Itinéraires Augustiniens n°39 : Sainte Marie

2008

Ce numéro des « Itinéraires Augustiniens » consacré à Marie paraît à une date qui n’est pas totalement due au hasard. L’année 2008 célèbre en effet le 150e anniversaire des apparitions de Lourdes. On a pensé que le regard d’Augustin sur Marie pouvait favoriser une dévotion mariale, sinon plus intense, du moins plus juste, à l’écart des excès qu’elle a pu connaître dans un passé récent. Augustin n’a jamais développé une « mariologie ». Quand il parle de Marie, il s’en tient à l’ñcriture, et n’en parle qu’en lien étroit avec le Christ et l’Église. En cela, il anticipe les intuitions du concile Vatican II.

Editorial
Marie la toute sainte, par Marcel NEUSCH – Marie et l’Église, texte d’Augustin

Marie la toute sainte, par Marcel NEUSCH

« Elle a fait, écrit-il, elle a fait absolument la volonté du Père, sainte Marie ; et c’est plus pour Marie d’avoir été la disciple du Christ, que d’avoir été la mère du Christ… Marie est bienheureuse d’avoir écouté la parole de Dieu et de l’avoir gardée : elle a gardé la vérité en son cœur plus que la chair en son sein… Ce qui est dans le cœur est plus que ce qui est dans le ventre » (S. Denis 25).

Ce numéro des « Itinéraires Augustiniens » consacré à Marie paraît à une date qui n’est pas totalement due au hasard. L’année 2008 célèbre en effet le 150e anniversaire des apparitions de Lourdes. On a pensé que le regard d’Augustin sur Marie pouvait favoriser une dévotion mariale, sinon plus intense, du moins plus juste, à l’écart des excès qu’elle a pu connaître dans un passé récent. Augustin n’a jamais développé une « mariologie ». Quand il parle de Marie, il s’en tient à l’ñcriture, et n’en parle qu’en lien étroit avec le Christ et l’Église. En cela, il anticipe les intuitions du concile Vatican II.

Qu’on ne s’attende pas à trouver chez Augustin une justification du dogme de l’Immaculée Conception, défini en 1854. Sur ce dogme, sa position reste indécise, on le verra. Ce qui est premier à ses yeux, c’est l’affirmation de l’universalité du salut. Marie, comme toute créature, doit son salut au Christ. Si Augustin attribue à Marie un « surcroît de grâce », il hésite à l’exempter du péché originel, ce qui, à ses yeux, rendrait dans son cas le Sauveur inutile. Comme toute créature, bien qu’elle ait enfanté le Christ dans sa chair, Marie lui doit son salut. Ce qui fait sa grandeur, c’est moins sa maternité que sa foi.

S’il reste indécis sur l’Immaculée Conception, Augustin n’a en revanche aucune hésitation à proclamer l’éminente sainteté de Marie. Le péché n’a pas eu prise sur elle. « Elle a fait, écrit-il, elle a fait absolument la volonté du Père, sainte Marie ; et c’est plus pour Marie d’avoir été la disciple du Christ, que d’avoir été la mère du Christ… Marie est bienheureuse d’avoir écouté la parole de Dieu et de l’avoir gardée : elle a gardé la vérité en son cœur plus que la chair en son sein… Ce qui est dans le cœur est plus que ce qui est dans le ventre » (S. Denis 25).

Il reste que, si la sainteté de Marie est hors du commun, elle est à intégrer dans la sainteté dont toute l’Église a été gratifiée dans le Christ. Augustin situe Marie moins du côté du Christ sauveur que du côté de l’Église rachetée. Marie est d’abord un membre de l’Église, sans doute « un membre excellent, suréminent », mais non au-dessus de l’Église. Comme totalité, l’Église est même d’une certaine manière plus grande que Marie, sans que soit diminuée sa grandeur à elle.

« Marie est sainte, Marie est bienheureuse, mais l’Église est plus grande encore que la Vierge Marie. Pourquoi ? Parce que Marie est une partie de l’Église, un membre saint, un membre excellent, un membre suréminent, mais pourtant un membre du corps tout entier. Si elle est membre du corps tout entier, le corps est plus assurément qu’un seul membre » (S. Denis 25).

Quand il parle de Marie, Augustin n’abuse pas des superlatifs. Il est porté non pas d’abord à célébrer Marie, quelle que soit sa sainteté, mais à louer Dieu pour ce que la grâce a fait en elle. Il s’en tient au plus près de l’Évangile : Marie est vierge et mère, deux titres qu’il applique aussi à l’Église. Marie par sa foi est une préfiguration de l’Église. C’est par son total consentement à la grâce qu’elle est la toute sainte.

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

 

Marie et l’Église, texte d’Augustin

Faites donc bien attention, mes frères ; faites plus attention, je vous en conjure, à ce que dit le Seigneur Christ en étendant la main sur ses disciples : « Ceux-ci sont ma mère et mes frères ; et celui qui fait la volonté de mon Père qui m’a envoyé, celui-là est pour moi un frère et une sœur et une mère. » Est-ce qu’elle n’a pas fait la volonté du Père, la Vierge Marie, qui a cru par la foi, qui a conçu par la foi, qui a été choisie pour que d’elle naisse pour nous le salut parmi les hommes, qui a été créée par le Christ, avant que le Christ ne fût créé en elle ? Elle a fait, elle a fait absolument la volonté du Père, sainte Marie ; et c’est plus pour Marie d’avoir été la disciple du Christ, que d’avoir été la mère du Christ.

(…)

Ainsi, Marie est bienheureuse d’avoir écouté la Parole de Dieu et de l’avoir gardée : elle a gardé la vérité en son cœur plus que la chair en son sein. Le Christ est vérité, le Christ est chair. Le Christ vérité est dans le cœur de Marie, le Christ chair dans le sein de Marie ; ce qui est dans le cœur est plus que ce qui est dans le ventre.

Sainte est Marie, bienheureuse est Marie, mais l’Église est meilleure que la Vierge Marie. Pourquoi ? Parce que Marie est une partie de l’Église, un membre saint, un membre excellent, un membre suréminent, mais pourtant un membre du corps tout entier. Si elle est membre du corps tout entier, le corps est plus assurément qu’un seul membre. La tête, c’est le Seigneur, et le Christ tout entier est tête et corps. Que dire ? Nous avons une tête divine, nous avons Dieu pour tête.

Donc, mes très chers frères, faites attention : vous aussi êtes les membres du Christ, vous aussi êtes le corps du Christ (…) Vous à qui je parle, vous êtes les membres du Christ : qui vous a mis au monde ? J’entends la voix de votre cœur : la Mère Église. Cette Mère sainte, honorée, semblable à Marie, elle enfante et elle est vierge…Gardez dans vos cœurs la virginité ; la virginité de l’esprit, c’est l’intégrité de la foi catholique.

(Sermon Denis 25 ; M.A.158-164., in Saint Augustin, Le visage de l’Église, Cerf, 1958., p. 189. Textes choisis par Hans Urs von Balthasar, traduits par Th. Camelot et J. Grumel).

Augustin en son temps

La Vierge Marie, mère du Seigneur – « Dieu est né d’une femme », par Marcel NEUSCH

« Elle seule a connu le privilège
de posséder la maternité et la virginité.
Vous ne pouvez avoir que l’un ou l’autre.
N’allez pas vous croire stériles
du fait que vous demeurez vierges…»
(Sermon 191, 3-4)

Dans les pages qu’il consacre à Marie, « la mère du Seigneur », Van der Meer fait part de sa surprise. Dans l’Église d’Afrique, écrit-il, « on fêtait un grand nombre de martyrs obscurs, personne n’observait l’anniversaire de la mère de Dieu… On ne lui rendait pas un culte… Tous invoquaient Étienne, personne ne s’adressait à Marie… Elle restait dans l’arrière-plan que lui assignent les récits évangéliques, et n’avait pas encore de place dans la piété populaire[1]. » Il précise cependant que, dans le cadre des débats sur la nature du Christ, on regarda aussi vers Marie – « et elle apparut dans une autre lumière, plus élevée ». Augustin n’a donc jamais développé une mariologie. Il ne parle de Marie qu’en lien avec le Christ ou l’Église.

On n’a pas manqué de souligner[2] que sa pensée mariale était en grande partie tributaire d’Ambroise de Milan, dont il a écouté autrefois les sermons et qui l’a baptisé en 387. Quand il doit réfuter un adversaire, notamment Pélage, il ne manque pas d’en appeler à son autorité. C’est à Ambroise qu’il est redevable de ses arguments sur Marie et le Christ, sur Marie et l’Église. Chez l’un comme chez l’autre, c’est le progrès de la réflexion sur la personne du Christ qui est à la source de leur pensée mariale, et provoquera une forte prise de conscience sur l’identité de Marie. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous considérerons Marie sous un triple éclairage. 1) Marie comme mère du Verbe, 2) comme figure de l’Église, et 3) comme modèle des vierges et plus largement des chrétiens.

1 . Marie, mère du Verbe

C’est face à l’hérésie manichéenne que Augustin a d’abord dû préciser sa pensée sur la maternité divine de Marie. Selon les manichéens, le Christ n’aurait pas été véritablement homme, mais n’aurait revêtu que l’apparence humaine. Son corps n’aurait pas été réel. Mais, réplique Augustin à la suite d’Ambroise, si le Christ n’a eu qu’un corps apparent, fictif, on ne peut plus parler de maternité de Marie. En revanche, si Marie était véritablement mère du Christ, – et ceci n’est pas mis en question par les manichéens -, alors le Christ avait une vraie nature humaine.

La maternité de Marie atteste l’humanité du Verbe

Pour réfuter l’erreur du docétisme manichéen, niant la chair du Verbe, Augustin fait appel au témoignage de l’Écriture où le Christ fait constater qu’il a un corps véritable.

Sans être discutée en elle-même, la maternité de Marie est donc invoquée par Augustin comme argument pour soutenir l’authentique humanité du Christ. L’enjeu de ce débat est d’abord sotériologique : si le Christ n’a revêtu qu’un corps apparent, s’il n’a pas été réellement homme, il n’a pas réellement sauvé la nature humaine. Car ce qui n’a pas été assumé n’a pas été sauvé. Pour réfuter l’erreur du docétisme manichéen, niant la chair du Verbe, Augustin fait appel au témoignage de l’Écriture où le Christ fait constater qu’il a un corps véritable. En effet, devant les Apôtres qui, au dire d’Augustin, étaient dans une erreur comparable à celle des manichéens, s’imaginant voir un fantôme, il insiste sur la réalité de sa chair :

« Ils (les apôtres) s’imaginaient, dit l’évangéliste, voir un esprit (Lc 24, 37). Ainsi les apôtres, chancelant dans la foi, avaient sur le Christ les idées que d’abominables hérétiques se sont formées de lui dans la suite. Il en est aujourd’hui qui ne croient pas que le Christ fut chair, parce qu’ils nient l’enfantement virginal, et refusent de croire que le Christ soit né d’une femme. Cette vérité : “Le Verbe s’est fait chair” (Jn 1, 14), ils l’éliminent de leur symbole de foi… Toute cette économie de notre salut, d’après laquelle celui qui a créé l’homme s’est fait homme pour retrouver l’homme (…), tout cela, ces hérétiques coupables s’efforcent de l’anéantir ; et ils ne craignent pas d’affirmer que tout ce qui a paru du Christ aux regards des hommes était un corps imaginaire, et non une chair véritable » (Sermon 237, 1,1).

Au témoignage de l’Écriture attestant la réalité corporelle du Christ vient surtout s’ajouter l’argument de la maternité de Marie. Pour Augustin, la réalité de la nature humaine du Christ est attestée par l’authentique maternité de Marie. On doit donc affirmer sans réserve que le Christ est véritablement le fils de Marie dont il a reçu la plénitude de la nature humaine. Augustin dit du Christ : « Il a reçu la chair de sa mère, il est conçu, il naît, il est petit enfant » (Sermon 190, 3). Marie l’a mis au monde et elle a accompli à son égard tout ce qu’une mère fait pour l’éducation de son enfant. Le Christ n’a pas apporté son corps du ciel, mais l’a reçu des organes féminins de Marie ; en plus, à ce corps était unie une âme spirituelle. Augustin déclare à propos du Christ : « Il a pris une âme, il a pris un corps, il a pris l’homme tout entier, il se l’est uni, il a fait une seule personne du Seigneur et du serviteur » (Sermon 67, 7). Le Christ a reçu de Marie la nature humaine dans sa plénitude, et c’est donc à juste titre que Marie est appelée mère du Christ.

La mère du Fils de Dieu

Mère du Christ, oui. Mais peut-on dire qu’elle est « Mère de Dieu » ? Augustin ne le dira pas explicitement. Pourquoi ? S’il existe deux natures dans le Christ, humaine et divine, il n’existe cependant pas deux personnes en lui. Dès l’instant de sa formation, la nature humaine du Christ a réalisé une union « hypostatique » avec le Fils de Dieu, en sorte qu’il n’existe pas une personne « humaine » dans le Christ autre que sa personne divine. Les deux natures sont liées en une seule personne, comme il vient de le souligner dans le Sermon 67, et cette personne est le Logos : « Il n’y a donc qu’un seul Fils de Dieu qui est en même temps fils de l’homme, un seul fils de l’homme qui est en même temps Fils de Dieu : Dieu sans commencement, homme depuis un commencement déterminé, notre Seigneur Jésus-Christ » (Enchiridion XI, 36. BA 9, p. 171). Comme la nature humaine du Christ n’existe pas pour elle-même, mais se trouve unie à la personne du Logos, Marie est légitimement dite la mère du Logos, puisque le Logos a reçu d’elle une nature humaine et que c’est elle qui lui a donné naissance. Et comme le Logos est le Fils de Dieu, Marie est la mère du Fils de Dieu. Ce qui fait dire à Augustin sans hésiter : « Marie conçoit le Fils de Dieu notre Seigneur » (Sermon 290, 4).

Il préfère l’expression « mère du Seigneur » (mater Domini) ou « mère du Sauveur » (mater Salvatoris), sans mettre en question la préexistence du Logos.

Pour autant, Augustin ne dit pas qu’elle est « mère de Dieu » car une telle affirmation risque d’induire l’idée qu’elle est mère d’une personne divine. Alors que Ambroise utilise le titre de mère de Dieu (mater Dei, traduction du grec Theotokos) – à vrai dire deux fois seulement, – on ne rencontre nulle part ce titre chez Augustin, Huhn fait remarquer que cette omission peut s’expliquer par le fait que le culte païen de Cybèle, vénérée comme la « mère des dieux », était encore en usage à l’époque d’Augustin, et on aurait donc pu penser que les chrétiens ne faisaient que transférer à Marie ce titre païen. Augustin n’utilise pas non plus l’expression Dei Genitrix, qui serait la traduction exacte de Theotokos. S’il emploie à trois reprises le terme de « Genitrix » pour parler de l’enfantement, il le dissocie de « Dei » (Sermons 186, 1 ; 195, 2 ; 215, 3). Augustin, qui n’a pas été impliqué dans les querelles orientales à propos de la Theotokos, parle tout simplement du « Fils, né d’une femme » (Ga 4, 4). Il dira même : « Dieu est né d’une femme »[3], mais non « Marie est mère de Dieu ». Il préfère l’expression « mère du Seigneur » (mater Domini) ou « mère du Sauveur » (mater Salvatoris), sans mettre en question la préexistence du Logos.

