et n’ayez souci de la chair pour en satisfaire les convoitises » (Rm 13, 13-14). Cela suffit : une lumière de certitude se déversa en son cœur et toutes les ténèbres du doute se dissipèrent.

L’année universitaire close, Augustin et sa famille et deux jeunes disciples prirent des vacances et firent retraite dans une villa, dans les collines au nord de Milan, qui était mise à leur disposition par un collègue. Ils passèrent là des mois paisibles, s’adonnant à des entretiens philosophiques, à des méditations personnelles, à des prières aux accents des Psaumes qui enthousiasmaient Augustin.

En mars 387, ils revinrent à Milan pour l’inscription sur le registre des candidats au baptême. Augustin, son ami Alype, et son fils Adéodat suivirent la catéchèse d’Ambroise. Ils reçurent de lui le Symbole des apôtres, l’apprirent par cœur et le récitèrent solennellement. Au cours de la nuit pascale du 24-25 avril 387, comme les autres, Augustin fut baigné par Ambroise dans la piscine baptismale, par trois fois, au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit.

Le récit du baptême, dans les Confessions, est des plus laconique : « Et nous avons été baptisés et loin de nous s’est enfuie l’inquiétude de notre vie passée ». Cela ne se raconte pas, cela se vit ! Mais notons la suite : « Et je ne me rassasiais pas, en ces jours-là, de la douceur merveilleuse que je goûtais à réfléchir sur la profondeur de ton dessein, ô Dieu, concernant le genre humain » (Conf. IX, 14). Tout simplement, Augustin méditait le Credo, comme doit le faire tout bon chrétien en toutes circonstances, parce qu’il est le résumé des saintes Écritures, des « livres de Dieu ».

La retraite anticipée

De retour au pays, en 388, Augustin et ses compagnons s’installèrent dans la maison familiale à Thagaste

Augustin n’avait désormais plus rien à faire en Italie. Il prit le chemin du retour avec sa famille. En automne 387, ils étaient à Ostie, en attente d’embarquement pour l’Afrique. C’est là qu’Augustin et Monique, accoudés à une fenêtre, connurent ensemble un moment de bonheur mystique, l’« extase » ou la « contemplation » d’Ostie.
Cinq jours après, Monique fut prise de fièvre. Augustin et son frère, Navigius, étaient à son chevet ; et celui-ci crut bien faire en disant qu’il espérait que leur mère finirait ses jours en sa patrie et non à l’étranger. Monique le réprimanda et dit : « Déposez ce corps n’importe où. Tout ce que je vous demande, c’est de vous souvenir de moi à l’autel du Seigneur, où que vous soyez ». Monique mourut le neuvième jour de sa maladie, à l’âge de cinquante-six ans. Adéodat éclata en sanglots ; Augustin retint ses larmes jusqu’après les funérailles. Mais il remplit son devoir de piété filiale dans les Confessions par cette prière à Dieu et cette requête à tous ses lecteurs :

« Inspire, mon Seigneur, mon Dieu, inspire à tes serviteurs, mes frères, à tes fils mes seigneurs, au service de qui je mets et mon cœur et ma voix et mes écrits, à tous ceux qui liront ceci, de se souvenir à ton autel de Monique ta servante et de Patrice qui fut son époux (Notez qu’il n’oublie pas son père !), ceux par la chair de qui tu m’as introduit dans cette vie, je ne sais comment. Que dans un sentiment de piété ils se souviennent d’eux, mes parents en cette lumière passagère, mes frères en Toi notre Père et dans l’Église catholique notre Mère, mes concitoyens dans la Jérusalem éternelle, vers laquelle soupire ton peuple en voyage, du départ jusqu’à l’arrivée. Ainsi, le vœu suprême qu’elle m’adressa sera plus abondamment rempli par les prières du grand nombre, à travers ces confessions, que par mes seules prières » (Conf. IX, 27 et 37).

Je ne connais pas de témoignage plus émouvant sur l’article de notre foi, la « communion des saints » ! N’est-ce pas le sens profond de la procession des petits Saints ?

De retour au pays, en 388, Augustin et ses compagnons s’installèrent dans la maison familiale à Thagaste : il avait, comme dit Possidius, « donné congé aux soucis de ce monde, et il vivait là avec ceux qui lui étaient unis, dans les jeûnes, les prières et les œuvres bonnes. Et ce que Dieu lui révélait dans la réflexion et la prière, il l’enseignait aux présents et aux absents, aux uns par ses allocutions, aux autres par ses livres ». Force est de nous contenter de cette indication trop générale.

La réquisition ecclésiale

Quelqu’un cria : Augustin ! Et Augustin fut requis et ordonné. Il en pleura ; mais il se ressaisit vite

Augustin n’avait pas la vocation sacerdotale, au sens communément reçu. Pressentant ce qui devait arriver, il évitait même de se rendre dans les villes dont le siège épiscopal était vacant.
Il vint un jour à Hippone, l’esprit tranquille, puisqu’il y avait là un évêque, Valère. Mais celui-ci eut la bonne idée de dire à l’assemblée qu’il avait besoin d’un prêtre pour le seconder. Quelqu’un cria : Augustin ! Et Augustin fut requis et ordonné. Il en pleura ; mais il se ressaisit vite.

Valère mettait à sa disposition un jardin dans l’enclos paroissial, afin qu’il puisse y vivre en communauté avec ses frères, selon la règle établie par les apôtres, c’est-à-dire selon l’idéal de la communauté primitive de Jérusalem (Actes des apôtres, 4, 32-35). Possidius dit qu’il enseignait à la maison et dans l’église : il continuait donc ses entretiens spirituels avec ses frères et il commença à prêcher. Les deux livres de commentaire du Sermon sur la montagne, « la charte de la vie chrétienne », sont peut-être issus de ses sermons. Il s’exerçait aussi au commentaire des lettres de saint Paul. Et il continuait à combattre le manichéisme.

Mais son grand souci était la réunification de l’Église africaine qui était affligée par un schisme qui avait trop bien réussi, dressant quelque 300 ou 400 évêques du « parti de Donat » contre autant de catholiques. A Hippone même un évêque donatiste, Faustin, était allé jusqu’à interdire aux boulangers de servir du pain à la minorité catholique. Tel autre, Optat de Timgad, s’était fait chef de bande et semait la terreur. Mais probablement, beaucoup d’évêques des deux côtés se trouvaient désarmés, face à face, résignés au statu quo : à chacun son troupeau et qu’on n’empiète pas sur les pâturages d’autrui ! Pour Augustin c’était insupportable, d’autant qu’il était persuadé que les donatistes, étant hors de la véritable Église, ne pouvaient être sauvés ; et il s’employa de toutes les manières pour la cause de l’unité du Christ en son Église.

2. Le service de l’Église.

Augustin devenait ainsi évêque d’Hippone pour quelque 35 ans (395/6-430) d’activité débordante

Un jour, Valère eut vent du projet d’une église voisine qui voulait lui enlever Augustin pour en faire l’évêque du lieu. Il s’empressa de cacher son prêtre en lieu sûr ; et il écrivit une lettre confidentielle à Aurèle, le primat de Carthage, en lui demandant la permission d’ordonner Augustin évêque sur place. Augustin devenait ainsi évêque d’Hippone pour quelque 35 ans (395/6-430) d’activité débordante.

C’est une longue période qu’il est commode de subdiviser suivant les combats doctrinaux qu’Augustin dut livrer : contre le dualisme manichéen, de 387 à 400 (mais de façon épisodique) ; contre le schisme donatiste, de 400 à 412 (en réalité dès le début de sa prêtrise et jusqu’en 420), contre le paganisme, de 412 à 426 (années de rédaction de La Cité de Dieu), contre le pélagianisme, de 412 à 430.

Mais cette répartition a le grave inconvénient d’induire une image d’Augustin pourfendeur d’hérétiques, toujours en lutte contre les multiples déviances religieuses de son époque. Il affronta, en effet, ces affaires qui étaient des urgences pastorales, mais au milieu de bien d’autres occupations quotidiennes. Il se plaignait souvent des multiples corvées de sa charge, tout en s’y dévouant sans compter.

Ses matinées étaient occupées par l’« audience épiscopale » , où il devait arbitrer de misérables conflits et chicanes entre chrétiens. Il devait aussi intercéder auprès des autorités civiles, faire antichambre et parfois se faire éconduire par des fonctionnaires sans avoir obtenu gain de cause.

Il avait le souci des pauvres ; et Dieu sait s’il y en avait … Il disait avec tristesse : « Il ne convient pas à l’évêque de faire réserve d’or et de repousser la main du mendiant. Chaque jour, il y en a tant qui quémandent, tant qui gémissent, tant d’indigents qui nous interpellent, il y en a tant que nous en laissons beaucoup dans leur détresse, parce que nous n’avons pas de quoi donner à tous » (Sermon 355) …

Le pasteur d’âmes

En effet, pour vous je suis évêque, avec vous je suis chrétien : le premier titre est celui d’une charge assumée, le second celui de la grâce ; le premier signale le danger, le second indique le salut

Successeurs des apôtres, les évêques sont les pasteurs, les bergers des brebis, mais sous l’unique Berger qui est le Christ : « Frères, nous vous gardons en vertu du service qui est le nôtre ; mais nous voulons être gardés avec vous. A votre égard nous sommes comme des bergers, mais avec vous nous sommes des brebis ; à votre égard, du haut de cette estrade, nous sommes comme des enseignants ; mais sous cet unique Maître, à cette école, avec vous nous sommes des condisciples » (Commentaire du psaume 126).

« Pour vous je suis évêque, avec vous je suis chrétien » : la formule a été canonisée par le concile Vatican II, Constitution Lumen Gentium, 32. En voici le contexte.

