Itinéraires Augustiniens n°35 : Santé et salut

Pour l’Antiquité, la santé était comprise comme un état d’équilibre et d’harmonie. Tout l’art médical visait à rétablir l’ harmonie troublée. Quand la médecine échouait, les païens recouraient à des remèdes plus douteux. Pour guérir d’une migraine, ils plaçaient sous la tête des bandelettes magiques. Ces bandelettes, les chrétiens les remplaçaient par l’Evangile, ce qui, au dire d’Augustin, était sans doute préférable, mais ne témoignait pas moins d’une superstition persistante.

Editorial

Votre santé, c’est le Christ, par Marcel NEUSCH

O homme, si ton état de langueur te prouve que tu es malade, pense d’abord à ta santé. Ta santé ( salus ), c’est le Christ, pense donc au Christ.

Pour l’Antiquité, la santé était comprise comme un état d’équilibre et d’harmonie. Tout l’art médical visait à rétablir l’ harmonie troublée. Quand la médecine échouait, les païens recouraient à des remèdes plus douteux. Pour guérir d’une migraine, ils plaçaient sous la tête des bandelettes magiques. Ces bandelettes, les chrétiens les remplaçaient par l’Evangile, ce qui, au dire d’Augustin, était sans doute préférable, mais ne témoignait pas moins d’une superstition persistante.

Du moins, ces pratiques témoignent du prix que l’homme accorde à la santé corporelle. Mais Augustin ne s’étonnait pas moins de voir les chrétiens, si légitime que soit cette préoccupation, faire si peu de cas des pathologies spirituelles dont ils souffraient sans même s’en inquiéter. Or, dans ce domaine spirituel , nous avons un médecin incomparable, dont l’art médical n’est jamais pris en défaut.

« Le médecin du corps guérira-t-il son client ? C’est chose incertaine. Au contraire [.] : quelque profonde que soit la blessure de l’âme, elle sera guérie,et si cette âme est morte sous le nombre de ses péchés, elle sera ressuscitée. D’où vient donc qu’on recherche la santé des corps à si grands frais et au prix de tant de souffrances, quand bien des hommes refusent d’accepter la santé de l’âme qui leur est offerte comme un don ? » ( Sermon 301, 5)

Augustin n’a aucun mépris pour la santé du corps. Ce numéro des Itinéraires Augustiniens le montre assez. A lire la Règle, on est même étonné de voir l’intérêt constant qu’il porte à la santé de ses compagnons au monastère. Mais en même temps, il se préoccupe toujours en priorité de leur santé spirituelle, et là, il n’y a qu’un médecin qui puisse nous guérir : le Christ. C’est donc vers lui qu’il invite à se tourner.

« O homme, si ton état de langueur te prouve que tu es malade, pense d’abord à ta santé. Ta santé ( salus ), c’est le Christ, pense donc au Christ. O âme, relève-toi, voilà ce que tu vaux. Il a racheté ta vie de la corruption. »

( In Ps 102, 6).

Les deux versants, corporel et spirituel, sont donc inséparables, mais l’enjeu n’est pas le même. Si la santé corporelle doit requérir nos soins, à plus forte raison le salut de l’âme, car il y va de notre destinée éternelle. Et que nul ne dise : « Je suis trop malade pour être guéri » ! L’art médical du Christ n’est mis en échec par aucune maladie, si grave soit-elle. Encore faut-il avoir le désir de guérir :

Car, si « Dieu guérit parfaitement tout malade, il ne le guérit pas malgré lui » .

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

Être en bonne santé, qu’est-ce à dire ?

Toutes les définitions de la santé tournent autour de l’idée d’harmonie : fonctionnement harmonieux de l’organisme, équilibre et harmonie de la vie psychique. Chaque société a ses modèles de santé, variables en fonction des valeurs qu’elle entend privilégier. Voici trois définitions, les deux premières exprimant l’idéal de santé qui règne dans nos sociétés occidentales, la troisième étant la seule qui soit acceptable.

1. Freud définit la santé comme « l’aptitude au travail et à la jouissance » . « Si un homme, commente Moltmann, est atteint dans sa capacité de travail et inhibé dans son aptitude à la jouissance, il passe pour un malade. » Dès qu’il a retrouvé ces deux capacités, les médecins l’estiment « guéri ». Cette définition reflète les deux « valeurs » de la société industrielle : la production et la consommation.

2. Pour l’Organisation mondiale de la santé (OMS). « La santé est un état de bien-être complet, physique, spirituel et social, et pas seulement l’absence de maladies et d’infirmités. » Un tel idéal « fait croître à l’infini les exigences des individus vis-à-vis du système de santé et les soins médicaux d’une société ». C’est « l’utopie d’une vie sans souffrance, d’une joie sans douleur et d’une communauté sans conflits ».

3. Selon une définition récente, plus juste : « La santé est la capacité de vaincre de façon autonome la souffrance, la maladie et la mort » (I. Illich), ou encore : « La santé n’est pas l’absence de trouble, la santé est la force de vivre avec eux » (D. Rössler) (J. Moltmann, p. 345). La santé n’est pas un état de bien-être général, mais la « force de vivre humainement ».

« Le culte moderne de la santé produit exactement ce qu’il veut surmonter, à savoir l’angoisse devant la maladie. Au lieu de vaincre la maladie et les infirmités, il met en avant un état de bien-être dont sont exclus les malades, les infirmes et les personnes âgées, proches de la mort . La raison pour laquelle la définition de l’OMS prête tellement à malentendus, c’est qu’elle ne parle que de maladies et d’infirmités, mais pas de la mort. Si on écarte la pensée de la mort, toute définition de la santé est illusoire. » (Cf. Jürgen Moltmann, Dieu dans la création . Cerf, 1988, p. 347).

M.N.

Augustin en son temps

Saint Augustin aux prises avec la science médicale, par Jean-Marc MASSON

« Il y avait à cette époque-là un homme avisé, expert en science médicale, Vindicianus… Le fait est que je suis devenu assez intime avec lui. À ses conversations, je  m’attachais avec assiduité et attention ». (Saint Augustin)

Au IVe siècle de notre ère, la médecine du bassin méditerranéen bénéficie de l’héritage des deux grands maîtres que furent Hippocrate (Ve siècle avant J-C) et Galien (IIe siècle après J-C). Toutefois, les médecins de cette époque ne se contentent pas de transmettre le savoir antérieur mais ils se distinguent en commentant les textes des Anciens à partir de leur propre expérience fondée sur leurs observations au lit du malade.

Les polémiques morales et théologiques que suscitent les questions de l’action de l’âme, de la gestation, des régimes alimentaires ou des traitements traduisent l’influence du christianisme sur la médecine. Parallèlement, des courants plus occultes, venus d’Égypte avec les gnostiques, répandent parmi la population le goût de la magie, de l’alchimie et de l’astrologie. Les médecins doivent composer avec cette réalité dans la pratique de leur art.

Quand naît Augustin le 13 novembre 354 à Thagaste, la médecine est dominée par l’école alexandrine des médecins philosophes (les « iatrosophistes »), des savants remarquables, réputés pour leur vaste culture générale. L’un des plus célèbres, Poséidonios, s’intéresse aux affections cérébrales et décrit notamment les délires, les états comateux et les épilepsies. Il localise l’imagination dans la partie antérieure du cerveau, la raison dans la partie moyenne et la mémoire dans la partie postérieure. À partir de leurs observations des malades, les iatrosophistes élaborent des descriptions cliniques des pathologies. Avec empirisme et éclectisme, ils y ajoutent des réflexions philosophiques sur l’homme et le cosmos.

Voici donc brossé à grands traits l’univers médical contemporain d’Augustin. Et il n’y est pas étranger : les analogies médicinales parsèment ses écrits autobiographiques, théologiques et pastoraux. Mais quelles étaient réellement ses connaissances médicales ? Quel rapport entretenait-il avec la santé ? Plus fondamentalement encore, dans quelle mesure celui-ci a-t-il pu féconder son œuvre théologique ? Autant de questions que nous nous efforcerons d’élucider dans les lignes qui suivent.

La santé d’Augustin – Des poumons fragiles

 Homme en quête de Dieu et d’unification intérieure, Augustin ne néglige aucune dimension de son existence. La lecture des Confessions, son autobiographie spirituelle, est fort éloquente à ce sujet. Il a vécu près de soixante quinze ans au cours desquels il a bénéficié d’une santé physique et psychologique assez remarquable.

Homme en quête de Dieu et d’unification intérieure, il ne néglige aucune dimension de son existence. La lecture des Confessions, son autobiographie spirituelle, est fort éloquente à ce sujet. Il a vécu près de soixante quinze ans au cours desquels il a bénéficié d’une santé physique et psychologique assez remarquable. Il nous relate néanmoins dans ses écrits, quelques épisodes pathologiques (rares [1] il est vrai). Lancel (op. cit., p. 35-36) situe à la première enfance, avant la dixième année, la crise d’étouffement dont Augustin est victime et qu’il rapporte dans Les Confessions :

« J’étais encore enfant lorsqu’un jour une oppression de poitrine me rendit soudain brûlant de fièvre, aux portes de la mort. Tu l’as vu, puisque déjà tu étais mon gardien, avec quel élan de foi j’ai réclamé le baptême de ton Christ, mon Dieu et Seigneur, implorant la pitié de ma mère, celle de notre Mère à tous, ton Église. » ( Confessions, I, 11, 17).

La première rencontre avec la maladie marque une étape significative dans le cheminement spirituel du jeune Augustin qui proclame sa foi au Christ et demande le baptême, alors qu’il n’est que catéchumène. Mais il lui faut encore attendre… L’été 386 est bien sûr marqué par sa conversion, dans le jardin de Milan. À la même époque, il se plaint de difficultés respiratoires :

« En ce même été, le surmenage de l’activité littéraire commençait à affaiblir mes poumons, rendant ma respiration difficile ; des douleurs de poitrine dénonçaient une lésion, et je ne pouvais plus parler assez fort, ni assez longtemps. Au début, j’en avais été fortement troublé : j’allais être contraint à renoncer par nécessité à ma charge de professeur, ou du moins dans l’hypothèse d’un traitement et d’un rétablissement possibles, à surseoir à la reprise. » ( Confessions, IX, 2, 4).

Devant cette description, certains auteurs ont évoqué un diagnostic d’asthme [2] , notamment en raison de la possible composante psychosomatique de cette maladie. Augustin affirme lui-même qu’il traverse une période de surmenage professionnel. Ainsi, lors de sa retraite à Cassiciacum, il trouve, chez son ami Verecundus, le lieu d’une convalescence physique, mais aussi psychologique. En effet, selon Lancel (op. cit. p. 149), Augustin ne s’est pas libéré « du jour au lendemain de l’aestus saeculi, équivalent latin de notre stress ». Brown (op. cit. p. 125) va même jusqu’à évoquer les « symptômes physiques d’une dépression nerveuse » suite au vécu intense de la conversion et au surmenage intellectuel ; et l’auteur de souligner qu’Augustin est frappé au siège symbolique de sa profession et de sa réussite sociale : la voix. En décembre 386, lors des discussions Contre les académiciens, Augustin se dit toujours las et fatigué :

« Bien qu’après le labeur de l’enseignement de la rhétorique j’eusse présumé pouvoir me reposer un peu sous une armure légère, c’est-à-dire traiter le sujet en interrogeant plutôt qu’en faisant un exposé, cependant, puisque nous sommes en très petit nombre, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de parler fort aux dépens de ma santé, et que j’ai voulu qu’à cause de celle-ci ce style fût comme l’aurige et le modérateur de mon discours, pour éviter que mon esprit m’entraîne plus rapidement que ne le demande l’état de mon corps, écoutez sous forme de discours continu, comme vous le souhaitez, quel est mon avis [3]  ».

Augustin fait une nouvelle fois allusion à l’altération de sa santé et à sa maladie de poitrine, dans les Soliloques (datables au plus tôt de décembre 386) :

« Une fois pour toutes, je crois en lui : il ne saurait cesser de soutenir ceux qu’il a ainsi touchés. Quant à moi, je ne dirai plus rien de ma santé, sinon lorsque j’aurai vu cette beauté ». La raison : « Surtout, ne fais rien d’autre ! Pour l’instant, contiens tes pleurs et affermis ton esprit. Tu as assurément beaucoup pleuré et ta maladie de poitrine ne s’en est pas améliorée. Augustin : « Tu veux mettre une mesure à mes larmes, alors que je n’en vois pas à ma misère, ou alors c’est que tu me commandes de prendre en considération la santé de mon corps, alors que moi-même je suis en état de décomposition avancée ?  Mais je te demande, si tu peux quelque chose pour moi, d’essayer de me conduire par quelque raccourci : que le voisinage de cette lumière, que mes yeux, si j’ai fait quelque progrès, peuvent maintenant supporter, fasse que j’aie honte de les tourner vers ces ténèbres délaissées, si c’est le mot juste pour ce qui ose plaire à ma cécité [4] ».

Il semble hasardeux de vouloir interpréter avec trop de précision ces propos d’Augustin : une lecture psychopathologique (étayant l’hypothèse de l’épisode anxio-dépressif) et une lecture existentielle (dans le repentir, Augustin renonce à « la cécité » du péché et s’ouvre à « la lumière » de la grâce) sont toutes deux possibles, mais il importe de ne pas confondre les niveaux d’interprétation. À la lecture de ces lignes d’Augustin, on constate que sa vie est traversée par la souffrance à deux moments charnières de son itinéraire spirituel (lors de sa demande différée de baptême et lors de sa conversion de 386).

Une nature humaine blessée Analogies médicinales

 Ne vois-tu pas avec quelle assurance, hier, nous avons dit qu’aucune maladie ne nous retenait plus, que nous n’aimions rien à part la sagesse, et que, tout le reste, nous ne le recherchions ou ne le voulions qu’à cause d’elle ?

