Itinéraires augustiniens n°41 : Un admirable échange

Le thème de l’admirable échange n’a pas été inventé par Augustin. Déjà largement attesté dans la théologie des Pères de l’Eglise, il était dans l’air du temps. Pour ne citer qu’un Africain, voici comment s’exprime saint Cyprien : « Ce qu’est l’homme, le Christ voulut l’être, afin que l’homme puisse être ce qu’est le Christ ». Ce genre de formules, qui exprime ici le sens de l’incarnation, trouve un écho immédiat chez saint Augustin. Dans sa concision, il l’énonce ainsi : « Pour faire dieux ceux qui étaient hommes, lui qui était Dieu est devenu homme » (Sermon 192, 1).

Editorial
La vie en échange de la mort, par Marcel NEUSCH – In memoriam : Goulven Madec (1930-2008)
Augustin en son temps

Le Christ, un marchand très singulier, par Marcel NEUSCH

« Ce divin marchand (mercator) nous a apporté de son pays des biens inestimables » (sermon 233, 4)

Le titre du Christ marchand, pour insolite qu’il soit, illustre aux yeux d’Augustin le thème de « l’admirable échange » (admirabile commercium). Il représente une des manières d’exprimer le salut réalisé par le Christ en faveur de l’homme. Mais alors que pour des titres tels que rédempteur, sauveur, médecin (medicus), et d’autres encore, on peut aligner sans peine des références bibliques, celui du Christ marchand (mercator) relève apparemment d’une pure invention d’Augustin. Il est probable qu’il lui ait été inspiré par la vue de ces marchands venus à Hippone pour y échanger les richesses de leurs pays contre des produits du sol africain. Le commerce était chose familière aux auditeurs d’Augustin. Le Christ marchand pouvait illustrer Jean I, 14 : « Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous » ; ou Philippiens 2, 6-7 : « Lui, de condition divine… a pris la condition de serviteur »[1]. Chacun de ces textes, souvent cités dans le contexte du Christ marchand, souligne la venue du Christ dans nos contrées humaines pour y donner en partage sa divinité, ne recevant en retour que notre mortalité. Quoi qu’il en soit de l’origine biblique du titre, Augustin l’exploite en plusieurs directions. Il met l’accent tantôt sur la distance qui sépare les deux contrées, tantôt sur la qualité des biens échangés, tantôt encore sur l’inégalité de l’échange. Si la métaphore du Christus mercator se prête à des orchestrations multiples, elle n’a qu’une visée : faire comprendre l’économie du salut.

1. Le divin marchand au pays de notre exil

Précisons d’abord le terme. Quand Augustin parle du Christus mercator, quel genre d’activité désigne-t-il ? Suzanne Poque fait remarquer que, pour parler des commerçants, la langue latine disposait de deux termes : le négociant (negotiator) et le marchand (mercator). Les négociants étaient des « magnats d’affaires » qui pouvaient cumuler les fonctions d’armateurs, de banquiers, de manufacturiers, etc. Face à ces négociants en gros, qui opéraient sur une vaste échelle, les marchands, proches de nos commerçants actuels, recouvraient également des activités variées, mais dans un registre plus étroit, allant du vendeur à la petite semaine aux grands « bourgeois ». A l’époque d’Augustin, les deux termes avaient cependant fini par se confondre. « L’un et l’autre peut désigner l’importateur qui se rendait lui-même dans les pays étrangers pour s’y livrer à d’importantes transactions. Or, c’est précisément ce type d’homme que met en scène le symbolisme augustinien » (ib. p. 566).

Pour les auditeurs d’Augustin, immergés dans ce monde du commerce, le marchand était un personnage bien identifié. La comparaison du Christ avec un marchand, venu nous vendre les richesses de son pays en échange des nôtres, vient tout logiquement à l’esprit.

Pour les auditeurs d’Augustin, immergés dans ce monde du commerce, le marchand était un personnage bien identifié. La comparaison du Christ avec un marchand, venu nous vendre les richesses de son pays en échange des nôtres, vient tout logiquement à l’esprit. Il donne lieu à de multiples variations. Au thème du marchand est aussitôt associée l’idée de « troc ». Le troc que propose le Christ, venu dans notre monde, est pour le moins étrange : la vie contre la mort, le bonheur contre le malheur. Dans ce troc, il n’a lui-même strictement rien à gagner, puisqu’il ne trouve dans nos contrées humaines que la mort, alors qu’il vient d’un pays qui regorge de richesses. Tout le bénéfice est donc pour nous. Dans ce troc, nous sommes les grands bénéficiaires puisque, ce que le Christ récolte en échange de ses richesses, ce sont nos misères, tandis que nous, en échange, nous obtenons la vie bienheureuse. Voici deux textes qui orchestrent tous ces thèmes.

« Pouvons-nous dire que Notre Seigneur Jésus-Christ, lorsqu’il est venu s’incarner parmi nous, a trouvé ce salut dans le pays que nous habitons ? Ce divin marchand (mercator) nous a apporté de son pays des biens inestimables, et il a trouvé dans le pays que nous habitons ce qu’il produit en abondance. Qu’avons-nous ici en abondance ? La naissance et la mort. Voilà les produits dont la terre est couverte : des naissances et des morts. Il est né, et il est mort. Mais comment est-il né ? Il est venu dans ce pays, mais non pas en suivant la voie par laquelle nous y sommes entrés, car il est descendu du ciel et du sein de son Père » (Sermon 233, 4).

« Il est venu dans le pays de notre exil pour s’y soumettre à tous les maux qui y abondent : les opprobres, les coups de fouets, les soufflets, les crachats au visage, les affronts, la couronne d’épines, la fixation au gibet, le supplice de la croix, la mort. Voilà les misères qui sont en abondance dans notre pays : c’est pour les prendre sur lui qu’il est venu. Qu’a-t-il donné ici-bas, qu’a-t-il reçu ? Il a donné ses exhortations, il a donné sa doctrine, il a donné la rémission des péchés. Il a reçu des affronts, la mort, la croix. De son pays, il nous a apporté des biens ; dans notre pays, il n’a enduré que des maux » (En. in Ps 148, 8).

2. La vie en échange de la mort

Regardons de plus près maintenant les termes de l’échange. Les textes que nous venons de citer n’insistent pas seulement sur le voyage à perte accompli par le Christ. Ils mettent aussi en valeur les marchandises qui font l’objet de l’échange. Les termes de la transaction se résument du côté humain en deux mots : vivre/mourir (nasci et mori). Ce qui est à nous, c’est une vie éphémère, où la naissance est inéluctablement suivie de la mort. Ce que nous appelons vivre n’est pas la vraie vie et ne peut donc pas combler le cœur de l’homme. Le troc que le Christ nous propose n’est autre que sa vie immortelle contre la mort. C’est un marché étrange puisque le marchand n’a rien à gagner en nos contrées, sinon la mort, alors qu’il possède la vie par sa nature divine. Toute la mission du Christ se résume dans cet échange. S’il est venu de son pays vers le nôtre, ce n’est pas pour s’enrichir de ce que nous avons, car nous n’avons que misère et mort, mais pour nous enrichir de ses biens à lui. C’est ce thème que développent les deux sermons suivants :

« Chaque chose en effet a sa naissance dans le pays qui est le sien. Sur la terre l’or ne naît pas partout, ni l’argent, ni le plomb ; les productions elles-mêmes proviennent les unes d’ici, les autres d’ailleurs, selon que chaque pays les a portées ou rejetées – des fruits à cet endroit, d’autres en celui-ci et en celui-là, fruits variés en des endroits variés, et rien ne se rencontre partout, si ce n’est naître et mourir. Là où abondent naissance et mort, c’est un pays de misère. Les hommes cherchent à être heureux dans un pays de misère, ils cherchent l’éternité au pays de la mort » (Serm. Guelf. 12, 2 ; Miscellanea Agostiniana, I, p. 480).

Le troc que le Christ nous propose n’est autre que sa vie immortelle contre la mort. C’est un marché étrange puisque le marchand n’a rien à gagner en nos contrées, sinon la mort, alors qu’il possède la vie par sa nature divine.

« Nous connaissions ces deux choses : naître et mourir. Cela est en abondance dans notre pays. Or, notre Seigneur est venu d’un autre pays vers ce pays-ci, du pays de la vie dans le pays de la mort, du pays de la félicité vers le pays de la peine. Il est venu nous apporter ses biens et il a patiemment enduré nos malheurs. Ses biens, il les portait en secret, et nos malheurs, il les supportait ouvertement » ( Serm. Guelf. 9, 1 ; Misc. Ag., p. 467).

Dans le Sermon 232, Augustin développe ce même thème, en précisant en une courte formule l’objet du troc que le Christ nous propose : accepit ille mortem de nostro, ut daret nobis vitam de suo : il a pris la mort qui nous est propre, en échange de la vie qui lui est propre. Le texte mériterait d’être cité en entier, tant il condense la pensée d’Augustin, bien que le thème du Christ marchand n’y apparaisse qu’en filigrane, implicitement supposé par l’idée d’échange. On remarquera au passage la référence biblique en Jean 1, 14 :

« D’où nous vient la vie ? D’où lui est venue la mort ? Considère ce qu’il est : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. » (Jn 1, 11). Cherche dans ces paroles où est la mort. Où est-elle ? D’où vient-elle ? Comment ? … Il n’avait en lui aucun principe de mort, nous n’avions en nous aucun principe de vie. Il a pris la mort qui nous est propre, en échange de la vie qui lui est propre. Comment a-t-il pris la mort qui nous était propre ? « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous » (Jn 1, 14)… Comment avons-nous reçu la vie ? « Et la vie était la lumière des hommes ». Il a été pour nous la vie, nous avons été pour lui la mort. Ipse nobis vita, nos illi mors » (Sermon 232, 5).