Au jour anniversaire de son épiscopat, avant d’offir un repas à ses « compagnons les pauvres », Augustin leur disait : « Pourquoi est-ce que je vous parle, pourquoi suis-je assis ici, pourquoi est-ce que je vis, si ce n’est pour que nous vivions ensemble chez le Christ ? Voilà mon désir, mon honneur, ma gloire, ma joie, voilà mon domaine ! Que vos prières me viennent en aide, afin que Celui qui a daigné me conférer ce fardeau daigne le porter avec moi. Lorsque vous priez comme cela, vous priez aussi pour vous ; car mon fardeau n’est autre que vous. Mais, si je suis effrayé par ce que je suis pour vous, je suis rassuré par ce que je suis avec vous. En effet, pour vous je suis évêque, avec vous je suis chrétien : le premier titre est celui d’une charge assumée, le second celui de la grâce ; le premier signale le danger, le second indique le salut » (Sermon 340).

L’assemblée liturgique

En vous expliquant les saintes Écritures, c’est comme si nous rompions des pains pour vous : ce que je distribue n’est pas à moi. Ce que vous mangez, je le mange aussi ; ce dont vous vivez, j’en vis

La fonction propre de l’évêque est le service de la Parole et du Mystère de Dieu (1 Co 4, 1) : la prédication et la célébration eucharistique, dans l’assemblée liturgique, en Église.

Ce n’est pas un « lieu théologique », comme disent les théologiens, parmi d’autres. C’est le site même de la vie chrétienne, le centre où tout se passe, d’où tout rayonne : l’interprétation christique des saintes Écritures, la célébration du Corps du Christ, eucharistique et ecclésial, l’initiation des chrétiens, leur incorporation au Christ, leur édification spirituelle (au sens fort), leur croissance dans l’intelligence de la foi.

Nous appartenons tous à une unique grande maison, disait Augustin, nous avons le Seigneur pour seul Père de famille. « En vous expliquant les saintes Écritures, c’est comme si nous rompions des pains pour vous : ce que je distribue n’est pas à moi. Ce que vous mangez, je le mange aussi ; ce dont vous vivez, j’en vis. Nous avons la même réserve commune au ciel, car c’est de là que vient la Parole de Dieu » (Sermon 95).

On estime qu’Augustin a prêché quelque 8000 fois, plus de 200 fois par an. Il prêche la Bible, c’est-à-dire le Christ. Car tout y résonne le Christ, dit-il. L’Église est l’ « école du Christ » ; la bibliothèque en est la Bible ; la prédication est une explication de texte, comme on en fait à l’école. Mais le Maître unique en est le Christ : « Écoute avec moi, je ne dis pas : écoute-moi, mais : avec moi ; car dans cette école nous sommes tous des condisciples ; le ciel est la chaire de notre Maître » (Sermon 261).

Le pain quotidien

Donne-nous notre pain de chaque jour : la demande peut concerner la nourriture corporelle qui nous est nécessaire, mais aussi la nourriture spirituelle qui nous est tout aussi indispensable.

La vie quotidienne et annuelle d’Augustin était rythmée par la liturgie. Il célébrait l’Eucharistie chaque jour avec les fidèles de sa communauté. C’était leur pain quotidien : « Donne-nous notre pain de chaque jour : la demande peut concerner la nourriture corporelle qui nous est nécessaire, mais aussi la nourriture spirituelle qui nous est tout aussi indispensable. C’est l’Eucharistie pour les « fidèles », c’est-à-dire les baptisés, ceux qui ont reçu le « sacrement de la foi » . C’est aussi la Parole de Dieu incarnée dans les saintes Écritures : “les lectures que vous entendez chaque jour à l’église, c’est le pain quotidien ; les hymnes que vous chantez, c’est le pain quotidien ; car tout cela est nécessaire au cours de notre voyage ici-bas. C’est notre viatique.
En revanche, lorsque nous aurons rejoint la Patrie, nous n’aurons plus besoin de livres, nous verrons la Parole elle-même, nous entendrons la Parole elle-même, nous la mangerons, nous la boirons, comme les anges le font actuellement. Les anges ont-ils besoin de livres, de commentateurs ou de lecteurs ? Non, c’est en voyant qu’ils lisent, car ils voient la Vérité elle-même ; et ils s’abreuvent à la Source elle-même, dont nous recevons ici-bas des gouttes de rosée
» (Homélie 35 sur saint Jean).

Pâques

Que Dieu nous parle en ses lectures. Parlons à Dieu en nos prières. Si nous écoutons ses paroles avec docilité, Lui que nous prions habite en nous. Il illumine nos esprits, comme l’éclat de ces lampes-ci illuminent nos yeux en joie

Chaque année, Augustin célébrait, dans sa paroisse d’Hippone, la grande solennité de Pâques qui commençait par la sainte quarantaine (le carême). Il assurait personnellement la formation des catéchumènes, des adultes qui s’étaient portés candidats au baptême. C’était une sévère retraite de pénitences, de jeûnes et d’instructions. Augustin leur apprenait et leur expliquait le Symbole de la foi et la Prière du Seigneur : les deux manuels du chrétien qu’ils devaient apprendre par cœur, professer solennellement et méditer ensuite chaque jour de leur vie.

Venaient alors les trois jours très saints du Crucifié, de l’Enseveli, du Ressuscité (Lettre 55, 24) ; et la veillée pascale : « la mère de toutes les saintes veillées, au cours de laquelle le monde entier veille » (Sermon 219). Il fait nuit ; mais les lampes brillent et mettent nos yeux en joie.

Augustin commence par exhorter l’assemblée en disant, par exemple : « Veillons et prions, afin de célébrer cette veillée extérieurement et intérieurement. Que Dieu nous parle en ses lectures. Parlons à Dieu en nos prières. Si nous écoutons ses paroles avec docilité, Lui que nous prions habite en nous. Il illumine nos esprits, comme l’éclat de ces lampes-ci illuminent nos yeux en joie » (Sermons 219 et Guelf. V, 2).

La veillée se déroule alors alternant lectures bibliques et chants de psaumes, comme de nos jours … depuis la réforme liturgique. Célébration de la lumière et du passage. On lit le début de la Genèse : « Dieu dit : que la lumière soit, et la lumière fut » ; on lit le récit du passage de la Mer rouge dans l’Exode, ch. 14 ; on lit des passages des prophètes. On célèbre dans la nuit le Jour qui va venir : c’est le Christ ressuscité, passé de la mort à la vie. En lui tous les saints, tous les fidèles, tous ceux à qui s’adresse saint Paul : « Autrefois vous étiez ténèbres, maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur » (Ep 5, 8), tous font le passage de la mort à la vie, de la nuit au jour et deviennent eux-mêmes le Jour dans le Christ.

La liturgie de la Parole achevée, les simples catéchumènes, ceux qui ne se sont pas encore décidés à franchir le pas, sont congédiés ; et les candidats au baptême sont conduits en procession au baptistère, pour y être plongés dans le « bain de la renaissance » (Tite 3, 5), au nom du Père, du Fils et de l’Esprit Saint. Ils renaissent ; ils sont vêtus de blanc ; ils sont oints de l’huile sainte de l’Esprit ; et ils participent à l’Eucharistie. Baptême, Confirmation et Eucharistie sont indissociablement le sacrement ou le mystère (c’est pareil) de l’initiation chrétienne, du devenir chrétien à part entière..

Mais les renés (les enfants nouveau-nés de l’Église) ne connaissent pas encore le sens du mystère auquel ils ont participé pour la première fois. C’est au matin de Pâques, lorsqu’ils sont réunis dans le chœur, au cours de la célébration eucharistique, qu’Augustin le leur explique.

La Table du Seigneur

Si donc vous êtes le Corps du Christ et ses membres, c’est votre mystère qui est posé sur la Table du Seigneur, c’est votre mystère que vous recevez. A ce que vous êtes vous répondez “ Amen ”, et en répondant vous souscrivez

« Ce pain que vous voyez sur l’autel, sanctifié par la Parole de Dieu, est le Corps du Christ. Cette coupe, sanctifiée par la Parole de Dieu, est le Sang du Christ. Par ces éléments le Seigneur Christ a voulu nous confier son Corps et son Sang qu’il a versé pour nous en rémission des péchés. Si vous les avez bien reçus, vous êtes ce que vous avez reçu ; car l’Apôtre dit : « Nombreux, nous sommes un seul pain, un seul corps » (1 Co 10, 17). C’est ainsi qu’il explique le mystère de la Table du Seigneur …

« Si donc vous êtes le Corps du Christ et ses membres, c’est votre mystère qui est posé sur la Table du Seigneur, c’est votre mystère que vous recevez. A ce que vous êtes vous répondez “ Amen ”, et en répondant vous souscrivez. Tu entends, en effet, “ le Corps du Christ ”, et tu réponds “ Amen ” : Oui, c’est vrai. Sois le membre du Christ, afin que ton Amen soit vrai » (Sermon 227).

Le Christ consacre sur sa table le mystère de notre paix et de notre unité ; et cette unité est celle de l’Église universelle :

« Tous les pains déposés ici, sur l’autel, ne sont qu’un seul pain ; tous les pains qui sont déposés aujourd’hui sur les autels du Christ dans le monde entier ne sont qu’un seul pain » (Sermon Guelf. 7).

Et cela tout au long de l’histoire, depuis Abel jusqu’à la fin des temps. A Caïn disant : « Suis-je le gardien de mon frère ? », Dieu répliqua : « Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie de la terre vers moi » (Gen. 4, 9). « Oui, le sang du Christ a une grande voix sur la terre, puisque toutes les nations en le recevant répondent »amen». Telle est la voix claire du sang, que ce sang lui-même exprime par la bouche des fidèles rachetés par ce même sang » (Contre Faust, XII, 10).

Formation spirituelle

Aime et fais ce que tu veux !

Les quinze jours de la semaine sainte et de la semaine pascale étaient officiellement fériés. Augustin en profitait pour continuer la formation des nouveaux fidèles.