Double naissance du Christ

Marie a donc réellement donné naissance au Verbe de Dieu. A propos du Logos, Augustin distingue dès lors deux naissances, l’une dans l’éternité, l’autre dans le temps. Dans ses homélies pour Noël (Sermons 184-196), où il se plaît à mettre en parallèle cette double « naissance du Christ », il explique en effet qu’il ne faut pas confondre ces deux naissances du Seigneur, l’une éternelle, l’autre temporelle, l’une divine, l’autre humaine ; toutes deux sont merveilleuses, mais alors que la première s’est réalisée sans femme comme mère, la seconde eut lieu sans homme comme père (Sermon 196, 1) : « Fils de Dieu, né du Père, sans mère ; Fils de l’homme, né d’une Mère, sans père » (Sermon 187, 1). Ce même thème de la double naissance revient ailleurs, toujours pour limiter la maternité de Marie à la naissance du Verbe de Dieu (Logos) dans le temps. Elle est paradoxalement la mère de celui qui est « le Révélateur de son Père et le Créateur de sa Mère » :

« Le Christ est engendré par son Père, sans avoir de mère ; il est enfanté par sa Mère sans avoir de père : ces deux générations sont merveilleuses. La première s’accomplit dans l’éternité, la seconde dans le temps. L’Éternel est né de l’Éternel (…) Celui qui était Dieu a voulu être créé aussi » (Sermon 189, 4).

2. Marie, figure de l’Église

Mère du Seigneur, Marie est aussi figure de l’Église. Avant de développer ce thème, une remarque préliminaire s’impose. Si Augustin souligne le parallèle entre Marie et l’Église, ce n’est pas sans insister chaque fois, d’un côté comme de l’autre, sur le lien qui les subordonne au Christ, unique Médiateur du salut. Marie et l’Église n’ont d’existence que par le Christ. Il faut le redire : ce sont des créatures de Dieu. A cet égard, Marie n’est pas différente des autres humains. Elle partage avec eux la condition pécheresse, et donc la nécessité de la rédemption. Contre Pélage, qui refusait l’idée de péché originel pour Marie, comme d’ailleurs pour tout homme, Augustin estime au contraire que tout homme, y compris Marie, en est affecté. Nier le péché originel, ce serait à ses yeux rendre le Christ inutile. Le « surcroît de grâce » dont a bénéficié Marie l’a préservée non du péché originel – l’idée d’immaculée conception est étrangère à Augustin – mais seulement de tout « péché actuel »[4]. Autrement dit, la grâce l’a gardée non du péché originel, mais de tout péché personnel. De même, l’Église n’existe que par la grâce du Christ. Il n’y a aucune hésitation sur ce point chez Augustin. Tout comme Eve a été tirée du côté d’Adam, alors qu’il était endormi, l’Église a été tirée du côté du Christ sur la croix (Sermon 5, 3). Comme Marie, l’Église doit tout à la grâce de Dieu.

Marie a enfanté la Tête, l’Église enfante les peuples

« Marie a enfanté votre chef, et l’Église vous a enfantés. Car elle (l’Église) est elle-même vierge et mère : mère par les entrailles de la charité, vierge par l’inviolabilité de la foi et de la piété… » (Sermon 192, 2).

Ayant ainsi subordonné l’Église et Marie à la grâce du Christ, Augustin les considère d’abord sous l’angle de la maternité. Il n’hésite pas à mettre en parallèle le rôle respectif de l’Église et celui de Marie. Ambroise disait : Maria est typus ecclesiae. Tout ce qui est dit de Marie peut et doit être dit de l’Église. « Telle Marie, telle aussi l’Église », comme le dira le Moyen Age[5]. Marie apparaît comme la figure de l’Église, à la fois dans sa virginité et dans sa maternité. Comme Marie, l’Église est mère : « Marie a enfanté votre tête…, l’Église enfante les peuples » (Sermon 192, 2). « L’Église aussi est mère… Marie a engendré corporellement la tête de ce corps ; l’Église engendre spirituellement les membres de cette tête » (De sancta virginitate, 2, 2)[6]. « Si donc l’Église enfante les membres du Christ, elle est absolument semblable à Marie » (Sermon Morin 1, 1). En enfantant la multitude des peuples, cette « mère spirituelle » (Lettre 34, 3) rassemble cependant cette multitude dans l’unité, et de la sorte, selon le commentaire de Henri de Lubac[7], « comme la Vierge Marie, en enfantant l’un, se trouve être la mère de la multitude, elle (l’Église) se trouve, en enfantant la multitude, être mère de l’unité » :

« Marie a enfanté votre chef, et l’Église vous a enfantés. Car elle (l’Église) est elle-même vierge et mère : mère par les entrailles de la charité, vierge par l’inviolabilité de la foi et de la piété. Elle enfante les peuples, mais ils sont exclusivement les membres de Celui dont elle est à la fois le corps et l’épouse, et c’est en cela encore qu’elle ressemble à cette Vierge, parce qu’elle est, pour la multitude de ses enfants, la mère de l’unité » (Sermon 192, 2).

Quand Augustin développe l’idée de la maternité de l’Église, il le fait cependant toujours en soulignant sa dépendance du Christ. « Le père et la mère qui nous ont engendrés pour la mort, c’est Adam et Eve ; le père et la mère qui nous ont engendrés à la vie, c’est le Christ et son Église » (Sermon 22, 10)[8]. Il reste que l’Église mérite, tout comme Marie, le titre de nouvelle Eve, la « mère des vivants », titre qui fut donné à Eve, et qui préfigure la fonction maternelle de Marie et de l’Église, car « il y a dans le fait qu’elle (Eve) est appelée Vie et mère de tous les vivants, un grand symbole de l’Église » (De nuptiis et concupiscentia II, 4, 12. B.A. 23, p. 169). Mais cette maternité ne s’exerce qu’en dépendance du Christ, unique rédempteur. En exerçant sa fonction « maternelle » d’enfantement de tous les vivants, l’Église, pas plus que Marie, ne porte donc atteinte ni à l’initiative de Dieu, ni à la gratuité de la grâce. Elles y « coopèrent », lors même qu’il faut toujours penser cette coopération subordonnée à l’unique action salvifique de Dieu en Jésus-Christ.

C’est par la foi que l’Église est vierge

« La sainte Église, c’est nous… C’est tout ce qu’il y a, par la grâce de Dieu, de chrétiens fidèles en cette Église, c’est-à-dire en cette cité, tout ce qu’il y en a en cette région, tout ce qu’il y en a en cette province, tout ce qu’il y en a dans le monde entier » (Sermon Morin 1, 1)

Si l’Église est mère, comme Marie, elle est aussi vierge. La virginité n’est pas liée à l’intégrité corporelle, mais à la pureté de la foi. On l’a vu pour Marie. Il en va de même pour l’Église. C’est grâce à la pureté de sa foi dans le Christ que l’Église est comparable à Marie, et réciproquement. Ce qui fait la grandeur de Marie, ce n’est pas d’abord sa maternité, ni sa virginité, mais c’est d’avoir écouté la Parole de Dieu et lui avoir accordé sa foi. « Marie est bienheureuse d’avoir écouté la Parole de Dieu et de l’avoir gardée ; elle a gardé la vérité en son cœur plus que la chair en son sein… » (Sermon 192, 2). Le Christ « a été conçu par une vierge et enfanté par une vierge, puisqu’elle l’a conçu par la foi et reçu par la foi »[9]. « Marie a cru, et ce qu’elle a cru s’est accompli en elle » (Sermon 215, 4). Du côté de Marie, « il n’y a rien d’autre que sa foi », écrit Congar, mais sans cette disposition, l’opération de l’Esprit aurait été inopérante. « Si Marie est heureuse, c’est parce qu’elle garde la Parole de Dieu » (in Jo Ev. X, 3). De même l’Église est heureuse parce qu’elle croit. Ce qui fait la grandeur de l’Église, comme de Marie, c’est sa foi dans le salut qui vient de Dieu dans le Christ.

Il faut entendre ici par Église très concrètement les membres qui la forment. « La sainte Église, c’est nous… C’est tout ce qu’il y a, par la grâce de Dieu, de chrétiens fidèles en cette Église, c’est-à-dire en cette cité, tout ce qu’il y en a en cette région, tout ce qu’il y en a en cette province, tout ce qu’il y en a dans le monde entier » (Sermon Morin 1, 1). Dire que l’Église est vierge, comme Marie, doit ici cependant être nuancé. Alors que Marie a toujours été vierge, certes par grâce, avant, pendant et après la naissance du Christ, l’Église (nous) a été rendue telle par le Christ qui l’a purifiée de son péché. Elle ne l’est que parce que, ancienne prostituée, le Christ l’a sortie de sa prostitution. A vrai dire, il n’y a pas de différence fondamentale entre Marie et l’Église à cet égard dans la mesure où la Vierge aussi aurait été marquée par le péché originel et a dû en être libérée par la grâce du Christ. En tous les cas, elle est rachetée comme tous les membres de l’Église. Voici comment Augustin s’exprime à propos de l’Église en la comparant à Marie :

« Grande et unique est la bienveillance de cet époux : il a trouvé une prostituée, il en a fait une vierge… C’est par la foi qu’elle est vierge : il y a un petit nombre de saintes moniales vierges dans la chair, mais, dans la foi, tous doivent être vierges, hommes et femmes ; car chez tous doit régner la chasteté, la pureté, la sainteté (…) Donc l’Église est vierge. Tu vas peut-être me dire : si elle est vierge, comment enfante-t-elle des fils ? Ou si elle n’enfante pas des fils, comment avons-nous donné nos noms, pour naître de son sein ? Je réponds : elle est vierge, et elle enfante. Elle imite Marie, qui a enfanté le Seigneur. Est-ce que la Vierge Marie n’a pas enfanté, et n’est pas restée vierge ? Ainsi l’Église enfante, et elle est vierge. Et si tu y réfléchis bien, elle enfante le Christ : car ceux qui sont baptisés sont les membres du Christ (1 Co 12, 27)… Si donc elle enfante les membres du Christ, elle est absolument semblable à Marie[10] ».

Marie, un membre suréminent de l’Église

« Marie est sainte, Marie est bienheureuse, mais l’Église est meilleure que la Vierge Marie. Pourquoi ? Parce que Marie est une partie de l’Église, un membre saint, un membre excellent, un membre suréminent, mais pourtant un membre du corps tout entier. Si elle est membre du corps pris en son entier, le corps est plus assurément qu’un seul membre. La Tête, c’est le Seigneur, et le Christ total est tête et corps. »

Vierge et mère, ces deux qualités définissent l’essence de l’Église, écrit Borgomeo, comme ils constituent la nature de Marie. Comment concilier ces deux réalités, vierge et mère, qui semblent s’exclure ? On est l’un ou l’autre. Augustin prévient l’objection : « Si elle (l’Église) est vierge, comment met-elle au monde des enfants ? Et si elle n’enfante pas, comment se fait-il que nous ayons demandé à naître de ses entrailles ? » Réponse d’Augustin : « Elle est vierge et cependant elle enfante ». Et pour le faire comprendre, il esquisse aussitôt le parallèle avec Marie : « Vous êtes les membres du Christ ; Marie a enfanté votre chef, vous, c’est l’Église qui vous a enfantés ».

Mais Augustin ne se limite pas à établir un parallèle entre Marie et l’Église. Il a soin d’intégrer Marie dans l’Église. En effet, Marie appartient à l’Église et d’une certaine manière, l’Église est même au-dessus d’elle. Dans une page souvent citée, Augustin affirme en effet que, bien qu’elle soit mère du Christ, Marie ne se situe pas au-dessus de l’Église, elle en est un membre comme tout chrétien, faisant partie de la grande famille des rachetés. Pour Augustin la place de Marie n’est pas du côté du Christ, unique rédempteur, mais du côté de l’Église, c’est-à-dire des membres sauvés par le Christ et vivant de la foi en lui, et toutes ses grandeurs lui viennent, comme à tout homme, « de la rédemption qui est en Jésus-Christ » (Rm 3, 24)[11]. Et de ce point de vue, Marie est une partie de l’Église, sans autre supériorité que la qualité de sa foi. « Si elle est membre du corps tout entier, le corps est plus assurément qu’un seul membre », si éminent qu’il soit :

« Marie est sainte, Marie est bienheureuse, mais l’Église est meilleure que la Vierge Marie. Pourquoi ? Parce que Marie est une partie de l’Église, un membre saint, un membre excellent, un membre suréminent, mais pourtant un membre du corps tout entier. Si elle est membre du corps pris en son entier, le corps est plus assurément qu’un seul membre. La Tête, c’est le Seigneur, et le Christ total est tête et corps[12]. »

3. Marie, modèle des vierges

Ce qui déjà faisait le plus difficulté pour les contemporains d’Augustin, c’était la virginité physiologique de Marie. Or, pour Augustin comme pour Ambroise, Marie fut vierge avant, pendant, après l’enfantement de Jésus[13]. Telle était la règle de la foi, énoncée par le Credo : Christ est « né de la vierge Marie ». Augustin met ses auditeurs en garde contre ceux qui penseraient autrement : « Ne vous laissez donc pas séduire par l’opinion de certains esprits qui ont perdu de vue la règle de la foi et les oracles des divines Ecritures » (Sermon 186, 2). Augustin, qui s’en tient à cet énoncé de la foi, dira dès lors : « Elle était vierge lorsqu’elle l’a conçu, vierge lorsqu’elle l’a enfanté, vierge lorsqu’elle le portait dans ses entrailles devenues fécondes, vierge toujours (virgo perpetua) » (Sermon 186, 1). Ce titre de Vierge ne lui a jamais été enlevé. « Elle l’a conçu (le Christ) comme vierge, elle lui a donné naissance comme vierge, elle est restée vierge » (virgo concepit, virgo peperit, virgo permansit) (Sermon 51, 18).

Marie, mère toujours vierge

Que Marie fut toujours vierge, avant, pendant et après la naissance de son fils, Augustin l’affirme donc en s’appuyant sur le Credo : Le Christ est « né de la Vierge Marie. » Pour justifier sa virginité avant la naissance du Christ (ante partum), sa référence principale dans l’Ecriture est l’affirmation de Luc 1, 35 : « L’Esprit Saint viendra sur toi et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre ». Augustin cherchera des arguments à l’appui de l’autorité scripturaire en soulignant que la virginité de Marie, sa mère, « convenait » à la nature du Christ, lui qui, sans péché, devait guérir la nature pécheresse d’Adam. Il dira, à propos de Marie, qu’elle « fut saintement fécondée par la foi, non par l’union charnelle », c’est-à-dire « non par la chair, par la foi, non par le désir des sens » (Trinité XIII, 18, 23). Sa virginité ne lui a pas été enlevée au moment de la naissance (in partu ). Ici, Augustin renvoie tout simplement à la puissance de Dieu, sans chercher à en rendre raison, sinon en renvoyant à l’expérience du Ressuscité qu’aucun obstacle physique n’arrêtera :

« Par l’effet même de sa puissance, qui n’est jamais à l’étroit dans les plus étroites limites, il a fécondé le sein d’une vierge (…), il a fait naître le corps d’un enfant du sein d’une vierge, d’une mère, comme plus tard il fit entrer cet enfant, devenu homme, dans le cénacle dont les portes étaient fermées. Or, dans tout cela, il n’y aurait plus rien de merveilleux, si on pouvait en rendre raison, comme rien d’unique et de singulier, si on pouvait en donner des exemples. Accordons donc à Dieu le pouvoir de faire ce que nous ne pouvons pénétrer. Dans de telles choses, la raison du fait est la puissance de celui qui fait et peut faire » (Lettre 137, 2, 8).