Le lecteur d’Augustin ne manque pas d’être frappé par la récurrence des analogies médicinales sous la plume du philosophe, du moine, du prédicateur et de l’évêque-théologien qu’est devenu, au fil des années, l’enfant de Thagaste. Ainsi, quand Augustin traite des illusions de la conscience sur son propre état, dans les Soliloques, il s’exprime en ces termes :

« Souvent l’esprit se trompe et s’en vante ; et parce qu’il ne voit pas encore, il se plaint comme s’il en avait le droit. Mais cette beauté sait quand elle se montre. C’est elle qui s’acquitte de la tâche du médecin et identifie mieux que ceux-là mêmes qui se font soigner, qui est sain. Mais nous, nous croyons voir à quel point nous avons émergé, alors même qu’il ne nous est permis ni de nous représenter, ni de sentir combien nous étions immergés et jusqu’où nous étions descendus, et, ainsi, nous croyons que notre santé consiste à ne pas être aussi gravement malade. Ne vois-tu pas avec quelle assurance, hier, nous avons dit qu’aucune maladie ne nous retenait plus, que nous n’aimions rien à part la sagesse, et que, tout le reste, nous ne le recherchions ou ne le voulions qu’à cause d’elle [5]  ? »

Certes, l’emploi de la comparaison médicale est courant chez les philosophes de l’Antiquité, en raison notamment du non-cloisonnement du champ du savoir. Sénèque, dans son De providentia, voulant expliquer que le malheur peut être une épreuve profitable à l’homme de bien, écrit : « si tu songes qu’il y a des cas où les médecins sont obligés de vous racler les os, de vous extirper des veines, de vous amputer des membres qui, s’ils restaient unis au corps, entraîneraient sa perte totale, tu admettras bien aussi qu’il y a des malheurs utiles à ceux qui en sont frappés [6]  ».On remarque au passage que la pertinence de l’analogie opérée par Sénèque est plus discutable que celles retrouvées sous la plume de l’auteur des Soliloques.

On peut postuler avec Lancel (op. cit., p. 134) que les épîtres pauliniennes furent la « première médecine » d’Augustin quand il les lit en juillet 386, mais c’est, sans aucun doute, leur redécouverte en 396 qui est décisive dans l’élaboration de sa théologie de la grâce. Augustin la déploie dans sa controverse avec Pélage (qui est opposé au baptême des enfants). L’évêque d’Hippone condamne les positions pélagiennes selon lesquelles l’homme peut faire son salut par ses propres forces : « Chez les enfants la nature humaine n’a pas besoin de médecin parce qu’elle est saine, et (que) chez les adultes elle se suffit à elle-même, si elle le veut, pour atteindre la justice. […] Cette sagesse-là ne vient pas d’en haut [7]  ». Plus loin, pour développer son argumentaire contre Pélage, il commente la parabole du bon Samaritain, en ces termes :

« En ce moment nous parlons de cet homme laissé à demi-mort sur la route par des brigands ; qui, atteint, transpercé par de graves blessures, ne peut pas, en cet état monter jusqu’au sommet de la justice comme il a pu en descendre, et qui, même s’il est déjà dans l’auberge, y est encore soumis à des soins. […] Moi je dis : ce n’est pas par sa volonté que l’homme peut être juste, si la nature lui donne ce pouvoir ; mais grâce à un remède il pourra réaliser ce dont le vice actuel le rend incapable [8] . »

 Si votre bouche a proféré [des paroles offensantes], n’éprouvez aucune répugnance à lui faire prononcer d’autres mots, capables de guérir la plaie que cette même bouche a provoquée

L’analogie médicinale est limpide, la nature humaine est malade, elle est défigurée par le péché : « Notre nature est corrompue,[…], elle implore le médecin : « au secours, Seigneur », clame-t-elle ; et « guéris mon âme [9]  ! » Dans son sermon sur le psaume 74, Augustin nous livre l’identité de ce thérapeute : « Un si grand médecin est venu à nous, il a fait partir tous nos péchés. Si nous voulons retomber malades, nous nuirons à nous-mêmes, et en outre nous serons ingrats envers le médecin ». Ce thème patristique classique depuis Ignace d’Antioche [10] du Christ médecin est déployé par Augustin [11] à l’aune de sa propre expérience d’homme et de théologien.

Dans son traité La nature et la grâce, Augustin donne aux analogies médicinales une portée théologique d’une acuité qu’elles n’avaient pas atteinte dans ses écrits antérieurs. Il se situe dans le registre métaphorique, son propos n’est en rien médical, chacun l’aura compris, il est proprement théologique et sotériologique.

Si on admet qu’Augustin a pu rédiger sa règle (malgré les incertitudes qui persistent quant à sa genèse exacte), en quittant le monastère du jardin d’Hippone en raison de sa nomination d’évêque coadjuteur de Valerius, relevons à nouveau les comparaisons médicinales qui jalonnent ce texte. Ainsi, à propos de l’attention fraternelle à porter à un frère qui se trouve dans une situation délicate, dans le domaine de la chasteté, voici ce que recommande Augustin :

« On le considèrera comme un blessé à guérir, […]. Si votre frère souffrait d’une plaie et qu’il voulût la cacher de crainte d’une incision, ne seriez-vous pas cruel en vous taisant et miséricordieux en parlant ? A plus forte raison devez-vous dévoiler sa faute, qui ravage son âme, bien plus qu’un ulcère ne corromprait son corps » (Règle, 26).

Augustin se réfère au même registre langagier lorsqu’il évoque le pardon à demander à un frère blessé par des propos déplacés : « Si votre bouche a proféré [des paroles offensantes], n’éprouvez aucune répugnance à lui faire prononcer d’autres mots, capables de guérir la plaie que cette même bouche a provoquée » (Règle, 42). Augustin va même jusqu’à recommander explicitement les services du médecin [12] quand la situation le nécessite : « Si un frère se plaint d’éprouver quelque douleur corporelle cachée, qu’on le croie sans hésitation. Le remède qui lui plaît ne paraît-il pas sûr ? Que l’on consulte un médecin. » (Règle, 35). Augustin est tout aussi clair quant à l’observance thérapeutique ; il reconnaît la compétence et l’autorité du médecin en la matière : « Le malade même s’il y répugne, doit accepter sans murmures les avis du médecin, les ordres du supérieur et tout ce qui est nécessaire en vue de sa guérison » (Règle, 34).

Augustin manifeste cette confiance à l’égard des médecins jusqu’à la fin de sa vie. Possidius, son biographe, nous rapporte que : « quelque dix jours avant sa mort il nous demanda que personne ne vienne le voir, sauf aux heures où les médecins viendraient l’examiner et à celles où on lui apporterait son repas. Ainsi fut fait et fidèlement observé, et pendant tout cet espace de temps il n’a cessé de prier » [13] . S’il est vrai que ces analogies médicinales restent éparses au milieu d’une production littéraire considérable, celles-ci posent la question des connaissances médicales d’Augustin et celle de sa fréquentation des médecins.

A l’écoute des médecins – Connaissances médicales d’Augustin

 Augustin observe avec finesse et décrit avec précision l’état du malade et les gestes du médecin, non sans remercier Dieu pour la guérison du patient.

Au long de sa vie, Augustin rencontre régulièrement les médecins [14] , il échange avec eux et les observe dans l’exercice de leur art. Le premier qu’il rencontre n’est autre que Vindicianus, proconsul d’Afrique qui remet à Augustin une couronne qu’il vient de remporter lors d’un concours :

« Il y avait à cette époque-là un homme avisé, très expert en science médicale, domaine dans lequel il s’était fait une très grande réputation. C’était en qualité de proconsul qu’il avait, de sa propre main, posé sur ma tête malade la couronne du fameux concours ; mais ce n’était pas en qualité de médecin, car, de cette maladie-là, le guérisseur c’est toi, qui résistes aux superbes, et aux humbles donnes la grâce » (Confessions, IV, 3, 5).

Vindicianus, « ce fin vieillard »  (Confessions, VII, 6, 8), devient un ami du jeune rhéteur. Sans doute, Augustin est-il fasciné par la culture de ce thérapeute de renom, formé dans la prestigieuse école des médecins philosophes d’Alexandrie. Il a pratiqué la dissection des cadavres, et il transmet probablement à Augustin sa connaissance de l’anatomie, son souci de l’observation et son rejet de la pensée magique. C’est d’ailleurs ce que confirme Augustin lui-même :

« Le fait est que je suis devenu assez intime avec lui. À ses conversations, sans recherche d’élégance verbale, la vivacité de la pensée conférait agrément et poids ; je m’y attachais avec assiduité et attention. À peine eut-il appris, au cours de nos entretiens, que je m’adonnais aux livres des tireurs d’horoscope, qu’il m’invita avec une bienveillance toute paternelle à les rejeter et à ne pas gaspiller, en pure perte, pour ces vanités, une application et une activité nécessaires pour des projets utiles » (Confessions, IV, 3, 5).

Après son retour définitif en Afrique, Augustin rencontre de nouveau des médecins. Marqué par la personnalité de Vindicianus, il garde sans doute une admiration pour l’art médical. Cependant, devant la guérison d’une malade, c’est à Dieu qu’il faut rendre grâce. Dans la Cité de Dieu, il évoque la guérison d’Innocentius, à laquelle il assiste aux côtés de son frère Alypius :

« Les médecins le soignaient pour des fistules nombreuses et complexes, qu’il avait au bas du dos. Ils avaient déjà pratiqué des incisions sur lui et lui appliquaient alors, avec des médicaments, les autres moyens de leur art. […] Et cependant que les plus influents s’efforcent de redresser par des mots de consolation son esprit défaillant, on dispose dans le lit les membres à portée de celui qui doit les inciser, on dénoue les bandages, on découvre l’endroit du mal, le médecin l’examine et entreprend de rechercher, armé et concentré, l’abcès à inciser. Il fouille des yeux, palpe, cherche enfin de toutes les manières : il trouve la plus ferme des cicatrices. Ce que furent alors l’allégresse, la louange, l’action de grâces à Dieu miséricordieux et tout-puissant qui jaillirent de toutes les bouches, au milieu des larmes de joie, il n’est pas dans les moyens de mes mots de le rendre : cela s’imagine plutôt que cela ne se décrit » (Cité de Dieu, XXII, 8).

 Le cerveau retient toute l’attention d’Augustin qui relate sa description tripartite à laquelle se rattachent respectivement trois fonctions : les sens, le mouvement et la mémoire

Augustin observe avec finesse et décrit avec précision l’état du malade et les gestes du médecin, non sans remercier Dieu pour la guérison du patient. Dans les lignes qui suivent, il rapporte le cas d’une habitante de Carthage, Innocentia, qui souffre d’un cancer du sein « affection, si l’on en croit les médecins qu’aucun médicament ne peut guérir ». Celle-ci s’étant abandonnée à Dieu dans la prière se trouve miraculeusement guérie de son mal.

À Hippone, comme à Carthage, Augustin reste en relation avec les médecins, comme en témoigne sa correspondance, au sujet des soins à prodiguer aux religieuses (Lettre 211) et aux frères du monastère du jardin. Grâce à ses échanges et ses conversations avec les praticiens, Augustin acquiert une connaissance certaine en anatomie. Il est au fait des questions du rapport de l’âme et du corps qui intéressent, au premier chef, les « iatrosophistes ». Voici comment Augustin relate ses acquis en anatomie humaine au contact des médecins :

« Peut-être faut-il tenir compte d’une chose que les médecins non seulement prétendent, mais affirment pouvoir prouver. Bien que toute chair présente l’aspect d’une masse compacte de terre, elle n’en renferme pas moins en outre quelque quantité d’air : contenu dans les poumons, cet air se répand du cœur dans les vaisseaux qu’on appelle artères. […] [Ces artères] comme en se purifiant et en s’élevant, parviennent en ce sommet qu’est le cerveau, qui est comme le ciel de notre corps. De là jaillissent les rayons de nos yeux. Du milieu du cerveau partent aussi, comme d’un centre, de minces filets qui aboutissent non seulement aux yeux, mais aux autres sens, aux oreilles, aux narines, au palais, permettant ainsi d’entendre, de sentir les odeurs, de goûter ; le sens même du toucher se rattache, disent-ils, à ce même cerveau par la moëlle du cou et la moëlle des os qui forment l’épine dorsale [15] . »

Cette description du corps humain amène Augustin à s’interroger sur la nature de l’âme humaine : est-elle corporelle ou incorporelle ? Dans quelle mesure peut-on dire qu’elle est vivante ? Quel est son rapport avec le « ciel de notre corps » qu’est notre cerveau ? En ce qui concerne l’âme, Augustin, a le souci d’articuler les avancées de la connaissance médicale sur l’homme avec la révélation biblique et la théologie de la création :

« [Le toucher] prend lui aussi son origine dans la partie antérieure du cerveau, puis se fraie un chemin en arrière à travers le haut et le bas du cerveau jusqu’à la moëlle épinière dont nous venons de parler ci-dessus : aussi y a-t-il également un sens du toucher sur le visage, comme sur le reste du corps, tandis que les sens de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, du goût sont localisés sur le seul visage. Voilà pourquoi, je pense, il est écrit que Dieu insuffla sur le visage de l’homme un souffle de vie, quand il devint une âme vivante [16] . »

Le cerveau retient toute l’attention d’Augustin qui relate sa description tripartite à laquelle se rattachent respectivement trois fonctions : les sens, le mouvement et la mémoire :

« Les médecins affirment l’existence de trois ventricules dans le cerveau : l’un antérieur vers le visage, auquel se rattache tous les sens ; le second postérieur, vers la base du cerveau, et c’est à lui que se rattachent tous les mouvements ; le troisième entre les deux autres, où les médecins placent le siège de la mémoire [17] .»