Le matin, au cours des messes de la semaine pascale, on lisait les divers témoignages évangéliques sur la résurrection du Christ et Augustin les commentait ; l’après midi, nouvelle assemblée dans laquelle il avait le choix des textes. Une année, il choisit la première lettre de saint Jean, « si douce à ceux qui ont la bouche du cœur saine pour goûter le pain de Dieu et si vénérée dans l’Église de Dieu, parce qu’elle est l’éloge de l’amour ». « Dieu est amour, dit saint Jean ; il a envoyé son Fils unique dans le monde, pour que nous vivions par Lui. Voilà l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est Lui qui nous a aimés (1 Jn, 4, 9-10). C’est là la racine de l’amour, le principe fondamental de l’amour fraternel : « Aime et fais ce que tu veux ! Tu te tais, tais-toi par amour ; tu cries, crie par amour ; tu corriges, corrige par amour ; tu épargnes, épargne par amour ; que la racine de l’amour soit en toi ; de cette racine ne peut surgir que du bien » (Homélie 7, 8).

A Carthage et ailleurs

Aurèle n’est pas un grand savant ; il ne publie pas d’ouvrage ; il fait volontiers prêcher son collègue d’Hippone

L’octave pascale achevée, les nouveaux baptisés quittent leur vêtement blanc pour vaquer à leurs occupations ordinaires. Et Augustin peut quitter Hippone ; il se met en route pour des tournées pastorales ou des visites aux sièges voisins. Mais c’est surtout à Carthage que les assemblées conciliaires, les conférences épiscopales, l’appellent régulièrement, une vingtaine de fois en trente-cinq ans : il s’y occupe avec ses collègues des affaires de la chrétienté africaine. Il séjourne là parfois longtemps ; il prêche souvent ; et surtout il travaille en concertation avec Aurèle, le primat, le président de la conférence épiscopale.

Selon le chanoine Gustave Bardy, grand connaisseur : « Aurèle n’est pas un grand savant ; il ne publie pas d’ouvrage ; il fait volontiers prêcher son collègue d’Hippone … mais c’est un homme d’action et un administrateur consommé ; dans les conciles qui sont régulièrement tenus pendant toute la durée de son épiscopat, il suggère à ses collègues des décisions sages et prudentes pour le gouvernement de leurs Églises et pour la conduite à tenir envers les dissidents ; il a une haute idée des droits et des devoirs de sa charge et il ne laisse à personne le soin de le remplacer. Mais, ami fidèle et dévoué d’Augustin, il a pleine conscience du partage des rôles qui doit se faire entre eux : il laisse à son collègue les initiatives intellectuelles, les livres à écrire, les lettres circulaires à rédiger, les grands discours à prononcer, les discussions à soutenir ; il se réserve les initiatives administratives, c’est-à-dire que, dans la plupart des cas, il met en œuvre les idées que lui a suggérées l’évêque d’Hippone. Les autres évêques africains de ce temps se contentent d’être des agents d’exécution …».

Ce n’est pas très gentil pour ceux-ci qui n’étaient pas tous des médiocres, notamment les proches d’Augustin : Alypius de Thagaste, Possidius de Calama, Evodius d’Uzalis, Sévère de Milev … Mais il faut bien convenir que la très grande majorité du nombreux épiscopat catholique africain ne se présente à nous qu’en pâles silhouettes.

Le théologien de service

Si nous sommes fatigués d’avoir à répéter constamment des banalités faites pour de petits enfants, adaptons-nous à eux avec un amour fraternel, paternel et maternel ; et, quand nous serons en union avec leurs cœurs, cela nous paraîtra neuf à nous-mêmes

Augustin est, sans conteste, l’ « intellectuel » de cet épiscopat. Quand il devient évêque il a déjà à son actif une œuvre philosophique et théologique considérable ; il a déjà bien engagé les controverses avec les manichéens et les donatistes. Ses collègues savent qu’ils peuvent compter sur lui ; et ils ne lui disputent manifestement pas ce rôle doctrinal. On le sollicite de tous côtés ; et il ne se dérobe pas au « service de charité » qu’il estime devoir, non seulement à chacun, mais aussi à l’Église, notre mère.

Quand Aurèle a quelques démêlés avec des moines qui, se réclamant des conseils évangéliques, veulent s’adonner exclusivement à la prière et se refusent au travail manuel, il demande à Augustin de leur répondre. Augustin obéit — dans l’opuscule intitulé Le travail des moines — en commentant tous les textes de Paul relatifs au travail des mains. Et il ajoute, prenant à témoin le Seigneur Jésus, qu’en ce qui concerne son confort personnel, il voudrait bien pouvoir travailler de ses mains tous les jours aux heures fixées, comme c’est établi dans les monastères bien réglés, et disposer des heures libres pour lire, prier ou traiter d’un passage des Lettres divines, plutôt que devoir affronter les confusions tumultueuses des affaires d’autrui qu’il faut trancher par un jugement ou tâcher de régler par une intervention aléatoire.

Quand un jeune diacre, qui répond au beau nom de Deogratias et qui est chargé de l’accueil des candidats au catéchuménat, lui fait part de ses difficultés et de sa morosité, Augustin lui prodigue les encouragements dans La première catéchèse ou Catéchèse des débutants ; celui-ci entre autres que j’offre à tous les catéchistes :

« Si nous sommes fatigués d’avoir à répéter constamment des banalités faites pour de petits enfants, adaptons-nous à eux avec un amour fraternel, paternel et maternel ; et, quand nous serons en union avec leurs cœurs, cela nous paraîtra neuf à nous-mêmes. Car la puissance de la sympathie est telle que, lorsque les auditeurs sont impressionnés par nous qui parlons et nous-mêmes impressionnés par eux qui apprennent, nous demeurons les uns dans les autres. Et ils prononcent en nous, pour ainsi dire, ce qu’ils écoutent ; et nous apprenons en eux, en quelque sorte, ce que nous enseignons. N’est-ce pas ce qui arrive d’ordinaire lorsque nous faisons visiter à des gens qui ne les avaient auparavant jamais vus des sites grandioses et beaux, soit en ville, soit à la campagne, devant lesquels nous passions sans agrément aucun, à force de les voir ? Notre plaisir ne se renouvelle-t-il pas dans le plaisir qu’eux tirent de cette nouveauté ? Et cela d’autant plus qu’ils sont davantage nos amis ; car plus ce lien d’amour nous identifie à eux, plus aussi redevient neuf ce qui avait vieilli à nos yeux ».

Il est facile et tellement agréable de faire cette expérience à Plouguerneau en promeneurs, aux bords de la mer, à Saint-Laurent, à Saint-Michel, au Grouanec, ou devant le phare de l’Ile-Vierge quand le soleil vient s’y pointer comme sur un « i » avant de se coucher …

Quiconque désire obtenir le salut éternel, qu’il fasse lecture de ses œuvres, en priant humblement le Seigneur de miséricorde

Il m’est, en revanche, impossible de vous faire visiter toutes les pièces du monument augustinien : plus de 800 sermons conservés, une correspondance de 300 pièces, quelque 100 ouvrages. Pour lire ces œuvres avec profit, il ne faut pas les prendre à plat comme elles se trouvent dans la « Patrologie latine » ou dans « La Pléiade » ; il est impératif de les remettre dans le relief de la vie ; car elles sont toutes œuvres de circonstances précises, suscitées par les besoins de la pastorale : prédication, correspondance, controverses… Vous devrez vous contenter ici d’une présentation très sommaire de quelques œuvres majeures.

On a représenté souvent Augustin assis à son bureau en train d’écrire. En voici un exemple tiré du tome XI, publié en 1700, de l’édition des œuvres complètes faite par les Bénédictins de Saint-Maur qui vivaient et travaillaient à l’abbaye Saint-Germain-des-Prés de Paris. C’est une belle gravure d’après un dessin de Jean-Baptiste de Champaigne, le neveu de Philippe.

L’Esprit saint, sous la forme de la colombe, met le feu à la tête d’Augustin (nouvelle Pentecôte ?). Augustin présente à Dieu et/ou à nous son cœur enflammmé (c’est son emblème iconographique depuis le XVe siècle).
Le livre sur le lutrin est ouvert au chapitre 5 de la Lettre de Paul aux Romains, verset 5 : « L’amour de Dieu est répandu en nos cœurs par l’Esprit saint qui nous est donné » (Augustin l’a cité plus de deux cents fois).

Bien qu’il ait les traits d’un gentil-homme plutôt jeune, Augustin est au soir de sa vie, puisqu’il rédige, en 428-429, sa lettre à Honoratus, évêque de Thiava (Lettre 228), sur la conduite à tenir en temps d’invasion. Il vient d’écrire : « L’amour vient de Dieu (Jn 4, 7). Prions donc qu’il nous soit donné par Celui qui l’ordonne ». C’est une variante de la prière célèbre : « Donne ce Tu ordonnes et ordonne ce que Tu veux » (Conf. X).

Il y a au bas du tableau un détail détestable aux yeux des bibliophiles et des bibliothécaires. Augustin a le pied droit sur un livre ouvert par terre ; même s’il s’agit de l’ouvrage d’un hérétique, cela ne devrait pas se faire !
En bons disciples d’Augustin, prêtons plutôt attention à l’exhortation de Fulgence, évêque de Ruspe (VIe siècle), citée en légende : « Quiconque désire obtenir le salut éternel, qu’il fasse lecture de ses œuvres, en priant humblement le Seigneur de miséricorde, afin de recevoir en lisant le même esprit d’intelligence qu’Augustin reçut pour écrire , et d’obtenir pour apprendre la même grâce d’illumination qu’il obtint pour enseigner » (De la vérité de la prédestination, II, 18).

Ce n’est pourtant pas dans cette posture qu’Augustin « fonctionnait » dans son bureau. Il n’écrivait guère lui-même, il dictait à ses secrétaires. Il était un virtuose de la parole, bien plutôt que de l’écriture.