Quant à la virginité de Marie après la naissance du Christ (post partum), Augustin devait là encore s’en tenir à la tradition. Or, vers la fin du IVe siècle, cette tradition se trouvait mise à mal par un disciple arien, du nom de Helvidius[14], ainsi que par un certain Jovinien, qui prétendaient l’un et l’autre que, après la naissance de Jésus, Marie avait eu d’autres enfants de son union avec Joseph. Elle aurait donc perdu sa virginité. Pour Augustin, la virginité « post partum » est aussi incontestable qu’avant et pendant la naissance. Le Christ « naquit en effet d’une mère qui conçut sans le contact d’un homme et qui demeura toujours intacte, vierge dans la conception, vierge dans l’enfantement, vierge jusqu’à la mort, mariée pourtant à un ouvrier » (La première catéchèse 22, 40). Pour ce qui est des « frères et sœurs » de Jésus, Augustin explique, à la suite d’Ambroise et de Jérôme, que le terme désigne les liens de parenté au sens large. Augustin est le premier en revanche à soutenir que Marie aurait fait vœu de virginité[15], et que Joseph aurait été non son mari, mais le gardien de sa virginité, tout en reconnaissant qu’une telle situation était étrangère au monde juif :

« Assurément, elle n’eût point ainsi parlé, si elle n’avait pas consacré antécédemment sa virginité à Dieu. Mais comme ce vœu n’entrait pas encore dans les mœurs juives, elle fut donnée en mariage à un homme juste qui, loin de faire violence à sa virginité, serait plutôt le gardien, contre toute violence, de ce qu’elle avait voué » (De la sainte virginité » (c. 4).

Imitez-la autant que vous pouvez

Quoiqu’il en soit de ces hypothèses, Marie doit rester le modèle des vierges consacrées, comme de tout chrétien[16]. La virginité pourtant ne les prive pas de la maternité. Les vierges sont « avec Marie, les mères du Christ, si elles font la volonté de son Père » (ib. c. 5). « Sa mère, c’est toute âme pieuse qui accomplit la volonté de son Père » (ib.). Marie est pour elles un modèle non par sa virginité physique, mais par sa foi. C’est d’abord par la foi qu’elle a conçu le Christ, nous l’avons vu. C’est aussi par la foi que nos vies cessent d’être stériles et deviennent fécondes comme celle de Marie. « Sa mère l’a porté dans son sein, portons-le dans nos âmes. Une vierge a été rendue féconde par l’incarnation du Christ, que nos cœurs soient aussi fécondés par la foi dans le Christ. Une vierge a enfanté le Sauveur, que notre âme enfante le salut, et enfantons aussi des chants de louange. Ne soyons point stériles, mais que nos âmes soient fécondes par Dieu » (Sermon 189, 3). « Marie a conçu et ce qu’elle a cru s’est accompli en elle. Croyons, nous aussi, afin que ce qui fut accompli soit pour nous aussi une réalité » (Sermon 215, 4).

Un des thèmes récurrents de la prédication d’Augustin, c’est qu’avant de le concevoir dans sa chair, Marie a conçu le Christ par la foi.

Un des thèmes récurrents de la prédication d’Augustin, c’est qu’avant de le concevoir dans sa chair, Marie a conçu le Christ par la foi. Et c’est à ce niveau de la fécondité spirituelle que nous pouvons l’imiter. « Nous sommes devenus les fils des hommes par la concupiscence de la chair, le Christ est devenu fils de l’homme par la foi d’une vierge » (Sermon 121, 5)[17]. C’est cette foi de Marie qui en fait le modèle des vierges, comme de tous les membres de l’Église. « Sa mère l’a porté dans son sein, portons-le aussi dans nos cœurs… Ne soyons pas stériles, que nos âmes soient fécondes pour Dieu » (Sermon 189, 3). C’est la fécondité de la foi de Marie que l’évêque donne en modèle aux vierges. Ce ne sont pas seulement les vierges consacrées qui doivent prendre modèle sur Marie, mais tous les chrétiens. Voici comment il s’adresse d’abord aux premières, puis aux seconds :

« Imitez-la autant que vous le pouvez, non point dans sa fécondité, ce que vous ne pourriez faire sans perdre votre virginité. Elle seule a réuni en elle cette double prérogative, mais vous, qui avez fait le choix de l’une d’elles, vous la perdez si vous voulez les avoir toutes les deux. Elle seule a pu être à la fois vierge et mère, parce qu’elle a enfanté le Tout-Puissant, à qui elle est redevable de ce double privilège (…) Ne croyez pas que vous soyez stériles, parce que vous demeurez vierges ; car la sainte virginité de la chair a pour fruit la fécondité de l’âme (…). C’est à vous tous enfin que je m’adresse. Vous tous, vous êtes cette vierge chaste que l’Apôtre a fiancée au Christ (2 Co 11, 2). Ce que vous admirez dans le sein virginal de Marie, reproduisez-le dans l’intérieur de votre âme (cf. Rm 10, 10)… Que, dans vos esprits, déborde cette fécondité et que persévère la virginité » (Sermon 191, 4).

Marie, disciple du Christ

Augustin n’a jamais songé à élaborer une mariologie, c’est-à-dire une théologie mariale indépendante du Christ et de l’Église. Il ignore la prière d’intercession à Marie, qui se rencontre pourtant dès le IIe siècle en Égypte. Sans la nier explicitement, il ne se prononce pas clairement sur l’Immaculée Conception, ni sur son Assomption. Au sujet de Marie, « il partageait avec sa communauté, avec les communautés chrétiennes d’Afrique, le bien commun chrétien, évangélique », écrit Goulven Madec, qui ajoute : en parlant de Marie, Augustin « n’a pas les accents affectifs d’Ambroise, ou du moins pas les mêmes[18] ». Ses vues à propos de Marie, écrit de son côté Daniel E. Doyle, « sont fidèles aux grandes lignes de la tradition du Nouveau Testament et elles résistent aux interprétations plus fleuries de la littérature apocryphe[19]». La conviction fondamentale d’Augustin, c’est que Marie est bienheureuse en raison de sa foi plus que de sa maternité, et c’est par sa foi qu’elle s’offre comme modèle à tous les chrétiens :

« C’est plus pour Marie d’avoir été la disciple du Christ, que d’avoir été la mère du Christ… Marie est bienheureuse d’avoir écouté la parole de Dieu et de l’avoir gardée : elle a gardé la vérité en son cœur plus que la chair en son sein. Le Christ est vérité, le Christ est chair. Le Christ vérité est dans le cœur de Marie, le Christ chair est dans le sein de Marie ; ce qui est dans le cœur est plus que ce qui est dans le ventre » (Sermon Denis 25)[20].

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption


L’Immaculée Conception, note complémentaire

C’est au cours du conflit avec les pélagiens qu’Augustin a été amené à évoquer « l’immaculée conception » (une expression qu’il ignorait jusque-là), c’est-à-dire l’exemption du péché originel. Pélage, qui ne croyait pas à l’existence d’un péché originel, ni en Marie, ni en aucun humain, était donc un partisan virtuel de « l’Immaculée Conception». Le péché d’Adam est un péché personnel, qui n’a pas affecté la nature humaine. Non seulement Marie, mais tout humain est exempté du péché d’Adam : chacun est pécheur pour son propre compte. Pélage devait heurter de front les convictions d’Augustin pour qui tout humain porte la blessure du péché d’Adam. Qu’en est-il de Marie ? La réponse d’Augustin reste indécise.

Quand Augustin déclare que Marie a bénéficié d’un « surcroît de grâce » pour vaincre le péché (De natura et gratia, 36, 42), s’agit-il de l’exemption du péché originel ou de la préservation de tout péché personnel ? C’est vers cette deuxième solution qu’inclinent ses interprètes. Un disciple de Pélage, Julien d’Eclane devait revenir à la charge. En prêtant à Marie le péché originel, disait ce dernier, Augustin l’inscrivait au « registre du diable ». Non, répond Augustin dans une œuvre inachevée, Marie est inscrite au registre de Dieu, qui l’a préservée de tout péché. Ceci dit, il n’est pas possible de trancher si l’exemption concerne le péché originel ou le péché personnel. La « renaissance » dont il parle peut désigner l’exemption de l’un ou de l’autre.

Goulven Madec, « Marie, Vierge et mère, selon saint Ambroise et saint Augustin », in Lectures augustiniennes, Institut d’Études augustiniennes, pages 281-293, écrit p., 292 : « Plus tard, Julien d’Eclane accusait Augustin d’être pire que Jovinien. Celui-ci dissolvait la virginité de Marie en raison de la condition de l’accouchement. Augustin, lui, inscrivait Marie au registre du diable en raison de l’état de sa naissance. Augustin protestait : « Nous n’inscrivons pas Marie au registre du diable selon son état de naissance – sed ideo quia – mais parce que cet état même est dissous par la grâce de la renaissance »[1]. La phrase, ainsi faite, est boiteuse ! Mgr Louis Saltet proposait finement de la rectifier, en lisant : sed Deo, quia… : « Nous n’inscrivons pas Marie au registre du diable…, mais à celui de Dieu, parce que son état (de naissance) même est dissous par la grâce de la renaissance »[2]. Cette correction était récusée par Dom Capelle, comme une simple conjecture critique, sans aucun appui dans les manuscrits. J’avoue n’avoir pas pris la peine de recourir aux manuscrits ; mais je braverai néanmoins l’interdit de Dom Capelle, parce que je suis persuadé qu’Augustin, à 75 ans, parlait encore bien le latin ! »

Que conclure de cette controverse ? Il convient de distinguer dans l’Immaculée Conception, au sens actuel, telle qu’elle a été définie en 1854, deux aspects, l’un négatif, à savoir l’exemption du péché originel ; et l’autre positif : la sainteté toute spéciale de Marie, la plénitude de grâce. Si Augustin a hésité sur le premier point, il n’a jamais mis en doute le deuxième. On pourra se référer à : Marielle Lamy, « Des disputes médiévales à la définition dogmatique de Pie IX », in Je suis l’Immaculée. Colloque organisé par les Sanctuaires Notre-Dame de Lourdes et la Société Française d’Études Mariales. Ed. Parole et Silence. NDL, 2006, p. 65 à 79.

M. N

Augustin maître sirituel

Marie, étoile dans la nuit, par Guillermo PONS PONS, Traduction de Nicolas POTTEAU

La multitude des étoiles qui illuminent la nuit depuis le firmament a toujours suscité stupeur et admiration, des sentiments qui se sont manifestés chez tous les peuples et dans toutes les cultures. Ils sont étroitement liés au sentiment du sacré et du mystérieux déroulement de la vie humaine, surtout en ce qui concerne les activités de l’homme les plus liées aux processus naturels.

Le psaume 146 proclame que le Seigneur dénombre les étoiles, sur chacune il met un nom[1], et dans de nombreux textes bibliques les étoiles sont évoquées comme manifestation de la gloire de Dieu et elles sont convoquées à la louange divine : Etoiles du ciel, bénissez le Seigneur, célébrez-le et exaltez-le à jamais[2].

Les allusions aux étoiles et à leur influence sur la nature et les activités de l’homme, particulièrement l’agriculture et l’élevage, abondent aussi dans la littérature classique. Virgile commence les Géorgiques en s’adressant aux luminaires du monde qui guident depuis le ciel le cours discret de l’année. (Hinc canere incipiam, Vos, o clarissima mundi / lumina, labentem caelo quae ducitis annum)[3].

En d’autres occasions, saint Augustin affirme que Dieu « parle au moyen de quelque élément du monde, comme il a parlé au moyen de l’étoile des mages[7] », quand la vision de cet astre les conduit à adorer le Christ nouveau-né.

La contemplation de la voûte céleste tachetée d’étoiles a attiré l’observation attentive de nombreuses personnes sensibles à la beauté ou intéressées par la recherche des secrets du cosmos. Saint Augustin ne s’arrête pas spécialement sur des considérations esthétiques sur la beauté du ciel étoilé, mais il écrit, en commentant la Genèse dans le livre XIII des Confessions (où il remercie Dieu pour l’harmonie de la création) : « Nous voyons les luminaires resplendir au-dessus de nous, le soleil pourvoir seul au jour, la lune et les étoiles combler la solitude de la nuit, et tous ces astres servir de repères et de signes au temps.[4] » Dans son œuvre De la Genèse contre les Manichéens, le même saint docteur va jusqu’à penser que la singulière posture dressée des êtres humains leur a été concédée afin de pouvoir contempler la voûte céleste et de reconnaître ainsi leur propre et éminent destin. Ainsi, les animaux « ont le corps incliné vers la terre et non dressé comme l’est le corps de l’homme; ce qui donne aussi à comprendre que notre âme doit se diriger vers le haut, c’est-à-dire qu’elle doit être levée vers les choses spirituelles éternelles. [5] »

Dans un de ses sermons, l’évêque d’Hippone veut mettre en relief les erreurs d’hérétiques. Il fait allusion à ce qui arrive en observant l’apparent déplacement des étoiles à cause du mouvement des nuages, montrant ainsi qu’il dirige – peut-être fréquemment- son regard vers les étoiles durant la nuit :

« Il arrive habituellement, dit-il, que quand dans l’obscurité de la nuit nous voyons passer les nuages, notre vision est perturbée par leur opacité, les étoiles paraissent alors courir en direction contraire à la nôtre ; ainsi ces hérétiques, ne trouvant pas la paix dans les ténèbres de leur erreur, croient que ce sont les diverses Écritures qui se disputent[6] ».

En d’autres occasions, saint Augustin affirme que Dieu « parle au moyen de quelque élément du monde, comme il a parlé au moyen de l’étoile des mages[7] », quand la vision de cet astre les conduit à adorer le Christ nouveau-né. Il assure de plus qu’il n’est pas admissible d’attribuer à de mauvaises étoiles les péchés des hommes, opinion qui serait un blasphème, car : « Qui a disposé les étoiles dans le ciel ? Ne serait-ce pas par hasard Dieu le Créateur de toutes les choses ? [8] » Au contraire, la contemplation des astres et de toute la nature doit conduire à la connaissance du Créateur. « Il y a eu de nobles philosophes qui ont interrogé l’univers, et dans l’œuvre ils ont découvert l’auteur[9] ».

L’étoile que suivirent les mages pour aller à la rencontre du Messie représente pour saint Augustin la fin des élucubrations divinatoires des astrologues :

« Les Juifs ont été conduits à lui par l’annonce de l’ange ; les mages, par l’indication d’une étoile. C’est cette étoile qui confond les vains calculs et les énigmes des astrologues, car elle a montré aux adorateurs des astres que celui qui devait être adoré était le créateur du ciel et de la terre[10] ».

Depuis des époques éloignées, l’homme n’a eu de cesse de s’identifier et de donner un nom à un grand nombre d’étoiles perceptibles à l’œil nu (à peu près six mille), et il en a considéré beaucoup comme groupées en constellations, qui, pour des raisons de ressemblance, ont été assimilées à des figures humaines et à des objets de la vie ordinaire. La situation et le mouvement apparent des étoiles par rapport à celui qui les observe depuis un point déterminé de la terre a permis à ces connaissances de servir abondamment pour déterminer le passage des heures nocturnes et le cours des saisons de l’année, et c’est ainsi qu’elles ont été d’une grande utilité pour l’art de la navigation. Il n’est donc pas étonnant que certaines étoiles ou constellations aient acquis un statut spécial, et soient devenues des symboles de valeur importante pour les croyances les plus précieuses de l’être humain.