3. Le divin marchand n’a pas lésiné sur le prix

Le couple vie/mort est inséparable du couple bonheur/malheur. La vraie vie se conjugue avec bonheur (vita beata), tandis que la mort consonne avec malheur (miseria). Or, pour passer d’un état à l’autre, il faut un médiateur : il est impossible à l’homme d’atteindre ce bonheur par lui-même. Seul le Christ lui en offre la possibilité. Venu en nos contrées où règne la misère, il veut nous conduire vers les richesses de son pays à lui. Il n’a pas lésiné sur le prix, ayant pris sur lui notre misère pour nous donner son bonheur. Tel est le sens de l’Incarnation qu’il a assumée jusqu’à verser son sang. Dans la pensée d’Augustin, Incarnation et Rédemption forment l’économie du salut comme un tout :

« Voici que le Christ a souffert, voici que le marchand a montré ce qu’il voulait donner (ecce mercator ostendit mercedem) ; voici le prix qu’il a payé, son sang a été versé. » (En in Ps 21, 2, 28)

« Tu veux être heureux. Je vais te montrer comment le devenir… Tu cherches une bonne chose, mais cette terre n’est pas le pays qui produit le bien que tu cherches. Que cherches-tu ? La vie heureuse. Elle n’est pas ici. Si tu cherchais de l’or dans un endroit où il n’y en a pas, celui qui saurait que tu cherches inutilement, ne te dirait-il pas : Pourquoi creuser, pourquoi remuer la terre ? Tu fais un trou où tu peux descendre, mais où tu ne trouveras rien… Je ne dis pas que ce que tu cherches n’est rien, mais que ce n’est pas là où tu le cherches. Ainsi, lorsque tu dis : je désire le bonheur, tu cherches une bonne chose, mais il n’est pas ici. Si Jésus-Christ l’avait trouvé sur cette terre, toi aussi, tu le pourrais. Considère ce qu’il a trouvé dans le pays de ta mort, lui qui venait d’un pays bien différent. Il a mangé avec toi ce dont est rempli le cellier de ta misère. Il a bu le vinaigre mêlé de fiel. Voilà ce qu’il a trouvé dans ton cellier… Il n’a pas dédaigné de s’asseoir à ta table pour s’en nourrir, et il t’a promis la sienne. Et que nous dit-il ? Croyez, croyez fermement que vous parviendrez aux délices de ma table, puisque je n’ai pas dédaigné les mets si amers de la vôtre. Il a pris ton mal, et il ne donnerait pas son bien ? C’est certain qu’il le fera » (Sermon 231, 5).

Pour illustrer ce thème de l’échange réalisé par le Christ dans l’incarnation, Augustin recourt à une image au « goût baroque », selon l’expression de Suzanne Poque. C’est l’image du sac dont le Christ s’est revêtu, symbole de l’incarnation et figurant notre condition mortelle. Ce sac dont il était revêtu, il l’a dénoué à la résurrection. C’est de ce « sac » (son humanité vouée à la mort) que le Seigneur devait tirer notre rançon, non sans heurter Pierre qui résista à cette perspective : il « fut effrayé de cette mort de la nature humaine, et il ne voulait pas que le Seigneur y fût soumis. Il voulait, sans le savoir, fermer le sac (saccum volebat claudere) d’où devait sortir notre rançon » (Sermon 296, 2). Le Christ s’est comporté comme un marchand qui ne lésine pas sur le prix à payer. Il est allé jusqu’à la mort. « Voici que le Christ a souffert, voici que le marchand a montré ce qu’il voulait donner (ecce mercator ostendit mercedem) ; voici le prix qu’il a payé, son sang a été versé. » (En in Ps 21, 2, 28). Cette image du sac d’où le marchand tire le prix de ce qu’il convoite d’acheter, revient à plusieurs endroits, notamment dans le commentaire du psaume 29, ainsi que dans les Sermons 296, 236, 336. « Quid est saccus ? », interroge-t-il au psaume 21. Il répond aussitôt : Mortalitas !

« Quel est ce sac ? La nature mortelle. Un sac se fait avec les dépouilles des chèvres et des boucs. Or, les chèvres et les boucs sont les emblèmes des pécheurs (Mt 25, 32). Le Seigneur, en se faisant l’un de nous, n’a pris que le sac, et non ce que mérite le sac. Or, la cause de ce que mérite le sac, c’est le péché ; le sac lui-même, c’est notre mortalité. Il a pris, pour nous, notre mortalité, lui qui n’avait rien fait pour mériter la mort. En effet, celui-là mérite la mort, qui commet le péché. Mais celui qui n’a point péché ne mérite pas ce que mérite le sac » (En in Ps. 29, 1, 21).

4. Le gain pour l’homme à cet échange

« Nous ne pourrions participer à sa divinité, si lui-même ne participait à notre nature mortelle » (in Ps 118, 16, 6)

Le thème de l’admirabile commercium peut donc se résumer dans cet axiome : le Christ a revêtu notre mortalité, pour nous donner en échange sa divinité. Ce thème interfère souvent avec d’autres thèmes, comme celui de rachat, de combat, de prix à payer. Ce prix, le Christ l’a payé en s’incarnant et en mourant. Son incarnation est la condition préalable à ce commerce. C’est par toute sa vie, de la naissance à la mort, que le Christ nous a obtenu le salut, mais l’incarnation en est le geste inaugural. Si l’échange est un acte de salut qu’il faut accueillir, il est d’abord un don de Dieu venant dans la condition humaine. Toutes les formules qui expriment cet échange tendent à subordonner le salut à l’initiative de Dieu. Augustin le redit inlassablement. « Si le Fils de l’homme n’était pas venu, l’homme aurait péri » (Sermon 163, 12). « S’il était resté Fils de Dieu sans devenir le Fils de l’homme, il n’aurait point été le libérateur des fils des hommes » (Sermon 127, 9). « Nous ne pourrions participer à sa divinité, si lui-même ne participait à notre nature mortelle » (in Ps 118, 16, 6). « Ce qu’il s’est fait pour les hommes a plus d’importance pour notre salut que ce qu’il a fait parmi les hommes » (in Jo Ev. 17, 1). Autrement dit, le Verbe qui s’est incarné pour ressusciter les âmes et les corps est plus important que les guérisons corporelles dont l’efficacité a été limitée.

Dans cet échange[2], tout le gain est pour l’homme. Quel est ce gain ? Augustin reprend ici les expressions bibliques, tout en les traduisant dans son propre langage. Trois expressions jouissent d’une faveur particulière : la filiation, la divinisation, la participation. Les richesses qu’apporte le Christ sont la communication de son propre être. Il donne en partage son être même, ce qui s’exprime d’abord dans l’idée de filiation. Cet échange que propose le divin marchand nous obtient de devenir des fils dans le Fils :

« Quelle admirable transformation (mutatio)…Vous avez été achetés d’un grand prix. C’est pour vous que le Verbe s’est fait chair, c’est pour vous que le Fils de Dieu s’est fait fils de l’homme, afin que vous, fils des hommes, vous puissiez devenir fils de Dieu. Qu’était-il et qu’est-il devenu ? Qu’étiez-vous et qu’êtes-vous devenus vous-mêmes ? Il était Fils de Dieu, qu’est-il devenu ? Le fils de l’homme. Vous étiez les fils des hommes, qu’êtes-vous devenus ? Les fils de Dieu. Il a voulu partager nos maux, afin de nous faire entrer en participation de ses biens… » (Sermon 121, 5).

Autre registre pour exprimer le bénéfice de l’échange : la divinisation. Le Christ nous donne en échange de notre mortalité son immortalité. Alors que la filiation met l’accent sur le statut de l’homme racheté, devenu fils, la divinisation souligne la nature de ce qui est communiqué : l’immortalité, qui l’arrache à sa condition mortelle :

« Dieu veut faire de vous un Dieu, non point par nature, comme est celui qu’il a engendré, mais par sa grâce et par le bienfait de l’adoption. De même que par son incarnation, il est entré en participation de notre mortalité ; ainsi par sa glorification, il vous donne part à son immortalité » (Sermon 166, 4).

« Pour toi il s’est fait temporel, afin que tu deviennes éternel ; car si lui aussi s’est fait temporel, c’est en demeurant éternel. Il a emprunté quelque chose au temps, il ne s’est pas éloigné de l’éternité. Toi par contre tu es né temporel et par le péché tu es devenu temporel : toi, tu es devenu temporel par le péché, lui est devenu temporel par miséricorde pour te délivrer du péché … » (in Jo Ep. II, 10).

Dans un troisième registre, plus englobant, on trouve le thème de la participation. Nous venons déjà de rencontrer ce thème aussi bien avec l’idée de filiation qu’avec celle de divinisation. Le Christ donne en partage à l’homme son statut de Fils, et ce qui le caractérise, la divinité. La formule la plus concise se trouve dans la Cité de Dieu. Elle est explicitée de différentes manières.

« L’homme Christ Jésus (qui) s’est fait participant de notre mortalité pour nous rendre participants de sa divinité » (Cité de Dieu, XXI, 16) « Le maître de l’humilité, qui a partagé notre infirmité humaine pour nous rendre participants de sa divinité, qui est descendu sur la terre pour nous enseigner notre chemin et devenir lui-même notre voie, Jésus-Christ a daigné nous donner surtout l’exemple de sa parfaite humilité » (in Ps 58, 7).

5. Une balance commerciale en déséquilibre

L’échange que le Christ réalise est donc étonnant : il ne respecte aucune des règles normales qui régissent le commerce. « Personne ne donne la vie pour recevoir la mort en échange » (Sermon 80, 5). Or, c’est exactement ce que fait le Christ : il entre dans notre mort pour nous donner en échange sa vie. Il ne peut dès lors que susciter notre admiration

Il nous faut considérer non seulement les biens échangés, mais la nature de ce commerce. Nous avons noté à plusieurs moments déjà que la balance commerciale de ce divin marchand est en déséquilibre, puisque d’un côté le Christ n’offre que des biens, et de l’autre, il ne récolte en échange que des maux. Un commerce aussi totalement déséquilibré ne relève manifestement pas de la logique humaine : do ut des (donnant donnant). A la différence du commerce entre humains, où les marchands veillent à leur propre bénéfice, ou du moins à ne pas perdre dans l’échange, le Christ ne cherche aucun profit personnel et même, il va jusqu’à y mettre en jeu sa vie : c’est un marchand non seulement honnête, mais généreux, tout au service des intérêts de l’acheteur, qui n’a aucun profit personnel dans l’affaire. Peut-on parler de troc ? Suzanne Poque suggère l’idée d’échange, mais un échange dans lequel la transaction est au seul bénéfice de l’homme. Dans une transaction normale, il y a équivalence entre le prix et la marchandise. Ici, avec le Christ, le rapport est totalement inversé : le Christ mercator agit en pure perte. Suivons le raisonnement d’Augustin :

« Ce qu’on achète est égal au prix qu’on en donne, ou lui est inférieur, ou le dépasse de valeur. Quand nous achetons une chose ce qu’elle vaut, le prix est égal à sa valeur, si nous l’achetons moins cher, elle est au-dessus du prix que nous en donnons ; elle est au-dessous si le prix est plus élevé. Or, rien ne peut égaler le Verbe de Dieu, ni être au-dessus comme valeur, ni ne peut être mis au-dessous comme échange » (Sermon 117, 1).