3. Une œuvre immense.

La doctrine chrétienne

Pour Augustin, la Bible est tout autre chose qu’un canton de la culture humaine. C’est notre monde spirituel, notre histoire ; c’est notre demeure où nous sommes (re)nés, où nous habitons, où nous grandissons en progressant dans l’intelligence de la foi

Peu après son accession à la charge épiscopale, sur commande d’Aurèle, Augustin se mit à dicter un traité de l’enseignement chrétien : La doctrine chrétienne, un ouvrage d’herméneutique biblique et de rhétorique chrétienne (ceci pour les amateurs de langage abstrait ; Augustin parlait plus simplement !). Doctrina : enseignement, instruction, éducation, culture : on ne sait pas comment traduire ; alors on ne traduit pas, on calque ! Mais une chose est sûre : la « doctrine chrétienne » est « le commentaire des Écritures saintes », suivant deux procédures, « la manière de trouver ce qui est à comprendre et la manière de transmettre ce qui est compris ». Tout enseignement concerne des réalités ou des signes ; et les réalités s’apprennent par les signes. Il y a des signes naturels : la fumée signe du feu, la trace du passage d’un animal, l’expression de la colère sur un visage ; il y a des signes intentionnels : les étendards et les enseignes militaires sont comme des mots visibles ; les sons de la trompette, de la flûte, de la cithare, sont non seulement agréables, mais expressifs. Pourtant la grande masse des signes est celle du discours oral et écrit. Et Dieu a daigné s’adresser aux hommes en langage humain. Les Écritures saintes sont donc à interpréter comme tout discours humain.

Augustin esquisse ainsi une théorie générale des signes. Si je vous le signale, c’est parce que les sémioticiens lecteurs de la Bible considèrent Augustin comme leur saint patron. Et notre curé, Claude Chapalain, est des leurs !

D’autres savants, en revanche, sont déçus ; ils croient devoir constater que le point de vue d’Augustin est étroitement utilitaire, extrêmement réductif : tout ce qui compte pour lui c’est la Bible et son message ! Les étourdis ! Ils ne voient pas que, pour Augustin, la Bible est tout autre chose qu’un canton de la culture humaine. C’est notre monde spirituel, notre histoire ; c’est notre demeure où nous sommes (re)nés, où nous habitons, où nous grandissons en progressant dans l’intelligence de la foi.

Les Confessions

La prière entretient la méditation. Observez tous les points d’interrogation ; ce sont autant d’incitations à la méditation.

Ce ne sont pas des aveux de confessionnal. « Elles n’ont rien à voir avec les bruissements de lèvres dans les sinistres boîtes à pénitence de notre jeunesse » ; ce n’est pas moi qui le dis, c’est André Mandouze, professeur à la Sorbonne, qui ajoute : « Si elles sont résolument confessions de péchés, c’est dans la mesure où cette confession de vie est en même temps confession de foi et confession de louanges, la proclamation du Dieu de plénitude et de bonheur » .

On a dit aussi qu’elles sont « un véritable pastiche des Psaumes » (Pierre Hadot) ; et c’est vrai, à condition qu’on n’entende pas cela au sens d’un subtil montage de citations. Augustin ne cite pas ; il s’approprie constamment le langage biblique pour en faire sa prière personnelle. Il réfléchit sur son expérience et il se comprend lui-même en s’identifiant à l’homme biblique, avec toute la gamme des sentiments de David dans les Psaumes : l’aveu de ses misères, la louange de la miséricorde de Dieu … Augustin est « fils d’Adam », créé à l’image de Dieu, déchu par le péché, sauvé par le Christ. Il est l’homme biblique parlant à Dieu qui lui parle Lui-même dans la Bible. Il n’est pas seulement l’interprète — fantaisiste, selon certains — de la Genèse, dans les trois derniers livres ; il s’applique surtout à être interprété, enseigné, soigné, guéri, restauré en son être spirituel par la Bible, par la Parole de Dieu, le Verbe qui s’est fait écriture, avant de se faire chair. La Bible ainsi lue est « interprétante » (Isabelle Bochet).

Les savants s’interrogent toujours sur l’unité des Confessions : pourquoi, après sa confession du passé (Livres I-IX) et du présent (Livre X), Augustin s’est-il mis à un commentaire du premier chapitre de la Genèse (Livres XI-XIII) ? Mais quand on observe que, tout au long des dix premiers livres, il traduit et médite déjà son expérience en termes bibliques, on comprend sans difficulté que la méditation se poursuive sur la création de l’homme à l’image de Dieu, sur la genèse, sur l’origine, sur le rapport fondateur qui relie la créature au Créateur ; car la conversion correspond au mouvement par lequel la créature spirituelle se forme en se retournant, en répondant à l’appel du Verbe de Dieu, « forme des formes » , source de vie éternelle, et (re)devient ainsi « âme vivante » (Gen 1, 24 ; Conf. XIII, 21, 29), (Gen 1, 26 ; Conf. XIII, 22, 32) dans l’Église, « nouvelle création » (Conf., XIII, 12, 13). Les Confessions sont une prière biblique de bout en bout.

La prière entretient la méditation. Observez tous les points d’interrogation ; ce sont autant d’incitations à la méditation. Toutes les longueurs, tous les traits d’écriture qui peuvent paraître de prime abord comme des excès de verbosité ou de subtilité ne doivent pas être hâtivement censurés comme traces d’une quelconque complaisance dans l’introspection ou d’une mauvaise rhétorique de « lettré de la décadence » (Henri-Irénée Marrou). Non ; ce sont autant de mouvements de gymnastique, d’exercices d’assouplissement de l’esprit dans la méditation.

Si Augustin s’attarde, par exemple, au célèbre vol de poires qu’il a commis jadis avec ses copains, ce n’est pas parce qu’il aurait démesurément grossi un sentiment de culpabilité sur une gaminerie ; c’est pour réfléchir et faire réfléchir sur ce que peut causer l’entraînement du groupe, le plaisir pervers de la transgression, le mal gratuit, le mal pour le mal.

Certains estiment qu’Augustin donne parfois ou souvent dans des excès de subtilité. Je ne crois pas : cela fait partie de l’exercice de mise en forme, d’assouplissement de l’esprit. Il faut, par exemple, scruter le paradoxe de l’oubli, pour se préparer à saisir le mode de présence de Dieu à la mémoire. C’est comme la femme à la drachme perdue dont parle l’Évangile (Luc 15, 8) ; elle a perdu une drachme ; mais elle sait qu’elle l’a perdue ; sinon elle ne la chercherait pas… De même dans la recherche de Dieu : c’est chercher la vie heureuse, car Dieu est la vie de l’âme. Nous voulons tous être heureux ; nous avons donc la notion du bonheur ; mais nous le cherchons là où il n’est pas : « A quoi vous sert de marcher encore et encore par des chemins malaisés et difficiles ? Le repos n’est pas où vous le cherchez. Cherchez ce que vous cherchez, mais cela n’est pas là où vous cherchez. Vous cherchez la vie heureuse dans la région de la mort. Elle n’est pas là ! Comment y aurait-il vie heureuse, là où il n’y a même pas vie » (Conf. IV, 12, 18). « La vie heureuse, c’est la joie née de la Vérité, de Toi qui es la Vérité, ô Dieu, ma lumière, le salut de ma face, mon Dieu » (Conf. X, 23, 33).

Les commentaires des Psaumes

Notre Seigneur Jésus Christ parle dans les Prophètes au titre de notre Tête

Lors de sa conversion, Augustin a été enthousiasmé par le chant liturgique des Psaumes. Devenu prêtre, il a conçu le projet de les commenter tous. Il commence par de brèves remarques verset par verset. Et puis il se met à des sermons qu’il prêche ici et là. Le Psaume est lu ou chanté avant d’être commenté : les auditeurs en pressentent le sens chrétien, tant du fait qu’il est prière liturgique, qu’en vertu du principe exégétique qu’Augustin rappelle constamment : c’est toujours le Christ qui parle, qui prie dans les Psaumes, soit en son nom propre comme Tête de l’Église, soit au nom de ses membres.

Par exemple, Jésus cloué sur la croix crie le début du Psaume 21 : « Éli, Éli, lema sabachtani », « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Ps. 21, 2 ; Mt. 27, 46) . Pourquoi ? si ce n’est parce qu’il parle de moi, de toi, de lui ; parce qu’il porte là son corps qui est l’Église. Par ce cri, sur la croix, Jésus inaugure lui-même l’interprétation christique des Psaumes.

Pendant des années Augustin a prêché sur l’un ou l’autre Psaume, en ordre dispersé. Un jour le lecteur, troublé, se trompa : Augustin lui avait indiqué un Psaume court ; il chanta le Psaume 138. Mais Augustin tint à se conformer à la volonté de Dieu manifestée par cette erreur et improvisa son commentaire de ce Psaume 138. On peut donc y saisir sur le vif la façon dont Augustin interprétait les Psaumes. Il commence, en effet, par étoffer la règle générale d’interprétation :

« Notre Seigneur Jésus Christ parle dans les Prophètes parfois au titre de notre Tête, et c’est le Christ Sauveur lui-même, qui siège à la droite du Père, qui est né aussi pour nous de la Vierge et qui a souffert sous Ponce Pilate tout ce que vous savez … Et, bien sûr, s’il est la Tête, il a un corps. Or son corps, c’est l’Église, qui est aussi son épouse, à laquelle l’Apôtre dit : “ Vous êtes le corps du Christ et ses membres ” (1 Co 12, 27). Le Christ total est donc Tête et Corps, comme un homme en son intégrité ; car la femme aussi a été tirée de l’homme et appartient à l’homme ; et il a été dit du premier couple : « Les deux seront en une seule chair » (Gen. 2, 24). Or l’Apôtre interprète cela comme un mystère : c’est une parole qui ne s’applique à Adam et Ève que parce qu’ils figuraient le Christ et l’Église. Voici, en effet, l’explication de l’Apôtre : “ Les deux seront en une seule chair ; ce sacrement est grand ; et je dis qu’il s’applique au Christ et à l’Église ” (Eph. 5, 31-32).