Le rapprochement avec les conceptions de Poséidonios (pour qui le cerveau est divisé en trois aires auxquelles correspondent l’imagination, la raison et la mémoire) est plus troublant dans le De Trinitate, quand Augustin entend passer à la vraie trinité de la pensée. Vindicianus s’est-il entretenu avec lui des travaux du maître de l’école d’Alexandrie sur l’anatomie et les fonctions cérébrales ? Quoiqu’il en soit, le théologien établit la triade « pensée, connaissance, amour », comme une des réalités subsistantes : « en ce qui concerne ces trois réalités, quand la pensée se connaît et s’aime elle-même, la trinité, pensée, amour, connaissance, subsiste ; et elle ne disparaît dans aucune fusion, même si chacune est en soi et est tout entière dans les autres tout entières, chacune dans les deux autres ou les deux autres dans chacune d’elles, et ainsi, « toutes en toutes ». (Trinité, IX, 8).

Augustin poursuit sa réflexion en développant une nouvelle triade « mémoire, imagination, connaissance » : « d’où aussi, ces images mémorisées des choses corporelles, puisées par les sens du corps et, en quelque sorte, infusées dans la mémoire, à partir desquelles on se représente des produits de l’imagination de choses que l’on a pas vues » (La Trinité, IX, 10). Baptisée ultérieurement « analogie psychologique », cette métaphore sera reprise par saint Anselme de Cantorbery dans le Monologion (ch. XXXIII) et par toute la théologie trinitaire subséquente car elle permet de rendre compte, de manière éclairante, de l’unité et de la distinction des trois personnes divines, comme sont une et distinctes les trois réalités de l’esprit que sont la mémoire, l’imagination et la connaissance.

Une manière d’être théologien

La rencontre d’Augustin avec le médecin Vindicianus l’a ouvert à un champ du savoir, inexploré par lui jusque là. L’attention aux avancées de la connaissance sur l’homme féconde la réflexion du théologien en quête d’un Dieu venu en notre chair. Pour Augustin, la réception du savoir médical donne à penser.

En utilisant le registre de l’observation, de la description ou de la métaphore médicales, l’évêque d’Hippone produit des conceptualisations théologiques (que nous n’avons fait qu’esquisser) qui recouvrent les champs variés de la christologie (avec le thème du Christ médecin spirituel de notre nature blessée), de la sotériologie, de l’anthropologie théologale et de la théologie de la création (avec la théorie de l’âme vivante). Enfin, l’analogie psychologique de la triade de la pensée, devient une clé de compréhension du mystère trinitaire.

Peut-être ne faut-il pas survaloriser cet entrecroisement de la médecine et de la théologie dans la vie d’Augustin. Cependant, l’auteur du De Trinitate nous invite, aujourd’hui encore, à explorer ces entrelacs où savoir sur l’homme et quête intelligente de Dieu répondent aux exigences d’une nouvelle théologie de l’incarnation.

 

Jean-Marc MASSON
Frère de Saint Jean de Dieu, Paris

Augustin maître sirituel

Le Verbe fait chair. Un grand médecin venu du ciel, par Marcel NEUSCH

La figure du Christ médecin est au cœur de la théologie d’Augustin. Le Christ est à la fois « le médecin des corps et des âmes »[1]. Il « ne guérit pas seulement les corps malades en faisant des miracles, s’il en est besoin, mais encore et surtout les âmes blessées par le péché ». C’est le médecin des âmes qui retiendra notre attention ici. Non que la santé des corps ait laissé Augustin indifférent. Mais ce qui lui importe avant tout, c’est la santé de l’âme et la thérapeutique en vue de sa guérison, guérison qui n’est pas seulement affaire d’ascèse, mais de grâce : c’est le Christ qui guérit. Nous verrons le diagnostic du mal dont l’homme est atteint, le remède qu’offre le Christ, la compétence dont le médecin céleste peut se prévaloir.

1. Le Christ nous a soignés – Source scripturaire du thème

 Tu es médecin, je suis malade
tu es miséricorde, je suis misère. »
« Medicus es, æger sum,
misericors es, miser sum… »
(Conf. X, 28, 39)

Que le  Christ ait assumé ce rôle de médecin, Augustin en trouve l’attestation dans les Evangiles.  « Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin de médecin, mais les malades » (Mt 9, 12)[2]. Il faudrait évoquer toutes les scènes de guérisons,  guérisons physiques qui sont le signe d’une guérison spirituelle, invisible.  Si le  titre de « Christ Médecin »  est traditionnel, il désigne chez Augustin toute l’action  du Christ en faveur de l’homme, un grand malade, qui ignore trop souvent le mal dont il souffre. Le Christ-médecin, qui  recoupe le titre du médiateur, met l’accent sur la condition désespérée du malade, et l’exceptionnel  pouvoir du médecin (Sermon 294, 11).  Deux textes de l’Evangile permettent à Augustin d’illuster ce thème.

D’abord la parabole du bon Samaritain[3] :  elle  résume l’action salvifique  du Christ en faveur des malades que nous sommes (Lc 10, 30). Le malheureux tombé aux mains des brigands, que personne n’a pu guérir, représente pour Augustin, Adam après sa chute, en réalité l’humanité entière. Car  Adam, c’est nous tous ! Le Samaritain qui charge le blessé  sur sa monture, c’est-à-dire  sur  sa chair,  c’est le Christ,  et l’auberge à laquelle il le confie, c’est l’Eglise. Cette parabole récapitule toute l’économie du salut.

« Adam descendit et tomba sur des brigands (cf. Lc 10, 30) ; car tous nous sommes Adam. Un prêtre passa et le méprisa ; un lévite passa et le méprisa : c’est que la Loi n’a pu guérir. Un  samaritain passa, c’est-à-dire notre Seigneur Jésus Christ …“Un samaritain passa et agit à son égard avec miséricorde”, comme vous le savez. Le samaritain passant ne nous a pas méprisés : il nous a soignés, il nous a hissés sur sa monture, sur sa chair; il nous a conduits à l’auberge, c’est-à-dire à l’Eglise ; il nous a confiés à l’aubergiste, c’est-à-dire à l’Apôtre ; il lui a donné deux deniers pour les soins, l’amour de Dieu et l’amour du prochain ; car ces deux commandements résument toute la Loi et les Prophètes  » (Mt 22, 40)(in Jo. Ev. 3, 3).

Ensuite, la guérison de l’aveugle-né (Jn 9, 1-41). Tout comme le blessé relevé  au bord de la route,  l’aveugle représente le genre humain plongé dans les ténèbres par suite de la faute d’Adam. Le Christ, lumière du Jour, fait « prendre conscience aux hommes de leur aveuglement afin de creuser en eux le désir de voir la  lumière  et les amener, dans leur pauvreté, à s’en remettre aux soins du Médecin[4] ».  C’est la foi au Verbe fait chair qui est le remède à l’aveuglement. La « compréhension » de Dieu reste fermée sans la foi,  selon  le principe :  « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas[5] ».

« Nous sommes donc, frères,  illuminés maintenant, en ayant le collyre de la foi… Nous aussi, nous sommes nés aveugles d’Adam, et nous avons besoin qu’il nous illumine. Il a mélangé sa salive avec la terre : le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous … » (In Jo Ev. 34, 9 BA 73 A p. 137).

2. Diagnostic de la maladie et remède pour en guérir

 Si l’on veut extirper le mal, il faut donc s’attaquer à sa racine, l’orgueil.

La désignation du Christ  comme médecin n’est pas toujours liée à une scène précise de l’Evangile. Mais le diagnostic du mal dont l’homme est atteint est invariablement le même.  C’est l’orgueil.  Adam a péché par orgueil, et son péché a réduit  toute l’humanité à une massa damnata : une masse condamnée à la mort[6]. Si le médecin est devenu nécessaire, c’est que nous sommes tous atteints par cette  maladie d’Adam qui se transmet de génération en génération : Omnis homo Adam (in Jo Ev. 3, 3) : tout homme est Adam. Si l’on veut extirper le mal, il faut donc s’attaquer à sa racine, l’orgueil.

« Le principe de toutes les maladies est l’orgueil… Quand le médecin suit une maladie, s’il soigne les effets qui proviennent de quelque cause particulière sans soigner la cause même qui est à l’origine du mal,  il paraît pour un temps lui porter remède, mais, comme la cause demeure, la maladie revient … Pour soigner par conséquent la cause de toutes les maladies, c’est-à-dire l’orgueil, le Fils de Dieu est descendu et s’est fait  humble » (In Jo Ev. 25, 16).

Seule la voie de l’humilité[7]  peut guérir de l’orgueil.  C’est la voie choisie par le Christ. Il importe donc de mettre sa confiance dans « l’humble  avènement du Fils de Dieu  » (in Ps 13, 7), et d’entrer dans cette voie de l’humilité. Or, rien n’est  plus  difficile à vaincre  que l’orgueil.  «  C’est la dernière  (faute) de ceux qui reviennent à Dieu, comme elle fut la première de ceux qui se sont éloignés de lui » (in  Ps  18, I, 14).  L’orgueil est un mal chronique, dont seul peut nous guérir le Verbe fait chair. C’est pourquoi, Augustin presse les fidèles à s’attacher au Christ humble.

« Pourquoi t’enorgueillir, ô homme ? Dieu s’est fait humble à cause de toi. Tu aurais peut-être honte d’imiter un homme humble, imite du moins un Dieu humble. Le Fils de Dieu est venu dans un homme humble, et s’est fait humble :  il t’est commandé d’être humble, il ne t’est pas commandé de tomber de ton rang d’homme à celui de la bête. Lui, Dieu, s’est fait homme, toi, ô homme, reconnais que tu es un homme : toute ton humilité consiste à reconnaître ce que tu es… » (in Jo Ev. 25, 16)[8].

3. Le médecin céleste au chevet de l’âme malade

 L’humble condition du Verbe est le miroir à travers lequel il nous est donné de voir sa  divinité et d’être guéris

Si le Christ  est venu dans notre monde, c’est pour guérir l’homme du mal dont il souffre. Son but, c’est de rétablir  notre nature dans son état d’intégrité, telle qu’il l’avait créée. C’est notre maladie qui a attiré sur terre le médecin céleste. Pour Augustin, le motif de l’incarnation du Christ n’est autre que la situation désespérée de l’homme, atteint d’une maladie humainement incurable et qui, sans l’intervention du médecin divin, aurait  définitivement  enfermé les hommes dans la mort  :

« Elle est certaine cette parole et absolument digne de foi : le Christ Jésus est venu dans le  monde pour sauver les pécheurs, dont je suis le premier” (I Tm 1, 15). Il n’y eut d’autre motif  à la venue du Christ Seigneur que celui de sauver les pécheurs. Supprime les maladies, supprime les blessures, et il n’y a aucun motif pour la médecine. Si un grand médecin est venu du ciel, c’est qu’un grand malade gisait sur toute la surface de la terre. Ce malade est le genre  humain » (Sermon 175, 1, 1)[9].

C’est dans l’hymne aux Philippiens, ainsi qu’au  début de l’Evangile de Jean, que s’affirme le plus nettement le lien  entre l’incarnation et le Christ médecin, Dieu choisissant la  voie de l’humilité pour ramener l’homme à Lui. Augustin ne cesse d’insister sur ce rôle médicinal de l’humilité de Dieu. Voici par exemple ce qu’il en dit dans son commentaire  du  psaume 18, où il va jusqu’à écrire  que  l’orgueil de l’homme a  « contraint » Dieu à s’abaisser, ne se résignant pas à ce que l’homme se perde :

« Ce motif (l’orgueil), ce grand péché, cette cruelle maladie des âmes  a attiré  du ciel le médecin tout-puissant, l’a contraint à s’abaisser jusqu’à la forme d’esclave, l’a  couvert d’opprobres, et l’a suspendu à la croix ; afin que par la salutaire vertu d’un tel remède cette tumeur fût guérie. Que l’homme rougisse donc enfin d’être un orgueilleux, lui pour qui Dieu s’est fait humble. C’est ainsi, dit le prophète, que « je serai purifié d’un grand péché », car « Dieu résiste aux superbes et il donne sa grâce aux humbles ».  (Jc 4, 6 et I P 5, 5) (in Ps 18, 2, 15).

C’est dans un sens médical qu’Augustin interprète en particulier Philippiens  2, 6, expliquant que, en ce qui concerne le remède à l’orgueil, il n’en est pas d’autre que la foi au  Verbe fait chair. L’humble condition du Verbe est le miroir à travers lequel il nous est donné de voir sa  divinité et d’être guéris :

« La forme seule de l’esclave apparaissait aux yeux des esclaves, car si celui qui n’a pas cru que ce fût une usurpation de se faire égal à Dieu (Ph 2, 6), avait pu être vu dans cette égalité avec Dieu par ceux qui voulaient guérir, il n’aurait pas eu besoin de s’anéantir et de prendre la forme d’esclave.  Mais comme nous ne pouvions voir Dieu, tandis que nous pouvions voir l’homme, celui qui était Dieu s’est fait homme, afin que ce qu’on voyait en lui pût guérir l’œil qui était incapable de le voir… Ainsi donc, avant de voir ce qui maintenant est inaccessible à votre vue, croyez ce que vous ne pouvez  voir. Marchez par la foi pour parvenir à la claire vision » ( in Ps 88,  4).