L’échange que le Christ réalise est donc étonnant : il ne respecte aucune des règles normales qui régissent le commerce. « Personne ne donne la vie pour recevoir la mort en échange » (Sermon 80, 5). Or, c’est exactement ce que fait le Christ : il entre dans notre mort pour nous donner en échange sa vie. Il ne peut dès lors que susciter notre admiration :

« Dieu est mort afin qu’en vertu d’un commerce tout céleste, l’homme ne mourût point. Jésus-Christ était Dieu, mais ne n’est point comme Dieu qu’il est mort… Il a pris ce qu’il n’était pas (la nature humaine), il n’a point perdu ce qu’il était (la nature divine). Pour nous faire vivre de sa nature, il est mort dans la nôtre (volens nos vivere de suo, mortuus est de nostro). Il n’avait rien en lui qui pût l’assujettir à la mort, de même que nous n’avions rien qui pût nous donner la vie… Le Fils de Dieu n’a donc dans sa nature aucune raison de mourir, de même que nous n’avons dans la nôtre aucune raison de vivre. C’est de sa nature que nous recevons la vie, c’est de la nôtre qu’il a reçu la mort (sed nos vitam de ipsius, ille mortem de nostro). Quel admirable commerce (quale commercium). Qu’a-t-il donné et qu’a-t-il reçu ? Les négociants parmi les hommes font le commerce pour échanger entre eux les biens qu’ils possèdent… Personne ne donne la vie pour recevoir la mort en échange » (Sermon 80, 5).

6. Le Christ veut que nous soyons des marchands !

Si le Christ marchand a eu un comportement aussi désintéressé, il n’en attend pas moins de ses disciples. Dans un de ses commentaires bibliques, Martin Buber[3], traitant du thème de l’imitation de Dieu, place en exergue ce jugement d’Aristide d’Athènes sur les juifs : « Ils imitent la miséricorde de Dieu ». En quoi sont-ils les imitateurs de Dieu, interroge Buber ? Imiter Dieu, écrit-il, c’est marcher dans ses voies à lui. Buber considère l’imitation de Dieu comme « le paradoxe central du judaïsme » (p. 193). Paradoxe, car est-il possible à l’homme d’imiter l’Invisible, l’Insaisissable, le Sans-figure ? Il pose alors la question : « Sur quoi peut se fonder l’imitation de Dieu ? » Au terme de son investigation, il tombe sur cette parole de Dieu lue dans le Midrach : « Mon métier est la bienfaisance – tu as repris mon métier ». Le métier de Dieu, c’est la miséricorde et la justice, le don et le pardon. Imiter Dieu, c’est apprendre le métier de Dieu, c’est l’imiter dans ses attributs, la bienfaisance et la miséricorde, qui révèlent sa nature la plus intime.

Le Christ s’est révélé comme un marchand qui, pris de pitié, n’a pas lésiné sur le prix à payer pour racheter l’homme. Le chrétien doit agir de même à l’égard de son prochain.

Saint Augustin partagerait évidemment cette réflexion. Imiter Dieu, c’est agir à l’égard du prochain comme il a agi à notre égard. Augustin justifie cette manière d’agir en s’appuyant sur l’identification dans l’Evangile des deux commandements, l’amour de Dieu et l’amour du prochain. Si l’amour de Dieu est premier dans l’ordre de la dignité, l’amour du prochain doit recevoir la priorité dans l’ordre de la pratique. Nous retrouvons sur ce thème le symbole du marchand. Le Christ s’est révélé comme un marchand qui, pris de pitié, n’a pas lésiné sur le prix à payer pour racheter l’homme. Le chrétien doit agir de même à l’égard de son prochain. En s’appuyant sur Matthieu 13, 45-46 (le trésor et le marchand de perles), Augustin invite le chrétien à se constituer un trésor au ciel. Expliquant aux catéchumènes le sens du mot symbole, il leur dit :

« Le mot symbole est pris ici, par analogie, en un sens figuré. En effet, les marchands (mercatores) font entre eux un symbole, un pacte pour affermir leur société par un contrat d’alliance. Or, votre société a pour objet un commerce tout spirituel, et vous ressemblez à des négociants (negociatoribus) qui cherchent une perle de grand prix (Mt 13, 45). Cette perle, c’est la charité… » (Sermon 212, 1).

Cette charité se traduit par la générosité et la compassion envers autrui. Cela signifie concrètement avoir un comportement à l’égard du prochain identique à celui du Christ à notre égard. Voici comment il s’exprime dans le Sermon 177, 10, où il commente la parole d’un psaume : « Qu’ils deviennent riches en bonnes œuvres » (Ps 72, 18) :

« Le Seigneur veut que nous soyons, en un certain sens, des marchands (mercatores), et il consent à faire avec nous un échange. Nous lui donnons ce qui croît ici en abondance, et nous recevons de lui les biens qui surabondent dans les cieux, comme ces négociants qui font le commerce d’outre-mer : ils échangent les marchandises qu’ils apportent contre les produits de ces contrées lointaines. Ainsi, par exemple, un négociant dit à son ami : Je te donne ici de l’or, livre-moi en échange de l’huile en Afrique ; cet or, vous le voyez, voyage sans changer de place, et ce négociant a reçu ce qu’il désirait. Notre commerce spirituel, mes frères, ressemble à cet échange. Que donnons-nous d’une part, et que recevons-nous de l’autre ? Nous donnons ce que nous ne pouvons emporter d’ici, quand même nous le voudrions. Pourquoi donc le laisser périr ? Donnons ces biens de moindre prix, pour en trouver d’une valeur bien supérieure. Nous donnons la terre pour recevoir le ciel ; nous donnons des biens passagers pour recevoir des biens éternels ; nous donnons des richesses corruptibles pour en recevoir d’immortelles ; en un mot, nous donnons ce que Dieu nous a donné pour recevoir en échange Dieu lui-même. Ne cessons donc point de faire cet échange, de nous livrer à ce merveilleux et ineffable commerce. Mettons à profit notre existence ici-bas, notre naissance, notre pèlerinage sur cette terre, ne restons point dans l’indigence » (Sermon 172, 10).

7. Le plus inconcevable, nous le tenons déjà !

On peut estimer avec Suzanne Poque, que cette métaphore commerciale du Christ marchand n’est pas très poétique. Il reste qu’elle devait être suggestive pour ce peuple d’Hippone, versé à longueur de jours dans les transactions commerciales. De plus, Augustin ne la traite jamais de façon banale. Mais il est vrai que la métaphore du Christus mercator est exposée à des déviations auxquelles n’a pas toujours su résister une certaine théologie, par exemple, lorsqu’elle en vient à la transposer dans le registre d’une justice réparatrice, exigée par Dieu pour l’offense du péché, ou pire encore, dans le registre de la rançon à payer au diable pour lui arracher les âmes qu’il gardait enchaînées. De telles déviations induisent alors une représentation de Dieu qui est aux antipodes de ce que voulait dire Augustin.

Le thème du Christ marchand exprime la rédemption, rien de plus, mais rien de moins.

Une métaphore est suggestive par certains aspects, mais ne doit pas être figée en concept. Bernard Sesboüé met justement en garde contre la tentation de « filer trop loin la métaphore[4] ». Il ne faut pas lui faire dire plus que ce qu’elle veut dire. En l’occurrence, le thème du Christ marchand exprime la rédemption, rien de plus, mais rien de moins. Il illustre la parole de Jean : « Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous ». « Car, ajoute Augustin, il n’avait pas en lui de quoi mourir pour nous, s’il n’avait pris de nous une chair mortelle. » (Serm. Morin 1, 3). Echange inouï, inconcevable, qui est pourtant au cœur de la foi chrétienne :

« Alors, tu ne crois pas ? Crois, mais crois donc ! Ses actes ont dépassé ses promesses. Qu’a-t-il fait ? Il est mort pour toi. Qu’avait-il promis ? La vie avec lui. Il est plus inconcevable pour l’Eternel de mourir que pour le mortel de vivre éternellement. Or, le plus inconcevable, nous le tenons déjà. Oui, l’homme vivra avec Dieu, puisque Dieu est mort pour l’homme » (En in Ps 148, 8)[5].

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

Augustin maître sirituel

Figures du Christ Médiateur, une réédition

« Le Dieu Christ : la patrie vers laquelle nous allons ; l’homme Christ : la voie par laquelle nous allons » (Sermon 124, 3, 3)

Le Christ marque toute la vie d’Augustin, de sa naissance à sa mort. Son nom lui est connu très tôt: « Ce nom de mon Sauveur, ton Fils, déjà dans le lait même d’une mère, mon coeur d’enfant l’avait pieusement bu, et il le gardait au fond… » (Conf. III, 4, 8). Il « avait entendu parler, quand j’étais encore enfant, de la vie éternelle qui nous est promise par l’humilité du Seigneur notre Dieu… » (Conf. I, Il, 17). Grâce à la présence de Monique et à son exemple, il apprend donc à prononcer le nom de ce Christ dès le début de sa vie.

Mais ces débuts encourageants allaient rester longtemps sans suite. C’est au moment de sa conversion seulement qu’il découvre le Christ de la foi, Dieu et homme. L’histoire de sa conversion sera celle des tentatives d’unir ces deux « nourritures », le Christ vrai Dieu et vrai homme, « Chemin, Vérité, Vie » (Jn 14, 6). Le lait dont il s’est nourri, c’est le Christ dans son humanité, tandis que la nourriture solide, celle des spirituels (1 Co 3, 2), c’est le Christ dans sa divinité. Les deux sont à tenir ensemble :

« On ne doit pas nourrir les petits exclusivement de lait de telle sorte qu’ils en restent toujours à ne pas comprendre le Christ Dieu, mais on ne doit pas les sevrer de telle sorte qu’ils abandonnent le Christ homme. Autrement dit, on ne doit pas les nourrir exclusivement de lait de peur qu’ils ne comprennent jamais le Christ médiateur… » (In Joh . Ev. 98, 6).

Dressons donc un bref état de la façon dont le Christ se présente dans la vie d’Augustin. Cette découverte est progressive. Elle peut conduire à différentes façons d’envisager la médiation du Christ. Cette « polyphonie » ne diminue en rien l’importance de la divinité de Jésus. Sans doute un peu à la façon dont Dieu se présente dans nos propres existences.