 L’ensemble des commentaires est donc destiné à la formation spirituelle des chrétiens, ceux d’Hippone d’abord et de Carthage, mais aussi ceux des autres églises, puisque ses collègues évêques lui réclamaient son dû, c’est-à-dire qu’ils espéraient pouvoir en faire profiter leurs ouailles !

« Notre Seigneur Jésus Christ parle donc dans les Prophètes, tantôt de sa propre voix, tantôt de notre voix, parce qu’il s’est fait un avec nous, comme il a été dit : “ Les deux seront en une seule chair ”. C’est pourquoi le Seigneur lui-même dit aussi dans l’Évangile, lorsqu’il parlait du mariage : “ Ils ne seront plus deux, mais une seule chair ” (Matth. 19, 6). Une seule chair, parce qu’il a pris chair de notre mortalité ; mais non pas une seule divinité, car il est le Créateur, et nous la créature.

« Donc tout ce que le Seigneur dit au titre de la chair qu’il a assumée, concerne et cette Tête qui est déjà montée au ciel, et ces membres qui peinent encore dans leur voyage sur la terre ; et ce fut au nom de ces membres qui peinent, lorsque Saul les persécutait, que le Seigneur cria du haut du ciel : “ Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? ” (Actes, 9, 4).

« Écoutons donc le Seigneur Jésus Christ parler dans la prophétie. Les Psaumes, en effet, ont été chantés bien avant que le Seigneur naquît de Marie, mais non pas avant que le Seigneur existât ; car le Créateur de toutes choses existe toujours ; mais à un moment donné il est aussi né de la créature. Croyons donc et, pour autant que nous pouvons, comprenons que cette divinité est égale au Père ; mais cette divinité égale au Père s’est faite participante de notre mortalité, qui n’était pas son propre, mais le nôtre, afin que nous devenions participants de sa divinité, qui n’est pas notre propre, mais le sien ».

Ce principe, Augustin va l’appliquer en détail au Psaume 138. Il le relit, verset par verset, —il a le livre ouvert sur les genoux — et il attire l’attention sur telle et telle particularités. Verset 1 : « “ Seigneur, Tu m’as éprouvé et Tu m’as connu ”. Qu’il dise cela le Seigneur Jésus Christ ; qu’il dise lui-même au Père “ Seigneur ” ; car son Père n’est son Seigneur que parce que lui a daigné naître selon la chair. Il est son Père en tant qu’il est Dieu, son Seigneur en tant qu’il est homme ...». Et ainsi de suite pour les vingt-quatre versets.

Augustin dut se mettre, un jour, à dicter des commentaires à ses secrétaires dans son bureau, parce qu’on lui réclamait la suite et la fin ! Il lui resta finalement le Psaume 118, et il hésitait : « Je le remettais à plus tard, non pas tant à cause de sa longueur (176 versets !) qu’à cause de sa profondeur qui n’est intelligible qu’au petit nombre. Mes frères supportaient mal ce manque et me pressaient instamment de régler cette dette ; longtemps j’ai résisté à leurs instances, parce que chaque fois que j’ai réfléchi sur ce sujet, cela a excédé les forces de mon attention. Et maintenant que je m’y remets, j’ignore tout à fait ce que je vais pouvoir faire. J’espère pourtant pouvoir quelque chose avec l’aide de Dieu, qui ne m’a pas manqué pour d’autres Psaumes qui me semblaient presque impossibles à comprendre et à expliquer ». Il se mit donc à commenter ce long Psaume en 32 sermons brefs qu’il ne prêchait pas directement au peuple chrétien, mais qu’il dictait, afin qu’ils soient diffusés et récités dans les assemblées ecclésiales. L’ensemble est donc destiné à la formation spirituelle des chrétiens, ceux d’Hippone d’abord et de Carthage, mais aussi ceux des autres églises, puisque ses collègues évêques lui réclamaient son dû, c’est-à-dire qu’ils espéraient pouvoir en faire profiter leurs ouailles !

Les Homélies sur l’Évangile de Jean

Tu viendras à la Source qui t’a aspergé de rosée, tu verras la Lumière !

Il y en a 124 qui couvrent l’ensemble du quatrième Évangile. Les 54 premières ont été prêchées à Hippone ; les 70 autres ont été dictées pour mener le commentaire à bonne fin ; et cela à la demande d’Aurèle de Carthage, réitérant la décision prise par deux conciles qui imposaient à Augustin « la charge des Écritures », c’est-à-dire concrètement l’achèvement de ses explications des Psaumes et du quatrième Évangile.

C’était, en effet, une tâche prioritaire ; Augustin en était bien d’accord : « Je ne veux pas en être détourné et retardé par toutes sortes de questions qui surgissent inopinément ; et même je ne veux pas me remettre aux livres sur la Trinité que j’ai depuis longtemps en chantier et que je n’ai pas encore terminés, parce qu’ils exigent trop de travail et que j’estime qu’ils ne pourront être compris que d’un petit nombre. Ce qui presse davantage, c’est ce que nous espérons être utile au grand nombre » (Lettre 169)..

L’Évangile du Verbe incarné, de la Parole faite chair, est l’Évangile de la croissance spirituelle, du progrès dans l’intelligence de la foi. Le Christ veut que nous comprenions ce qu’il a daigné nous dire : il donne l’intelligence lorsqu’il en est prié, lui qui a donné la parole sans en être prié. Le degré de la piété est la foi et le fruit de la foi est l’intelligence, pour que nous parvenions à la vie éternelle où l’Évangile ne sera plus lu, parce que nous le verrons Lui-même, Lui, la Parole de Dieu, la Lumière …

Quelle sera alors la joie de nos yeux ! « Que verrons-nous ? Je vous en supplie, aimez avec moi, courez avec moi dans la foi, désirons la Patrie d’en haut, soupirons après la Patrie d’en haut, ayons conscience que nous sommes ici-bas en voyage ! Que verrons-nous alors ? Que l’Évangile maintenant nous le dise : “ Au principe était la Parole et la Parole était chez Dieu et la Parole était Dieu ” . Tu viendras à la Source qui t’a aspergé de rosée, tu verras la Lumière ! … Je vais maintenant déposer ce livre et vous allez partir à vos occupations. Nous avons passé un bon moment dans la Lumière commune, un bon moment dans la joie, dans l’exultation. Mais, en nous quittant les uns les autres, ne Le quittons pas, Lui » (Homélies 22 et 35).

La Trinité

J’avais décidé de ne pas publier ces livres un par un, mais tous ensemble, parce qu’ils sont liés par le progrès de la recherche

A la fin des Confessions Augustin s’exhorte : « Avance dans ta louange, ô ma foi, dis au Seigneur ton Dieu : Saint, Saint, Saint, Seigneur mon Dieu ; dans Ton nom nous avons été baptisés, ô Père et Fils et Esprit Saint ; dans Ton nom nous baptisons, ô Père et Fils et Esprit Saint » (Conf. XIII, 13). Il ne cesse de méditer le mystère de la sainte Trinité et il entreprend un grand ouvrage, qu’il commence étant jeune et qu’il n’édite qu’étant vieux, comme il dit. Il y a travaillé longtemps, épisodiquement, pendant plus de vingt ans. Et il fut victime, un jour, d’un vol singulier : des disciples impatients et indélicats lui dérobèrent son ouvrage inachevé. Il en fut très fâché et il avait décidé de reléguer cette œuvre, puisqu’une édition pirate risquait de se diffuser sans son autorisation. Il céda pourtant aux instances de ses frères et surtout encore une fois à l’ordre d’Aurèle ; et il mena l’ouvrage à son terme, tant bien que mal.

Dans la lettre qui accompagne l’envoi d’un exemplaire achevé à Aurèle, il raconte cet incident et il ajoute : « J’avais décidé de ne pas publier ces livres un par un, mais tous ensemble, parce qu’ils sont liés par le progrès de la recherche ». C’est une précieuse indication, une consigne de lecture. La Trinité réclame une lecture suivie de bout en bout.

La première partie (livres I-VII) étudie les récits bibliques des apparitions, à Abraham, à Moïse… et les missions du Fils (l’Incarnation) et de l’Esprit Saint (la Pentecôte) ; elle traite aussi de la formule dogmatique : « un seul Dieu en trois personnes », qui s’est imposée au termes de querelles théologiques. Augustin la respecte, bien sûr ! Mais il n’a manifestement pas d’enthousiasme pour ce langage abstrait qui n’est pas celui de l’Écriture : on dit trois personnes ; mais quand on demande : trois quoi ?, le langage humain souffre d’une bien grande indigence ; on dit cela, non pas pour dire précisément cela, mais pour n’être pas réduit au silence.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage (Livres VIII-XV), Augustin préfère se livrer à un long exercice spirituel au cours duquel l’esprit scrute patiemment l’image de Dieu qu’il est par création (Gen. 1, 26), par approches successives, jusqu’à sa restauration comme sujet en acte de souvenir, d’intelligence et d’amour de Dieu. C’est surtout cette partie qui réclame une patiente et laborieuse lecture suivie.

Prière finale : « Seigneur notre Dieu, nous croyons en Toi, Père et Fils et Esprit saint. Car la Vérité n’eût pas dit : “ Allez, baptisez toutes les nations au nom du Père et du Fils et de l’Esprit Saint ” (Mt 28, 19), si Tu n’étais pas Trinité. Et Tu n’aurais pas ordonné, Seigneur Dieu, que nous fussions baptisés au nom de qui n’est pas le Seigneur Dieu … Appliquant mon attention à cette règle de la foi, autant que je l’ai pu, autant que Tu as fait que je le puisse, je T’ai cherché ; et j’ai désiré voir en intelligence ce que j’ai cru ; et j’ai beaucoup discuté ; et j’ai peiné.

« Seigneur mon Dieu, mon unique espérance, exauce-moi, de peur que fatigué je ne veuille plus Te chercher ; mais fais que je cherche toujours ton visage avec ardeur. O Toi, donne-moi la force de Te chercher, Toi qui m’as fait Te trouver et qui m’as donné l’espoir de Te trouver de plus en plus.