En référence à la culture judéo-chrétienne, il suffit d’indiquer à titre d’exemple que dans l’Exultet, le Christ en sa résurrection est qualifié « d’étoile du matin qui, au sortir du sépulcre, brille sereinement pour la lignée humaine » (Ille inquam lucifer qui nescit occasum. Ille qui regressus ab inferis humano generi serenus illuxit). Quant à Marie, comme nous l’exposerons plus en détail, on sait bien qu’elle est invoquée comme l’étoile de la mer, étoile de l’aube ou du matin, étoile guide, étoile noble et sereine, etc. Saint Jacques est invoqué comme l’étoile brillante (Sidus reflugens Hispaniae) : « astre brillant de l’Espagne, dont le corps repose en paix et dont la gloire survit en nous ». On pourrait apporter beaucoup d’autres exemples comme ceux-ci, mais nous devons nous limiter au symbolisme de l’étoile par rapport à Marie, dont nous trouvons l’un des premiers témoignages chez saint Augustin.

Le symbolisme de l’étoile en référence à Marie

La plus ancienne représentation picturale de Marie qui ait été conservée semble être celle de la Vierge à l’Enfant qui se trouve au cimetière de Priscilla et qui provient probablement du IIe siècle. A côté de la mère apparaît un prophète indiquant une étoile.

La plus ancienne représentation picturale de Marie qui ait été conservée semble être celle de la Vierge à l’Enfant qui se trouve au cimetière de Priscilla et qui provient probablement du IIe siècle. A côté de la mère apparaît un prophète indiquant une étoile. Il s’agit sans doute d’une référence à l’oracle de Balaam, qui se trouve dans le livre des Nombres et qui dit : « Je la vois, mais ce n’est pas pour maintenant ; je l’observe, mais non de près. De Jacob monte une étoile, d’Israël surgit un sceptre.[11] » Dans ce que l’on appelle la « chapelle grecque » du même cimetière souterrain, une autre peinture, aussi très ancienne, représente l’Épiphanie : les mages adorent Jésus, qui est assis sur les genoux de Marie. L’étoile n’apparaît pas, car c’est la Mère qui se manifeste à son divin Fils, comme l’exprime Bonaventure en disant : « L’étoile supérieure, qui est la bienheureuse Vierge, nous conduit au Christ, et à partir d’elle se comprend ce que l’on dit dans le livre des Nombres[12] ».

Au Moyen Âge, l’évocation de Marie sous le symbole de l’étoile s’est certainement beaucoup diffusée, mais les racines et la consolidation de cette allégorie sont bien antérieures. Si nous la voyons représentée graphiquement dans les Catacombes, nous la rencontrons aussi dans les écrits de l’époque patristique. Saint Jérôme était conscient de la diversité des opinions sur l’étymologie du nom de Marie, mais dans sa Liber interpretationis hebraicorum nominum, traduction d’une œuvre d’Origène, il penche pour l’interprétation stella maris (étoile de la mer)[13]. Dans une certaine mesure, cette opinion rejoint presque, pour son application symbolique à la Vierge, l’opinion de ceux qui, toujours selon Jérôme, affirment que son nom signifie illuminatrice (illuminatrix), parmi lesquels figurait probablement Origène. D’autres pensent que l’interprétation de saint Jérôme était celle de stilla maris (goutte de la mer), et que les copistes postérieurs, à cause de la fréquente confusion entre les voyelles i et e, donnèrent naissance à la lecture stella maris. Cette supposition ne semble néanmoins pas très fondée, puisque dans l’Antiquité n’ont pas surgi d’autres symboles partant de l’idée correspondant à la « goutte de la mer », comme cela aurait été normal si telle avait été la lecture originelle du texte de Jérôme.

En revanche, la signification, reliée aux concepts d’« étoile », « d’illumination », « de lumière orientée au milieu des ténèbres de la nuit » a eu un grand développement. A ce sujet, le texte d’Augustin que nous commenterons et dans lequel Marie est désignée comme « étoile dans la nuit » est très significatif et éclairant. Il faut considérer que le concept « d’étoile de la mer » est évidemment à rapprocher de la nuit, durant laquelle il était très précieux pour les navigateurs de pouvoir s’orienter avec la lumière de l’étoile polaire ou de quelque autre étoile pour servir de guide, et ainsi ne pas perdre le cours de leur trajectoire.

Le jour lumineux de la Nativité du Seigneur

Dans ses sermons, il souhaite plutôt mettre en relief la luminosité propre de ce mystère, dont la célébration coïncide avec le solstice d’hiver au cours duquel la lumière commence à augmenter et le jour à croître.

Il n’y a aucune preuve de la célébration à Hippone d’une veillée la nuit de la naissance du Christ. Tous les sermons de saint Augustin sur Noël ont été prêchés le jour de la fête, et on n’y trouve pas d’allusion à la naissance du Seigneur pendant la nuit, même si en d’autres occasions le saint s’y réfère. Dans ses sermons, il souhaite plutôt mettre en relief la luminosité propre de ce mystère, dont la célébration coïncide avec le solstice d’hiver au cours duquel la lumière commence à augmenter et le jour à croître.

« Nous étions dans la nuit quand nous vivions dans l’infidélité. L’infidélité ayant recouvert de ténèbres le monde entier comme s’il faisait nuit, elle devait diminuer avec la croissance de la foi ; pour cela, la durée de la nuit commence à diminuer et le jour à croître en la date même de la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ. Nous devons donc, frères, solenniser ce jour, non à cause du soleil, comme les infidèles, mais en pensant à celui qui l’a fait. [14]»

Dans sa prédication, le saint évêque d’Hippone affirme toujours que la lumière et la beauté du firmament proclament la gloire de Dieu :

« Je regarde le ciel, et je vois la beauté des étoiles ; je contemple la splendeur du soleil exerçant sa seigneurie sur le jour, et j’observe la lune tempérant l’obscurité de la nuit. Merveilleuses sont ces choses, elles sont dignes d’être louées ou admirées ; elles ne sont pas terrestres, mais célestes. Avant tout, là n’est pas le désir ardent de ma soif. J’admire ces choses, je les loue, mais en ayant soif de celui qui les a faites[15] ».

Saint Augustin veut insister sur le mystère de la nativité du Christ, qui « remplit le monde et jaillit d’une crèche, gouverne les astres et téte le sein maternel, aussi grand dans la forme de fils de Dieu que petit dans la forme de serviteur, de manière à ce que cette grandeur ne soit pas amoindrie par cette petitesse, ni que cette petitesse ne soit opprimée par cette grandeur »[16].

La mère de toutes les veillées

Au temps de saint Augustin, la nuit pascale était certainement marquée par la célébration de la plus sacrée et glorieuse des veillées chrétiennes. Il en existait d’autres, comme celle de la Pentecôte ou de quelques autres martyrs célèbres, mais la veillée pascale avait une dignité qui la distinguait, de telle sorte que l’évêque d’Hippone la qualifiait de « Mère de toutes les célébrations »[17]. Plusieurs sermons prononcés par saint Augustin lors de cette célébration nocturne ont été conservés. Il y expose la signification christologique et spirituelle de cette veillée, commentant également en diverses occasions la grande excellence octroyée au peuple chrétien. Dans une de ses prédications, il dit :

« Si quelqu’un cherche le pourquoi de l’importance de notre veillée, il peut en trouver les causes adéquates et répondre avec confiance : celui qui nous a octroyé la gloire de son nom, celui qui illumine cette nuit et à qui nous disons “Tu illumineras mes ténèbres”, concède la lumière à nos cœurs pour que, de la même manière que, avec délectation pour les yeux, nous voyons resplendir cette lumière, nous voyions, l’esprit illuminé, la raison de la splendeur de cette nuit. Pourquoi, donc, les chrétiens restent-ils en veille en cette fête annuelle ? C’est notre veillée par excellence, et notre pensée n’a pas l’habitude de se transporter à aucune autre solennité distincte de celle-là quand, transportés par le désir, nous demandons ou disons : « – Quand sera la veillée ? – Dans tant de jours, répond-on, comme si, en comparaison avec celle-là, les autres n’étaient pas des veillées.[18] »

Augustin, fatigué par la prolixité du cérémonial[19], prêchait avec brièveté, mais avec une grande onction, en cette nuit pleine des mystères du Christ. Sa résurrection pendant la nuit remplit le globe terrestre, et le sacrement du baptême, administré en cette nuit, permet aux âmes des néophytes de s’illuminer de la lumière de la foi en Jésus ressuscité. Dans l’Antiquité chrétienne, on désignait le baptême comme « illumination ». Le souvenir de son propre baptême, des mains de saint Ambroise à Milan pendant la nuit pascale, le 23 avril 387 devait sans doute revenir à l’esprit du saint docteur.

La lumière radieuse qui se dégageait des torches de la basilique épiscopale d’Hippone au cours de la nuit de Pâques donnait à l’évêque l’occasion d’exhorter ses fidèles à ne pas se laisser envelopper par les ténèbres du péché. « Dieu, qui dit que la lumière brille au milieu des ténèbres, fais-la briller dans nos cœurs, pour faire intérieurement quelque chose de semblable à ce que nous avons fait avec les torches allumées dans cette maison de prière »[20].

Une homélie pascale avec des résonances mariales

A l’époque de saint Augustin, aucune fête dédiée spécialement à Marie n’avait été établie, mais la figure éminente de la Mère du Seigneur est très présente dans la prédication du saint, surtout dans les sermons sur les événements à propos desquels l’Ecriture mentionne la Mère du Seigneur, comme l’enfance de Jésus, sa présence active à la célébration des noces de Cana en Galilée, et cette nouvelle condition de maternité que le Christ lui confie depuis la croix.

On retrouve dans les sermons augustiniens sur la Nativité de fréquentes références à la Vierge mère. Dans l’une d’entre elles, la merveilleuse entrée, à travers les portes fermées, du Christ ressuscité, dans la salle où étaient réunis les Apôtres, est comparée avec le mystère de sa naissance virginale

On retrouve dans les sermons augustiniens sur la Nativité de fréquentes références à la Vierge mère. Dans l’une d’entre elles, la merveilleuse entrée, à travers les portes fermées, du Christ ressuscité, dans la salle où étaient réunis les Apôtres, est comparée avec le mystère de sa naissance virginale : « Si, de cette façon, celui qui en étant grand peut entrer au travers de portes fermées, pourquoi n’aurait-il pas pu également sortir, quand il était petit, au travers de membres intègres ? Mais les incrédules ne croient ni l’un ni l’autre. Une raison de plus pour que la foi croie ces deux choses et que l’incrédulité ne les croie pas[21]. » Le saint évêque exprime la même réalité, mais à l’inverse, dans un sermon prêché à Hippone un jeudi de l’octave de Pâques, dans lequel est lu le récit de cette apparition.[22]

Il existe par ailleurs une homélie de saint Augustin, également prêchée à Hippone pendant la Veillée pascale, qui s’avère d’un intérêt spécial pour le sujet qui nous occupe, puisque Marie y apparaît d’une forme très remarquée et qu’elle y est désignée comme « étoile dans la nuit ». Dans cette prédication, on repère cette belle et féconde intuition du Docteur de la Grâce qui nous présente Marie à l’aide du symbole d’une merveilleuse étoile qui illumine au milieu de la nuit. Cette perception de l’illustre saint pasteur était destinée à avoir une grande résonance au cours des siècles suivants, et à être comme le début d’une consistante et brillante chaîne de riches réflexions spirituelles, qui pousseront beaucoup à invoquer Marie comme étoile, guide au milieu de la nuit de ce monde et à avoir une grande confiance en sa protection. L’ambition de cette homélie sur la résurrection du Christ consiste à exhorter les fidèles à maintenir leur espérance en la résurrection de la chair au cours de la nuit de cette vie. Le sermon commence avec ces paroles opportunes d’exhortation à la confiance au Christ notre Sauveur :

« Vous savez tous, chers frères, – ainsi vous n’ignorez pas ce que vous êtes en train de célébrer -, que cette veillée pascale est dédiée au Seigneur et qu’elle occupe la première place entre tout ce qui a été institué pour le culte de Dieu, car en elle se renouvelle solennellement le souvenir du Sauveur, qui “a été livré pour nos fautes, et ressuscité pour notre justification” (Rm 4, 25). De cette manière, l’Église entière, son corps peut chanter : “Moi, je serai dans l’allégresse à cause du Seigneur, j’exulterai à cause du Dieu qui me sauve” (Hab 3, 18).[23] »

Dans ce sermon, saint Augustin développe la vérité dont nous assure la foi chrétienne, et selon laquelle : « Une fois passée la nuit de ce monde, la résurrection de la chair pour le Royaume, dont la résurrection de notre tête a été l’exemple anticipé, aura lieu aussi dans notre corps », et il ajoute :

« Ceci est le motif pour lequel le Seigneur a voulu ressusciter de nuit, selon l’Apôtre : “Car le Dieu qui a dit : que la lumière brille au milieu des ténèbres, c’est lui-même qui a brillé dans nos coeurs” (2 Co 4, 6). Cette lumière qui brille au milieu des ténèbres a été symbolisée par le Seigneur naissant de nuit et ressuscitant également de nuit. La lumière qui surgit des ténèbres est le Christ, né d’entre les Juifs, de qui on a dit : ” J’achèterai votre mère avec la nuit” (Os 4, 5).[24] »

Cette citation du prophète Osée, selon une version ancienne qui ne correspond pas exactement avec le texte hébreu ni avec la Vulgate, offre une occasion propice à saint Augustin pour faire une allusion intéressante à Marie et la présenter comme « étoile dans la nuit ». Voici ses paroles :

« Mais au milieu de ce peuple, la Vierge Marie n’a pas été nuit, mais, dans une certaine mesure, une étoile dans la nuit…»

« Mais au milieu de ce peuple, la Vierge Marie n’a pas été nuit, mais, dans une certaine mesure, une étoile dans la nuit ; c’est pourquoi cet accouchement a été signalé par une étoile qui a conduit une longue nuit, représentée par les mages d’Orient, à adorer la lumière, pour que s’accomplisse la parole : “La lumière brille entre les ténèbres”. La résurrection et la mort du Christ vont de pair : comme dans ce nouveau sépulcre personne n’a été mis ni avant ni après lui, aucun mortel n’a été conçu dans ce sein virginal, ni après ni avant[25] ».

Ce beau paragraphe d’une des homélies de saint Augustin en la nuit de Pâques offre un contenu très dense et d’une richesse spéciale en ce qui concerne la mariologie, développée abondamment par le saint docteur dans ses enseignements, qui donnent une grande importance à l’insertion de Marie dans le mystère de Dieu. En Marie éclate une lumière resplendissante, due à sa relation avec le Sauveur, et qui illumine ceux qui cheminent vers le Seigneur en parcourant les sentiers de ce monde enveloppé par les obscurités nocturnes, car la splendeur que nous voyons en Marie provient de la même lumière du Christ qui a dit : « Celui qui vient à ma suite ne marchera pas dans les ténèbres ; il aura la lumière qui conduit à la vie »[26]. Ce paradigme de la lumière du Christ se manifeste déjà comme la lumière du monde à Bethléem, avec Marie, comme c’est le cas des mages d’Orient qui représentent l’Église sortie de la gentilité, et à laquelle on peut appliquer les paroles du psaume 33 : « Vous qui arrivez de loin, approchez-vous de lui, vous serez illuminés, et vos visages ne sentiront pas la confusion » (Ps 33, 6)[27].