1 Trois étapes de la découverte du Christ

Augustin est un homme de son temps. Il n’a pas d’emblée eu une vision juste du Christ. Il a plutôt commencé par partager sur Jésus de Nazareth les nombreuses conceptions qui circulaient autour de lui. On pourrait dire que ces médiations étaient imparfaites. En d’autres termes, ces conceptions, que nous allons évoquer brièvement, ont été autant d’obstacles qu’il lui a fallu dépasser pour accéder au mystère plénier du Verbe incarné.

1. Le Christ des manichéens : un Christ imaginaire

On connaît cette secte fondée par Mani, qui prétendait à l’universalité et qui était en concurrence avec le christianisme dont elle avait intégré plusieurs aspects. Les manichéens vénéraient Jésus, dont ils admiraient sincèrement la figure. Mais ils ne pouvaient accepter son humanité. Celle-ci n’était qu’une apparence car, à leurs yeux, un Dieu venu dans la chair ne pouvait être qu’un Dieu déchu et dégradé. Augustin partage leurs réticences au sujet de l’incarnation :

Augustin comprendra que l’incarnation est la condition même du salut. Il rejettera le « Christ mythique » (Christus phantasticus) des manichéens et n’y reviendra jamais, comprenant que si Dieu ne s’est pas fait homme, l’humanité n’est pas sauvée

« Et notre Sauveur lui-même, ton Fils unique, je l’imaginais comme si, du bloc de ta masse toute lumineuse, il émanait pour notre salut… ainsi je ne pouvais pas croire autre chose sur lui, que ce que pouvait se représenter ma vaine imagination. Aussi, à une nature comme la sienne, je ne pensais pas qu’il fût possible de naître de la Vierge Marie sans se mêler à la chair. Or je ne la voyais pas s’y mêler sans en contracter une souillure, selon la conception que je m’en faisais. Je craignais donc de le croire né dans une chair, pour n’être pas contraint de le croire souillé par la chair. Aujourd’hui tes spirituels riront de moi doucement et affectueusement s’ils lisent ce passage de mes confessions. Voilà pourtant ce que j’étais » (Conf. V. 10.20).

Quand Augustin reviendra plus tard sur cette impossibilité des manichéens à se figurer un Dieu incarné, il comprendra qu’une telle confession ne peut venir que de Dieu, faisant sienne la parole de Jean : « Tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu en chair vient de Dieu » (1 Jn 4, 2). Inversement, le refus d’une telle confession est le signe que l’on n’est pas de Dieu : « Le manichéen nie que le Christ soit venu en chair, mais il n’y a pas beaucoup de peine à nous persuader que cette erreur ne vient pas de Dieu… » (Sermon 183). Augustin comprendra que l’incarnation est la condition même du salut. Il rejettera le « Christ mythique » (Christus phantasticus) des manichéens et n’y reviendra jamais, comprenant que si Dieu ne s’est pas fait homme, l’humanité n’est pas sauvée :

« Dieu a mille manières de soigner les âmes… Jamais Dieu n’a pris de mesure plus bienfaisante à l’égard du genre humain que lorsque sa Sagesse en personne, le Fils unique, consubstantiel et coéternel à son Père, a bien voulu assumer l’homme tout entier et que “le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous” (Jn 1,14). Il a montré ainsi aux charnels, incapables de considérer spirituellement la vérité, quelle haute place tient dans la création la nature humaine. En effet, il s’est montré aux hommes non seulement sous forme visible (ce qu’il aurait pu faire dans un corps céleste mis à la mesure de notre regard), mais en vrai homme, car il lui fallait assumer précisément la nature qu’il devait libérer. De plus, pour que nul sexe ne pût se croire méprisé du Créateur, il se fit homme et naquit d’une femme… » (De vera religione 16, 30).

2. Le Christ des philosophes : un maître de sagesse

Après avoir quitté les manichéens, « ces dupeurs dupés et ces bavards muets » (Conf. VII, 2, 3), Augustin fut tenté par le scepticisme de l’Académie. Il désespéra de trouver la vérité jusqu’à ce qu’il rencontre à Milan les platoniciens. La philosophie avait toujours exercé sur Augustin un grand attrait. A 19 ans, déjà étudiant à Carthage, il découvrit avec délices un dialogue de Cicéron : l’Hortensius, qui devait l’orienter vers la sagesse. Sa formation antérieure, ainsi que la culture ambiante, lui fit chercher cette sagesse du côté du Christ. Après le détour par le manichéisme, c’est donc la lecture des livres platoniciens (libri platonicorum) qui allait être décisive pour sa découverte du Christ. A Milan, saint Augustin fréquenta « un cercle » d’intellectuels chrétiens, imprégnés de la philosophie platonicienne, dont Plotin et Porphyre étaient considérés comme les représentants principaux. A cette époque, le Christ n’était encore pour lui qu’un maître de sagesse, un philosophe enseignant ses disciples :

« Autre chose est de voir d’un sommet boisé la patrie de la paix, de ne pas découvrir la route qui y mène … autre chose de tenir la voie qui y conduit, sous la protection vigilante du Prince céleste, à l’abri des brigandages de ceux qui ont déserté la milice céleste… car ils l’évitent comme le supplice » (Conf. VII, 21, 27).

«… Mon opinion sur le Christ, mon Seigneur, se bornait à voir en lui un homme d’une éminente sagesse, à qui nul ne saurait être égalé… c’était surtout parce que né merveilleusement d’une vierge. Pour être l’exemple du mépris à donner aux choses temporelles afin d’obtenir l’immortalité, il me paraissait, par l’effet d’une sollicitude divine à notre égard, avoir mérité une bien grande autorité dans son enseignement. Mais ce que renfermait de mystère le Verbe fait chair, je ne pouvais même pas le soupçonner… » (Conf. VII, 19, 25).

Par la suite, le platonisme sera jugé sévèrement par Augustin, précisément parce qu’il le jugeait incapable de « soupçonner » le mystère du Verbe fait chair. Il n’avait découvert que la moitié de la vérité, celle du Verbe éternel, mais il ignorait et il était même incapable de concevoir l’autre moitié, celle du Verbe entré dans le temps et dans notre condition humaine. Or, c’était justement là la pierre de touche du christianisme. Dans un tableau contrasté, Augustin opposa donc ce qu’il avait appris du platonisme (« là j’ai lu ») et ce qu’il n’y avait pas trouvé (« dans ces livres je ne l’ai pas lu ») :

« Et là j’ai lu… qu’au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu… Quant à ceci: Il est venu dans son propre domaine… dans ces livres je ne l’ai pas lu. De même, j’y ai lu que le Verbe, Dieu, est né non de la chair, non du sang… mais de Dieu. Cependant que le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous, dans ces livres, je ne l’ai pas lu… » (Conf. VII, 9, 13-14).

C’est dans ce contexte polémique contre les platoniciens qu’Augustin introduisit l’opposition célèbre entre la patrie et la voie, la patrie que les platoniciens avaient vue de loin, mais en ignorant la voie qui y conduisait. Porphyre et les siens n’avaient pas connu la « voie universelle de la délivrance de l’âme » (Civ. Dei X, 32, 1), quoi qu’ils aient prétendu, car cette voie n’est autre que le Verbe incarné, une voie cachée aux sages, et révélée aux petits :

« Autre chose est de voir d’un sommet boisé la patrie de la paix, de ne pas découvrir la route qui y mène, de s’évertuer en vain dans des régions impraticables, au milieu des assauts et des embuscades que dressent les déserteurs fugitifs avec leur chef, lion et dragon … autre chose de tenir la voie qui y conduit, sous la protection vigilante du Prince céleste, à l’abri des brigandages de ceux qui ont déserté la milice céleste… car ils l’évitent comme le supplice » (Conf. VII, 21, 27).

3. Le Christ des chrétiens : le Verbe fait chair

Que manque-t-il au philosophe pour découvrir la « voie » ? Augustin ne varie pas dans sa réponse : c’est l’humilité. Il est incapable de concevoir que Dieu puisse entrer dans la chair. La via universalis, que les platoniciens cherchaient est une via humilitatis. Ce fut le drame de Porphyre d’avoir méprisé cette voie d’humilité, tandis que ce fut la chance d’Augustin de l’avoir découverte, notamment grâce à la lecture de saint Paul :

« Porphyre n’a pas voulu comprendre que le Seigneur Christ est le Principe dont l’incarnation nous purifie. Il l’a méprisé dans la chair même qu’il a assumée pour le sacrifice de notre purification. Il n’a pas compris ce grand mystère, en raison de cet orgueil que le Médiateur véritable et bienfaisant a abattu par son humilité… » (Civ. Dei X, 24).

« Porphyre n’a pas voulu comprendre que le Seigneur Christ est le Principe dont l’incarnation nous purifie. Il l’a méprisé dans la chair même qu’il a assumée pour le sacrifice de notre purification. Il n’a pas compris ce grand mystère, en raison de cet orgueil que le Médiateur véritable et bienfaisant a abattu par son humilité… » (Civ. Dei X, 24).

À la présomption platonicienne, il faut donc substituer l’humilité chrétienne. On ne s’élève pas soi-même à la hauteur du Verbe de Dieu, mais on y est élevé par lui. Une telle élévation suppose que l’on accueille « l’humble Jésus » car c’est lui qui nous fait « posséder Dieu ». Essayant de comprendre, plus tard, pourquoi lui-même avait échoué dans sa recherche, Augustin mettra en cause son manque d’humilité. « C’est que je n’étais pas, pour posséder mon Dieu, l’humble Jésus, assez humble… » (Conf. VII, 18,24). Sa conversion, c’est la découverte de la voie qui mène à la patrie, voie qui est celle du Verbe de Dieu se faisant chair pour s’adapter à notre condition charnelle, et devenant par l’incarnation le Médiateur entre les hommes et Dieu :

« Et je cherchais la voie, pour acquérir la vigueur qui me rendrait capable de jouir de toi … et je ne trouvais pas, tant que je n’avais pas embrassé le Médiateur entre Dieu et les hommes, l’Homme Jésus-Christ, qui est au-dessus de tout, Dieu béni à jamais… il appelle et il dit : Je suis la voie, la vérité et la vie.. et la nourriture que par faiblesse, je ne pouvais pas prendre, il la mélange à la chair, puisque le Verbe s’est fait chair, afin que pour notre enfance ta sagesse devînt du lait, elle par qui tu as créé toutes choses…» (Conf. VII, 18.24).