« Voici devant Toi ma force et ma faiblesse : conserve celle-là, guéris celle-ci. Voici devant toi ma connaissance et mon ignroance : là où Tu m’as ouvert la porte, accueille-moi qui entre ; là où Tu as fermé la porte, ouvre moi qui frappe.

« Fasse que je me souvienne de Toi, que je Te comprenne, que je T’aime ! Augmente en moi ces dons, jusqu’à ce que Tu me redonnes ma forme parfaite ».

4. Les enjeux des controverses.

Il faut enfin y venir ! L’activité ecclésiastique d’Augustin fut, en effet, encombrée de controverses. Il serait simpliste de mettre tous les combats qu’il crut devoir mener au compte d’une agressivité déréglée ! Ce sont bien plutôt des actions de pastorale, provoquées par les divers antagonismes religieux dont souffrait la chrétienté africaine, et par lesquelles Augustin exerçait la responsabilité doctrinale qu’il avait assumée.

Assurément toutes ces œuvres de controverses ne furent pas rédigées à tête reposée, comme peuvent l’être les traités d’un professeur de théologie. Ce sont des répliques sévères qui se situent dans des champs doctrinaux restreints, délimités et marqués ou déformés par la polémique. Et même si on partage avec Augustin l’avis de saint Paul : « Il faut qu’il y ait des hérésies pour que les hommes éprouvés se manifestent parmi vous » (1 Co 11, 19), on conviendra que les disputes ne favorisent pas l’intelligence de la foi qui doit être sereine. Mais les grandes controverses dans lesquelles Augustin se dépensa sans compter, avaient des enjeux doctrinaux importants qu’il faut tâcher de mettre en relief (très sommairement).

Le manichéisme

 Le dualisme des disciples de Mani, le prophète iranien (216-277), s’étendait, en effet, à la Bible ; ils rejetaient radicalement les écritures juives, œuvre de Yahweh-Satan, qui aurait aussi semé l’ivraie dans les évangiles

Au lendemain de sa conversion, Augustin éprouva le besoin de réparer les dégâts qu’il avait causés, lorsque, manichéen, il « déblatérait » contre la foi catholique et son usage de l’Ancien Testament. Le dualisme des disciples de Mani, le prophète iranien (216-277), s’étendait, en effet, à la Bible ; ils rejetaient radicalement les écritures juives, œuvre de Yahweh-Satan, qui aurait aussi semé l’ivraie dans les évangiles.

Ils traitaient les catholiques de « semichrétiens », pour rester attachés à la « super-stition judaïque », en contradiction avec l’action de Jésus qui avait rompu bel et bien avec la Loi et les Prophètes, et dont l’enseignement était l’antithèse même du judaïsme. Pour le manichéen, le catholicisme n’est qu’un mauvais syncrétisme judéo-chrétien, une Église qui se prostitue avec le dieu des Hébreux après ses noces avec le Christ. Le catholique et le manichéen sont d’accord pour rejeter les prescriptions et pratiques de l’Ancien Testament : la différence c’est qu’il plaît au catholique de vivre dans le mensonge et d’agir de manière indigne, de louer en paroles ce qu’il déteste de cœur.

Grâce à Ambroise Augustin a appris que « le Dieu des deux Testaments est un », comme il dit ; une aussi leur doctrine, et universelle la médiation du Christ : les saints et les justes de l’Ancienne Alliance, par la foi qu’ils ont eue en la venue future du Christ, appartenaient en réalité à la Nouvelle Alliance, à l’Église, à la Cité de Dieu.
Le christianisme est l’accomplissement du judaïsme, parce qu’Israël est dans toute son histoire de peuple élu la « nation prophétique » du Christ. Ce peuple, par les événements symboliques qu’il vivait (cf. 1 Co 10, 11), qu’il en eût conscience ou non, était entièrement le prophète du Christ. Si les rites anciens ne sont pas observés par les chrétiens, ce n’est pas parce que le Christ les aurait abolis, mais au contraire parce qu’il les a accomplis. Il l’a dit lui-même (Mt 5, 17). L’observation de ces rites symboliques était justement l’annonce du Christ. La Loi donnée par Moïse est devenue en Jésus Christ Grâce et Vérité, comme il est dit dans le Prologue de l’Évangile de Jean, Grâce dans la plénitude de la charité, Vérité dans l’accomplissement des prophéties.

Le donatisme

Dioclétien ordonna à la police impériale de perquisitionner les églises pour y saisir les Livres saints. Des évêques cédèrent, d’autres se débrouillèrent, d’autres enfin résistèrent et accusèrent aussi leurs collègues d’être des « livreurs », des « traîtres ». Donat, évêque dissident de Carthage, organisa son « parti » ; et le schisme réussit

Lors de la dernière persécution de l’Antiquité chrétienne (en 303/4), Dioclétien ordonna à la police impériale de perquisitionner les églises pour y saisir les Livres saints. Des évêques cédèrent, d’autres se débrouillèrent, d’autres enfin résistèrent et accusèrent aussi leurs collègues d’être des « livreurs », des « traîtres ». Donat, évêque dissident de Carthage, organisa son « parti » ; et le schisme réussit, — si on peut dire ! —, pendant un siècle, dans un climat de violence et parfois d’actes de terrorisme : « un atroce conflit entre frères chrétiens » (Peter Brown).

« Autel contre autel » ; familles divisées : « Maris et femmes s’accordent pour ce qui est du lit et se disputent pour ce qui est de l’autel du Christ ! Par Lui ils se jurent d’être en paix entre eux et ils ne peuvent avoir la paix en Lui ! Parents et enfants ont même maison et ils n’ont pas même Maison de Dieu ! » (Lettre 33). La chrétienté africaine était dans un triste état ! Au dire de Possidius, l’Église catholique était comme prostrée jusqu’à ce qu’Augustin lui fît relever la tête.

Il se démena, en effet, pendant un bon quart de siècle, de toutes les manières : il tenta le dialogue, oral et écrit, il proposa des débats publics, il se documenta sur l’origine et l’histoire du schisme, il saisit toutes les occasions de réfuter point par point les écrits donatistes qui lui parvenaient.

Il joua ainsi un rôle de premier plan dans la préparation de la « Conférence » de 411 à Carthage, ordonnée par l’empereur Honorius à la demande des catholiques et présidée par le comte Marcellinus. Quelque 280 évêques donatistes firent leur entrée à Carthage en grande pompe, pour manifester leur force. Les évêques catholiques, à peu près en même nombre, vinrent discrètement. La confrontation eut lieu les 1er, 3 et 8 juin : houleuse, pénible, consternante pour qui considère l’amour fraternel comme idéal des disciples du Christ. — On en peut lire les Actes dans quatre volumes de la prestigieuse collection « Sources Chrétiennes » —. Dans la nuit du 8 juin, Marcellinus portait sa sentence qui tranchait en faveur de l’unité catholique, comme prévu par l’édit même de l’empereur Honorius. Le donatisme était définitivement hors la loi.

S’étonne-t-on de l’intervention de l’Empire dans les affaires de l’Église ? Il faut alors rappeler que l’empereur Constantin, dès avant la convocation du Concile de Nicée, en 325, était intervenu dans l’affaire donatiste. Pourquoi ? Parce qu’il avait reconnu le christianisme comme religion officielle et que la religion était et devait être le ciment de cohésion de l’Empire. Toute discorde, toute scission, toute division d’un peuple en deux partis, risquaient de déstabiliser l’État totalitaire.

Augustin avait d’autres motifs de combattre pour l’unité de l’Église : il était convaincu qu’en se séparant de la grande Église, répandue dans le monde entier, en faisant scission, les donatistes se coupaient comme sarments de la sève de la vigne. En clair, ils avaient les mêmes sacrements que les catholiques, mais inopérants, inefficaces, faute de communion dans l’Esprit du Christ. Augustin proclamait « avec la plus grande force que, hors de l’unité, ni sacrement, ni prière, ni vertus, ni martyre même, ne profitent à l’homme pour son salut » (Yves Congar). Il fallait donc impérativement tout faire pour ramener ces pauvres gens égarés (par leurs chefs) dans l’unité du Corps du Christ.

Augustin voulait d’abord convaincre par la parole, la discussion, l’argumentation ; il ne voulait pas de la contrainte qui ne changerait des hérétiques patentés qu’en faux catholiques. Puis des confrères le persuadèrent de l’utilité et de l’efficacité des lois impériales dont la crainte sert réellement la cause de l’unité. Dans une lettre (93) où il racontait ce revirement et s’appliquait à le justifier, il cita, entre bien d’autres témoignages bibliques, l’ordre du maître de maison qui voulait offrir un banquet : « tous ceux que vous trouverez, forcez-les à entrer » (Luc 14, 23). L’imprudent ! Il ne se doutait pas que cette citation allait être montée en épingle au Moyen Age et servir de slogan justifiant la persécution religieuse ; et l’on est allé jusqu’à qualifier Augustin de « premier théoricien de l’Inquisition », ce qui est une honte !

Les lois et les décrets étaient impériaux et leur application incombait aux fonctionnaires de l’Empire. Augustin, lui, considérait comme son devoir d’homme d’Église d’intercéder auprès des juges en faveur des coupables et il conseillait instamment aux hauts fonctionnaires la modération et la mansuétude.