C’est aussi dans le contexte de Jean 1, 14,  souvent associé à Philippiens,   qu’apparaît chez  Augustin le thème du Christ médecin :  « Il a pris la forme de serviteur  et a daigné se manifester dans la plus profonde humilité. Il s’est fait homme. Verbum caro factum est » (in Jo Ev. 16, 7)[10]. Parce que l’homme est charnel, c’est au travers de sa chair  que Dieu lui offre  désormais d’avoir accès à sa gloire, alors qu’Adam avait de cette gloire une vue directe, puisqu’il voyait Dieu face à face. Citons ici ce commentaire du psaume 35 :

« C’est donc l’orgueil qui a causé notre chute, et qui nous a soumis à la mort. Et parce que l’orgueil nous a blessés, c’est l’humilité qui nous guérit. Dieu est venu sur terre et il y a été humble, pour guérir l’homme de cette terrible blessure de l’orgueil. Il est  venu parce que « le Verbe a été fait chair et a habité parmi nous » (Jn 1, 14) ( in Ps 35, 17)

4. L’économie du salut en abrégé – Incarnation et rédemption

 Si le Verbe est venu dans la chair, c’est pour s’adapter au malade qu’il entend guérir en lui rendant la vu

Le thème du Christ médecin résume finalement toute l’économie du salut, dans la double dimension de l’incarnation  et de la rédemption. Pour l’incarnation,  c’est le Prologue de Jean qui en donne l’expression la plus saisissante aux yeux d’Augustin. Si le Verbe est venu dans la chair, c’est pour s’adapter au malade qu’il entend guérir en lui rendant la vue :

« La chair t’avait aveuglée, la chair te guérit.  Car ton âme était devenue charnelle en acquiesçant aux désirs de la chair, et l’œil de ton cœur en avait été aveuglé. Le Verbe s’est fait chair : ce Médecin a préparé pour toi un collyre. Et parce qu’il est venu pour éteindre par la chair  les vices de la chair et pour tuer la mort par la mort, il  en est résulté que toi, parce que le Verbe s’est fait chair, tu peux dire : Et nous avons vu sa gloire. Quelle est cette gloire ?  Qu’il est devenu le fils de l’homme ? Mais c’est là son humilité, et non sa gloire. Or jusqu’où a pénétré le regard de l’homme, guéri par la chair ? Nous avons vu sa gloire, dit l’Evangéliste, gloire comme celle du Fils unique du Père, plein  de grâce et de vérité (Jn 1, 14) »  (In Jo Ev. II, 16.  BA 71, p. 206 s).

Quant au mystère de la rédemption, il se réalise  sur la croix. Instrument de dérision pour les hommes, la croix du Christ est devenue l’instrument de leur  rédemption pour Dieu. Commentant Matthieu  27, 39-40 : « Qu’il descende de la croix », Augustin observe que le Verbe n’est pas descendu de la croix, mais qu’il s’est laissé  au contraire clouer sur elle, en vue de la rédemption :  « Il a guéri tes blessures sur cette croix… » :

« Quel médecin ?  Notre Seigneur Jésus-Christ… Oui, c’est bien lui, et il est par tout lui-même l’unique Médecin de nos blessures, ce crucifié qu’on insultait et devant lequel, alors qu’il pendait à la croix, ses persécuteurs branlaient la tête en disant : s’il est le Fils  de Dieu, qu’il descende de la croix  (Mt 27, 39-40)… Mais il a supporté ses insulteurs, car il avait pris la croix pour donner, non pas une preuve de puissance, mais un exemple de patience. Il a guéri tes blessures sur cette croix où il a longuement enduré les siennes ; il t’a guéri de la mort éternelle sur cette croix où il  a daigné mourir d’une mort temporelle. Mais est-il mort, ou bien n’est-ce pas plutôt la mort qui est morte en lui ? Quelle mort que cette mort qui tue la mort (Qualis mors, quae mortem occidit). » (In Jo Ev. III, 3).

Les deux aspects, incarnation  et rédemption, ne sont pas séparables.  Ils sont étroitement associés pour Augustin, comme on le voit dans le texte suivant, qui porte sur le prologue de saint Jean : « Le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous » (Jn 1, 14).  L’incarnation y est comprise comme  la voie choisie par le Verbe pour racheter l’homme de la mort. L’incarnation est en vue de la rédemption. Si le Verbe s’est fait chair, c’est afin de « tuer la mort par la mort » :  mors mortem occidit (in Jo Ev. 3, 3 ; 12, 11).

«Le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous : il a guéri nos yeux. Et quelle est la suite ? Et nous avons vu sa gloire.  Sa gloire, personne ne pourrait la voir s’il n’était guéri par l’humilité de sa chair. Pourquoi ne pouvions-nous pas la voir ? … C’était comme de la poussière qui était entrée dans l’oeil de l’homme… Ce médecin a préparé pour toi un collyre. Et parce qu’il est venu pour éteindre par la chair les vices de la chair et pour tuer la mort par la mort, il en est résulté  que  toi,  parce que le Verbe s’est fait chair, tu peux dire : Et nous avons vu sa gloire.» (In Jo Ev. II, 16).

5. La compétence du médecin « Le grand médecin, c’est Jésus »

 A la différence d’autres médecins, le Christ ne se contente pas de prescrire un remède : il est lui-même le remède et la santé

Ce qui doit fonder notre confiance dans le médecin divin, c’est son incontestable compétence. Aucune maladie, si grave fût-elle, n’a jamais résisté  à sa puissante thérapeutique. Nous pouvons avoir une idée de sa compétence en voyant comment il a guéri saint Paul, un cas désespéré et dont il est pourtant venu à bout. « Le grand médecin, c’est-à-dire Jésus, est venu dans une contrée pleine de malades, et voulant se faire  un renom dans son art, il a choisi, pour le guérir, un malade dont l’état était désespéré…» (Sermon 299, 6).

«  Un homme, je ne sais lequel, est malade ; le médecin est appelé ; le médecin déclare que ce malade est son client. De qui est-il le client ? dit-on ; de tel médecin. Alors il y a grande espérance que le malade guérira ; il est le client d’un grand médecin. Quel médecin est le nôtre ? Lui excepté, tout médecin n’est qu’un homme ; lui excepté, tout médecin qui vient soigner un malade peut, à son tour être malade le lendemain…» (in Ps. 45, 11)

A la différence d’autres médecins, le Christ ne se contente pas de prescrire un remède : il est lui-même le remède et la santé. La guérison consiste donc non à prendre le médicament prescrit, mais à le recevoir, lui, Verbe fait chair pour être cloué sur la croix.  A celui qui le reçoit, il donne de participer  à sa propre nature divine, incorruptible, victorieuse du mal suprême, la mort. Le Christ guérit par mode de transfusion : c’est sa sainteté et sa justice qu’il fait passer dans le cœur des croyants :

« Le remède est si grand qu’il ne peut pas être imaginé. Quel orgueil peut être guéri en effet s’il n’est pas guéri par l’humilité du Fils de Dieu ? Quelle avarice peut être guérie si elle n’est pas guérie par la pauvreté du Fils de Dieu ? Quelle colère peut être guérie si elle n’est pas guérie par la patience du Fils de l’homme ? Quelle impiété est guérie si elle n’est pas guérie par la charité du Fils de Dieu ? Quelle pusillanimité est guérie si elle n’est pas guérie par la résurrection du corps du Seigneur Christ ?  » (De ag. christ. 11, 12)

D’où le Christ  tient-il  sa compétence ? De sa nature, à la fois humaine et divine.  Si l’on veut bénéficier de sa thérapeutique,  il faut donc confesser les deux natures du Christ. « Si tu dis que le Christ est seulement Dieu, tu nies le remède  par lequel tu as été guéri ; si tu dis que le Christ est seulement homme, tu nies la puissance par laquelle tu as été créé. Tiens donc l’un et l’autre, âme fidèle, cœur catholique, tiens l’un et l’autre, crois l’un et l’autre, confesse fidèlement l’un et l’autre : le Christ est Dieu et le Christ est homme… »  (in Jo Ev. 36, 2).

6. Les ennemis  de la grâce du Christ – Manichéens et pélagiens

 Les manichéens n’ignorent pas l’existence du mal en l’homme. Mais leur erreur consiste à l’attribuer à une nature étrangère et à croire qu’ils sont capables de se guérir par eux-mêmes

A deux reprises Augustin a  dû particulièrement justifier le recours  au Christ médecin, la première  fois face aux manichéens, la seconde fois lors de la crise pélagienne. D’un côté comme de l’autre, c’est la même erreur : on méconnaît la profondeur du mal qui affecte la nature humaine,  et on présume des capacités de l’homme à se guérir lui-même. Ces deux positions portent dangereusement atteinte à l’économie du salut, c’est-à-dire  à la foi  chrétienne, au Christ médecin.

Les manichéens n’ignorent pas l’existence du mal en l’homme. Mais leur erreur consiste à l’attribuer à une nature étrangère et à croire qu’ils sont capables de se guérir par eux-mêmes. Or, pour guérir, il ne suffit  pas, comme font les disciples  de Mani,  de compter  sur sont propre vouloir,  car la volonté est aliénée. Dans le De moribus manichaeorum 11, 22,  Augustin essaie de convaincre les manichéens qu’en raison de sa misère[11], l’âme a besoin d’un médecin. L’âme est insensée, altérée, faible, misérable. Or  Dieu n’abandonne pas l’homme à son sort, mais ne s’impose pas non plus. La condition de la guérison, c’est que l’homme accepte le médecin[12]. Le plus grave en cette affaire,  « ce n’est pas de ne pas panser tes membres blessés, c’est de mépriser celui qui peut guérir ;  voilà tes propres péchés » :

«… Dieu ne lui  porte pas secours(à l’âme)  car elle n’a besoin de rien ; le Christ n’est pas son médecin car elle est saine, et c’est sans raison qu’une vie heureuse lui est promise. Pourquoi,  alors, dit-on de Jésus qu’il est notre libérateur, ce qu’il atteste lui-même dans l’Evangile : « Si le Fils vous libère, alors vous serez vraiment libres » ! (Jn 8, 36). Et l’apôtre Paul dit : « Vous avez été appelés à la liberté » (Gal 5, 13)… »

Le grief que fait Augustin aux pélagiens est le même que celui qu’il vient d’adresser aux  manichéens. Pélage, lui aussi, rend le Christ inutile  dans la mesure  où il exonère l’homme de la blessure  originelle. Les disciples de Pélage, plus optimistes que les manichéens sur la nature humaine,  oublient la maladie dont l’homme est affligé, et  en conséquence ils ne voient pas pourquoi l’homme aurait besoin d’un médecin :  ils sont   « ennemis  de la grâce de Dieu que celui-ci dispense par Jésus-Christ… »[13] :

« C’est pourquoi quiconque prétend que la nature humaine, à n’importe quelle époque, n’a pas besoin  du médecin, le second Adam, sous prétexte qu’elle n’a pas été viciée dans le premier Adam, est convaincu d’hostilité envers la grâce divine… Personne dès lors, absolument personne, n’a été, ou n’est, ou ne sera libéré de là (massa perditionis), si ce n’est par la grâce du Rédempteur. » (Ib. II, 29, 34)
Pélage ne refuse pas au Christ le titre de médecin. Mais il  conçoit son action non  comme une guérison du  péché d’Adam, seulement comme une guérison de l’habitude du péché propre à chacun  (ib. 25, 29). Or, c’est du péché d’Adam dont nous avons besoin d’être guéris. Augustin vise manifestement  les pélagiens quand il écrit  : « Celui qui ose dire : ou je ne suis point pécheur, ou je ne l’ai jamais  été fait acte d’ingratitude à l’égard du sauveur,  fait preuve d’ingratitude, comme ces dix lépreux guéris (Lc 17, 12), dont un seul est venu rendre grâce à son bienfaiteur  » (in Ps 176, 1-2).

7. Hâte-toi de chercher la guérison ! Imite un Dieu humble[14] !

 « Toute maladie de l’âme a son remède dans les Ecritures », c’est–à-dire  dans le Christ

Pour obtenir le secours du médecin, il faut d’abord être conscient de la gravité du mal, et désirer la santé, insister,  lutter, prier. Il faut d’abord avoir le désir de guérir. Seule l’absence de désir peut tenir en échec la compétence du médecin.

« Leurs infirmités  ont été multipliées », non pour les perdre, mais pour leur faire  désirer le médecin. “Alors ils se sont hâtés”. C’est donc à la vue de leurs infirmités devenues plus nombreuses,  qu’ils se sont hâtés de chercher leur guérison… » (in Ps 15, 4).

Dans son commentaire du psaume 6, un psaume de supplication, Augustin observe que le Seigneur tarde souvent à répondre.  En réalité,  le retard  qu’il met à nous répondre n’est pas le signe d’une absence. « Dieu ne s’est jamais  éloigné de nous, mais c’est nous qui nous sommes détournés de lui » (in Ps 6, 5). C’est un retard pédagogique : il tend à éduquer l’âme, en lui faisant prendre conscience des profondeurs de son mal,  et donc du châtiment qu’elle mériterait, et d’autre part il lui fait  ainsi  davantage désirer le médecin :

« Qui ne comprend qu’il s’agit ici de l’âme qui lutte contre ses maladies ; de l’âme que le médecin a délaissée depuis longtemps déjà, afin de lui  faire sentir dans quels maux elle s’est précipitée d’elle-même par le péché ? … Il ne faut donc point accuser Dieu de cruauté… Il faut le regarder  au contraire comme le bon conseiller de l’âme, à laquelle il fait comprendre quels maux elle s’est elle-même  créés… Il veut aussi lui apprendre quel immense châtiment  est préparé pour les impies qui refusent de se convertir à Dieu, puisque ceux même qui se convertissent éprouvent tant  de difficultés  pour arriver au salut.… » ( in Ps 6, 4).

Une fois l’âme guérie,  elle aurait tort de penser qu’elle  peut congédier le médecin divin.  C’est alors qu’elle a retrouvé la santé qu’elle doit être d’autant plus attentive à suivre ses conseils. Car,  « la médecine a deux offices à remplir : l’un  de guérir la maladie, l’autre de conserver la santé » (in Ps 7, 10). Le Seigneur ne donne pas seulement la grâce de la guérison,  c’est encore lui qui conserve la santé :

« Malade d’abord, il (le psalmiste) demande sa guérison ; rendu à la santé, il demande ensuite qu’elle lui soit conservée… Là, afin d’échapper à la maladie, il  implore un remède ; ici, afin de ne pas retomber dans la maladie, il implore un secours. Dans sa première pensée, il disait : « Seigneur, sauve-moi dans ta miséricorde » (Ps 6, 5), dans sa seconde pensée, il dit : « Il est juste que je trouve secours dans le Seigneur, qui sauve ceux qui ont le cœur droit ».  Ces deux grâces donnent le salut ; mais la première  fait passer de la maladie à la santé, et la seconde conserve la santé » (in Ps 7, 10).