Avec la découverte du Verbe fait chair, Médiateur entre les hommes et Dieu, Augustin est déjà un peu au terme de sa recherche. Une avancée décisive aura été faite à partir de la lecture des philosophes. Cependant, il lui fallait encore franchir une dernière étape, la plus difficile, celle qui faisait de lui non plus un philosophe, mais un croyant. On s’est posé la question : Augustin s’est-il converti au platonisme ou au christianisme ? En réalité, la réponse ne fait pas de doute : « Lors de sa conversion, en 386, écrit Goulven Madec, Augustin a trouvé dans le christianisme la vérité du platonisme. Il n’a jamais songé à chercher dans le platonisme la vérité du christianisme »[1]. Il s’est bien converti au christianisme sans qu’il ait eu à renier le platonisme, car le christianisme contient tout le platonisme, mais l’inverse n’est pas vrai. Toute sa vie consistera à approfondir le mystère du Christ de Monique dont il confessera le nom au moment de son baptême.

2 Vers une typologie des figures du Christ

Après ses errances à travers le manichéisme et la philosophie platonicienne, Augustin a donc découvert le mystère du Christ, tel que le présente la foi catholique : le Christ homme et Dieu. C’est ce mystère qu’il approfondira tout au long de son ministère, essayant de le faire comprendre aux chrétiens dans sa prédication. On se contentera ici d’indiquer certains titres à travers lesquels Augustin s’efforce de dire quelque chose de ce mystère. Ces titres expriment à la fois l’identité du Christ et sa fonction, ce qu’il est en lui-même et ce qu’il est pour nous.

1. Le Christ médiateur

L’union des deux natures dans le Christ permet à Augustin de sortir du dilemme dans lequel il se débattait depuis des années et portant sur le salut. C’est parce que le Verbe s’est fait chair, sans perdre sa divinité, qu’il peut sauver l’homme. Cette double nature, humaine et divine, donne tout son sens à l’œuvre de salut. Il permet au Christ d’être le Médiateur entre Dieu et les hommes. Ce fut la grande découverte d’Augustin :

« … la Vérité elle-même, le Dieu Fils de Dieu, assumant l’homme sans consumer le Dieu, a établi et constitué cette même foi en vue d’ouvrir à l’homme le chemin qui, par l’Homme-Dieu, conduit au Dieu de l’homme. Voilà donc le Médiateur entre Dieu et les hommes, l’homme Jésus-Christ. Car s’il est Médiateur, c’est comme homme… comme tel aussi, il est la voie. S’il se trouve un chemin entre celui qui tend et le but vers lequel il tend, il y a espoir de parvenir…, si la voie manque, à quoi sert de connaître le but Or, pour avoir la seule voie pleinement à l’abri de toutes les erreurs. Il faut celui qui est en même temps Dieu et homme : Dieu, le but où l’on va … homme, la route par où l’on va…» (Civ. Dei, XI, 2).

Il faut celui qui est en même temps Dieu et homme : Dieu, le but où l’on va … homme, la route par où l’on va…» (Civ. Dei, XI, 2).

Le même thème est repris dans les sermons. Augustin ne cesse de souligner que, pour remplir cette fonction de Médiateur, le Christ doit participer à la nature des termes dont il assure la médiation, Dieu et l’homme. C’est parce qu’il remplit cette double condition que le Christ est Médiateur :

« … Ainsi, il est le médiateur entre Dieu et les hommes parce qu’il est Dieu avec le Père, parce qu’il est homme avec les hommes. L’homme sans la divinité ne peut être médiateur. Dieu sans l’humanité ne peut être médiateur. Voici le médiateur : la divinité sans l’humanité n’est pas médiatrice… l’humanité sans la divinité n’est pas médiatrice… mais entre la divinité et l’humanité seule, est médiatrice la divinité humaine et l’humanité divine du Christ » (Sermon 47, 21).

Cette médiation du Christ est tout à notre bénéfice. Elle est pour nous (pro nobis) car elle permet à notre humanité d’accéder à la divinité. Elle est la condition de notre divinisation. Grâce à Dieu devenant homme, l’homme peut devenir Dieu :

« Ne pensez pas que ce soit trop pour vous de devenir fils de Dieu : pour vous, il est devenu fils de l’homme, lui qui était Fils de Dieu. S’il s’est fait moins, lui qui était plus, ne peut-il faire que, de moins que nous étions, nous puissions être quelque chose de plus ? Il est descendu vers nous, et nous ne monterions pas vers lui Il a pris, pour nous, notre mort, et il ne nous donnerait pas sa vie? Il a souffert, à cause de toi, tes maux et il ne te donnerait pas ses biens ? » (Sermon 119).

2. Le Christ médecin

De ce thème du Christ Médiateur, thème central de la christologie augustinienne, découle toute une série de titres, riches en couleur, qui en explorent le mystère. Qu’il suffise d’en retenir deux, celui de Christ médecin, titre approfondissant le mystère de la Rédemption, et de Christ total, terme renvoyant à l’ecclésiologie d’Augustin. Le thème du Christ médecin est courant dans la tradition. Origène ou Grégoire de Nysse lui accordent leur préférence. Augustin l’a repris à travers son expérience de pécheur pardonné. L’image du Christ médecin lui permet de développer le thème des sacrements et de l’économie du salut, la Rédemption. Le Christ, sous la figure du Bon Samaritain, s’est fait le médecin de l’humanité pour la guérir de son orgueil :

Afin que l’homme mangeât le pain des anges et que la manne descendît sur le véritable peuple d’Israël, le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous… Bois du lait, afin de te nourrir … nourris-toi, afin de grandir… grandis afin de manger le pain…» (En. in ps 130. 9-12).

« Le principe de toutes les maladies est l’orgueil, puisque le principe de tous les péchés est l’orgueil (cf Eccl. 10. 15). Soigne l’orgueil, et il n’y aura plus d’iniquité. C’est donc pour que soit soignée la cause de toutes les maladies, c’est-à-dire l’orgueil que le Fils de Dieu est descendu et s’est fait humble…» (In Jo Ev. 25,16).

Cette conception thérapeutique de l’Incarnation inclut les sacrements. Baptême et eucharistie sont des remèdes destinés à notre guérison. Le Christ est tout à la fois le médecin et le remède (In Jo Ev. 3,6). Augustin revient plusieurs fois sur ce thème pour souligner qu’il n’est pas de maladie qui puisse résister au Christ :

« Ils ont tué leur médecin… le médecin faisait de son sang le remède pour ses meurtriers. Vous avez été en fureur, et vous avez répandu le sang innocent: croyez, et buvez ce que vous avez répandu… Qu’est-ce qui ne leur a pas été remis, quand il leur a été remis d’avoir tué le Christ ? Aussi, très chers, personne ne doit douter que les péchés sont remis dans le bain de régénération, tous absolument, les plus petits et les plus grands… vous en avez un exemple et un grand témoignage : il n’y a pas de plus grand péché que de tuer le Christ… Puisque même ce péché a été remis, quel péché demeurera-t-il chez un croyant baptisé ? » (Serm. Morin 1, 9).

Ce qu’accomplit le baptême de régénération, l’Eucharistie l’accomplit de même. Le Christ s’y offre en nourriture, afin de guérir l’homme de sa faiblesse et de l’aider dans sa traversée du désert. Le sacrement est l’Incarnation continuée. Il prend son sens en elle. Il accomplit, avec et par le Christ, le passage de la mort à la vie :

« Ainsi notre Seigneur Jésus-Christ : il était le Verbe auprès du Père, par qui tout a été fait…, étant dans la forme de Dieu. Il n’avait pas à usurper l’égalité avec Dieu.., il remplissait les anges à leur mesure et il nourrissait au ciel les esprits intellectuels, les puissances et les vertus. Mais l’homme malade, enveloppé dans la chair, gisait à terre… et le pain céleste ne pouvait lui parvenir. Alors, afin que l’homme mangeât le pain des anges et que la manne descendît sur le véritable peuple d’Israël, le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous… Bois du lait, afin de te nourrir … nourris-toi, afin de grandir… grandis afin de manger le pain…» (En. in ps 130. 9-12).

3. Le Christ total

Tout comme l’homme et la femme sont appelés à ne faire qu’une seule chair, le chrétien dans l’Eglise ne fait plus qu’un avec son Seigneur et ses frères. Et c’est l’Eucharistie, dans laquelle Jésus se donne en nourriture pour notre croissance (Conf. VII, 10, 16

Augustin approfondit un autre mystère à la lumière du Christ venu dans la chair, le mystère de l’Eglise, du Christ total. Le Christ n’a pas voulu pénétrer dans le ciel seul, sans nous. Le Christ total désigne cette totalité, la Tête unie à son Corps, l’Eglise, auquel les baptisés sont incorporés, si bien que ce que fait le Christ, il le fait en lien avec tout le Corps et pour lui :

« Le Christ total est à la fois tête et corps. La tête, c’est notre Sauveur, celui qui a souffert sous Ponce Pilate et qui depuis sa résurrection siège à la droite du Père. Son corps, c’est l’Eglise, non pas telle ou telle, mais cette vaste unité répandue sur toute la terre, non pas seulement les hommes qui vivent actuellement, mais elle rassemble avec eux ceux qui ont été avant nous et ceux qui vivront après nous jusqu’à la consommation des siècles. L’Église universelle, composée de tous les fidèles – car les fidèles sont tous des membres du Christ – a dans les cieux sa tête qui gouverne le corps. Notre regard ne peut monter jusque-là mais nous y sommes fortement liés par la charité. Comme le Christ total est à la fois tête et corps, nous devons dans tous les psaumes entendre les paroles de la tête en songeant toujours que ce sont aussi celles du corps. Car il n’a pas voulu parler séparément… lui n’a pas voulu être séparé de nous, selon qu’il nous l’a dit : “Voici que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles…” (Mt 28,20). S’il est avec nous, il parle en nous, il parle de nous, il parle pour nous, car nous aussi nous parlons en lui. C’est parce que nous parlons en lui que nous disons la vérité… » (En in ps 56, 1).