L’allégorie ou comparaison symbolique entre le sein de Marie et le sépulcre du Christ apparaît aussi chez Jérôme, qui, en faisant référence au sépulcre du Christ, affirme : « Pour avoir été fermé et scellé, il est semblable à la Mère du Seigneur, qui fut à la fois mère et vierge. Pour cela, personne ne fut déposé dans le sépulcre neuf du Sauveur, creusé dans la pierre la plus dure, ni avant, ni après. [28] »

L’étoile comme allégorie mariale après saint Augustin

Mon intention n’est pas de mentionner ici le grand nombre d’écrits où la Vierge est décrite ou invoquée par le symbole de l’étoile ; mais il me paraît intéressant de citer ou d’analyser quelques-uns de ces témoignages, puisque l’évêque d’Hippone peut être considéré comme le premier à avoir appliqué à Marie le titre « d’étoile dans la nuit ». Il est vrai qu’à la même époque, et sûrement quelques années avant lui, Jérôme, comme nous l’avons déjà indiqué, considérait que le nom de Marie signifiait « étoile de la mer », mais il présentait cette opinion comme une recherche étymologique, plus que comme un symbolisme ou une invocation. En revanche, saint Augustin se centre plus sur son sens spirituel et théologique en désignant Marie comme « étoile dans la nuit. »

« Salut, étoile que le Soleil nous annonce »

Dans l’hymne Acathiste, de la fin du Ve siècle ou du début du VIe siècle, on chante : « Salut, étoile que le Soleil nous annonce », invocation équivalente à Stella matutina, des litanies de Lorette. Au siècle suivant, saint Isidore de Séville (mort en 636), dans son livre des Étymologies écrit : « Marie, illuminatrice ou étoile de la mer, engendra la lumière du monde »[29]. Le bel et célèbre hymne Ave maris stella, d’un auteur anonyme, remonte sans doute également au VIIIe ou au IXe siècle, et il se chante depuis longtemps aux vêpres des offices en honneur de Marie, peut-être parce que c’est l’heure où, au coucher du soleil, brille l’étoile du soir[30]. Saint Bède le Vénérable (mort en 735), affirme aussi que le nom de Marie signifie « étoile de la mer » et ajoute qu’« avec la grâce de son singulier privilège, elle a brillé comme un astre d’une extraordinaire beauté entre les vagues d’un monde en ruines »[31]. Au XIe siècle, le symbolisme de l’étoile de la mer ou de l’étoile polaire, qui guide les navigateurs, apparaît plus développé. Fulbert de Chartres (mort en 1028), dans un sermon sur la nativité de Marie dit : « Frères, il est nécessaire que tous ceux qui adorent le Christ et qui rament sur les vagues de ce monde dirigent leur regard vers cette étoile de la mer qu’est Marie, qui est très proche de Dieu, pôle suprême de l’univers, et qu’ils dirigent le cours de leur existence en contemplant l’exemple de Marie.[32] »

En Arménie, le pieux moine et poète Gregoire de Narek (mort en 1010), composa une série de ferventes louanges à Marie, parmi lesquelles figurent celles-ci : « Tu es l’aube lumineuse du soleil naissant, l’étoile matinale qui précède l’aurore, le rossignol qui réjouit l’obscurité de la nuit. [33] »

Le fait de considérer Marie comme étoile de la mer, grâce à laquelle on réussit à arriver à bon port, dans un sens spirituel, est très fréquent chez les auteurs monastiques médiévaux

Le fait de considérer Marie comme étoile de la mer, grâce à laquelle on réussit à arriver à bon port, dans un sens spirituel, est très fréquent chez les auteurs monastiques médiévaux, surtout chez saint Bernard de Clairvaux qui développe joliment cette thématique dans la deuxième homélie Des excellences de la Vierge Marie, où l’on trouve de très ferventes exhortations, comme celle-là : « Elle est l’étoile singulière et éclaircie, levée ineffablement sur cette mer large et dilatée, éclatante en mérites, illustrée en exemples. Oh toi, qui que tu sois, toi qui dans le courant impétueux de ce monde te sens fluctuer aussi bien entre bourrasques et tempêtes que marcher sur la terre ferme ; n’éloigne pas de tes yeux la splendeur de cette étoile, si tu ne veux pas te voir submergé par les tempêtes[34] ». D’abord chanoine à San Marcelo, passé par la suite à San Isidro [dans la ville de León], saint Martin de León (mort en 1203), qui suivait la règle de saint Augustin, dit dans un de ses sermons : « Le nom de Marie s’interprète aussi comme Étoile de la mer, car par elle s’illumine cette mer grande et dilatée, qui est le monde présent ; à nous qui naviguons par elle, elle nous montre le port du repos éternel. En effet, comme étoile brillante, elle a illuminé le genre humain et elle a indiqué à travers les ténèbres et les tempêtes de cette mer irritée quelle est la route qui conduit sans détours vers la plage de la sécurité perpétuelle[35] ».

Egidio Romano (mort en 1312), éminent maître scolastique et Prieur général de l’Ordre de Saint Augustin, dit dans son Exposition du salut angélique, en invoquant Marie : « Ô sainte, c’est-à-dire sanctifiée par Dieu, exaltée au-dessus de la terre, ô Marie, ou Étoile de la mer, illuminée par Dieu et notre illuminatrice ». Pour conclure cette chaîne de témoignages, voici quelques versets de frère Luis de León, gloire littéraire et spirituelle de l’Ordre de Saint Augustin. Ils se trouvent dans une ode composée à l’imitation d’Horace, transposition orientée vers les vérités et les personnages du christianisme. Après avoir proclamé la gloire du Christ, il loue sa mère vierge, en disant : « Depuis le ventre entier, / la Mère de cette Étoile chantera, / étoile très claire / dans cette mer troublée, / fidèle avocate de la lignée humaine.[36] »

Guillermo Pons Pons
In Revista Agustiniana[37]
Traduction de Nicolas Potteau
Augustin de l’Assomption
(Strasbourg)

Augustin dans l'histoire

Marie, Mère de Dieu (Theotokos), par Lucian DINCA

Jésus-Christ est confessé par la foi chrétienne comme Dieu et homme à la fois. Le premier concile œcuménique, tenu à Nicée en 325, confesse Jésus-Christ Verbe, Sagesse, Puissance de Dieu, engendré éternellement de la substance même du Père. Également, le même concile insiste pour affirmer sa vraie humanité dans le mystère de son incarnation « par la puissance de l’Esprit Saint » de la Vierge Marie. Les Pères réunis à Nicée devaient répondre à la doctrine enseignée par Arius et ses partisans à partir de 318 : « Il y eut un temps où le Verbe n’existait pas » et « Dieu n’a pas toujours été Père ». Le premier théologien à faire face à cette doctrine est l’évêque même d’Arius, Alexandre d’Alexandrie. Pour défendre la divinité du Christ, Alexandre n’hésite pas à utiliser, dans ses quelques écrits qui nous soient conservés, le titre « Theotokos – Mère de Dieu » attribué à Marie. Il semblerait qu’à Alexandrie existait déjà une dévotion traditionnelle de vénérer Marie sous le titre « Mère de Dieu »[1]. Arius, curé de Baukalis au port d’Alexandrie, ayant acquis de l’expérience dans la discussion dialectique, est chargé d’enseigner aux fidèles la Parole de Dieu. Dans son enseignement, il ne semble pas attaquer ce titre, cependant il ne le mentionne jamais non plus dans ses écrits. Ainsi il entend rester cohérent avec lui-même en enseignant un Fils inférieur au Père et niant qu’il soit Dieu au sens vrai et plénier du terme. Selon Arius, le Fils n’existait donc pas avant d’avoir été créé par le Père ex-nihilo, et à travers lui Dieu créa les autres choses :

« Arius a encore osé dire que le Verbe n’est pas non plus Dieu véritable : car, même s’il est dit Dieu, il n’est pas Dieu véritable, mais c’est par participation de grâce que, comme tous les autres, lui aussi est appelé Dieu seulement de nom ; et comme toutes choses sont étrangères à Dieu et dissemblables de lui selon la substance, ainsi le Verbe est, lui aussi, en tous points étranger à la substance et au caractère propre du Père et dissemblable de ceux-ci ; il appartient en propre aux choses du devenir et aux créatures, et il est l’une d’entre elles. » (Arius, Thalie, fragment cité par Athanase d’Alexandrie, Contre les Ariens I, 6, 1)

Arius aurait pu appeler Marie Theotokos et tirer ainsi profit en faveur de sa doctrine, car cela aurait pu lui permettre d’affirmer que le Fils de Marie était un Dieu inférieur, une créature élevée par grâce à la dignité divine au point même de le proclamer Fils de Dieu :

« Les Ariens ajoutent, pensant dire quelque chose de profond : « Si c’est pour telle raison qu’il a été élevé et gratifié, si c’est pour telle raison qu’il a été oint, il a reçu la récompense d’un libre choix ; or, s’il agit par libre choix, il est forcément de nature changeante. » (Athanase d’Alexandrie, Contre les Ariens I, 37, 1)

En effet, Dieu lui-même qui est l’Unique, l’Éternel, l’Immuable, l’Inengendré, le Principe sans principe ne peut pas avoir une mère. Ainsi, Arius et ses partisans auraient pu profiter de la maternité divine de Marie afin d’affirmer que le Fils n’est Dieu que par dénomination et non pas au sens plénier du terme.

I. Alexandre et le synode d’Alexandrie, en 320

La nouvelle doctrine d’Arius, basée fondamentalement sur le système philosophique platonicien, trouve en Alexandre son premier opposant. Celui-ci réunit son presbyterium afin de discuter sur la question. Arius est excommunié et la divinité du Christ est affirmée. Cependant, dans la lettre encyclique envoyée aux évêques orientaux, Alexandre ne fait aucune allusion à Marie Theotokos[2]. Quelque temps plus tard seulement, en écrivant à son homonyme, évêque de Constantinople, il expose ses convictions quant à la maternité divine de Marie afin d’affirmer la vraie divinité du Christ et sa réelle humanité. Le Fils est en tout semblable au Père, par conséquent il est à ranger du côté de Dieu. Si le Christ est vraiment Dieu, il n’y a aucune difficulté à proclamer Marie « Mère de Dieu ». Selon lui il serait plutôt impie et contraire à la révélation biblique de nier la maternité divine de Marie. Arius ne fait que détruire le témoignage transmis à l’Église par les Apôtres qui ont fait l’expérience du Christ ressuscité après l’avoir vu souffrir sa passion et mourir sur la croix. L’aspect fondamental de la foi chrétienne, dont Arius et ses disciples ne tiennent pas compte, est l’économie salvifique en faveur de l’homme :

« Ainsi, nous confessons la résurrection des morts car le premier à avoir été ressuscité fut notre Seigneur Jésus Christ, lui qui avait réellement pris un corps, non pas en apparence, de Marie Theotokos, afin de vaincre le péché. Il est venu habiter dans la race humaine à l’accomplissement des temps, il fut crucifié et il est mort sans cependant subir la souffrance ou diminuer en sa propre divinité. Ressuscitant d’entre les morts et montant au ciel, il est assis à la droite de la Majesté. » (Alexandre d’Alexandrie, Lettre à Alexandre de Constantinople, § 12)

Relevons quelques points à partir de cette confession. Premièrement, la maternité divine de Marie, bien qu’elle ne soit pas un dogme fondamental comme la Trinité, est considérée comme partie intégrante de la foi chrétienne. Elle garantit à la fois que le Fils est véritablement Dieu, égal en tout au Père, et que lorsque les temps furent accomplis le Fils prit notre chair afin de réaliser l’économie divine en faveur de l’homme. Également, le titre Theotokos, comme on l’a déjà vu, connaît une tradition dans le milieu religieux chrétien alexandrin au IVe siècle comme l’expression, peut-être, d’un héritage reçu de la foi apostolique. Enfin, le titre Theotokos n’est pas appliqué à Marie dans le sens qu’elle serait la Mère de toute la Trinité, mais seulement la Mère du Fils qui est Dieu comme le Père et l’Esprit Saint. Prenant en compte l’économie divine, la littérature patristique au IVe siècle nous offre des éléments pour mieux comprendre le dogme assez tardif de l’Assomption de Marie comme signe de notre propre résurrection en Dieu.

II. Eusèbe de Césarée et le Concile de Nicée, en 325

La doctrine d’Arius gagne de plus en plus d’adeptes et l’empereur Constantin, craignant une division à l’intérieur de son Empire à peine unifié, convoque un concile auquel il invite les évêques du monde entier. « Environ 300 évêques », selon l’estimation de saint Athanase, témoin oculaire, se sont réunis afin de débattre sur la question christologique. Eusèbe, évêque de Césarée entre 313-339, fut l’un des premiers à se déclarer en faveur des idées d’Arius. Il n’accepte pas la génération éternelle du Fils diminuant ainsi sa divinité et son caractère préexistentiel de la substance même du Père[3]. Cependant, dans ses écrits on rencontre quatre fois le titre Theotokos attribué à Marie :

« Auguste bien aimée de Dieu (l’impératrice Hélène), nous adorons avec grande vénération l’engendré de la Theotokos, le Fils très resplendissant dans la sainte crèche. » (Eusèbe de Césarée, Vie de Constantin III, 43)

« Nous retrouvons Marie réunie avec les autres femmes, au nombre de quatre, présentes à la passion du Sauveur : la première, la même Theotokos, Mère du Sauveur. » (Eusèbe de Césarée, Quæstio ad Marinum II, 5)

« Pour signifier « du sein », ou « de l’utérus », en hébreu se dit « Myriam ». Car je suis prêt à écouter quelqu’un qui pourrait me dire ce que signifie le nom de Marie selon ce qu’il lui vient à la mémoire. Certainement qu’avec ce nom on se souvient de la Theotokos. » (Eusèbe de Césarée, Commentaire sur le Psaume 109, 4)

« Marcel d’Ancyre est arrivé à une extrême petitesse (dans la pensée) qu’il n’entend même plus l’ange Gabriel lorsqu’il annonce à la Theotokos, clairement et distinctement, au sujet du Fils qu’elle va engendrer, qu’il devait naître de la lignée de David selon la chair. » (Eusèbe de Césarée, Contre Marcel II, 1)

De ces passages ressort clairement qu’Eusèbe n’a pas tout à fait saisi la doctrine du Verbe comme préexistant depuis toute éternité avec le Père. Comme chez Arius on discerne chez lui plutôt une tendance christologique platonisante. Bien qu’il accepte de signer l’homoousios nicéen, il utilise le titre Theotokos afin d’affirmer le commencement de son existence. A Nicée, Eusèbe propose le symbole baptismal de son Église pour être discuté et éventuellement proposé comme norme de foi « orthodoxe » pour toutes les Églises. Après d’amples débats et l’ajout des expressions « de la substance du Père » et « consubstantiel au Père », les Pères conciliaires signent et « canonisent » ce Symbole de foi confessant le Fils « vrai Dieu de vrai Dieu, de la substance du Père et consubstantiel avec lui par qui tout a été fait ». Dans l’esprit du concile, cette confession de foi conduit tout droit à légitimer le titre Theotokos déjà en circulation dans la piété populaire. Marie n’est pas seulement la Mère du Seigneur selon la chair ; sa foi est une dimension essentielle de sa maternité. Avant de concevoir charnellement Jésus en elle par l’action de l’Esprit Saint, elle l’avait accueilli et conçu dans la foi : « Bienheureuse celle qui a cru ! » (Lc 1, 45). Le récit de l’annonciation, dans l’Évangile de Luc, nous indique de façon précise que la maternité de Marie dépasse de loin une simple maternité habituelle commune aux femmes qui engendrent la vie. Marie n’est pas seulement la Mère de Jésus, ou du Seigneur, mais elle est la Mère du Fils de Dieu : « L’Esprit Saint viendra sur toi et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre ; c’est pourquoi celui qui va naître de toi sera saint et sera appelé Fils de Dieu » (Lc 1, 35). Avec cet appui biblique, Nicée confesse que le Christ est véritablement Fils de Dieu, « de la même substance que le Père, Dieu de Dieu, Lumière de Lumière », et que « pour notre salut il est descendu et s’est incarné, s’est fait homme ».