Michel Foucault rapporte ce mot d’un médecin du XIXe siècle : « Au XIXe siècle, la santé a remplacé le salut. »  Ebloui par les conquêtes de la médecine,  le XIXe siècle  pouvait nourrir une telle illusion.  En ce qui concerne Augustin, on serait tenté d’inverser la proposition — « le salut remplace la santé »  —, mais ce serait méconnaître son intérêt pour la santé des corps. Augustin n’a aucun  mépris  de la médecine, même s’il en connaît les limites.  Seulement, il savait qu’en plus du corps, l’âme aussi pouvait être malade. Et c’est d’elle qu’il se préoccupait d’abord. Tout comme les maladies du corps, celles de l’âme ont leurs  remèdes propres. C’est à propos des maladies de l’âme  qu’il déclare : « Toute maladie de l’âme a son remède dans les Ecritures », c’est–à-dire  dans le Christ (in Ps 36, 1, 3)[15].

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

La santé dans la Règle de saint Augustin, par Marcel NEUSCH

Dans la Règle, il est souvent question des malades, des remèdes, et au moins une fois du médecin. On dispose de plusieurs études sur le sujet. Le P. Verheijen a fait un relevé complet en distinguant la santé physique et la santé spirituelle [1].

La santé physique

 Dans la Règle, les allusions à la santé physique sont nombreuses, ce qui indique que, dans ces monastères d’Augustin, la santé était un réel problème

Dans la Règle, les allusions à la santé physique sont nombreuses, ce qui indique que, dans ces monastères d’Augustin, la santé était un réel problème. A certains moments, on a l’impression que le monastère est une infirmerie.  Il suffit de parcourir les différents chapitres. On n’y rencontre pas moins de 8 allusions  sur l’état de la santé des frères, l’essentiel étant consigné dans les chapitres  3  et 5 :

La première allusion concerne la distribution   des biens :  le frère prieur sera attentif à donner à chacun selon ses besoins, en tenant compte aussi de l’inégalité des santés (1, 3). On accordera à leur « faiblesse les soulagements qui s’imposent » (1, 5)

La deuxième allusion touche le jeûne qui devait être proportionné à l’état de la santé de chacun (3, 1) :  certains ne devaient pas supporter un jeûne prolongé, ou l’intervalle  entre les repas.

La troisième allusion  est une référence au régime alimentaire  spécial qui peut s’imposer en raison d’une « santé fragile » (3, 3).

La quatrième référence est motivée par la jalousie de la part de ceux « dont la santé est plus robuste » à l’encontre d’autres qui reçoivent davantage en fait « d’aliments, de vêtements, de literie  et de couverture », compte tenu de leur  vie antérieure  plus raffinée (3, 4).

La cinquième allusion  se trouve dans pararaphe 3, 5 qui traite du régime alimentaire qui s’impose pour les malades. « Quant aux malades, il est vrai qu’ils  ont à manger un peu moins pour ne pas être incommodés ; mais après leur maladie, ils doivent être traités d’une façon non moins appropriée, pour promptement rétablir leur santé », etc. Il est question de diète plutôt que de suralimentation !

La sixième allusion intervient à propos des bains publics, que les moines ne fréquentaient pas habituellement.  « Quant aux bains publics : si la santé d’un frère  exige qu’il y aille,  il ne doit pas s’y soustraire, mais qu’il le fasse, sans protestations, sur ordonnance médicale… » (5, 5).

En septième lieu, un paragraphe important est consacré dans le même chapitre au diagnostic des douleurs dont un frère peut se plaindre. « Si un serviteur de Dieu éprouve quelque douleur cachée dans son corps et révèle le mal dont il souffre, on  doit le croire sur parole. Toutefois, si on n’est pas certain que ce qui lui plaît soit efficace pour guérir la douleur, il faut consulter le médecin » (5, 6).

« Bref, si  un serviteur de Dieu  éprouve quelque douleur
cachée dans son corps
et révèle le mal dont il souffre,
on doit le croire sur parole.
Toutefois,
si on n’est pas certain que ce qui lui plaît
soit efficace pour guérir la douleur,
il faut consulter un docteur (5, 6).

Enfin, un dernier paragraphe est consacré à l’infirmier chargé des malades :  « Le soin des malades, des convalescents ou de ceux qui, même sans fièvre, peinent dans un état de faiblesse, doit être confié à quelqu’un d’entre les frères  » (5, 8).

Finalement, on apprend peu de choses sur les maladies réelles dont pouvaient souffrir les moines, encore moins sur l’art  médical. Ailleurs, il reste tout aussi vague.  A propos de la maladie qui devait emporter  Monique, nous savons juste qu’elle fut prise de fièvre (Conf. IX, 11, 27).  A propos de son fils Adéodat, mort sans doute après le retour à Thagaste, nous n’apprenons rien non plus, ni sur sa maladie, ni sur sa mort.  Et en ce qui  concerne la maladie qui devait être fatale à Augustin, Possidus n’est pas plus précis : il parle de « l’ultime maladie qui devait l’emporter », sans dire la nature de son mal.

La santé spirituelle

 Pour Augustin, il est d’autant plus urgent de soigner les maladies spirituelles qu’il y va de la qualité de la prière

Nous sommes beaucoup mieux  renseignés sur les maladies spirituelles : jalousie (3, 4)  injures,  colère, médisances, accusation grave (6, 2). Au moins à deux reprises,  Augustin recourt à la métaphore de la maladie pour désigner ces déficiences morales ou spirituelles.  Il s’agit chaque fois, dans la Règle, de blessures qui touchent aux relations.

La première référence, au sujet des relations avec les femmes, concerne (R 4, 8) ce qu’il appelle la « pourriture du cœur », une maladie dont le cœur est infesté par son manque de vigilance. Comme pour tout péché, le remède existe : c’est  la correction fraternelle.  Celui qui a commis une faute, « on doit le  signaler comme un malade », ce faisant, on ne doit pas considérer qu’il s’agit  de malveillance. Augustin précise sa pensée par une comparaison avec une maladie physique :

« Car si ton frère souffrait, en son corps, d’une plaie  qu’il voudrait cacher par crainte d’avoir à subir des soins, ne serait-il pas cruel de ta part de t’en taire et miséricordieux de le divulguer ?
Combien plus grand est donc ton devoir de le dénoncer pour éviter une pourriture plus néfaste :  celle du cœur.»
(4, 8)

La seconde allusion, qui concerne les relations fraternelles au sein de la communauté, se trouve dans le chapitre consacré au pardon. Quand il y a eu des blessures  dans les relations avec les frères,  le remède n’est autre que le pardon mutuel  (6, 2) :

« Quiconque porte préjudice à son frère par des injures, des médisances ou une accusation grave, … n’oubliera pas de remédier au mal  qu’il a causé en présentant sans tarder ses excuses… Soyez donc avare de paroles dures. Et si votre bouche en a proféré, n’ayez pas honte d’apporter le remède par la même bouche d’où est venue la blessure. » (6, 2)

Pour Augustin, il est d’autant plus urgent de soigner les maladies spirituelles qu’il y va de la qualité de la prière (6, 2). Mais la guérison n’est pas seulement une affaire d’ascétisme, mais de grâce : c’est le Christ qui guérit. Le Christ est peu présent dans la Règle, à la surprise de beaucoup de lecteurs. Il y a juste l’allusion  à  devenir «par votre vie  la  bonne odeur du Christ » (8, 1).  Quand il s’agit de guérir l’homme des maladies qui affectent son âme, Augustin est plus enclin à confier son sort au Christ médecin qu’à l’art d’Hippocrate.

Une attention bienveillante

 La mystique se développe non pas au-dessus du physique, mais au sein de la réalité corporelle

Que retenir de ces observations ? Dans la Règle, les allusions à la santé son trop vagues pour nous renseigner sur la nature des  maladies physiques dont pouvaient être atteints les moines dans les monastères. La première  chose à noter, c’est néanmoins  l’attention d’Augustin à la vie concrète, à ses misères quotidiennes, pas seulement à la vie spirituelle. La mystique se développe non pas au-dessus du physique, mais au sein de la réalité corporelle.

La deuxième chose à noter, c’est que si  les déficiences de la santé peuvent être une gêne, elles ne sont pas un obstacle à vivre la vie monastique. Je ne sais pas si Augustin exigeait un certificat médical de bonne santé pour les candidats à la vie monastique, mais il n’en faisait certainement pas un barrage pour l’entrée dans la vie monastique.

Enfin, autre chose à noter, quand  Augustin parle de la santé, il sait d’expérience de quoi il s’agit.  Il lui est arrivé plus d’une fois de prendre de longs  repos à la campagne pour raison de surmenage (Lettre 122, 1).  Van der Meer écrit [2] :

« Il semble que l’évêque d’Hippone avait, comme l’apôtre Paul, surtout après quarante-cinq ans, une constitution délicate et était tourmenté par un sentiment chronique de faiblesse, comme il arrive à des tempérament robustes, mais nerveux.  Il avait en horreur les voyages… Il ne pouvait supporter  ni la mer, ni le froid de l’hiver, et pourtant il était toujours en route, quand il ne pouvait faire autrement. Dans ses vieux jours, il parlait dans une lettre de sa « faiblesse partout connue …Nous le savons par hasard : dans sa jeunesse, il fut constamment surexcité et une fois il tomba sérieusement malade… Plus tard, il est fait mention d’hémorroïdes qui le clouèrent au lit, d’une fièvre violente qui le mit en danger de mort au cours de l’année 410, d’une cure de repos qu’il passa ensuite dans une propriété rurale des environs d’Hippone, et enfin d’une maladie infectieuse qui le fit mourir. »

Augustin connaît manifestement mieux les maladies dont sont affectées les âmes que celles qui frappent les corps. Jean Courtès écrit [3]  : « Les maladies sont rarement définies, nous ne rencontrons guère que celles dont le correspondant spirituel est immédiat ».  Par exemple,  Augustin se plaît à mettre en parallèle les maladies des yeux avec l’aveuglement des juifs, des païens, des hérétiques, frénésie des persécuteurs, léthargie des chrétiens tièdes, etc. Guérir de ces maladies spirituelles  est plus urgent que de retrouver la santé du corps.

Marcel NEUSCH

 

« Aucune langueur n’est incurable » (Augustin)

Commentaire d’Augustin sur le Psaume 102

 Dieu guérit parfaitement tout malade, mais il ne le guérit pas malgré lui

« N’oublie jamais, dit le Prophète, tout ce que le Seigneur t’a rendu », non pas donné, mais rendu. Tout autre chose t’était due, et le Seigneur t’a rendu ce qui ne t’était pas dû. Tu lui as rendu le mal pour le bien ; il t’a rendu le bien pour le mal.

« Dieu guérit toutes les langueurs. » Toutes tes langueurs seront guéries, sois sans crainte. Elles sont grandes, diras-tu ; le médecin est plus grand qu’elles. Pour un médecin tout-puissant, il n’y a pas de langueur incurable ; laisse-toi seulement guérir, ne repousse pas la main du médecin, il sait ce qu’il doit faire. Ne te réjouis pas seulement lorsqu’il te parle doucement, mais supporte-le lorsqu’il opère le fer en main ; supporte la douleur du remède en pensant à la santé qu’il te rendra.

Voyez, mes frères, quelles douleurs supportent les hommes dans les maladies de leurs corps, pour prolonger leur vie de quelques jours et mourir ensuite, et encore ce peu de jours est-il incertain. Beaucoup de malades, après avoir supporté d’horribles souffrances, sous le fer des médecins, meurent, ou bien entre les mains de ces mêmes médecins, ou bien, à peine guéris, succombent à quelque autre mal qui leur survient … Quelquefois le médecin se trompe en promettant au malade la santé du corps… Dieu te donne, à toi qu’il a fait, une guérison certaine et gratuite.

Dieu guérit parfaitement tout malade, mais il ne le guérit pas malgré lui… Naître ici-bas dans un corps mortel, c’est commencer à être malade … Pense d’abord à ta santé… Ta santé, c’est le Christ, pense donc au Christ. O âme, relève-toi, voilà ce que tu vaux… Il a racheté ta vie de la corruption.

Quand comblera-t-il ces désirs ? Car je ne suis pas encore rassasié. Je (âme) ne serai pas rassasié de biens périssables, je ne serai pas rassasiée de biens temporels. Que le Seigneur me donne quelque chose d’éternel… Qu’il me donne son Verbe, Dieu en Dieu, qu’il se donne à moi lui-même, lui mon Dieu… Je me tiens comme un mendiant devant sa porte.

Détourne-toi de tes péchés, tourne-toi vers la grâce de Dieu ! Lorsque tes péchés se couchent, tu te lèves et tu t’avances vers Dieu… Les péchés se couchent à jamais, et la grâce demeure pour toujours. »

Augustin dans l'histoire

L’art médical au chevet de la théologie trinitaire chez Grégoire de Nysse, par Luc FRITZ

  Il faut à Grégoire de Nysse contribuer à libérer le corps de l’Église de la “ purulente gangrène de l’hérésie

L’œuvre de Grégoire de Nysse († vers 395) est émaillée de références à l’art médical1. On y rencontre, entre autres allusions, des descriptions précises des symptômes de la lèpre2, de la maladie de Parkinson3 ou encore de la vieillesse4, des considérations sur l’origine des rêves ou des réflexions sur la constitution du corps humain5. Le frère de Basile de Césarée s’est intéressé de près à la médecine car il a reconnu dans la vie et la santé qu’elle procure, une image de l’action aimante et pardonnante de Dieu à l’égard de l’humanité6. Le Seigneur est le médecin qui relève l’humanité de sa chute et la conduit à la béatitude éternelle7. Grégoire, à sa suite, se sent appelé à être médecin lui aussi. Il lui faut contribuer à libérer le corps de l’Église de la “ purulente gangrène de l’hérésie ”8 pour que le mensonge ne l’emporte pas sur la vérité, quitte à supporter “ cette intolérable tumeur enflammée ” qu’attise “ l’inexprimable méchanceté de nos ennemis ”9.