Le paganisme

L’Empire étant officiellement chrétien, c’est à lui que revient la tâche de liquider le paganisme sous ses différentes formes

En bon chrétien Augustin s’est réjoui de l’expansion du christianisme, de la christianisation de l’Empire et partant de la répression du paganisme. C’était à ses yeux l’accomplissement des prophéties, au même titre que les persécutions : « Tous les rois se prosterneront devant Lui » (Ps 71, 11). Désormais, quand le roi vient à Rome, il va s’agenouiller, non pas au temple d’Hadrien, mais au mémorial du pêcheur, saint Pierre. Augustin s’en réjouit ; mais il n’est pas triomphaliste ; il n’est pas un activiste ou un « boutefeu » pour mettre les temples païens en flammes. Ce n’est pas son affaire. L’Empire étant officiellement chrétien, c’est à lui que revient la tâche de liquider le paganisme sous ses différentes formes. Augustin modère l’ardeur iconoclaste des chrétiens : “attendez la promulgation des lois qui l’ordonnent ou le permettent ; alors vous le ferez ; mais surtout occupez-vous de briser les idoles en vos cœurs (cf. Ézéchiel, 14, 7) : vos restes païens, vos superstitions, vos fantasmes d’un dieu imaginaire, vos démons intérieurs …” (Sermon 62).

En 410 le sac de Rome par Alaric, roi des Wisigoths, provoqua une véritable panique idéologique dans les esprits : le mythe de la « Ville éternelle » était mis à mal ; pour les païens c’était la faute du christianisme, qui avait effectivement détruit l’unité politico-religieuse de la cité antique ; pour les chrétiens c’était l’échec du christianisme devenu religion de l’Empire par la volonté de Constantin et … de Dieu ! Les chrétiens étaient dans la stupeur : « Le corps de Pierre repose à Rome, le corps de Paul aussi, ceux de Laurent et d’autres martyrs aussi ! Et Rome est dans le malheur, dévastée, frappée, écrasée, incendiée ! A quoi servent donc les tombeaux des apôtres ? » (Sermon 296). Les païens pestaient contre les « temps chrétiens », temps de malheurs : « Voilà, quand nous offrions les sacrifices à nos dieux, Rome était debout, florissante ; maintenant que l’a emporté le sacrifice à votre dieu, qu’il s’est répandu, et que sont interdits et proscrits les sacrifices à nos dieux, voilà ce que Rome endure ! » (Sermon 296).

Augustin s’appliquait à raisonner les uns et les autres. Ce n’est pas la première fois que Rome est incendiée ; elle le fut par le sinistre Néron ; et bien avant par les Gaulois : le Capitole fut préservé grâce aux oies qui veillaient pendant que les dieux dormaient ! (Cité de Dieu, II, 22). « Les temps sont mauvais, disent les gens, les temps sont durs ! Vivons bien et les temps seront bons, répliquait Augustin. C’est nous qui sommes les temps. Tels nous sommes, tels sont les temps » (Sermon 80).

La Cité de Dieu

Augustin s’engagea, pour des années, dans une grande apologie du christianisme, « un long travail et ardu, dit-il en débutant, mais Dieu est notre aide (Ps 61, 9)

Augustin et Marcellinus étaient devenus grands amis ; ils correspondaient en 412, notamment sur les entretiens qui avaient lieu à Carthage dans un cercle d’aristocrates, dont certains contestaient la compatibilité du christianisme avec le service de l’État. Marcellinus demanda à Augustin de répondre à cela par des livres. Et Augustin s’engagea, pour des années, dans une grande apologie du christianisme, « un long travail et ardu, dit-il en débutant, mais Dieu est notre aide (Ps 61, 9) ».

L’ouvrage comporte vingt-deux livres (nous dirions plutôt vingt-deux chapitres, mais ils sont très longs !). Les dix premiers dénoncent et réfutent avec verve, sans pitié, les aberrations de toutes sortes de cultes rendus aux « dieux des nations », — qui sont et ne sont que des « démons » (Ps 95, 5) —, soit en vue de quelque prospérité ici-bas (livres I-V), soit en vue du bonheur dans l’au-delà (l. VI-X). Les douze autres décrivent l’histoire de deux Cités, leurs origines (l. XI-XIV), leurs développements (l. XV-XVIII), leurs fins, en commentant les sept premiers livres de la Bible et les livres des Prophètes.

Deux amours ont fait deux Cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu la Cité terrestre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi la Cité céleste (XIV, 28). Augustin emprunte ces qualificatifs à saint Paul qui opposait Adam, l’homme terrestre, et le Christ, l’homme céleste (1 Co 15, 45-49). Dans la Cité terrestre la sagesse, orgueilleuse, se dégrade en idolâtrie (c’est encore saint Paul qui l’explique, Rm 1, 18-25) ; « dans l’autre, au contraire, il n’est pas d’autre sagesse que la piété par laquelle on adore en vérité le vrai Dieu, la piété qui attend comme récompense dans la société des saints, hommes et anges, que Dieu soit »tout en tous » (1 Co 15, 28) » (Cité de Dieu, XIV, 28).

Ces deux Cités sont appelées mystiquement Babylone et Jérusalem dans les saintes Écritures. Ce ne sont pas précisément les deux villes dans leur situation géographique et leurs rapports historiques. Ce sont deux citoyennetés, des appartenances, des associations : celle de l’impiété d’une part, celle de la piété de l’autre. Elles sont emmêlées, enchevêtrées, jusqu’au Jugement dernier. Ne cherchons surtout pas dans La Cité de Dieu une théologie politique des rapports de l’Église et de l’État. C’est un contre-sens fatal qui a été malheureusement commis au Moyen Age …

Babylone signifie « confusion » ; c’est Babel : l’embrouille de la vie du genre humain, le monde des hommes vendus au pouvoir du péché, comme dit saint Paul (Rom 7, 14), livré à l’emprise du diable, le prince de ce monde (Jn 12, 31), ravagé par les méfaits de l’orgueil : l’égoïsme, la jalousie, la volonté de puissance, les dissensions, les guerres et toutes les misères qui s’ensuivent (XV, 4).

Jérusalem signifie « vision de la Paix » , la paix de Dieu « tout en tous » dans la Vie éternelle ! L’objet de notre foi, de notre espérance, de notre amour !

Jérusalem signifie « vision de la Paix » , la paix de Dieu « tout en tous » dans la Vie éternelle ! L’objet de notre foi, de notre espérance, de notre amour ! Fils d’Adam pécheur, nous naissons tous à Babylone. N’en soyons pas les citoyens, ne soyons pas des idolâtres, victimes des démons qui occupent ce monde. Prenons conscience de notre exil : dans ce monde, dans les tribulations du siècle, dans la cohue des scandales, nous gémissons comme en captivité. Au bord des fleuves de Babylone, nous sommes assis et nous pleurons ; nous avons suspendu nos harpes aux saules des rives, arbres stériles ; nous n’avons pas le cœur à chanter les chants de Sion à Babylone (Ps 136).

Sortons de Babylone ! Et nous voici en pèlerinage : nous allons vers la Maison de Dieu et nous chantons les Psaumes des montées : « Heureux celui dont Tu es le soutien, Seigneur ! Tu as disposé des montées dans son cœur » (Ps. 83, 6). Notre pèlerinage est intérieur : l’Esprit saint, le don de Dieu, nous enflamme et nous allons, nous montons les montées du cœur et nous chantons le cantique des degrés. « Ton feu, ô Dieu, nous embrase et nous porte en haut vers la paix de la Jérusalem céleste » (Confessions, XII, 10).

Le pélagianisme

Pélage était un religieux d’origine britannique installé à Rome où il s’appliquait à la direction spirituelle d’une élite chrétienne, animée du sentiment de « noblesse oblige »

Pélage était un religieux d’origine britannique installé à Rome où il s’appliquait à la direction spirituelle d’une élite chrétienne, animée du sentiment de « noblesse oblige » , comme dit Peter Brown, c’est-à-dire disposée à vivre très sérieusement ce qui lui était prêché. Car le plus beau don que Dieu a fait à l’homme est la liberté, et par conséquent l’obligation de vivre pleinement dans la dignité chrétienne.

Pélage débarqua à Hippone fin 410 ; mais il ne put rencontrer Augustin qui était en convalescence à la campagne. Ils échangèrent des lettres de courtoisie. Puis à Carthage, lors de la conférence de 411, ils s’entrevirent une ou deux fois. Et Pélage se rendit bientôt en Palestine. La « rencontre théologique » du siècle n’eut pas lieu ; et c’est bien dommage ! La controverse dite « pélagienne » fut, en revanche, une grande affaire ecclésiastique aux péripéties multiples, difficultueuses, entre les Eglises de Carthage, de Palestine, de Rome … Il me faut vous en épargner les détails, vous en faire grâce, si vous me permettez ce mauvais jeu de mots. Je n’en évoque que les débuts.

Un disciple de Pélage, Céleste, réfugié de Rome à Carthage, voulait y être agrégé au clergé. Mais le diacre Paulin de Milan, ancien secrétaire de saint Ambroise, dénonça quelques propositions « pas très catholiques » de sa part : Adam aurait été créé mortel et serait donc mort même s’il n’avait pas péché. Son péché n’aurait nui qu’à lui-même et non pas au genre humain ; les enfants naissent dans l’état d’innocence qui était celui d’Adam avant sa faute, et ils n’ont donc pas besoin du baptême … Céleste fut condamné par un tribunal épiscopal auquel Augustin ne prenait pas part. Il partit bientôt pour l’Orient. Mais ses propos continuèrent à troubler la communauté carthaginoise. Marcellinus en fit part à Augustin en le priant d’y répondre ; et c’est ainsi qu’Augustin dut, encore une fois, se mettre à la lutte et cela pendant dix-huit ans, jusqu’à sa mort où il laissa inachevé son dernier ouvrage contre Julien, évêque d’Éclane, son contradicteur le plus redoutable.