III. Saint Athanase d’Alexandrie (328-373)

Ayant participé au concile de Nicée en tant que diacre et secrétaire de son évêque Alexandre, saint Athanase lui succède sur le siège épiscopal en 328. Devenu évêque, son principal souci était de promouvoir le Symbole de foi signé à Nicée comme règle de l’orthodoxie pour toutes les Églises. Les textes de la plus grande importance quant à la compréhension par saint Athanase de la divinité du Christ et par conséquent de la maternité divine de Marie, se trouvent dans son ouvrage dogmatique fondamental : Contre les Ariens en trois livres. Le premier livre traite de la divinité du Fils en réaction à la doctrine arienne. Dans le second livre il explique les missions du Fils. Enfin, le troisième livre développe plus explicitement le dogme de l’Incarnation du Fils. Dans ce troisième livre intervient le plus explicitement l’attribution du titre Theotokos par saint Athanase à Marie. Il prend comme fondement de sa réflexion le passage johannique : « Le Père est en moi et moi dans le Père » (Jn 14, 10). Ainsi il arrive à exposer la relation qui unit éternellement le Fils au Père en tant qu’engendreur et engendré, par conséquent consubstantiels. Les deux extrêmes avec lesquels la théologie trinitaire doit se confronter au IVe siècle sont confondus : d’une part, les modalistes sont dans l’erreur en affirmant l’unique et même personne divine présente dans le Père, le Fils et l’Esprit Saint en fonction du moment de l’économie, et, d’autre part, les ariens sont dans l’erreur également en introduisant du créé, le Fils et l’Esprit Saint, dans la Trinité incréée et immuable. Le Père est Père depuis toujours car il engendre son Fils depuis toujours, le Fils est Fils depuis toujours car il est engendré par le Père depuis toujours, et l’Esprit Saint est l’Esprit du Père et du Fils qui les lie dans l’unique amour depuis toujours :

« Le Fils est la forme de la divinité du Père. C’est de cette manière que celui qui voit le Fils voit le Père, car dans la divinité paternelle est et se laisse contempler le Fils, et la forme paternelle qui est dans le Fils fait apparaître en lui le Père, et c’est de cette manière que le Père est dans le Fils. Et la divinité propre au Père, qui, à partir du Père, est dans le Fils, fait apparaître le Fils dans le Père en même temps que l’éternelle inséparabilité du Fils d’avec le Père. Et celui qui entend et voit que cela même qui est dit du Père est dit du Fils – non que cela se soit ajouté à sa substance par grâce ou participation, mais parce que l’être même du Fils est le propre Engendré de la substance du Père – celui-là comprendra correctement, de la manière que j’ai dite, la parole : “Je suis dans le Père, et le Père est en moi” (Jn 14, 10), et cette autre : “Moi et le Père, nous sommes un” (Jn 10, 30). Car le Fils est tel qu’est le Père, par là même qu’il a tout ce qui appartient au Père. » (Athanase d’Alexandrie, Contre les Ariens III, 6, 1)

Une telle affirmation si dense et si claire ne laisse pas de doute quant à la divinité du Fils au même titre que le Père. C’est pourquoi, tout naturellement, saint Athanase utilise dans son argumentation le titre Theotokos attribué à Marie afin de souligner la nature divine du Fils supérieur aux anges et égal au Père. Car :

« Les anges, comme il est écrit, sont “des esprits chargés d’un office, envoyés pour servir” (He 1, 14), et ils annoncent à ceux qui en sont les bénéficiaires les dons faits par Dieu par l’entremise du Verbe. Et l’ange lui-même, apparaissant, déclare qu’il a été envoyé par le Maître, comme l’a fait Gabriel dans le cas de Zacharie et de Marie la Theotokos. » (Athanase d’Alexandrie, Contre les Ariens III, 14, 2)

Ce titre, saint Athanase l’utilise comme un argument majeur en faveur de la divinité du Fils. Nier la divinité du Christ, alors que nous portons son nom en tant que chrétiens, c’est nier notre propre identité vis-à-vis du Père. Également, nous trahissons les Écritures qui soulignent avec insistance cette donnée fondamentale de notre foi : la divinité du Fils égal au Père et sa véritable incarnation pour la divinisation de l’homme. Là se trouve le cœur de la pensée christologique et sotériologique athanasienne. C’est d’ailleurs ce qu’a souligné le concile Vatican II en Dei Verbum 6 : « Par la révélation divine, Dieu a voulu se manifester et se communiquer lui-même ainsi que manifester et communiquer les décrets éternels de sa volonté concernant le salut des hommes, à savoir leur donner part aux biens divins qui dépassent toute pénétration humaine de l’esprit ». Le titre Theotokos permet également à Athanase d’affirmer à la fois la divinité et l’humanité réelles du Fils et le commencement, par le mystère de l’incarnation, de l’œuvre salvifique

L’enseignement fondamental de l’Écriture, comme nous l’avons souvent dit, c’est la double annonce qu’elle présente au sujet du Sauveur : 1) depuis toujours il était Dieu et il est le Fils, étant le Verbe, le Rayonnement et la Sagesse du Père ; 2) par la suite, à cause de nous, prenant chair de la Vierge Marie, la Theotokos, il s’est fait homme. (Athanase d’Alexandrie, Contre les Ariens III, 29, 1)

Assurant la vraie divinité et la réelle humanité du Christ, saint Athanase combat toute doctrine qui veut confondre le Fils avec le Père ou encore faire du premier une créature du second. Curieusement, saint Athanase distingue le Verbe qui a habité les prophètes de l’Ancien Testament, mais qui ne s’est pas incarné en eux, du Verbe qui par philanthropie est devenu homme de la Vierge Marie pour notre salut et notre divinisation. Seulement la vraie union du Verbe de Dieu avec la chair humaine dans le sein de Marie permet la communication des idiomes, signe de l’union hypostatique. Cette communion des propriétés entre le Fils de Dieu et l’homme Jésus né de la Vierge Marie permet d’attribuer au Verbe réellement toutes les actions salvifiques en notre faveur réalisées dans sa chair. C’est pourquoi sa mort et sa résurrection tiennent une place centrale dans notre mystère du salut. Ainsi, encore une fois, le titre Theotokos attribué à Marie est le signe de cette union entre la divinité et l’humanité de Jésus-Christ au sein de Marie :

« Qui ne serait dans l’admiration ? Qui ne conviendrait qu’une telle œuvre est vraiment divine ? Car si les œuvres de la divinité du Verbe n’avaient pas été accomplies par le moyen de son corps, l’homme n’aurait pas été divinisé. Et à l’inverse, si les passions propres à la chair n’avaient pas été dites du Verbe, l’homme n’en aurait absolument pas été libéré. (…) Et en voici la preuve : il y eut nombre de saints purs de tout péché, Jérémie fut même sanctifié dès le sein de sa mère, et Jean, encore dans le sein de sa mère, tressaillit de joie en entendant le voix de la Theotokos Marie ; et pourtant « la mort règne depuis Adam jusqu’à Moïse, même sur ceux qui n’ont pas péché par une transgression semblable à celle d’Adam » (Rm 5, 14). (…) C’est pourquoi, lorsque la chair du Verbe a été engendrée de la Theotokos Marie, celui-là même qui donne aux autres de venir à l’être est dit avoir été engendré, de telle sorte qu’il transporte en lui-même notre naissance et que nous ne retournions plus à la terre, comme n’étant que terre, mais que nous soyons élevés jusqu’aux cieux par le Verbe, comme étant conjoints au Verbe venu du ciel. » (Athanase d’Alexandrie, Contre les Ariens III, 33)

Saint Athanase nous offre ici le résumé de sa pensée sotériologique d’inspiration johannique et paulinienne facilement repérable. Issus de la terre, nous mourons tous en Adam (cf. Rm 5, 12-21). Nés de Dieu (cf. Jn 1, 13) et ayant reçu l’Esprit de régénération, nous sommes vivifiés en Christ. [4]

Bref, dans les textes athanasiens cités ci-dessus, nous constatons facilement que le titre Theotokos attribué à Marie a un triple but sous la plume de saint Athanase : 1) affirmer la foi nicéenne en l’égalité parfaite entre le Père et le Fils[5], « vrai Dieu du vrai Dieu » ; 2) confesser la maternité divine de la Vierge Marie c’est-à-dire la disponibilité d’accueillir dans la foi le mystère de l’incarnation du Verbe de Dieu dans un corps réel et non pas en apparence ; 3) enfin, tenir ensemble la profession chrétienne du Christ vrai Dieu, engendré depuis toute éternité de la substance du Père, et du Christ vrai homme, né à l’accomplissement des temps de la Vierge Marie.

Conclusion

Cette brève investigation sur le titre marial Theotokos dans la controverse arienne nous a fait toucher du doigt les difficultés théologiques avec lesquelles ont dû se confronter les théologiens au IVe siècle. Ce qui était en jeu était de loin le prestige ou la gloire de Marie en engendrant dans son sein Jésus-Christ, le Messie tant attendu depuis des générations par le peuple hébreu. En défendant la Theotokos, les Pères de l’Église du IVe siècle n’ont fait que défendre la vraie divinité et humanité du Verbe de Dieu fait chair pour notre salut. « De la substance du Père » et « consubstantiel au Père » sont les deux expressions signées à Nicée afin de couper à la racine la doctrine arienne : le Fils est coéternel avec le Père, « vrai Dieu du vrai Dieu ». « Theotokos » est le titre attribué à Marie afin d’affirmer la double nature du Christ : vrai Dieu et vrai homme. Au sein de la Vierge se produit l’union hypostatique : le Verbe divin assume notre humanité, sans rien perdre de sa divinité, afin de nous diviniser en nous donnant de participer à la vie intra-divine. La querelle sur Theotokos rebondira avec plus de force au Ve siècle avec Nestorius de Constantinople et son opposant Cyrille d’Alexandrie. L’Église se voit obligée cette fois-ci de se réunir en concile à Éphèse, en 431, afin de proclamer officiellement le dogme de la Vierge Marie Theotokos.

Lucian Dîncă
Augustin de l’Assomption
Communauté d’Alzon
Québec, Canada.

Bibliographie sélective

Salamanès Hermeias Sozomène, Histoire ecclésiastique, introduction, traduction et notes par Bernard Grillet, Guy Sabbah et André-Jean Festugière, SC 306, Paris, Cerf, 1983.

Carlos Ignacio Gonzalez, « El titulo Theotokos en torno al Concilio de Nicea », in : Theologica Xaveriana, 39, 1989, p. 335-352 et 443-471.

Charles Kannengiesser, Athanase d’Alexandrie évêque et écrivain. Une lecture des traités Contre les Ariens, Paris, Beauchesne, 1983 ; Le Verbe de Dieu selon Athanase d’Alexandrie, Paris, Desclée, 1990.

Heinrich Denzinger, Symboles et définitions de la foi catholique, édité pour l’édition française par Joseph Hoffmann, Paris, Cerf, 1996.

Athanase d’Alexandrie, Les trois discours Contre les Ariens, introduction et traduction par Adelin Rousseau, guide de lecture par René Lafontaine, Bruxelles, Lessius, 2004.

Socrate de Constantinople, Histoire ecclésiastique, introduction traduction et notes par Pierre Maraval et Pierre Périchon, SC 477, Paris, Cerf, 2004.


Augustin aujourd'hui

Marie dans le dessein de Dieu (groupe des Dombes), par Régis GROSPERRIN

« Notre souci premier n’est pas la publication de telle ou telle thèse dans l’actualité œcuménique, mais bien plutôt de vivre ensemble, pendant une semaine, une forme de diversité réconciliée qui donne envie à nos Églises d’aller plus loin dans le cheminement œcuménique.

En 1937, l’amitié unissant des pasteurs et des prêtres se concrétise en un groupe ou plutôt une communauté de prière, d’étude et de fraternité. A l’invitation de Paul Couturier, la première réunion a lieu dans l’abbaye cistercienne Notre-Dame des Dombes. Elle dure trois jours. Communauté temporaire où se vit une unité commencée. Les réunions vont continuer, annuelles, et le groupe prendre forme, un groupe non officiel, sans mandat des Églises chrétiennes représentées, et non professionnel, dans la mesure où ses membres ne sont pas des théologiens de métier. En 2001, l’académie mariale pontificale décerna son prix au groupe des Dombes pour son travail sur la Vierge Marie. Le P. Bruno Chenu et le pasteur Jean Tartier le représentèrent à Rome. A cette occasion, Jean Tartier rappelle cette perspective originale :

« Notre souci premier n’est pas la publication de telle ou telle thèse dans l’actualité œcuménique, mais bien plutôt de vivre ensemble, pendant une semaine, une forme de diversité réconciliée qui donne envie à nos Églises d’aller plus loin dans le cheminement œcuménique. Nos publications ne sont que l’illustration, la trace de cet état d’esprit, de cette volonté d’une communion, même partielle, retrouvée. »[1]

Un ouvrage tel que Marie dans le dessein de Dieu et la communion des saints est donc le fruit de soixante années de persévérance dans la recherche d’une amitié réelle et durable, dans l’effort d’une intelligence partagée de la foi chrétienne et de nos divisions, dans la prière humble à Celui qui nous rassemble.

Le groupe des Dombes : une diversité réconciliée

Le groupe des Dombes développa au fil de son cheminement un type d’œcuménisme original qu’il présenta en 1991 dans son document Pour la conversion des Églises. Après ce temps fort, le groupe choisit « l’audace » en engageant son travail sur la figure de Marie. Figure particulièrement polémique dans l’histoire divisée des catholiques et des protestants, à cause de la portée des enjeux théologiques qui lui sont liés et des réactions affectives opposées qu’elle suscite, Marie présentait au groupe un appel à la conversion. Selon le groupe des Dombes en effet, le cheminement œcuménique est une réponse à l’appel du Christ à notre conversion. Cet appel touche chaque chrétien, l’Église entière et chacune des Églises chrétiennes confessionnelles. Il suscite une triple conversion : chrétienne, ecclésiale et confessionnelle. Bruno Chenu la présente ainsi :

L’identité chrétienne est l’identité fondamentale du croyant au Christ, accueillant la révélation de Dieu en Église. Nous sommes là au niveau de l’Évangile, de la confession de foi du baptême.