La gangrène de l’hérésie

Les ennemis auxquels fait allusion le “ Père des Pères ” regroupent, pour l’essentiel, deux factions. La première rassemble les ariens radicaux. Elle affirme une différence absolue entre le Père qui est Dieu et le Fils et l’Esprit qui ne sont que des créatures. Cette doctrine, défendue par Eunome de Cyzique, est appelée l’anoméisme. La seconde faction est composée de théologiens qui, tout en reconnaissant la divinité du Fils, n’arrivent pas à concevoir la divinité de l’Esprit Saint. Ils sont désignés par le terme de pneumatomaques qui signifie adversaires de l’Esprit. Dans les quelques lignes qui suivent, je voudrais montrer, à partir d’une image utilisée par Grégoire de Nysse, comment notre auteur s’appuie sur ses connaissances médicales pour défendre la foi trinitaire héritée de la tradition apostolique.

Le texte que nous étudions est tiré de la neuvième homélie sur le Cantique des cantiques. Cet ouvrage a été rédigé après novembre 391. Réputé pour la profondeur de ses réflexions spirituelles, il est rarement évoqué en matière de théologie trinitaire. Le lecteur attentif y trouve cependant nombre de remarques intéressantes de ce point de vue. Le passage auquel nous nous référons est une mise en garde. Grégoire de Nysse y rappelle aux personnes inexpérimentées qu’il en va de la théologie comme de la médecine : ceux qui s’y aventurent sans réelle formation, s’exposent à l’erreur et risquent de s’égarer. La mention du safran, au verset 4, 14 du poème, lui offre l’occasion de développer l’analogie suivante :

La fleur du safran

La fleur du safran se développe en un triple calice. Chacun de ces calices est une fleur azurée. Si l’on enlève le revêtement des calices, on trouve invariablement, cachés sous ces calices, trois stigmates d’agréable odeur et utiles en médecine ; ils sont identiques les uns aux autres pour la taille, la beauté, la bonne odeur, la nature de leurs propriétés. Tous trois apparaissent comme ne faisant qu’un sous tous rapports : pour la couleur… pour la bonne odeur et pour la nature de leurs propriétés. Mais à côté d’eux poussent en même temps trois pistils d’aspect jaunâtre, qui sont impropres à tout usage médical. Il arrive que les gens inexpérimentés se trompent à leur sujet, et à cause de la beauté de la couleur, cueillent l’inauthentique au lieu du bon. C’est ce que font présentement ceux qui s’égarent en matière de foi, préférant les erreurs habilement tournées à la saine doctrine.10

Les personnes “ préférant les erreurs habilement tournées à la saine doctrine ” sont, sans doute aucun, les anoméens. Ceux-ci abusaient à ce point des tours et détours de la sophistique qu’ils avaient réduit la théologie à un savoir-faire technique. Et si les mots qui exprimaient la foi anoméenne étaient identiques à ceux de la grande Église — la première parlait elle aussi d’un Père, d’un Fils et d’un Esprit Saint —, le sens de ces noms n’était pas celui de la foi orthodoxe. Pour les compagnons d’Eunome, le Père n’était pas Dieu à proprement parler, il n’était pas l’Inengendré, Dieu transcendant, mais l’énergie de l’Inengendré11. L’appellation Père renvoyait à une énergie intermédiaire entre l’Inengendré et l’Engendré. Ce dernier était considéré par les anoméens comme la première créature advenue à l’être grâce à cette énergie. Le Fils, quant à lui, n’était pas le Fils au sens où l’entend la foi de l’Église, mais l’énergie de l’Engendré qui a créé le Paraclet, c’est-à-dire l’Esprit Saint. Si les mots sont les mêmes, les réalités visées sont non seulement différentes mais encore opposées : là où la foi authentique reconnaît les personnes divines du Père et du Fils, les spéculations anoméennes laissent place à des réalités qui n’ont aucune consistance substantielle.

Il est clair, en conclusion, que l’image du safran est moins anodine qu’il n’y paraît à première vue. Le parallèle entre les stigmates et les pistils montre que Grégoire de Nysse avait parfaitement saisi la subtilité de la doctrine anoméenne et l’ambiguïté sur laquelle misaient ses adversaires. Si les trois noms de la profession baptismale étaient présents dans les deux confessions de foi, ils n’étaient, pour les uns, que pistils jaunâtres conduisant à la perdition, tandis qu’ils représentaient pour les autres, tenants de la foi catholique, les stigmates du salut promis à l’humanité. La mise en garde de Grégoire vise, telle une mesure prophylactique, à prévenir  ses auditeurs de tout risque de contagion hérétique.

Luc FRITZ
Augustin de l’Assomption
Institut catholique de Paris

 

Notes

L’Eglise, communion de charité. Les chanoines réguliers de Saint-Victor, par Hugues PAULZE D’IVOY

  À la suite du monastère des clercs d’Augustin, les chanoines réguliers de Saint-Victor ont vu depuis les origines dans l’hospitalité et l’accueil une part propre de leur vie et de leur mission canoniales

« Ils n’avaient qu’un cœur et qu’une âme » (Ac 4, 32) ; « Ils étaient assidus à l’enseignement des Apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières… Ils mettaient tout en commun » (Ac 2, 42.44). Quand Augustin appelle ses clercs à vivre en communion de charité fraternelle avec lui dans sa maison épiscopale d’Hippone, à la manière des Apôtres, ce n’est pas seulement pour qu’avec eux il professe la sainteté de vie en plus du ministère pastoral, c’est aussi, nous disent les sources, afin de pouvoir y pratiquer l’hospitalité, devoir de l’évêque, de l’église, sa grâce et sa mission. C’est bien là encore l’exemple de rayonnement fécond laissé par la primitive église qui motive Augustin : « Le Seigneur adjoignait chaque jour à la communauté ceux qui trouvaient le salut » (Ac 2, 47). À la suite du monastère des clercs d’Augustin, les chanoines réguliers de Saint-Victor ont vu depuis les origines dans l’hospitalité et l’accueil une part propre de leur vie et de leur mission canoniales.

L’hospitalité spécifique des Victorins

L’abbaye fondée à Paris au début du XIIe siècle a pratiqué tout au long de sa longue histoire cette dimension d’hospitalité, tant à la maison-mère très liée au diocèse parisien que dans ses prieurés-cures insérés dans le tissu paroissial, dans la ligne de ses origines, centrées sur la liturgie et l’enseignement. On accueille largement à l’abbaye des hôtes, clercs de tous ordres (évêques et prélats comme saint Thomas Becket, prêtres étrangers) et étudiants venus parfois de loin (tel Pierre Lombard formé là), qui participent à l’école interne au monastère ou viennent y trouver réconfort intérieur : les chanoines ont reçu le ministère d’assistance spirituelle (pénitencerie) des étudiants de l’Université de la ville. C’est là pour les Victorins une forme essentielle de la cura animarum propre au charisme canonial qui les fait enseigner verbo et exemplo. De cet héritage spécifique, on peut relever des traits dominants :

Cette hospitalité est active. Non seulement on accueille ceux qui frappent à la porte, mais on va au-devant des hôtes en leur offrant l’hospitalité, la table, le gîte, le partage de biens spirituels, une part de la vie canoniale elle-même.

Cet accueil a une fécondité apostolique. Certains de ceux qui furent reçus ou formés à Saint-Victor, qui partagèrent un temps l’idéal des chanoines, devinrent à leur tour des initiateurs de cette forme de vie – dans le courant de la réforme grégorienne dont l’abbaye est un fruit et un vecteur importants – dans leurs régions d’origine ou d’envoi en mission.

Il s’agit encore d’une hospitalité orientée vers l’ordre clérical et l’Eglise diocésaine. L’évêque de Paris y a son logement propre qu’il fréquente régulièrement, souvent accompagné de sa curie. Chanoines de Notre-Dame – Guillaume de Champeaux était des leurs et l’abbaye est toujours restée proche du chapitre cathédral – et prêtres parisiens y sont fréquemment reçus, pour ainsi dire comme chez eux. Une proximité particulière s’établit avec les clercs dans cette maison cléricale en même temps que régulière.

Enfin des laïcs sont proches des Victorins. Ils viennent prier la Vierge de la crypte de l’abbatiale, placée sous le vocable de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, rencontrer un chanoine, ou même y ont un logement proche de la communauté.

La charité, d’essence trinitaire

 L’accueil en est un mode d’exercice directement relié à la vie commune des chanoines, école de charité

Les chanoines de Saint-Victor sont conscients que cette dimension d’hospitalité est une partie intégrante de leur charisme. Leur école de pensée et d’enseignement, fondée sur l’écriture et le culte liturgique, est particulièrement propre à penser théologiquement cette dimension pratique d’hospitalité. Ils la rattachent à la charité qui s’exerce « par mode de compassion » pour le prochain. Elle est intégrée naturellement à leur théologie augustinienne de l’amour, d’essence trinitaire.

Dans ce contexte, la vie communautaire étant une vie de charité échangée entre personnes dont l’exemplaire-source est la Trinité, l’accueil ne représente pas un danger de dispersion ni même quelque chose d’extérieur à elle, mais exprime et promeut l’accroissement de la charité, qui grandit en étant partagée. L’hospitalité en devient une exigence interne, ontologique, un élargissement qui fait participer à l’amour et en communique la dimension « dignifiante » : ceux qui s’aiment se perfectionnent dans l’échange de l’amour. L’accueil en est un mode d’exercice directement relié à la vie commune des chanoines, école de charité.

La « famille » victorine, des origines au renouveau

 On se souvient qu’Augustin voyait les monastères comme des foyers d’unité dans la charité pour le profit de toute l’église

On est heureusement surpris de constater que, dès le XIIe siècle, le terme de « famille » fait partie du vocabulaire employé pour désigner tous ceux qui se rattachent d’une manière ou d’une autre aux Victorins, à qui cette dimension de charité effective s’étend. On voit comment l’ecclésiologie de l’école de Saint-Victor était propre non seulement à intégrer et à penser l’hospitalité, mais aussi à ressurgir à l’heure où, à la faveur du Concile Vatican II, on remettait en lumière et on approfondissait la dimension de l’église comme communion, et comme communion missionnaire.

En 1968 à Champagne-sur-Rhône en Ardèche, une communauté naissait, désireuse de s’inscrire dans l’héritage victorin. Dès les débuts bien modestes, elle était ouverte à cette dimension d’accueil, de partage, de rayonnement. Les Constitutions de la nouvelle congrégation de Saint-Victor (1993) précisent : « Pour les victorins, il n’y a de vie spirituelle que dans l’église et par l’église. C’est avec une grande tendresse, avec une passion dévorante, que nous devons aimer l’église, Peuple de Dieu né de la Trinité Sainte » (Constitutions, préambule) ; « L’église de la Trinité, mystère de communion missionnaire (…) est envoyée au monde par Dieu pour lui révéler et lui communiquer son propre mystère d’unité dans la charité : constituée en une communion d’amour, elle est en quelque sorte le sacrement de l’amour trinitaire, “signe et moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité du genre humain ”  (Lumen gentium n. 1) » (Constitutions n.13). On se souvient qu’Augustin voyait les monastères comme des foyers d’unité dans la charité pour le profit de toute l’église (cf. son commentaire du Psaume 132), et que la tradition canoniale regarde la primitive église décrite dans les Actes comme son modèle.

Ainsi, les différentes formes de ministère pastoral et l’accueil lui-même dans les maisons canoniales n’y sont pas regardés comme quelque chose d’adjacent ou d’annexe à la vie communautaire, mais comme son rayonnement de charité, vécue intensément entre confrères et s’élargissant aux personnes rencontrées et accueillies : « à l’image du Corps du Christ et en lui, la famille canoniale s’organise pour que la charité grandisse entre ses membres et se diffuse à tous les hommes » (Constitution  n. 97).

L’accueil, participation à la vie de charité

 Accueillir, c’est, en frères, mettre en pratique le précepte évangélique de l’amour et du service du prochain

Accueillir, c’est, en frères, mettre en pratique le précepte évangélique de l’amour et du service du prochain ; pour l’hôte, accueilli dans une famille qui ouvre sa maison et sa vie, c’est prendre part à la vie de charité d’une demeure incarnée de la famille-église, communion d’amour. C’est pourquoi nous partageons avec nos hôtes de toutes conditions la vie liturgique, la table, les échanges, le partage des joies et des peines, l’accompagnement et le soutien spirituels, qui permettent aux personnes de se rencontrer dans la charité.

Beaucoup, de nos jours, fidèles tant réguliers que plus distants de l’Église ou personnes en quête de sens et d’absolu, se trouvent pris dans la surabondance de communication (qui n’a jamais remplacé la communion) et l’engrenage des activités (Augustin dirait : le negotium) du monde contemporain – depuis les marginaux qui font la route de lieu d’accueil en lieu d’accueil jusqu’aux jeunes d’aumôneries en passant par les chefs d’entreprise, les familles et les membres de la « fraternité canoniale » qui prennent part de plus près à la vie de prière et d’apostolat de la communauté –. Ils se sentent souvent comme déracinés, ballottés à tous vents. Le matérialisme ambiant, la sécularisation et la mobilité grandissantes de la société engendrent stress et difficultés de toutes sortes, font perdre repères et confiance. Le monastère canonial est pour eux une oasis, source de renouvellement intérieur, une maison de famille où l’on se sent bien, où l’on peut respirer, se poser, goûter la paix de la charité et la beauté de la louange (ce qu’Augustin appelle l’otium), quelques heures, quelques jours, quelques semaines.