Céleste avait tenté d’esquiver l’inculpation d’hérésie en prétendant que le problème de la transmission du péché d’Adam était matière à discussion. Mais au jugement d’Augustin il se trompait lourdement ; car, dans l’affaire des deux hommes, Adam qui nous entraîna dans la mort et le Christ qui nous donne la vie (cf Rom 5, 12-17), c’est proprement la foi chrétienne qui est en cause ; il s’agit de l’essence même du christianisme.
Le 24 juin 413, à Carthage, Augustin prêchait sur Jean le Baptiste ; il en vint à parler de Jésus Sauveur. « Jésus » signifie « Sauveur » : « celui qui sauve son peuple de son péché » (Mt 1, 21). Tous, vieillards, jeunes, petits ou bébés, tous nous sommes sauvés par Lui seul. Et Augustin poursuit : « Je pose maintenant la question du bébé : on l’apporte à l’église pour le faire chrétien, pour le baptiser ; je pense que c’est pour qu’il soit dans le peuple de Jésus. De quel Jésus ? De Celui qui sauve son peuple de ses péchés. S’il n’y a en lui rien à sauver, qu’on l’enlève d’ici ! Pourquoi ne disons-nous pas aux mères : “ enlevez d’ici ces bébés ” ? Jésus, en effet, est sauveur. S’il n’y a en eux rien à sauver, enlevez-les d’ici ! Les gens en bonne santé n’ont pas besoin de médecin, les mal portants, oui (Mt 9, 12) Quelqu’un osera-t-il me dire : “ Jésus, il l’est pour moi (adulte), pour lui (ce bébé), il ne l’est pas ” ? Ah ! bon, il est Jésus pour toi, il n’est pas Jésus pour lui ! Mais ne l’amène-t-on pas à Jésus ? Ne répond-on pas pour lui afin qu’il croie en Jésus ? Allons-nous instituer un autre baptême pour les petits, dans lequel ne se ferait pas une rémission des péchés ? Assurément, si ce bébé pouvait parler, il réfuterait le contradicteur et il crierait : “ Donne-moi la vie du Christ ; je suis mort en Adam, donne moi la vie du Christ ! ” » (cf. 1 Co 15, 22 ; sermon 293).

La vie chrétienne, simplement

Son idéal spirituel n’était autre que la vie chrétienne pour tous : dans le « bain de la renaissance », le baptême, chacun de nous renaît en Dieu et est appelé à grandir, dans l’Église, avec le Christ, qui est en son humanité le lait des petits et en sa divinité le pain des grands

Récapitulons !
Augustin n’était pas un professeur de « théologie dogmatique » ; il ne s’adressait pas à quelque élite intellectuelle qui serait chargée de distribuer au bon peuple une doctrine toute faite.

Son idéal spirituel n’était autre que la vie chrétienne pour tous : dans le « bain de la renaissance », le baptême, chacun de nous renaît en Dieu et est appelé à grandir, dans l’Église, avec le Christ, qui est en son humanité le lait des petits et en sa divinité le pain des grands, suivant le thème paulinien : « C’est du lait que je vous ai donné à boire, pas une nourriture solide que vous ne pouviez pas encore supporter » (1 Co 3, 2). « Bois du lait, afin de te nourrir ; nourris-toi, afin de grandir ; grandis, afin de manger le pain … Notre lait, c’est le Christ humble ; notre pain, c’est le même Christ égal au Père ». Cela n’a rien d’original et ne définit pas une spiritualité spécifique, la spiritualité d’un « maître spirituel » . Mais justement, selon l’Évangile (Mt 23, 10), Augustin ne veut connaître d’autre Maître que le Christ.

Si l’on tient pourtant à saisir les traits spécifiques du « charisme » augustinien, comme on dit de nos jours, on les trouve, je crois, dans les événements mêmes de la conversion. J’y discerne trois valeurs fondamentales : 1) le sens spirituel des Écritures, 2) l’intériorité, 3) la communauté. Ces valeurs ne sont pas disparates ou simplement juxtaposées : elles sont unifiées dans la personne du Christ qui est, 1) le sens plénier des Écritures, 2) le Maître intérieur, 3) le Christ total, l’Église : Tête et Corps, le Roi et le Prêtre de la Cité de Dieu.

Le sens des Écritures. A l’écoute des sermons d’Ambroise, Augustin en a découvert le sens spirituel qui est le Christ. Nous vivons de la Parole de Dieu, créatrice et salvatrice, du Verbe. Pour réparer les méfaits du péché d’Adam, Dieu a parlé en langage humain, en Israël, nation prophétique en gestation du Christ. La doctrine chrétienne est intelligence des Écritures et partage de l’intelligence acquise, nourriture commune qui assure notre croissance spirituelle.

L’intériorité. Averti par des livres de philosophes platoniciens, Augustin s’est retourné du dehors vers le dedans ; et il a découvert Dieu au plus profond ou au plus haut de lui-même. C’est en l’homme intérieur qu’habite la Vérité, le Christ Lumière. Notre « théorie de la connaissance » n’est autre que celle du Prologue de l’Évangile de Jean. « Notre science à nous c’est le Christ, notre sagesse aussi c’est le même Christ il implante en nous la foi au sujet des réalités temporelles, il nous montre la vérité au sujet des réalités éternelles. Par Lui nous allons à Lui, nous tendons par la science à la sagesse ; mais nous ne nous écartons par de l’unique et même Christ “ en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science ” (Col. 2, 3) » (La Trinité, XIII, 19, 24).

La communauté. L’Église est le Corps du Christ ; l’Esprit saint en est l’âme, qui répand l’amour en nos cœurs (Rm 5, 5). Au cœur de l’Église locale, les communautés de religieux et de religieuses témoignent de l’idéal de la communauté primitive de Jérusalem : (Actes, 4, 32) tournés vers Dieu qui sera « tout en tous » (1 Co 15, 28) dans la Cité accomplie, la Jérusalem céleste.

« Notre contemporain » ?

Selon le cardinal Newman Augustin a été « le grand luminaire du monde occidental, qui, sans être un docteur infaillible, a formé l’intelligence de l’Europe »

Selon le cardinal Newman Augustin a été « le grand luminaire du monde occidental, qui, sans être un docteur infaillible, a formé l’intelligence de l’Europe ». Ses œuvres ont exercé une influence énorme, incomparable, unique, dans la chrétienté latine, en théologie, en philosophie et surtout en spiritualité. Impossible, bien sûr, d’entrer dans les détails !
Regardons plutôt cette image où l’on voit Augustin au milieu des siens, de quelques uns des siens ! C’est le frontispice de la Vie d’Augustin dans le tome XI de l’édition des Bénédictins de Saint-Maur.

1) Au centre, le lampadaire est inspiré d’un passage où Possidius rapporte l’innovation de Valère, évêque d’Hippone, confiant la prédication au jeune prêtre Augustin : « Ainsi fut allumée la lampe, ardente, élevée sur le lampadaire, brillant pour tous ceux qui sont dans la maison » ; allusion à Mt 5, 15, cité en légende.

2) Au centre encore, Augustin a déroulé son ouvrage Sur la prédestination des saints et le lit à ses disciples. — Les titres sont très lisibles sur l’original ! Faites-moi confiance. —. Dans son ombre, Prosper d’Aquitaine († vers 450), « le premier représentant de l’augustinisme médiéval » , tient en mains son opuscule Sur la grâce de Dieu et le libre arbitre, contre le « conférencier », qui est Jean Cassien († vers 430), le moine de Marseille, contestataire de la doctrine augustinienne de la grâce.

3) A gauche du lampadaire, le pape Grégoire le Grand († 604), assis, la tiare à ses pieds, rédige ses Morales sur le livre de Job, en dressant l’oreille pour écouter Augustin. Debout, le prédicateur de Sermons sur la Passion du Seigneur, coiffé du « camauro » cher au pape Jean XXIII, est très probablement le pape Léon le Grand († 461).

4) A droite d’Augustin se tient un groupe de quatre disciples : à l’extrême droite, Bernard de Clairvaux († 1153) relit son ouvrage Sur la grâce et le libre arbitre ; à l’avant-scène, Pierre Lombard († 1160), qui a ôté sa mitre d’évêque de Paris, consulte son livre de Sentences ; près de lui, Thomas d’Aquin († 1274) présente sa Somme théologique ; et, debout, le moine doit être Bède le Vénérable († 735), auteur d’une Collection d’extraits des livres d’Augustin sur les lettres de l’apôtre Paul.

Vous aurez noté que le thème iconographique est centré sur le dogme de la Grâce de Dieu. C’est que, en 1700, on est encore en pleine guerre doctrinale, interminable : la tragédie janséniste durant le « Grand siècle » que l’on a appelé aussi le « Siècle de saint Augustin ». Augustin était alors LE docteur de la grâce, infaillible ! Rien que cela ! Mais qui détenait la bonne interprétation dans cette triste histoire ? Et qui avait conscience du risque qu’il y avait, qu’il y a toujours, à « dogmatiser » la vie et l’action spirituelles d’un chrétien, même d’un évêque ?

Le cardinal Duval, qui fut longtemps archevêque d’Alger, disait avec enthousiasme et insistance qu’Augustin est « notre contemporain ». J’oserai préciser qu’il peut être notre contemporain, si nous le voulons, nous : si nous voulons bien être des « esprits fraternels » disposés à partager « le fruit de ses confessions » (Conf. X). Il recommandait que soit soigneusement gardée pour la postérité la bibliothèque de son église avec tous ses livres : ils sont encore à notre disposition, pour notre édification spirituelle, pour notre formation chrétienne.

Augustin mourut le 28 août 430 dans Hippone assiégée par les Vandales. Possidius précise qu’il ne fit pas de testament, parce qu’en « pauvre de Dieu » il n’avait pas de quoi en faire ! Dom Michel Le Nobletz, lui, en fit un par lequel il léguait à sa parenté « un beau rien dans un coffre » ! Ils furent tous deux, ils sont de bons chrétiens, des saints.

PS.
Une petite confession pour finir (comme c’est normal de la part d’un augustinien). J’ai peiné réellement pour évoquer aussi simplement qu’il m’a été possible la vie, l’activité, les convictions d’Augustin. J’ai bien conscience de n’avoir pas écrit un « roman de plage » . Mais j’ai éprouvé une joie profonde à transmettre cette petite catéchèse augustinienne par « La voix de Dom Michel » . Donnez-vous la peine de lire, à petites doses, à petites étapes, si cela vous chante !

« Chante et marche ! » (Sermon 256).

Goulven MADEC
Augustin de l’Assomption