« L’identité chrétienne est l’identité fondamentale du croyant au Christ, accueillant la révélation de Dieu en Église. Nous sommes là au niveau de l’Évangile, de la confession de foi du baptême. L’identité ecclésiale fait partie de l’identité chrétienne mais elle souligne la dimension communautaire, le don de l’Esprit qu’est l’Église. Cette Église est à la fois le lieu de la fidélité de Dieu et de l’infidélité des hommes. Dès lors, cette identité instaure une tension entre le présent – la situation actuelle – et l’avenir – la visée de la réconciliation. Par ailleurs, aucune Église confessionnelle ne s’identifie purement et simplement avec l’Église du Christ. L’identité confessionnelle désigne la réalité historique de la division des Églises. Elle est une manière particulière de vivre l’identité chrétienne et l’identité ecclésiale. Selon le groupe des Dombes, la conversion à laquelle nous appelle le Christ doit se répercuter à ces trois niveaux. La conversion chrétienne est la conversion fondatrice à Dieu et à son Évangile La conversion ecclésiale est l’effort constant de la communauté chrétienne en tant que telle pour tendre à son identité chrétienne. La conversion confessionnelle est le travail des Églises encore divisées pour retrouver une pleine communion. L’arbitrage est alors délicat entre le souci du meilleur de son propre héritage et l’ouverture aux autres dans l’acceptation de leur regard critique.

« Nous voyons le mouvement œcuménique comme un grand processus de conversion et de réconciliation de ces diversités, dans la recherche de la communion entre des identités confessionnelles qui, une fois purifiées de leurs éléments non évangéliques ou pécheurs, peuvent se recevoir, devenir complémentaires et s’enrichir mutuellement. La différence est légitime à l’intérieur de la communion. Les Églises sont ainsi invitées à parvenir à un discernement commun de ce qui distingue des différences légitimes et des divergences séparatrices. Les identités confessionnelles n’ont pas à être abandonnées mais à être transformées.” (Pour la conversion des Églises, n°153). [2] »

Marie entre le passé et la nouveauté

La figure de Marie est marquée par l’histoire de nos divisions, mais elle a été éclairée d’un nouveau jour par le Concile Vatican II.

La figure de Marie est marquée par l’histoire de nos divisions, mais elle a été éclairée d’un nouveau jour par le Concile Vatican II. Refusant un texte séparé sur la Vierge Marie, les Pères conciliaires ont replacé la réflexion théologique à son sujet dans l’ensemble de la théologie chrétienne et l’ont reconduite à ses sources dans l’Écriture et la Tradition de l’Église : c’est ainsi qu’en conclusion de la constitution sur l’Église, ils offrent cette présentation de Marie – « La bienheureuse Vierge Marie, mère de Dieu, dans le mystère du Christ et de l’Église ». Dans son exhortation apostolique sur le culte marial[3], Paul VI explicite ce choix du Concile comme une orientation œcuménique, et celle-ci doit aussi marquer la dévotion à Marie de son « empreinte » : « La volonté de l’Église catholique, sans atténuer le caractère propre du culte marial, est d’éviter avec soin toute exagération susceptible d’induire en erreur les autres frères chrétiens sur la doctrine authentique de l’Église catholique ». Par ailleurs, plusieurs théologiens protestants publièrent dans les années soixante des ouvrages qui esquissaient le renouveau d’un intérêt pour Marie dans les Églises de la Réforme.

Le groupe fit lui-même l’expérience que les clivages, quant à la place et à l’importance de Marie, ne recoupaient pas les différences de confession : tel membre fait part de son étonnement lorsqu’un tour de table sur la place de Marie dans la prière de chacun révéla à quel point certains membres protestants l’accueillaient dans leur vie de foi alors que d’autres membres catholiques la tenaient à distance. Dans ce contexte, le groupe des Dombes a réitéré le geste du Concile en s’appuyant sur la Tradition et l’Écriture pour porter un regard commun sur Marie, avant d’étudier les points de divergences en relation avec les éléments les plus fondamentaux de la foi chrétienne.

Une relecture de l’histoire

La méthode suivie par le groupe des Dombes doit être notée : en commençant par un examen de l’histoire de l’Église et de la foi chrétienne, il s’agit à la fois de situer les divergences actuelles dans une vaste perspective historique, et de faire entrer l’histoire de l’Église et le développement de sa doctrine dans le cercle de la réflexion sur Marie. Arriver à une histoire commune, surtout de nos divisions, est un enjeu capital et difficile. En effet, « écrire ensemble l’histoire de notre foi » implique de s’accorder sur l’équilibre de la foi. L’intelligence de la foi concernant Marie se développe en différents lieux de l’Église ; c’est un trait tout à fait original et qui pose de ce fait la question de l’équilibre du regard porté sur Marie.

Marie est envisagée dans le champ de la théologie patristique, au sein de la méditation et du développement du mystère chrétien

Ainsi, Marie est envisagée dans le champ de la théologie patristique, au sein de la méditation et du développement du mystère chrétien ; elle est aussi envisagée dans la liturgie – fêtes, prières, hymnes ; elle est enfin envisagée dans la vie monastique dont elle va devenir une figure privilégiée. Théologie – magistère de l’Église ; liturgie – foi vécue par le peuple des fidèles ; monastère – lieu propre de l’Église qui irrigue la théologie et la liturgie : la figure de Marie dans la tradition de l’Église va prendre sa forme du jeu de ces trois pôles.

L’Église ancienne paraît déterminée surtout par l’intense activité théologique du magistère de l’Église en ses conciles. Plusieurs traits de notre foi chrétienne se fixent alors. L’Église fait le choix d’une discrétion de la figure de Marie dans les Évangiles canoniques, à l’opposé de bon nombre de textes apocryphes écartés du canon. Le lien entre Marie et le mystère de l’Incarnation est fixé dans les confessions de foi de l’Église et la virginité de Marie est comprise comme le témoignage de ce mystère. Marie est partie prenante de l’œuvre de salut de Dieu pour tous les hommes. Dès cette époque, le groupe des Dombes relève des interrogations sur la mort de Marie (la chair dont le Seigneur a pris chair s’est-elle détruite comme celle de tous les autres hommes ?) ainsi que sur le péché de Marie (Marie, mère du Seigneur, a-t-elle péché comme tous les hommes ?). Ces interrogations trouveront un point d’aboutissement dans les dogmes catholiques de l’Assomption et de l’Immaculée Conception.

Le Moyen Âge révèle l’importance de la foi vécue des fidèles : des courants spirituels la travaillent, les pèlerinages et les récits de miracles ou d’apparition, le grand développement de l’art sacré la façonnent. Le magistère de l’Église favorise, encadre ou combat. Ce contexte est l’occasion de développements importants de la théologie mariale, objet de longs débats. Marie est davantage perçue dans sa proximité avec les fidèles : elle est la « mère de miséricorde », tournée vers les pauvres ; elle présente aux fidèles le visage d’une humanité rayonnant de l’œuvre de la grâce. Marie est aussi comprise comme une figure active, la servante du Seigneur dans son dessein de salut : elle n’est pas seulement celle en qui le Verbe a pris chair ; elle participe à l’œuvre du salut par son action présente en faveur de l’Église et des fidèles. Marie reçoit à la fois une dignité plus marquée – « reine du ciel » au plus près de Dieu, et une grande proximité – « mère de miséricorde », notre avocate. La glorification de Marie ne semble avoir éclipsé ni son humanité ni son humilité de servante du Seigneur.

La lecture des textes des Réformateurs (Luther, Zwingli, Calvin …) révèle la place étonnante qu’ils donnent à Marie.

La lecture des textes des Réformateurs (Luther, Zwingli, Calvin …) révèle la place étonnante qu’ils donnent à Marie. Le groupe des Dombes résume ainsi le parcours de la réflexion sur Marie dans les Églises de la Réforme :

« Du XVIe au XXe siècle, l’évolution de la réflexion mariale dans la tradition protestante peut se résumer de la manière suivante : à l’origine, chez les Réformateurs, Marie tient une place relativement importante, déterminée par le contexte de l’époque. Puis cette préoccupation diminue pour des raisons de polémique confessionnelle, même si nous trouvons çà et là des exceptions intéressantes. Au XXe siècle, elle trouve un regain d’intérêt dans les années 1920, grâce au dialogue oecuménique. Intérêt qui culmine dans les années 1960.

A partir des années 1980, elle connaît un nouveau recul. Il conviendra d’emblée de relever le contraste, souvent discordant, entre la pensée mariale des réformateurs et les positions actuelles des Églises issues de la Réformation[4]. »

La figure de Marie n’est pas une figure polémique pour les Réformateurs. Dans le rééquilibrage de la foi chrétienne qu’ils opèrent, le Christ est fortement réaffirmé comme le médiateur entre Dieu et les hommes. C’est lui, avant tout, qui révèle la gloire de l’homme dans la grâce, la proximité et l’humanité de l’œuvre de Dieu en faveur de l’homme. Le souci d’une stricte adoration du seul Dieu conduit aussi les Réformateurs à rejeter ou à accepter sous condition les dévotions et les fêtes mariales. Les Églises de la Réformation tiendront ces deux axes avec beaucoup de fermeté : une concentration de l’œuvre de la grâce dans la personne de Jésus-Christ, une stricte distinction entre l’adoration due à Dieu seul et la vénération légitime des martyrs, des saints et de la Vierge Marie.

Quant à la Réforme catholique et aux mouvements de Contre-Réforme, « théologie et piété mariale prennent une coloration nouvelle : d’abord peu teintée de polémique, puis, à partir du XVIIe siècle, toujours davantage empreinte d’esprit de controverse, au fur et à mesure de la progression des divisions »[5]. En deux siècles, Marie devient une pierre d’achoppement au sujet de laquelle chaque confession réagit au maximum de sa sensibilité propre en opposition à celle de l’autre. Cette situation polémique travaille aussi l’Église catholique : plusieurs auteurs tentent de garder la mesure authentique de la foi et le pape intervient à plusieurs reprises pour condamner des ouvrages ou des pratiques de dévotion mariale.

Le XIXe siècle va fixer ces traits polémiques de la figure de Marie : Marie semble définitivement être devenue l’étendard de l’identité catholique romaine ; dans les Églises protestantes, elle disparaît peu à peu de la liturgie, des prières et chants. Face au développement continu et croissant de la doctrine et de la dévotion mariales dans l’Église catholique romaine, ces Églises durcissent leur opposition non seulement au culte marial mais aussi à la doctrine de foi sur Marie.

« Nul doute que la promulgation du dogme de l’Assomption (1950) après celle du dogme de l’Immaculée Conception (1854), marqua en plein milieu du XXe siècle l’apogée d’un durcissement des relations inter-confessionnelles provoquant un véritable tollé dans les autres Églises où elle fut accueillie avec consternation. On eut alors le sentiment que le fossé séculaire entre l’Église de Rome et ces Églises venait encore de s’élargir au point de devenir infranchissable, au moment même où se développait le mouvement œcuménique[6] ».

Marie dans le dessein de Dieu

Le premier fruit de cette relecture de l’histoire est sans aucun doute de montrer à quel point la figure de Marie appartient au cœur de la foi chrétienne

Le premier fruit de cette relecture de l’histoire est sans aucun doute de montrer à quel point la figure de Marie appartient au cœur de la foi chrétienne ; elle n’est pas une propriété catholique et encore moins un thème – sinon un outil – de polémique. Pourtant, c’est ce qu’elle a paru être pendant trois siècles et demi. Le second fruit tient en ce qu’il révèle clairement que la division au sujet de Marie apparaît au moment où celle-ci semble isolée à la fois du Christ et de la communion des saints, dans une sorte d’exception, et que la dévotion se concentre exagérément sur elle.

Le titre du document formule la conviction de foi que souligne cette double leçon de l’histoire : Marie est – et ne peut pas être ailleurs que dans le dessein de Dieu et la communion des saints. Cette conviction est œcuménique en ce sens qu’elle intègre la différence de sensibilité, de tradition dans une communion de foi. Ce titre n’est ni « catholique » ni « protestant », il exprime cette « communion entre des identités confessionnelles qui, une fois purifiées de leurs éléments non évangéliques ou pécheurs, peuvent se recevoir, devenir complémentaires et s’enrichir mutuellement. » Cette confession de foi commune au sujet de Marie, le groupe des Dombes va la développer sous la forme d’une lecture méditative de l’Écriture à partir des trois grands articles du Credo. C’est sur le fond de cet accord que les points de désaccord sont examinés, pour distinguer une légitime différence – « La différence est légitime à l’intérieur de la communion » – d’une divergence séparatrice qui devra être convertie.

A la lumière de la foi, l’Écriture fournit les traits d’un beau portait de Marie, sans doute une des richesses que nous offre le groupe des Dombes. Marie est « une femme de chez nous, une créature de Dieu qui a vraiment été au nombre des pauvres d’Israël et dont le visage si humain continue d’habiter la foi et l’espérance des humbles ». Elle est « une fille d’Israël », ni reine, ni prophétesse, ni héroïne, une femme dont le prénom même est partagée par d’autres femmes dans les Évangiles. Respectueuse de la Loi, brûlant de la foi d’Israël. « La scène de la Visitation invite l’Église à entrer dans le cercle de la louange de Dieu avec et comme Marie et Élisabeth, pour la manière humaine avec laquelle Dieu vient vers nous et inaugure avec les humbles le renouvellement de l’histoire. »

Sa vie la conduit sur le chemin ouvert par Dieu en Jésus-Christ, de l’accueil du Messie d’Israël annoncé par l’ange, à la participation à la communauté des disciples – l’Église – après la Pentecôte. « Le chemin parcouru par Marie dans la foi, et celui des frères et des sœurs de Jésus dans leur conversion à la foi, sont exemplaires pour les croyants : leur attachement au Christ ne peut pas aller sans déchirure au coeur de leur vie, jusqu’à ce qu’ils puissent en toute vérité confesser Jésus comme le Fils unique de Dieu. La figure de Marie avertit le chrétien qu’il ne peut faire l’économie de la croix et de Pâques pour entrer dans la communauté de son Seigneur. [7] »

Des divergences non séparatrices

Le travail du groupe des Dombes sur les divergences théologiques au sujet de Marie ne peut pas être présenté de façon suffisamment détaillé ici. Il est au demeurant assez complexe. En effet, il touche à des points centraux de la foi chrétienne : comment la grâce de Dieu se noue-t-elle à notre humanité ? Jusqu’à quel point l’Église peut-elle développer la foi ou, inversement, dans quelle mesure l’Écriture dessine-t-elle les traits d’un équilibre définitif de la foi chrétienne? La vérité de la foi à laquelle nous adhérons peut-elle recevoir une expression dogmatique qui lui soit parfaitement fidèle ? Ces questions doivent nous rappeler à la fois une précarité assumée des conclusions du groupe des Dombes, et la portée de propositions de foi qui n’appellent pas seulement la conviction personnelle mais ouvrent un chemin de conversion.

Pour Marie, comme pour nous, la sainteté n’est pas donnée en une seule fois de manière accomplie. L’exemple de Marie rappelle à tout chrétien que c’est sa vie entière et toute sa personne qui sont engagées dans l’histoire du salut.