Cette union entre le Christ et l’Eglise est telle qu’Augustin n’hésite pas à la comparer à l’union conjugale. Tout comme l’homme et la femme sont appelés à ne faire qu’une seule chair, le chrétien dans l’Eglise ne fait plus qu’un avec son Seigneur et ses frères. Et c’est l’Eucharistie, dans laquelle Jésus se donne en nourriture pour notre croissance (Conf. VII, 10, 16), qui assure ce lien en profondeur :

« Recevez donc et mangez le corps du Christ, puisque dans le corps du Christ vous êtes devenus maintenant les membres du Christ… recevez et buvez le sang du Christ. Pour ne pas vous laisser disperser, mangez celui qui est votre lien… pour ne pas paraître sans valeur à vos yeux, buvez celui qui est le prix dont vous avez été payés. Quand vous mangez cette nourriture et buvez cette boisson, elles se changent en vous ; ainsi vous aussi vous êtes changés au corps du Christ, si vous vivez dans l’obéissance et la piété… Si vous avez la vie en lui, vous serez une seule chair avec lui. Car ce sacrement ne vous présente pas le corps du Christ pour vous séparer de lui. L’Apôtre nous rappelle que ceci a été prédit dans la sainte Ecriture : “Ils seront deux en une seule chair”… Ailleurs il dit à propos de l’eucharistie elle-même : “Nous sommes un seul pain, un seul corps si nombreux que nous soyons” (1 Co 10, 17). Vous commencerez donc à recevoir ce que vous avez commencé d’être… » (Sermon Denis, 3).

En se faisant homme, le Médiateur permet à l’homme de connaître Dieu, de vivre en lui, d’être fils de Dieu. Le Christ pour nous s’est fait temporel pour que nous devenions éternels (n Jo Ep. 2, 10). Cette conception du Christ total a des implications éthiques : on ne peut prétendre aimer ses frères sans aimer le Christ, car il n’y a qu’un seul Christ, Tête et Corps, animé d’une même vie.

Conclusion – Structure de la christologie augustinienne

En parlant du Christ, Augustin distingue volontiers en lui deux formes ou deux conditions, assumées l’une et l’autre pleinement dans sa personne : la forme d’esclave et la forme de Dieu. La forme d’esclave (forma servi) concerne le Christ homme : c’est le mystère de l’Incarnation, le lait donné à notre faiblesse, tandis que la forme de Dieu (forma Dei) désigne le Christ en tant que Dieu, coéternel au Père, la nourriture solide donnée aux spirituels. Ces deux formes sont unies dans l’unique personne du Christ.

Ce mystère de l’union des deux natures n’allait pas de soi. Le moine gaulois Léporius, suspecté d’hérésie, avait du mal à entrer dans ces vues. Il refusait l’incarnation et la mort du Christ parce qu’il pensait qu’une telle condition trop humaine, diminuait la divinité du Christ. Augustin l’aida à surmonter ses difficultés en montrant qu’en se faisant homme, le Christ ne perd pas sa divinité. Il est Dieu dans la condition humaine.

Augustin a accepté de suivre le Christ. Après avoir découvert que le Christ était la voie, il ne s’en est plus écarté. Le Christ entraîne sur un chemin d’épreuve, mais qui sait tenir jusqu’au bout, dans la foi, ne peut manquer de parvenir à la Patrie.

« Informé, Léporius a facilement vu que Dieu s’est fait homme, parce que le Verbe s’est fait chair et que le Verbe était Dieu; et il a vu que l’Apôtre a enseigné que cela s’est fait sans que le Verbe ait perdu de ce qu’il était, mais en assumant ce qu’il n’était pas ; en effet, “il s’est anéanti, non pas en perdant la forme de Dieu mais en prenant la forme d’esclave”».

« Ce que Léporius craignait, en effet, lorsqu’il se refusait à admettre un Dieu né d’une femme, un Dieu crucifié… c’est qu’on crût que la divinité s’était changée en homme ou qu’elle ait subi une corruption par son mélange à l’homme. Pieuse crainte, mais imprudente erreur ! Il voyait pieusement que la divinité ne peut changer ; mais il présumait imprudemment que le Fils de l’homme peut être séparé du Fils de Dieu, de sorte que l’un et l’autre soient différents et que l’un d’eux ne soit pas le Christ ou bien qu’il y ait deux Christ. Mais ensuite, il reconnut que le Verbe de Dieu, le Fils unique de Dieu s’est fait homme, de telle sorte qu’aucun des deux n’est changé en l’autre mais que les deux conservant leur substance, Dieu en l’homme a pu subir des souffrances humaines tout en gardant intègres ses prérogatives divines en lui-même; il confessa sans crainte aucune le Christ Dieu et homme ; et il craignait désormais davantage l’ajout d’une quatrième personne à la Trinité que la dégradation de la substance dans la divinité » (Lettre 219, 2-3).

Augustin a accepté de suivre le Christ. Après avoir découvert que le Christ était la voie, il ne s’en est plus écarté. Le Christ entraîne sur un chemin d’épreuve, mais qui sait tenir jusqu’au bout, dans la foi, ne peut manquer de parvenir à la Patrie. Même nos faiblesses ne doivent pas nous décourager. « Mieux vaut un boiteux sur la route qu’un coureur hors de la route… » (Sermon 141). La vie d’Augustin est l’histoire de cette marche, parfois boiteuse, sur la voie qu’il a découverte au moment de sa conversion.

Pour exprimer toute la richesse du Christ pour lui, Augustin a multiplié les images. Nous ne les avons pas toutes évoquées. Du Christ Avocat au Christ Vie, en passant par le Christ Porte ou le Christ Pain des anges, aucune de ces images ne peut épuiser l’infinie richesse de Dieu cachée dans son visage. Au terme de ce rapide parcours, nous retenons ce conseil d’Augustin. Méditant sur l’appel des premiers disciples par Jésus, il écrit :

« Il leur montra où il demeurait. Ils vinrent et ils demeurèrent avec lui. Quel jour heureux ils vécurent et quelle nuit bienheureuse ! Qui pourrait nous dire ce qu’ils entendirent des lèvres du Seigneur ? Bâtissons-nous aussi dans notre cœur une maison où il puisse venir et nous enseigner et s’entretenir avec nous… » (In Jo Ev. VII. 9).

Bibliographie

Cet article est la reprise, légèrement modifiée, d’une étude parue dans IA n° 5 (janvier 1991, épuisé), signé Benoît Grière : Figures du Christ chez saint Augustin (pages 5 à 17).

Augustin dans l'histoire

Différentes expressions du salut au cours de l’histoire, par Nicolas POTTEAU

« Le Verbe de Dieu s’est fait cela même que nous sommes pour faire de nous cela même qu’il est » (Irénée)

« Le Christ est mort pour nos péchés, selon les Ecritures ». Cette affirmation de saint Paul fait partie des plus anciennes formules chrétiennes. Elle touche le cœur de notre foi, mais n’est pas sans susciter des interrogations. Comment Jésus nous sauve-t-il en mourant sur la croix ? Comment permet-il la réconciliation de Dieu avec le monde ? C’est la question que la sotériologie (littéralement : la doctrine du salut) s’efforce d’éclaircir. Les « théologies de la croix » sont multiples ; différents modèles ont été élaborés au cours de l’histoire pour rendre compte de cette donnée fondamentale. Nous suivrons ici Hans-Urs von Balthasar (1905-1988) qui dans le volume III de la Dramatique Divine, intitulé l’Action, retrace les élaborations successives de la doctrine de la rédemption[1]. Après avoir exploré les différentes perspectives néotestamentaires, il examine leur évolution au cours de l’histoire. Les Pères de l’Eglise ont mis au centre l’échange des natures du Christ qui se fait homme pour que l’homme soit divinisé. Au Moyen-Âge, saint Anselme de Cantorbéry a introduit un nouveau concept, celui de la « satisfaction » que Thomas d’Aquin a enrichi. Aux époques modernes et contemporaines, deux perspectives ont occupé le devant de la scène : la solidarité et la substitution.

I expressions du salut dans le Nouveau Testament

Le témoignage de l’Ecriture est donc pluriel même si ces approches sont reliées les unes aux autres. Une tension existe entre certaines formulations, et il apparaît important à Balthasar de la laisser subsister.

Dès le Nouveau Testament, le salut qui nous est accordé est présenté de plusieurs manières différentes. Balthasar en dénombre cinq.

1. Un premier modèle insiste tout d’abord sur le fait que Dieu livre son Fils pour les hommes. Jésus se laisse livrer et consent à se déposséder de lui-même, dans un acte d’offrande totale : « le Fils de l’homme va être livré aux mains des hommes » (Mt 17, 22). Il ne fait pas que laisser venir les évènements, il y consent. (Jn 10, 17 : « Le Père m’aime parce que je me dessaisis de ma vie pour la reprendre ensuite »). On peut donc dire qu’il est l’ « Agneau » qui s’offre et qui permet de dépasser le système des sacrifices anciens. Le don qu’il fait de sa personne permet de rétablir l’Alliance entre Dieu et les hommes.

2. Le don va jusqu’à l’échange, seconde approche. Jésus se dessaisit de lui-même au point de prendre notre condition mortelle, « pour vous, de riche qu’il était, il s’est fait pauvre, pour vous enrichir de sa pauvreté » (2 Co 8, 9). En mourrant à notre place, il prend sur lui nos péchés pour nous les enlever, nous rendant justes devant Dieu. C’est dans ce sens que l’on peut comprendre l’affirmation de 2 Co 5 , 21 (« Celui qui n’avait pas connu le péché, il l’a, pour nous, identifié au péché, afin que, par lui, nous devenions justice de Dieu »).

3. Présenté de manière positive, ce modèle rejoint celui de la libération. Esclave du péché, l’homme est rendu à la vie. Comme le dit Paul, « la loi de l’Esprit qui donne le vie en Jésus-Christ m’a libérée de la loi du péché et de la mort » (Rm 8, 2). Sa libération rejoint celle dont le peuple hébreu avait bénéficié alors qu’il était en captivité en Egypte. C’est pourquoi cette libération peut aussi être qualifiée de rédemption (au sens de rachat), qui insiste sur le versement d’une rançon. La libération de l’humanité a un coût, qui est la mort de Jésus lui-même. Ainsi, Mc 10, 45 : « car le Fils de l’homme est venu non pour être servi mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude »

4. Cette libération comporte également un aspect trinitaire. La liberté, qui nous est accordée dans l’Esprit, a un but : devenir pleinement fils du Père, comme le Fils. Paul peut ainsi écrire aux Galates « Fils vous l’êtes bien : Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils, qui crie : Abba – Père. Tu n’es donc plus esclave, mais fils ; et comme fils, tu es aussi héritier : c’est l’œuvre de Dieu » (Ga 4, 5-6). On peut donc parler d’une insertion dans la vie divine trinitaire.

5. Enfin, l’événement de la rédemption est à envisager sous l’optique de l’amour miséricordieux. Si Dieu est allé jusqu’à livrer son Fils pour que le monde soit réconcilié, c’est d’abord par amour pour les hommes. « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, son unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle » (Jn 3, 16). La passion est donc d’abord un acte d’amour du Christ, le bon pasteur, qui donne sa vie pour ses brebis : « Je suis le bon berger, je connais mes brebis et mes brebis me connaissent […] et je me dessaisis de ma vie pour mes brebis » (Jn 10, 14).