L’accueil de la communauté, mission d’évangélisation

 La vie chrétienne concerne toutes les dimensions de la personne humaine, et c’est pourquoi aussi elle est communautaire par essence

La vie chrétienne concerne toutes les dimensions de la personne humaine, et c’est pourquoi aussi elle est communautaire par essence, tant dans sa source que dans sa finalité. Le témoignage de fraternité des consacrés porte un grand fruit chez bien des personnes, mais il est aussi reçu dans la mesure où d’abord il est vécu. Cela exige des frères du monastère une continuelle conversion personnelle et communautaire, afin d’être des membres réellement vivants de l’église, mystère de communion missionnaire dans l’exercice même de la charité, qui est la marque du Royaume.

Paul VI, dans Evangelii nuntiandi (n. 23), soulignait le rôle primordial d’une communauté pour une « adhésion vitale et communautaire » à l’Evangile : « L’annonce, en effet, n’acquiert toute sa dimension que lorsqu’elle est entendue, accueillie, assimilée et lorsqu’elle fait surgir dans celui qui l’a ainsi reçue une adhésion du cœur. Adhésion, en un mot, au Règne, c’est-à-dire au “ monde nouveau ”, au nouvel état de chose, à la nouvelle manière d’être, de vivre, de vivre ensemble, que l’évangile inaugure. Une telle adhésion, qui ne peut pas demeurer abstraite et désincarnée, se révèle concrètement par une entrée palpable, visible, dans une communauté de fidèles. Ainsi donc, ceux dont la vie s’est transformée pénètrent dans une communauté qui est elle-même signe de la transformation, signe de la nouveauté de vie : c’est l’Église, “sacrement visible du salut ” (Lumen gentium n. 1, 9, 48). »

Pour l’amour et le service de l’église

À l’abbaye de Champagne comme dans ses prieurés, nous entendons souvent des personnes nous dire avoir été frappées par la chaleur de l’accueil, de la fraternité, de la convivialité. C’est pour nous une joie très précieuse, mais aussi un appel constant, qu’on pourrait rassembler sous deux paroles d’Augustin :

La charité est notre vie, c’est elle qui nous a appelés à goûter « combien il est bon et doux pour des frères de vivre ensemble et d’être unis » (Ps 132, 1). C’est elle encore, reçue du Christ, que nous avons à partager : « La charité est gardée principalement. à la charité se conforme la nourriture, à la charité le langage, à la charité la tenue, à la charité le visage. On s’unit et on se tient en une seule charité. On considère qu’offenser la charité est comme offenser Dieu… Si elle manque, tout est vide, si elle est là, tout est plein » (Augustin, De moribus Ecclesiae, 33, 73).

L’hospitalité n’est pas l’affaire du seul frère hôtelier, ni même pour la communauté un ministère parmi d’autres, mais une conséquence très concrète de la vie même de l’église, dont le monastère canonial désire être tout entier une cellule vivante et un foyer lumineux au service de sa mission : « Ce que tu feras, c’est l’église qui le fera, et tu le feras pour l’amour de cette église dont tu es le fils » (Augustin, Lettre 214).

 

Père Hugues PAULZE d’IVOY
Chanoine Régulier de Saint-Victor

Augustin aujourd'hui

L’accompagnement des malades, un service d’Eglise, par Christelle JAVARY

  Le Christ insiste sur le fait que la maladie ne vient pas du péché, même si elle peut donner une image de la condition de l’homme asservi au péché

La foi chrétienne a toujours noué une relation particulière avec les malades. Certes, toutes les formes de pauvreté et de détresse méritent d’être secourues par une charité active. Mais l’Église s’est reconnu, dès l’origine, un devoir spécial vis-à-vis des malades. La prise en charge a été pendant longtemps à la fois spirituelle et matérielle. Le système sanitaire occidental est l’héritier d’une longue tradition de soins portée par les ordres religieux ; aujourd’hui encore, dans les pays pauvres, bien des institutions de santé sont liées à l’Église (pensons par exemple à la lutte contre le sida). Qu’est-ce qui justifie ce souci deux fois millénaire d’accompagner les malades, et surtout dans quel but ?

Le modèle du Christ, compatissant et guérisseur

Bien sûr, on pense immédiatement à la compassion que le Christ a manifestée, pendant tout le cours de sa vie terrestre, aux personnes malades et handicapées. Les Evangiles proposent de nombreux récits de guérison, à propos des pathologies les plus diverses : cécité, paralysie, surdité, lèpre, maladies nerveuses… Cela prouve qu’aux yeux des premiers témoins, les gestes bienfaisants du Christ envers les malades sont les signes privilégiés de sa mission le salut. La foi ne se désintéresse donc pas des corps, ni de la condition terrestre dans ce qu’elle peut avoir de plus concret. De plus, ces guérisons ont presque toujours une portée sociale : guérir, c’est réintégrer, c’est-à-dire opérer une réconciliation qui profite d’ailleurs autant à la personne qu’à la communauté où elle peut reprendre sa place. En effet, alors qu’une tentation spontanée pousse à considérer le malade comme un pécheur, ou du moins une personne douteuse, le Christ insiste sur le fait que la maladie ne vient pas du péché, même si elle peut donner une image de la condition de l’homme asservi au péché (cas du paralytique).

Rejoindre les malades et les accompagner

 Fidèle à l’enseignement du Christ, l’Église considère donc que l’accompagnement des malades touche à un point essentiel de sa mission

Fidèle à l’enseignement du Christ, l’Église considère donc que l’accompagnement des malades touche à un point essentiel de sa mission. Sur le plan pratique, il faut d’abord visiter les malades qui sont empêchés de se joindre à la communauté : c’est aussi un moyen de briser l’isolement social qui s’attache souvent à la maladie. Les paroisses proposent généralement des visites à domicile, assurées par les prêtres ou par une équipe de laïcs, avec la possibilité de recevoir la communion si le malade le souhaite. Un tel dispositif suppose l’attention de chacun pour repérer et signaler les besoins, car les malades ne se manifestent pas toujours, soit par manque d’information, soit parce que leur lien avec la communauté chrétienne est faible, voire inexistant.

Mais la maladie grave impose une telle recomposition intérieure que la personne peut souhaiter trouver une oreille attentive et « compétente » (sensibilisée au sujet et motivée) pour confier ses interrogations, ses angoisses, peut-être sa révolte, mais aussi son espérance…

Quand la maladie impose une hospitalisation, le malade se trouvera en lien avec une aumônerie, animée par une équipe où les laïcs sont aujourd’hui majoritaires. Comme il s’agit d’un environnement spécifique, ces personnes reçoivent une formation appropriée et sont supervisées, par exemple sous la forme de groupes de parole, ceci afin de prendre la distance nécessaire vis-à-vis de situations fortes, voire dramatiques. L’aumônerie catholique est au service de tous les malades qui expriment une demande, éventuellement aussi du personnel soignant, même si le lien n’est pas toujours facile à établir.

Un sacrement à redécouvrir

 L’onction des malades est le meilleur témoignage de la sollicitude de l’Église envers les malades, mais aussi du prix qu’elle attache à leur expérience humaine et spirituelle.

Enfin, l’Église propose au fidèle malade ou âgé un sacrement spécifique : l’onction des malades. Ce sacrement a des racines très anciennes, puisqu’il est mentionné dans l’épître de Jacques (5, 13-15). Le concile Vatican II a voulu le redéfinir ainsi : « L’extrême-onction, qu’on peut appeler aussi et mieux l’onction des malades, n’est pas seulement le sacrement de ceux qui se trouvent à toute extrémité. Aussi, le temps opportun pour le recevoir est déjà certainement arrivé lorsque le fidèle commence à être en danger de mort par suite d’affaiblissement physique ou de vieillesse. » ( Sacrosanctum concilium, n. 70)

Le changement de vocabulaire n’est pas neutre : il montre la volonté de démarquer ce sacrement de la dernière « extrémité », c’est-à-dire l’agonie. L’onction des malades ne doit donc plus être le « rite de passage » réservé à ceux qui vont quitter cette terre de façon imminente. Cependant, le Concile maintient le lien entre le sacrement et la perspective du « danger de mort » : autrement dit, il s’agit de rejoindre et de fortifier les vivants confrontés de manière concrète à l’approche de leur propre mort. Cette tension est parfois difficile à honorer. En effet, le souci de marquer la rupture avec le modèle de l’extrême-onction, encore très prégnant dans les mentalités, peut conduire à proposer le sacrement des malades très en amont du danger de mort. De plus, dans notre société où la mort est taboue, il est délicat d’aborder cette question : on considère parfois que la charité la plus élémentaire prescrit de cacher au malade la gravité de son état quand l’issue fatale se dessine. Il n’est pas sûr pourtant que ce genre de mensonge, dont l’intéressé n’est généralement pas dupe, contribue à créer une atmosphère de sérénité et de liberté.

Au contraire, le malade qui demande à recevoir l’onction se met dans une position active, il exprime quelque chose à propos de la situation dans laquelle il se trouve et du sens qu’il veut lui donner. Il manifeste qu’il souhaite recevoir la force du Christ ressuscité pour traverser avec lui « les ravins de la mort » (Ps 22) dans l’expérience douloureuse de l’affaiblissement grave du corps. Le malade donne ainsi le témoignage de sa foi et il participe donc à la construction du corps du Christ qu’est l’Église. Or ce point est d’autant plus important que la maladie est considérée comme une condition de passivité : on se demande toujours ce qu’on « peut faire » pour le malade (d’un point de vue médical par exemple), jamais ou rarement ce que le malade lui-même peut apporter du fait de son expérience.

Pour l’Église, le malade est donc un fidèle comme les autres au sens où il a le droit de recevoir les moyens de nourrir sa foi chrétienne ; attentive à sa situation particulière, elle met à sa disposition des moyens privilégiés pour rester en communion avec la communauté chrétienne et pour recevoir la force de l’Esprit Saint. L’onction des malades est le meilleur témoignage de la sollicitude de l’Église envers les malades, mais aussi du prix qu’elle attache à leur expérience humaine et spirituelle.

Christelle JAVARY

NB. Christelle Javary est chargée de cours à la faculté de théologie de l’Institut catholique de Paris. Elle est l’auteure d’un livre remarqué, La guérison. Quand le salut prend corps (Cerf, 2004, 176 pages, 18 euros)

L’Evangile de la guérison, par Adolf von Harnack

« Jésus est le sauveur et le médecin »
(Eusèbe, Démonstration IV, 10, 17, 19)

Jésus est venu au milieu de son peuple comme un médecin. « Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin de médecin , mais les malades » (Mc 2, 17; Lc 3, 31) : C’est comme le médecin du corps et de l’âme, comme le Sauveur que le présentent les trois premiers Evangiles. Il ne parle pas beaucoup de la maladie, mais il la guérit. Il ne déclare pas que la maladie est saine, mais il la nomme par son nom juste, et il a pitié des malades. On ne trouve chez lui aucune trace de sentimentalisme ou de subtilité ; ni non plus de distinctions fines et de sophismes selon lesquels ce sont les bien portants, au fond, qui sont les malades et les malades ceux qui sont en bonne santé. Il voit autour de lui des foules de malades, il les attire à lui, et il est poussé seulement par le désir de les aider.

Il ne fait pas de distinction tranchée entre malades du corps et malades de l’âme : il les considère comme des manifestations différentes de l’unique grande souffrance de l’humanité. Mais il en connaît les racines ; il sait qu’il est plus facile de dire : « Lève-toi et marche » que de dire : « Tes péchés te sont pardonnés » (Mc 2, 9), et il agit en conséquence. Il ne recule devant aucune maladie de l’âme — les pécheresses et les péagers l’entourent de façon constante — et aucune maladie du corps n’est trop répugnante pour lui. Dans ce monde de plaintes, de misères, de souillures et de dépravation qui l’entoure de façon quotidienne, il demeure vivant, pur et toujours agissant.

C’est ainsi qu’il s’est attiré des disciples, hommes et femmes : c’est un cercle de personnes guéries qui l’entoure. Ils ont été guéris parce qu’ils ont cru en lui, c’est-à-dire parce que sur ses traits et dans ses paroles ils ont déchiffré la guérison. La santé de l’âme, c’est la connaisance de Dieu. C’est sur ce rocher que Jésus les a sauvés du naufrage de la vie. Parce que dans le Fils ils ont reconnu Dieu comme le Père , ils se savent guéris. Désormais ils puisent santé et vie véritable d’une source qui ne tarit jamais.

« Vous allez me dire ce diction : “ Médecin, guéris-toi toi-même ”» (Lc 4, 24): lui qui en a aidé tant semblait se trouver lui-même dans une situation de plus en plus désespérée. En butte à l’inimitié, aux calomnies, menacé de mort par les autorités de son peuple, persécuté au nom du Dieu qu’il annonçait, il alla au-devant de la croix. Mais c’est cette croix précisément qui révèlera toute la profondeur de la puissance de son activité de Sauveur. Elle accomplit sa vocation en apprenant aux hommes que la souffrance du juste est le salut dans l’histoire.

Adolf von Harnack,
Mission et expansion du christianisme dans les trois premiers siècles .
(1924) Cerf, 2004, (p. 169-171)

Prier avec saint Augustin, par Marie- Geneviève POULAIN

« Où Dieu se donne-t-il ? Au-dedans de toi.
C’est là que tu pries, là qu’il t’exauce,
là qu’il te rends heureux. » ( Psaume 33, 8)

En préparant des jeunes au sacrement de la Réconciliation par l’étude d’un passage d’Evangile sur une guérison de Jésus, le moment le plus délicat est celui où après avoir vu ce que dit le texte, nous le laissons nous parler jusqu’à nous dévoiler les zones d’ombre et de lumière de nos vies.

Alors jaillit souvent l’expression :  « Mais moi je ne suis pas malade, je n’ai pas besoin d’être guéri ! »

Quelle conscience est alors à éveiller, quelle maladie à débusquer, quel secours à chercher, quelle lutte à entreprendre ? Nous semblons si bien nous accommoder de notre état…

L’existence n’est-elle pas une perpétuelle oscillation entre la vie et la mort, la santé et la maladie ? De quoi avons-nous besoin d’être guéris, sauvés ? Quelle santé, quel salut avons-nous à recouvrer ?