Sous le concept de « coopération », l’Église catholique et les Églises de la Réformation divergent. Pour ces dernières, tout est donné dans la grâce du salut, l’homme accueille le salut de Dieu et ce qu’il fait, ce qu’il met en œuvre, est à la fois l’expression de sa responsabilité d’homme devant Dieu, et sa louange, l’expression de sa reconnaissance de racheté. Pour l’Église catholique, la grâce de Dieu agit comme une refondation de la personne humaine, sa liberté est renouvelée, ainsi le chrétien qui agit dans la grâce reçue de Dieu participe à la mise en œuvre du salut dans l’histoire. Enfin, pour l’Église catholique, la grâce en l’homme l’ajuste au corps du Christ, à la communauté dont l’Église est le commencement, la figure, et la servante. Cette dimension ecclésiale de la grâce n’est pas mise en avant par les Églises de la Réformation : l’Église est bien voulue par Dieu dans le cadre de son œuvre de salut, mais la grâce de Dieu ne lui est pas donnée comme elle est donnée à la personne du croyant. C’est dire aussi que l’Église n’a pas la même figure personnelle que pour l’Église catholique. Le groupe des Dombes centre sa réflexion sur Marie, et il aboutit à des conclusions communes qui concernent tout croyant. Pour Marie, comme pour nous, la sainteté n’est pas donnée en une seule fois de manière accomplie. L’exemple de Marie rappelle à tout chrétien que c’est sa vie entière et toute sa personne qui sont engagées dans l’histoire du salut.

Des théologiens catholiques ont remarqué que cet accord faisait de la Vierge Marie un exemple de la mise en œuvre du salut pour nous, au risque de perdre de vue le caractère unique d’être la mère du Seigneur. De plus, la dimension ecclésiale de la grâce n’est pas prise en compte. Sur le point de ces critiques, nous pouvons mieux mesurer la profondeur de l’engagement œcuménique du groupe des Dombes. Il ne s’agit pas d’ajuster ce que croient les uns et les autres, mais plutôt d’ouvrir un chemin à partir d’un acte de foi commun, formulé dans un vocabulaire commun. Ainsi, une telle présentation de la coopération de l’homme à la grâce divine n’exclut pas un développement, voire un réexamen ultérieur pour mieux rendre compte du lien entre l’oeuvre de la grâce et l’Église. Ce travail de reformulation à partir d’un acte de foi commun est plus difficile pour des dogmes qui sont strictement définis, comme ceux de l’Assomption et de l’Immaculée Conception de la Vierge Marie. Le groupe des Dombes va les mettre en perspective, de sorte qu’ils reçoivent leur lumière à partir de la foi chrétienne admis par tous.

Plus profondément, les propositions de foi du groupe des Dombes ne peuvent pas se comprendre sans la démarche fraternelle qui les suscite et qu’elles nourrissent.

Le dogme de l’Assomption est compris à la lumière de la résurrection promise aux croyants. Il présente « l’accomplissement d’un salut qui n’est pas réservé à Marie seule, mais que Dieu souhaite communiquer à tous les croyants. Le dogme de l’Assomption parle en ce sens de notre propre avenir, il désigne l’objet de l’espérance qui nous habite dès aujourd’hui dans le temps de l’histoire[8] » ? Des divergences demeurent quant au dogme de l’Immaculée Conception : les Églises de la Réformation n’admettent pas la nécessité que Marie soit la seule créature à être rachetée de la faute originelle dès avant sa naissance. Pour l’Église catholique, l’immaculée conception de Marie manifeste au contraire le renouvellement de la personne humaine dans la grâce, c’est cela qui permet de comprendre que le Fils de Dieu naît d’une femme déjà renouvelée dans toute sa personne par la grâce. Ainsi, le groupe des Dombes conclut que des divergences demeurent, mais qu’elles ne sont plus des pierres d’achoppement : nous pouvons nous situer dans le cadre de différences légitimes au sein de la communion à une même foi.

N’y a-t-il pas toutefois un excès d’irénisme? Plusieurs commentateurs du document des Dombes, tant catholiques que protestants, posent cette question. La foi forme un tout organique : nous avons touché cela du doigt à propos de la notion de coopération. Dès lors, est-il possible d’être en accord complet sur certains points, et d’opinions différentes sur d’autres? On peut considérer avec le groupe des Dombes que tous les points de foi n’ont pas le même caractère décisif : ne pas croire que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et ne pas croire que Marie est conçue sans péché n’ont pas la même importance quant à la définition de l’identité chrétienne. C’est ce que le groupe des Dombes appelle « la hiérarchie des vérités », terme qu’il reprend au Concile Vatican II[9]. Mais le Concile ne définit pas cette hiérarchie ni même ne précise comment l’établir. Le groupe des Dombes définit une hiérarchie des vérités ; mais la même année 1998, une note doctrinale de la Congrégation pour la doctrine de la foi[10], donne à titre d’exemple – donc avec une autorité mesurée et relative – des vérités de foi de première importance, parmi lesquelles se trouvent tout autant les affirmations sur le Christ que les dogmes mariaux.

Plus profondément, les propositions de foi du groupe des Dombes ne peuvent pas se comprendre sans la démarche fraternelle qui les suscite et qu’elles nourrissent. La fraternité forme une communauté où chaque membre évolue en rapport avec les autres. La charité rapproche, et ce rapprochement transforme. L’unité entre chrétiens ne peut prendre la forme d’une communauté politique où chacun campe en sa propriété et collabore avec son voisin pour ce qui est du bien commun. Elle ne peut prendre la forme que de l’Église qui est une communauté fondée et agie par l’amour de Dieu au cœur des hommes, où la vérité est un chemin, où le chemin est vérité et vie en Jésus-Christ.

Régis GROSPERRIN
Augustin de l’Assomption
(Lyon)

Visite de Benoît XVI à Pavie : Augustin ou la voie de l’humilité

Au cours de sa visite pastorale à Pavie (Italie), où se trouvent honorées les reliques de saint Augustin, Benoît XVI a pris la parole à plusieurs reprises pour évoquer la figure de l’illustre évêque d’Hippone. L’ensemble de ses interventions a été publié dans la Documentation catholique (20 mai 2007, n. 2380, pages 477 à 488). On y trouvera aussi une page de Goulven Madec sur les pérégrinations des reliques d’Augustin avant leur arrivée à Pavie, ainsi qu’un article de Marcel Neusch sur « Benoît XVI, pape augustinien ». Présidant les vêpres en la basilique San Pietro in Ciel d’Oro (22 avril), Benoît XVI déclarait qu’il voulait ainsi « vénérer la dépouille mortelle de saint Augustin, en expression d’hommage de la part de toute l’Église catholique à l’un de ses pères les plus importants, et aussi en expression personnelle de ma dévotion et de ma reconnaissance envers celui qui joua un si grand rôle dans ma vie de théologien et de pasteur, et même, dirais-je dans ma vie d’homme et de prêtre ».

C’est surtout dans son homélie lors de la célébration dominicale (22 avril) qu’il s’est attaché à esquisser le portrait spirituel de saint Augustin, insistant sur les trois étapes de sa conversion. Si son baptême au cours de la nuit pascale 387 fut l’étape décisive, son cheminement ne fut pas terminé. « Comme elle l’avait été avant le baptême, la vie d’Augustin après le baptême (…) resta un chemin de conversion, jusqu’à l’ultime maladie quand il fit placarder sur le mur les psaumes de pénitence, pour les avoir perpétuellement sous les yeux ; quand il se priva de la réception de l’eucharistie pour suivre encore une fois la voie pénitentielle et recevoir le salut des mains du Christ en don de miséricorde divine. » Il est donc légitime de parler des « conversions » au pluriel, chaque étape étant marquée par un degré nouveau dans l’approfondissement de l’humilité.

1. « La première et fondamentale conversion fut le cheminement intérieur vers le christianisme, vers le oui de la foi et du baptême. » Ce qui caractérise cette étape, c’est la passion de la vérité, « mot-clé de sa vie », ainsi que la découverte du Verbe fait chair, vérité méconnue des philosophes platoniciens. La foi chrétienne est dans le consentement à l’humilité de Dieu. Tirant la leçon de cette première conversion, Benoît XVI ajoute : « Il n’est pas possible d’expliciter ici combien tout cela nous concerne : demeurer des personnes en recherche, ne pas se contenter de ce que tous font et disent. Ne pas détacher le regard du Dieu éternel et de Jésus-Christ. Toujours ré-apprendre l’humilité de la foi dans l’Église corps de Jésus-Christ. »

2. Sa deuxième conversion correspond à l’appel en 391 à « devenir pasteur d’âmes », obligeant Augustin à s’adapter au petit peuple d’Hippone. L’intellectuel doit se faire l’humble prédicateur de la foi, se faisant tout à tous. Augustin décrit ainsi cette étape : « Plié sous le poids de mes péchés et le fardeau de ma misère, j’avais délibéré dans mon cœur et presque résolu de fuir au désert ; mais tu m’en as empêché, me rassurant par cette parole : ‘Le Christ est mort pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent plus à eux-mêmes, mais à celui qui est mort pour eux’ (2 Co 5, 15) » (Confessions X, 43, 70). Il sera désormais prêtre, et bientôt évêque au service de l’Église dans la ville d’Hippone, jusqu’à sa mort en 430, consacrant toutes ses forces à l’annonce de Jésus-Christ, un « lourd fardeau, une peine sans fin » (Sermon 339, 4).

3. « Il y a encore une troisième étape décisive sur le chemin de la conversion de saint Augustin », étape qui réside dans la découverte de l’appel à la perfection dont il avait célébré l’idéal dès le début de son ministère. Il se corrige sur ce point. Dans son livre intitulé Rétractations, il écrit : « Depuis lors, j’ai compris qu’un seul est vraiment parfait (…) : Jésus-Christ ». Cet idéal de perfection n’est donc réalisé pleinement qu’en Jésus-Christ, et en lui seul, et il consiste à s’engager dans la voie de l’humilité. Récapitulant les trois degrés d’humilité, Benoît XVI précise ainsi sa pensée : « Augustin avait appris un dernier degré d’humilité, pas seulement l’humilité d’insérer sa profonde pensée dans la foi de l’Église, pas seulement l’humilité de traduire son grand savoir dans la simplicité de l’annonce, mais encore l’humilité de reconnaître que, à lui comme à toute l’Église pérégrinante, la bonté d’un Dieu qui pardonne est nécessaire ; et que nous, ajoutait-il (Augustin), nous nous faisons semblables au Christ, le Parfait, dans toute la mesure du possible, lorsque nous devenons comme lui des personnes de miséricorde. »

Dans une autre intervention au cours de ce même pèlerinage, lors de sa rencontre du monde de la culture, Benoît XVI développe un autre thème qui lui est particulièrement cher : le dialogue entre la raison et la foi, dont Augustin nous offre un modèle exemplaire. Le pape écrit : « Le parcours existentiel et intellectuel d’Augustin est de témoigner de l’interaction féconde entre foi et culture. Saint Augustin était un homme animé par un désir insatiable de trouver la vérité, de trouver ce qu’est la vie, de savoir comment vivre, de connaître l’homme. Et c’est justement à cause de sa passion pour l’homme qu’il a nécessairement cherché Dieu, car c’est seulement dans la lumière de Dieu que la grandeur de l’homme, la beauté et l’aventure d’être homme peuvent aussi apparaître pleinement (…) Ainsi la foi dans le Christ n’a pas posé de limites à sa philosophie, à son audace intellectuelle (…). C’était là sa philosophie : savoir vivre, avec toute la raison, avec toute la profondeur de sa pensée, de notre volonté, et se laisser guider sur le chemin de la vérité, qui est un chemin de courage, d’humilité, de purification permanente. La foi dans le Christ a donné son accomplissement à toute la recherche d’Augustin. »

M. N.

Ce que sainte Bernadette Soubirous nous dit de la Vierge Marie, par Bernard BILLET

Sainte Bernadette a eu le privilège de rencontrer la Vierge Marie et de dialoguer 18 fois avec elle, du 11 février au 16 juillet 1858. Mais, avant le 25 mars, elle était dans l’impossibilité de répondre aux questions de l’abbé Peyramale, le curé de Lourdes, qui, à juste titre, désirait connaître l’identité de cette « Dame » dont Bernadette lui parlait et qui, de plus, avait demandé à la voyante d’« aller dire aux prêtres de venir à la grotte en procession, et d’y bâtir une chapelle ».

Bernadette avait été surprise par la beauté de la « Dame » qui lui parlait avec un si beau sourire, et qui faisait si bien le signe de la Croix. Mais elle n’avait pu obtenir, jusque là, qu’elle lui dise son nom. En fait, on ne peut qu’admirer la persévérance de Bernadette, qui, en ce 25 mars, demanda, quatre fois encore, et dans l’heure, à Celle qui lui apparaissait, d’ « avoir la bonté de lui dire qui Elle était ». Alors seulement, elle l’avait entendue dire, à son grand étonnement, (en son dialecte bigourdan !), ces mots que nous traduisons, et qui nous renvoient à la définition de ce dogme, par le Pape Pie IX, en 1854, donc quatre ans plus tôt : l’Immaculée Conception.

« Je suis l’ Immaculée Conception »

Sans pour autant comprendre ces mots, l’enfant les enregistra aussitôt, confiante, à juste titre, que monsieur le Curé, lui, saurait bien ce qu’ils signifiaient, et, sans s’attarder, elle s’empressa de regagner le presbytère, tout en les ressassant sur le chemin ; et c’est de l’abbé Peyramale lui-même qu’elle apprit que ces mots désignaient la Bienheureuse Vierge Marie, qui lui apparaissait sous la voûte de Massabielle !

Beaucoup plus tard, à Nevers, Bernadette dira à Sœur Émilienne : « La Sainte Vierge aime à se faire prier ! Ce n’est qu’à la 18e (sic, pour 16e) fois, qu’Elle m’a dit son nom ! » (N 625)

Quant à elle, Bernadette avait été saisie par la beauté de la « Dame » qui lui apparaissait, « bien plus belle que les plus belles dames de Lourdes « qui ne pouvaient y faire » (sic) : Jamais triste, sauf lorsqu’Elle parlait des pécheurs ; Elle demandait « qu’on prie pour leur conversion. » (N. 723, 727) , et, sans tarder, la Vierge Marie a fait découvrir à Bernadette la « hount » : la fontaine auprès de laquelle de nombreux malades retrouveront la santé jusqu’à nos jours. En retour, Marie, dès le 18 février, promettra à Bernadette qu’ « elle serait heureuse, non pas en ce monde, mais en l’autre » (N. 809).

Forte de cette certitude, c’est avec courage, qu’à Nevers, Bernadette remplira son « emploi de malade », tout en gardant le souvenir de la Vierge Marie, « si belle qu’on voudrait mourir pour la revoir » (N. 627)… « plus belle que tout » (N. 626). Et encore : « Marie est mon soutien, je m’appuie sur elle » – « Mon étoile, je la suis ! » (N. 61)… Aussi, Bernadette ne prisait guère les images ou les statues chargées de la représenter (N. 628, N. 630).

Mais quant à nous, comment ne pas rappeler, en ce 150e anniversaire, les paroles toutes simples du Pape Pie XII, dans son encyclique pour le premier centenaire : « La Vierge Marie vient à Bernadette, elle en fait sa confidente, la collaboratrice, l’instrument de sa maternelle tendresse et de la miséricorde toute puissante de son Fils, pour restaurer le monde, dans le Christ, par une nouvelle et incomparable effusion de la Rédemption. »

Père Bernard BILLET
Abbaye de Tournay