Le témoignage de l’Ecriture est donc pluriel même si ces approches sont reliées les unes aux autres. Une tension existe entre certaines formulations, et il apparaît important à Balthasar de la laisser subsister. La prédication, l’annonce de l’Evangile demandent certes des modèles clairs et cohérents. Mais l’auteur met en garde contre les tentations simplificatrices qui risqueraient de diminuer la richesse du mystère de la rédemption. Il est en effet tentant de vouloir fondre ces approches dans un seul système, au risque de faire une sélection et de gommer les différences. Balthasar souligne également le risque plus moderne de vouloir dépasser certaines catégories que l’on jugera obsolètes. Pour cela, il passe en revue les différents systèmes élaborés, aux époques patristiques, médiévales et modernes.

II modèle patristique

Les Pères de l’Eglise ont beaucoup insisté sur le deuxième modèle, celui de l’échange. Irénée (IIe siècle) affirme ainsi que « Le Verbe de Dieu s’est fait cela même que nous sommes pour faire de nous cela même qu’il est »[2]. Augustin le formule de la manière suivante : « Pour faire dieux ceux qui étaient des hommes, lui qui était Dieu est devenu homme » (Sermo 192, 1). Le Fils était Dieu, il s’est donc fait homme pour que nous devenions Dieu. C’est la divinisation. Cet échange total se situe au niveau des natures et cette instance s’explique par le contexte de l’époque. Celle-ci était marquée par de multiples controverses sur la nature du Christ, et il fallait que celui-ci soit pleinement homme et pleinement Dieu pour que notre salut puisse être réellement assuré. « Seul ce qui a été assumé peut être sauvé » devient l’adage majeur de la christologie.

L’incarnation est mise au centre tout en étant étroitement reliée à la passion, ce qui fait ainsi dire à Augustin : « Sa passion fait partie de son incarnation » (Sermo 22, 1, 1)

Ce thème de l’échange se retrouve chez de nombreux Pères de l’Eglise, d’Irénée à Athanase, de Tertullien à Augustin, de Grégoire de Naziance à Cyrille d’Alexandrie. L’incarnation est mise au centre tout en étant étroitement reliée à la passion, ce qui fait ainsi dire à Augustin : « Sa passion fait partie de son incarnation » (Sermo 22, 1, 1). L’Incarnation a une portée universelle : le Christ partage la nature des hommes, il leur devient solidaire pour leur permettre d’être à leur tour divinisés. Nous bénéficions tous de ce salut, Athanase affirme ainsi qu’« Il nous porte tous, afin que nous portions tous le Dieu unique » (De Inc. et c. Arian 8). Mais il s’étend aussi à ceux qui nous ont précédés : Irénée parle de récapitulation : « Lorsqu’il s’est incarné et s’est fait homme, il a récapitulé en lui-même la longue histoire des hommes et nous a procuré le salut en raccourci », (Adv. Haer. 3, 18, 1).

Cet échange est dès lors mentionné dans la liturgie sous le nom d’admirabile commercium. C’est saint Léon (Pape de 440 à 461) qui l’y a inséré, reprenant une expression qui datait sans doute du Concile d’Ephèse (431). Une préface liturgique remontant à Gélase, Pape de 492 à 496, disait ainsi : « Selon la loi d’un échange bienheureux, les réalités humaines sont transformées en réalités divines, parce que notre mort à tous a été rachetée par la croix du Christ »[3]. La formulation par Augustin du « Christ marchand » se situe dans cette lignée.

L’échange entre le Christ et l’homme ne peut néanmoins être total, il doit subir une petite restriction. En effet, puisque le Fils de Dieu assume entièrement notre condition et notre péché, il est affecté par les faiblesses humaines résultantes : la crainte, la tentation, l’abandon. Vrai homme, il peut porter en lui tout ce que nous portons, mais vrai Dieu, il ne peut devenir pécheur. En Occident, c’est Augustin qui permettra de clarifier la situation, en utilisant l’image du Corps du Christ. Celui-ci en constitue la Tête, tandis que nous en sommes les membres. La Tête a fait sien le langage de ses membres : « Car il ne craignait pas la mort, lui qui était venu pour mourir… mais c’étaient les membres qui parlaient dans la tête » (En. in Ps 40, 6). Il distingue par ailleurs la peine et la faute, en affirmant que « le Christ nous a trouvés gisant dans la faute et dans la peine du péché ; il a pris seulement la peine, et il a délié à la fois la faute et la peine » (S. Guelf. 31, 3 ; Morin 558). En Orient, Maxime le Confesseur (VIIe siècle) fera la différence entre le péché et sa conséquence.

III modèle médiéval

1. Anselme de Cantorbéry

C’est au Moyen Age que l’on voit se dessiner une rupture dans la compréhension du mystère du salut.

C’est au Moyen Age que l’on voit se dessiner une rupture dans la compréhension du mystère du salut. Le contexte avait changé, la raison philosophique avait pris plus de place dans la réflexion théologique. Après avoir prouvé rationnellement l’existence de Dieu, saint Anselme de Cantorbéry (1033-1109, moine au Bec-Hellouin puis archevêque de Cantorbéry) cherche à justifier l’incarnation du Fils de Dieu à l’aide d’arguments convaincants pour le croyant comme pour le non-croyant. C’est l’objet de son traité Cur Deus homo, qui aura une postérité et une influence énorme. Il est l’un des premiers à tenter une systématisation, autour du concept de satisfaction. Il y rejoint le thème (cf. I, 3), celui du rachat, auquel il subordonne tous les autres.

Créateur du monde, Dieu est libre et sa liberté est identique à la « rectitude ». Anselme y inclut la vérité et la bonté, mais aussi la miséricorde et la justice. Le péché règne dans le monde. Il en va de « l’honneur » de Dieu que ce péché soit vaincu, et qu’il soit « satisfait »[4]. Mais il en va également de l’honneur de l’homme que ce ne soit pas par une simple amnistie divine, qu’il puisse lui aussi coopérer à son salut. Or l’homme est accablé par le péché au point qu’il n’est pas en mesure de le vaincre par ses propres moyens. Il n’y a donc qu’une seule solution : qu’un Dieu-homme puisse satisfaire lui-même au péché et restaurer la création. C’est l’Incarnation. Les deux partenaires sont impliqués, puisque si l’initiative revient au Père, c’est l’homme Jésus qui l’accomplit.

Dans la dramatique formulée par Anselme, l’Incarnation doit nécessairement aller jusqu’au bout, jusqu’à la Passion. La compensation exigée n’est atteinte que dans la mort de Jésus, à laquelle il n’était pas soumis, puisqu’il était sans péché. Sa mort est donc présentée comme la conséquence ultime de son engagement terrestre. La liberté de l’homme est ensuite préservée, puisqu’il est libre ou non d’accepter la grâce de rédemption et de satisfaire à son péché.

2. Thomas d’Aquin

Thomas d’Aquin (1225-1274) hérite d’Anselme la catégorie dominante de la satisfaction, mais il cherche à l’enrichir par des citations bibliques et patristiques. Il accentue ainsi trois dimensions : l’amour de Dieu qui a animé le Fils, la générosité du Christ qui a donné sa vie, la dignité de sa personne[5]. Il évoque également la résurrection qui, avec la passion, donne une nouvelle filiation divine qui débouche sur la béatitude éternelle et la communion à la nature de Dieu, rejoignant le quatrième axe (insertion dans la vie trinitaire).

S’il n’utilise pas le thème de l’échange, si cher aux Pères, Thomas d’Aquin restaure le lien, absent chez Anselme, entre le Christ et l’humanité[6]. Il utilise l’image patristique de la relation entre le Christ-Total, constitué d’une tête (le Christ lui-même) et d’un corps (l’Eglise). « La grâce rejaillit de lui sur ses membres » (Somme Théologique, III, 48, 1), c’est le thème de la gratia capitis. Il identifie par ailleurs les cinq causes de la passion : l’amour de Dieu pour l’homme, l’exemple vertueux qui nous est donné, « le mérite de la justification et le rappel de l’importance pour l’homme de se garder indemne du péché » (p. 239), et le fait que l’homme devait vaincre le Diable après avoir été vaincu par lui.

IV modèles des temps modernes

Avec l’époque moderne est venue une volonté nouvelle de reformulation. Certaines notions bibliques, telle le « sacrifice » ou le « prix du rachat » sont ainsi devenues difficiles à comprendre.

Avec l’époque moderne est venue une volonté nouvelle de reformulation. Certaines notions bibliques, telle le « sacrifice » ou le « prix du rachat » sont ainsi devenues difficiles à comprendre et les théologiens ont voulu y substituer des mots plus contemporains. En outre, la satisfaction séparait radicalement le Christ du reste des hommes à la différence de l’échange patristique qui mettait au contraire l’accent sur le fait que la nature humaine du Christ était identique à la nôtre. Comment rapprocher les deux ? Il devenait alors nécessaire de trouver d’autres approches pour répondre à ces deux enjeux. Ont alors été avancés plusieurs modèles que l’auteur classe en deux catégories : la solidarité et la substitution.

1. La solidarité

La notion de solidarité possède un ton très moderne et se veut compréhensible pour les hommes d’aujourd’hui. Elle permet d’exprimer l’action de Jésus de manière personnelle. Elle signifie « qu’en Jésus, Dieu veut participer lui-même à la destinée humaine, qu’il veut être là pour l’homme » (p. 242). Il apparaît cependant nécessaire d’en clarifier le contenu, que signifie ce « pour » les hommes ? « A la place », « en faveur de » ou « à cause de » ?

Certains auteurs catholiques utilisent ce concept pour qualifier la communion du Christ avec notre nature pécheresse. L’exégète Ferdinand Prat (1857-1937) peut ainsi affirmer que « pour sauver les hommes, le Christ s’était chargé de leurs péchés, ou plutôt était entré en communion avec notre nature pécheresse ; pareillement pour sauver les Juifs – et les Gentils après les Juifs – , il se charge de leur malédiction ou mieux se rend participant à leur malédiction[7]».

Cette perspective de solidarité risque de dériver vers une compréhension plus libérale. Elle insiste plus fortement sur la solidarité effective de Jésus vis-à-vis des pauvres, des petits, des exclus. Cette solidarité est plus sociale ou morale et la croix ne devient plus que la conséquence logique de cet engagement pour les plus pauvres.