La prière nous rendrait-elle la santé, la relation à Dieu le salut ? Allez comprendre la parole de Jésus : « Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin du médecin mais les malades… Je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs. » ( Mc 2,17)

A. L’expérience de l’intériorité

Saint Augustin semble bien placé pour nous introduire dans ce chemin de connaissance et nous conduire à la prière. Son expérience passe au préalable par la découverte de l’intériorité.

« Ne te borne plus à la surface, descends en toi-même, pénètre dans l’intérieur de ton cœur » ( Sermon 53-15).
« Tu te laisses troubler par ce qui se passe au-dehors de toi, et tu te perds… Reviens à ton cœur et de là va à Dieu » ( Sermon 311-13).

L’intériorité pour Augustin est un lieu de ressourcement, elle se nourrit de la Parole de Dieu.

«  Où Dieu se donne-t-il ? Au-dedans de toi. C’est là que tu pries, là qu’il t’exauce, là qu’il te rend heureux. » ( Psaume 33, 8)

Dans son livre  Initiation à Saint-Augustin , Marcel Neusch note :

« La conversion suppose la prise de conscience que le véritable bien de l’âme se trouve non pas dehors, mais en elle, au-dessus d’elle.
«  Mais Toi, tu étais plus intime que l’intime de moi-même, et plus élevé que les cimes de moi-même. » ( Confessions III 6,11)

C’est ce Dieu intérieur, toujours présent, que le Verbe fait chair invite à goûter.

B. Trois mouvements vers la méditation

Le Père Edgar Bourque, AA – dans sa conférence aux Essarts en Juillet 1989 sur la prière assomptionniste, à la lumière de saint Augustin – disait : « Saint Augustin dans ses études, dans son approche de la vie, dans ses prières, a pris l’habitude de trois mouvements bien distincts, l’un de l’autre : Un mouvement extérieur, un mouvement d’intériorisation et celui d’un grand élan vers Dieu. En latin ces trois mouvements se traduisent ainsi :

Ad extra , vers l’extérieur – la préposition ad indique « un mouvement vers » -, vers un objet extérieur.
Ad intra , vers l’intérieur, vers le centre de notre être.
Ad supra , vers un mouvement supérieur.
Tout cela suit un principe très augustinien : tout ce qui est inférieur doit être rendu supérieur, et tout ce qui est extérieur doit être amené vers notre intérieur. Tout cela pouvant se résumer dans ce principe :

« Nous ne connaissons bien que ce que nous aimons, et nous n’aimons bien que ce que nous connaissons. »

C. Application : la pécheresse chez Simon le pharisien en saint Luc 7, 36-50

1/ Ad extra   : Je sors de moi-même pour aller à la rencontre du texte, je le regarde comme une photo, je le contemple comme un paysage.

Un pharisien invite Jésus à sa table, une pécheresse se jette aux pieds de Jésus …Je regarde ses gestes, j’entends le « murmure » du pharisien, l’interpellation de Jésus qui lit dans les cœurs. Avec lui je prends le détour de la parabole pour mieux comprendre la Parole : «   Tu ne m’as pas…, elle au contraire… »
Jésus fait réfléchir, il n’impose pas sa façon de penser. D’un côté il y a la justice par la loi, de l’autre le pardon par l’amour.
Le texte a sa puissance comme il est, il faut tâcher de se laisser saisir par lui, sans vouloir le changer ou se projeter, en se disant « je me reconnais dans le pharisien… »

2/ Ad intra : Dans un deuxième temps, nous amenons le texte à l’intérieur de nous-mêmes, nous rejoignons notre centre de gravité, à l’endroit le plus profond, là où nous sommes le plus nous-mêmes.
« Rentre dans ton cœur et de là élève-toi jusqu’à Dieu car tu es bien près de Dieu une fois rentré dans ton cœur. » ( Sermon 311-13)
Saint Augustin définit ce centre, le cœur comme :
« Celui où l’intelligence et la volonté se joignent, là où l’intelligence illuminée par la foi rencontre la volonté illuminée par la charité ».

Nous écoutons alors le Christ présent en nous, Augustin aime l’appeler le « Maître intérieur ». Dans la foi, nous le laissons nous enseigner, nous travailler avec ce qui est dit dans le récit.
« Votre maître véritable sera toujours ce maître intérieur que vous écouterez dans votre âme. » ( Lettre 266, 3)

La Parole porte en elle une force étonnante de transformation. Que ce soit à l’aube de la création : « Dieu dit… et il en fut ainsi ! » (Genèse 1)

Ou dans la bouche de Jésus :

« Il menaça le vent et dit à la mer, silence ! Tais-toi !  » (Marc 4,39)
«  Je le veux, sois purifié ! » (Luc 5,13)
«  Ta foi t’a sauvée, va en paix !  » ( Luc 7,50)

Entrons dans la prière d’Augustin lui-même :

« ECOUTE : La Parole te crie de revenir !
…confie à la vérité tout ce que tu tiens de la vérité.
Alors tu ne perdras rien.
Alors refleurira ce qui pourrit en toi,
Alors sera guéri ce qui languit en toi,
Et ce qui croule en toi se reformera.
Alors, tu ne tomberas plus :
Tout, en toi, tiendra et durera,
Près de Dieu qui tient et dure toujours.
…Où allez-vous par ces rudes chemins ?
Le bien que vous avez vient de Lui.
Pourquoi marcher encore par des voies tortueuses ?
Le repos n’est pas où vous le cherchez.
Cherchez le bonheur, mais non la mort
»

( D’après Confessions IV, 9,16 sv.)

3/ Ad supra : Le père Bourque le décrit comme un grand élan vers Dieu :  « De la même façon que nous avons porté le texte à l’intérieur de nous-mêmes, à la rencontre de Jésus qui s’y trouve, dans le 3 e mouvement, nous permettons au Christ de nous emmener dans son centre à lui, au plus profond de lui-même. Nous lui permettons de nous emmener au centre de la Trinité. Là, il va nous parler du silence de Dieu. »

Nous nous laissons ainsi entraîner dans cette prière de simple présence, nous confiant au dialogue entre le Père, le Fils et l’Esprit qui agissent sans que nous sachions comment.

Là, il n’y a plus rien à dire, sinon consentir au mystère : le Royaume est tout proche de nous !

Une autre manière de vivre ?

Cette façon de prier peut-elle nous introduire à une autre manière de vivre, d’être présent à soi, au monde, à Dieu ?

Est-elle applicable à tout événement, rencontre, imprévu qui surgissent, nous déroutent dans nos vies et nous invitent en quelque sorte à entrer dans le même mouvement ?

Ad extra … nous positionner par rapport à ce qui survient à l’extérieur.
Ad intra … rapporter doucement ce qui nous occupe, au « Maître intérieur », au « Médecin », ou au « Médiateur ».
Ad supra … consentir à lâcher prise en laissant, selon l’expression de Maître Eckhart : «  Dieu être Dieu en nous »

Qu’il en soit ainsi !

 

Sœur Marie-Geneviève POULAIN
Religieuse de l’Assomption
Paris

L’accueil à l’Assomption, la passion de la rencontre, par Jean-François PETIT

Accueillir… Cette dimension fondamentale de l’Evangile est au cœur du charisme de la famille de l’Assomption. Qui n’a jamais goûté à la simplicité et à la générosité de cet accueil ? Toutes les communautés le pratiquent : des foyers « d’accueil de jeunes » aux maisons de repos. Certaines formes plus spécifiques sont liées à l’apostolat de chaque communauté. Accueillir des missionnaires de passage, des réunions de la paroisse, des élèves des établissements scolaires, des groupes professionnels de Bayard  ou des pèlerins à Saint Pierre en Gallicante à Jérusalem… ce n’est pas la même chose. Impossible donc d’en dresser l’inventaire complet. Bien des « petites mains » sont souvent nécessaires pour trouver tous ces lieux… accueillants ! L’accueil vécu au quotidien est le lot de bien des religieux et religieuses, au service des congrégations de l’Assomption ou en dehors.

Trois lieux symboliques de cette réalité multiforme seront présentés ici : Bonnelles, Valpré et Fleur des Neiges.

1 – BONNELLES

S’il y a bien un mot-clé qui scande les étapes de l’histoire contemporaine des Orantes, c’est celui de l’accueil. Après le Concile Vatican II, le style de vie contemplative des Orantes se transforme. De Sceaux, le monastère Saint Joseph est transféré à Bonnelles en 1970. Bonnelles est à 40 km de Paris. La nouvelle implantation, d’architecture résolument contemporaine, est conçue pour favoriser le partage et la prière, tel qu’en témoigne un document d’époque :

« Accueillir des hôtes dans nos communautés, c’est les inviter à entrer dans un climat de silence et d’intériorité, qui ne peut leur être offert que par la qualité même de notre vie et la vérité de notre silence. »

Dès lors, le monastère devient maison d’accueil pour des retraitants, pour le voisinage et pour le groupe des « amis de Bonnelles ». Les échanges se multiplient entre sœurs et laïcs, sur la base de la rencontre fraternelle et de l’approfondissement de la foi. Les Orantes expriment leur attachement à saint Augustin par la création du CRAB (Centre de Recherches Augustiniennes de Bonnelles). Sœur Douceline y publie  Alype , dont Itinéraires Augustiniens a vaillamment pris le relais.

Des milliers de personnes sont passés par Bonnelles en l’espace de 35 ans : jeunes et adultes, paumés, en recherche ou désireux de creuser leur foi… Le monastère continue sa mission de partage et d’éveil à la prière, au service de l’Eglise. Le lieu se veut encore aujourd’hui signe de la présence du Seigneur parmi son peuple, dans un espace où les personnes accueillies pourront aussi trouver amitié et réconfort. Un groupe de partage sur saint Augustin s’y réunit une fois par mois.

2 – VALPRE

Autre lieu, autre histoire : Valpré est un vieux domaine à Ecully, en bordure de Lyon. La ferme et le château datent des années 1680, suivis d’une reconstruction en 1870. En 1949, les Assomptionnistes acquièrent cette propriété. Ils y construisent en 1958 un immeuble pour y former des jeunes religieux. En 1970, Valpré, devenue « maison d’accueil », s’ouvre au grand public. Après une rénovation complète en 1997, elle accueille aujourd’hui 60% de clientèle d’entreprises venues de toute la France et de l’étranger. Des associations, des mouvements chrétiens, des familles y trouvent aussi un lieu agréable pour leurs sessions et rassemblements.

Une communauté religieuse très internationale y réside. Elle contribue à l’animation de ce lieu à travers des échanges et des propositions. Un groupe de chrétiens constitué – la communauté chrétienne de Valpré – prend aussi différentes initiatives, dans le domaine de l’animation liturgique ou de la solidarité par exemple. Des évolutions importantes sont en cours. Les Assomptionnistes réunis en chapitre en 2004 ont redit toute l’importance qu’ils accordaient à la dimension spirituelle et la vocation chrétienne de Valpré. « Faire une maison habitée, priante et accueillante » demeure un objectif prioritaire.

Il reste à envisager un lieu, pas si loin de Valpré, mais à la montagne : « Fleur des Neiges ».

3 – FLEUR DES NEIGES

En 1931, les Jésuites s’installent à « Fleur des Neiges » dans les Alpes. Ce chalet, ayant appartenu à l’origine à un prêtre de Paris, avait aussi servi de maison de repos pour les personnes atteintes de la tuberculose. Mais peu à peu le chalet allait se transformer en centre d’accueil spirituel. Ouverte progressivement aux prêtres et aux laïcs, la maison passe aux mains des Religieuses de l’Assomption en 1995. Elles y poursuivent la mission d’accueil et de formation spirituelle commencée par leurs prédécesseurs. Une constante : « la vie partagée dans le respect, la confiance et la liberté, la volonté de construire un chemin de bonheur ». Une orientation nouvelle est cependant à noter. « Fleur des Neiges » s’est ouvert aux familles, surtout pendant les vacances. Des locaux ont été transformés en salle de jeux pour les enfants. Le projet est désormais porté avec des laïcs.

Cette volonté d’accueillir est bien dans le patrimoine génétique de l’Assomption. Les Petites Sœurs de l’Assomption de la rue Violet à Paris mettent aussi à la disposition de nombreux groupes des espaces aménagés pour les recevoir. Dernière preuve s’il en était de ce goût de l’accueil, le récent projet des Assomptionnistes : une Auberge de jeunesse chrétienne en plein cœur de Paris ! Les murs ne sont pas encore levés. Mais la famille de l’Assomption n’aura jamais fini d’inventer des lieux pétris d’humanité et ouvrant à la rencontre de Dieu.

Jean-François PETIT
Augustin de l’Assomption
(Paris)

Monastère des Orantes
– 78830 BONNELLES – Tél : 01 30 88 48 50Centre d’accueil de Valpré
-1 Chemin de Chalin -BP 165 -69131 ECULLY CEDEX – Tél : 04 72 18 05 99

Chalet « Fleur des Neiges »
– 287 Chemin des Granges d’Orsin -74 170 ST GERVAIS – Tél : 04 50 93 41 96

Accueil
– PSA 57 rue Violet – 75015 PARIS – Tél : 01 44 37 34 00

 

Bibliographie

Marie-François BERROUARD, Introduction aux homélies de saint Augustin sur l’Evangile de saint Jean. Institut d’Etudes Augustiniennes, 2004.

Gustave BARDY, Saint Augustin et les médecins, dans « Année théologique augustinienne » XIII (1953), p. 327-348.

ARBESMANN,  Christ the « Medicus humilis », in Augustinus Magister II, p. 623-629.

Albert VERWILGHEN, Christologie et spiritualité selon saint Augustin. L’hymne aux Philippiens. Beauchesne 1985.

« Augustin et la science médicale », dans  La Genèse au sens littéral.  Traduction, Introduction  et notes par P. Agaësse et A. Solignac,  BA 48,  DDB, 1972, pages 710-714.