L’auteur passe ensuite en revue différentes élaborations modernes de ce concept de solidarité. On retrouve chez eux deux caractéristiques : la passion est tout d’abord l’aboutissement de la vie publique de Jésus ; on ne peut ensuite savoir si celui-ci a attribué ou non une valeur salvifique à sa propre mort. Ainsi, pour Schillebeeckx, « Jésus a vécu sa mort comme intrinsèque au salut venant de Dieu, comme un événement résultant de son service d’amour envers les hommes et sa solidarité avec eux »[8] (p. 246). On retrouve cette même idée chez Hans Küng ou Christian Duquoc. Quant à Joseph Moingt[9], il essaye de rejoindre la catégorie de la substitution. Le Christ triomphe de tout éloignement de Dieu par la foi, et sa solidarité avec nous permet de devenir à notre tour solidaires de cette foi. Il réintroduit l’idée de substitution mais au niveau de la conscience de Jésus, qui savait que l’humanité était « incluse en lui ». Il était ainsi conscient « d’avoir reçu de Dieu une mission qui engage toute l’humanité » (Op. cit. p 153).

2. La substitution

A l’opposé de cette christologie de la solidarité, on retrouve la christologie de la substitution, que Martin Luther (1483-1546) a contribué à mettre en œuvre.

A l’opposé de cette christologie de la solidarité, on retrouve la christologie de la substitution, que Martin Luther (1483-1546) a contribué à mettre en œuvre[10]. Il reprend le thème patristique de l’échange et la radicalise. A l’inverse des tenants de la solidarité, il ne s’appuie pas sur la psychologie ou la philosophie, mais sur la littéralité de l’Ecriture. L’identification de Jésus au péché de 2 Co 5,21 est prise au sens littéral, Luther emploie une comparaison nuptiale : par la foi, l’âme du croyant s’unit au Christ, les biens des deux conjoints sont mis en commun : le Christ s’approprie donc les péchés de l’âme (Op. cit. 5, 25)

Chargé des péchés du monde, le Christ éprouve « tout le mal qui est en nous, après que le péché a été commis, la mort et la crainte de l’enfer » (Op. cit. 8, 87, 34). Luther tient beaucoup à la similitude de la nature humaine du Christ avec la nôtre. L’échange est posé comme absolu théologique, et l’humanité du Christ, semblable à la nôtre, est totalement engloutie, mais c’est la nature divine qui remportera la victoire.

L’idée de l’échange se prolonge ainsi dans le croyant. A cet acte du Christ correspond non pas un acte de l’homme, mais sa foi, qui lui permet de devenir justifié. A cette forme de justice, Luther doit y ajouter une seconde liée à l’exigence de la sainteté. Car « le péché reste et ne reste pas, il est enlevé et n’est pas enlevé » (Op. cit. 56, 270, 10-13). L’homme est simul justus et peccator, et l’homme doit à nouveau vaincre le péché en « suivant le Christ et en se laissant crucifier au monde ». Mais cette « deuxième justice » correspondant au « deuxième péché », si elle est affirmée par le Réformateur, n’occupe que peu de place dans son système logique et passe au second plan. Pour l’homme qui devient justifié, la foi occupe la première place alors que la charité qui correspond à cette « deuxième justice » vient ensuite. Le Christ n’apparaît plus comme la Tête de l’humanité, l’échange des Pères devient un échange entre personnes et non plus entre nature. Ainsi disparaît la perspective de la divinisation que le Christ donnait à notre nature humaine.

De cette dramatisation, les successeurs de Luther resteront marqués par l’idée de substitution. Le Christ souffre et paie à notre place, c’est ce qu’on appellera la « substitution pénale ». Cette perspective existait avant lui, Balthasar la détecte chez certains Pères de l’Eglise et dans la théologie médiévale. Rupert de Deutz (XIIe) est ainsi le premier à utiliser l’image du bouc émissaire. A partir du XVIe siècle, l’insistance sur les souffrances pénales du Christ fera partie de la théologie et de la prédication, chez les catholiques comme chez les protestants. On retrouve cette substitution chez les théologiens protestants du XXe, par exemple Karl Barth, Wohlfahrt Pannenberg ou Jürgen Moltmann.

Barth distingue deux aspects, Dieu « entre en communion avec l’homme » pour le « destiner à la vie de communauté avec lui »[11]. L’échange se résume en ces termes : « Dieu se met lui-même en question, avec sa divinité, sa puissance et tout ce qu’il possède en tant que Dieu. Dieu veut perdre, afin que l’homme gagne ». Jésus est « réprouvé » et jugé à notre place, en se rendant « responsable des péchés de nous tous », il « subit la peine que tous nous avons attirée sur nous » (Op. cit. IV/1, p. 269). Pour Pannenberg, Jésus est celui qui est rejeté par toute l’humanité : par les Juifs parce qu’il blasphémait la Loi, par les païens qui avaient sacralisé le pouvoir terrestre. Sa mort devient une « substitution inclusive », sa damnation éternelle se manifeste par son rejet total[12]. Moltmann se place quant à lui au niveau de l’histoire trinitaire. C’est d’abord Dieu qui fait porter au Christ le péché du monde par substitution, avec l’affirmation surprenante : « Dieu se tient réellement contre Dieu », mais tout est ramené au niveau de la souffrance, et si « le Fils souffre la mort, le Père souffre la mort du Fils » [13]. Plus que le péché, ce sont les aliénations qui sont portées par le Christ, et la résurrection fonde les engagements des chrétiens dans le monde, au moyen d’une théologie politique.

V Evaluation

C’est là tout l’enjeu de la théologie qui doit relever ce double défi : s’exprimer en des mots et des concepts compréhensibles pour l’époque et le milieu dans lesquels elle se situe, tout en gardant les yeux fixés sur la Parole de Dieu.

Ce parcours historique nous montre la diversité des approches. Chez les Pères de l’Eglise, le commercium est au cœur de l’enseignement sur le salut, mais il est articulé avec les autres perspectives bibliques. En effet, le don du Fils (cf. I, 1), fait par amour (5) est le moyen de l’échange qui permet le rachat (4) pour l’insertion dans la vie trinitaire (3). Il conserve donc toute la sympathie de Balthasar, qui en juge tout l’équilibre. Ce modèle comporte parfois certaines limites. Les Pères vont ainsi se demander à qui doit être payée la rançon. C’est la théorie des « droits du démon » que l’on retrouve par exemple chez Origène, Grégoire de Nysse ou Augustin[14].

La satisfaction proposée par Anselme a beaucoup été critiquée par la suite. On lui reproche un juridisme et une transposition théologique du code de l’honneur médiéval, où Dieu jouerait le rôle du seigneur bafoué. Mais il a au moins le mérite de refuser la « grâce à bon marché »[15]: le rachat des péchés a un coût, l’homme n’est pas amnistié par décision divine. Le pardon ne peut se faire au détriment de la justice. Balthasar lui reproche surtout de ne pas suffisamment faire le lien entre le Christ et les hommes pécheurs : le Christ n’apparaît pas comme celui qui porte les péchés du monde. Ni la manière dont l’humanité nouvelle est restaurée, ni le lien entre le nouvel Adam et tous les hommes ne sont expliqués, pas plus que la perspective de la mission trinitaire. Balthasar constate également qu’Anselme ne voit dans les souffrances du Christ qu’un modèle, sans efficacité expiatrice.

Saint Thomas d’Aquin apporte un bon équilibre au modèle d’Anselme, mais Balthasar trouve cependant sa description de la passion comme « étrangement pâle, presque moralisante » (p. 238). Car les grandes souffrances du Christ ne lui font pas perdre, selon Thomas d’Aquin, la jouissance de la vision béatifique. La passion est caractérisée « de préférence comme un événement corporel » (p. 239), l’abandon par Dieu n’y est pas mentionné. Enfin, la nécessité est plus souple que chez Anselme, et c’est seulement en vue de libérer l’humanité du péché et exalter le Christ que l’on peut parler de nécessité. La forme aurait pu être différente, il n’en reste pas moins qu’on nous y montre « une miséricorde plus abondante de Dieu que s’il avait pardonné les péchés sans satisfaction » (Somme Théologique, III, 46, 1, ad 3).

Balthasar se montre assez réservé vis-à-vis de la perspective de solidarité. Si elle rejoint l’idée du commercium, elle risque de se situer à un plan qu’il trouve trop psychologique et social. Il craint ainsi un « gauchissement » (p. 243). En outre, elles affaiblissent l’importance de la croix du Christ, qui ne serait qu’une conséquence de son action au milieu des hommes dont il n’aurait pas conscience de la portée salutaire. On peut l’équilibrer par la substitution. Le Christ se fait solidaire, non seulement par son souci des pauvres et des exclus, mais aussi par sa substitution à nous sur la croix.

Quant à la théorie de la substitution, si elle a occupé une grande place entre le XVIe et XIXe siècles, elle a été déformée et a donné une image viciée de Dieu. Bernard Sesboüé a retracé les dérives de cette théologie[16] qui a abouti entre les XVIe et XIXe siècles à des visions erronées de la passion. Le Père, devenu cruel, exige le sang de son propre Fils en compensation du péché des hommes. Il devient le seul responsable de la passion du Christ qui, en se sacrifiant, dévie sa colère des hommes. On est ici loin de la vision de l’admirabile commercium et du Dieu qui livre son Fils par amour !

Ce parcours nous montre en tout cas les risques que peut rencontrer le théologien quand il se penche sur les mystères de la foi. Dans un premier temps, il apparaît nécessaire de reformuler les perspectives et les concepts, pour tenir compte d’une société mouvante où des mots importants perdent ou changent de signification. Un véritable processus d’inculturation est alors nécessaire. Cependant, on court le risque d’absolutiser une des perspectives ou d’introduire un concept synthétique massif qui risque de faire perdre la richesse des termes bibliques. C’est là tout l’enjeu de la théologie qui doit relever ce double défi : s’exprimer en des mots et des concepts compréhensibles pour l’époque et le milieu dans lesquels elle se situe, tout en gardant les yeux fixés sur la Parole de Dieu.

Nicolas POTTEAU
Augustin de l’Assomption
(Strasbourg)

Augustin aujourd'hui
Saint Père Augustin, comment entendez-vous la vie monastique en ce début du troisième millénaire ?, par Giuliano RICCADONNA – Saint Augustin et l’amitié (livre de JF Petit), par Mihai-Julian DANCA – Sermons inédits de saint Augustin découverts à Erfurt, par Benoît GRIERE