Itinéraires Augustuniens n°43 : La joie

« Il est une joie qui n’est point donnée aux impies, mais à ceux qui te servent gracieusement ; leur joie, c’est toi-même. Et la vie heureuse, la voilà, éprouver de la joie pour toi, de toi, à cause de toi. » (Confessions X, 22, 32)

Editorial
La joie est chose rare. Ses visites sont éphémères. Certains, de tempérament plus euphoriques, prennent la vie par le bon côté. D’autres, toujours sombres, n’arrêtent pas de broyer du noir. Quoi qu’il en soit, la joie n’est pas un état permanent et stable du cœur humain. Tôt ou tard, elle est agressée par les épreuves douloureuses de la vie : un amour brisé, la maladie, un échec, un deuil, etc. La liste pourrait être allongée. Entre joie et tristesse, la balance semble à jamais inégale. Rien n’est plus fragile que nos joies humaines.

La joie indestructible

La joie est chose rare. Ses visites sont éphémères. Augustin le savait. Ou plutôt, il l’a appris d’expérience.

La joie est chose rare. Ses visites sont éphémères. Certains, de tempérament plus euphoriques, prennent la vie par le bon côté. D’autres, toujours sombres, n’arrêtent pas de broyer du noir. Quoi qu’il en soit, la joie n’est pas un état permanent et stable du cœur humain. Tôt ou tard, elle est agressée par les épreuves douloureuses de la vie : un amour brisé, la maladie, un échec, un deuil, etc. La liste pourrait être allongée. Entre joie et tristesse, la balance semble à jamais inégale. Rien n’est plus fragile que nos joies humaines.

Augustin le savait. Ou plutôt, il l’a appris d’expérience. « Ô ma joie lente à venir ! » (Conf. II, 2, 2). Ce n’est pas faute de l’avoir cherchée. Il s’est lancé  à sa poursuite à corps perdu, mais sans trouver nulle part cette joie qui aurait pu combler son cœur. Jusqu’au jour où il se décida à changer de vie. Après sa conversion, les joies sensibles ne lui paraitront même plus dignes de mention. La balance  penche désormais du côté des joies durables, dont les racines plongent en Dieu.
La vraie joie est un don. C’est pourquoi, avec le psalmiste, il faut la demander : « Répands la joie sur l’âme de ton serviteur, ô mon Dieu, car j’ai levé mon âme vers toi. » (Ps 85, 6). Augustin commente : « Donne-lui la joie (à l’âme), parce que je l’ai élevée vers toi. Elle était sur la terre et en ressentait les amertumes. Afin qu’elle ne dessèche pas dans l’amertume…, je l’ai élevée vers toi : fais-lui goûter quelque joie. Car toi seul es la joie, et le monde est plein d’amertume. »

Seule cette joie en Dieu est indestructible. On est en droit de se demander si Augustin ne la place pas trop haut. En assignant à la vraie joie sa demeure en Dieu, il semble la réserver à ceux  qui  sont  capables d’élans mystiques. Et que deviennent alors nos joies humaines ? Seraient-elles condamnables ? Augustin n’est-il pas en train de brûler ce qu’il avait adoré ? Non. Mais désormais, il subordonne toute  joie humaine à la joie en Dieu. Seul un tel placement est assuré de ne pas les perdre.
Il n’y a donc aucun mépris chez Augustin pour les joies humaines. Il reste lui-même sensible  en particulier  aux joies de l’amitié. Mais la vraie joie, il la trouve désormais en Dieu et au service de ses frères en humanité. Il n’y a de joie que partagée : la vraie joie dilate le cœur, élargit la tente, fait de l’espace. Une telle joie nous est déjà anticipée dans le Christ. Et c’est elle qu’Augustin cherche à transmettre dans son activité pastorale. Il dira à ses auditeurs dans un sermon : « Notre joie, c’est votre salut. »

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

Notre joie, c’est votre salut (Augustin)

En vous expliquant les saintes Ecritures, c’est comme si nous rompions du pain devant vous… Ce que je vous distribue n’est pas à moi.  Ce que vous mangez, je le mange ; ce dont vous vivez, j’en vis. Nous avons notre cellier commun au ciel ; car c’est de là que vient la Parole de Dieu (S. 95, 1)

Les lectures divines, qui nous nourrissent spirituellement, nous indiquent ce que nous avons à vous distribuer, à vous qui attendez pleins d’attention,  et que, du cellier du Seigneur dont nous sommes les intendants, nous vous présentions quelque chose pour votre faim (S. Dolbeau, 21, 1)

Assurément notre couronne, c’est votre édification spirituelle, et notre joie, c’est votre salut (S. 212) … Tous ceux qui, par nos efforts, progressent dans le Christ sont notre joie et notre couronne (Cf Phil. 4,1), car il nous revient de  distribuer fidèlement, non pas notre argent, mais l’argent du Seigneur ; il vous revient de le recevoir avec soin et sollicitude. Moi, en effet, je puis être le donneur, pas le percepteur ; et le donneur, non  de quelque bien qui serait mien, mais du bien de Dieu, dont je vis, moi aussi ; car tous nous appartenons à une unique grande maison, nous avons le Seigneur pour seul Père de famille. Il a un ample cellier, duquel nous pouvons vivre et vous et nous. Vnde uiuo, inde  dico. C’est de ce que je vis  que je parle ; c’est de ce dont je me nourris que je sers. Notre richesse commune, c’est notre Dieu, notre vie à tous heureuse et éternelle. Donc qui se glorifie, qu’il se glorifie dans le Seigneur (cf. 1 Cor 1, 34), qui vit et règne dans tous les siècles des siècles ; amen ».

Cf. Augustin prédicateur (395-411). Actes du Colloque International de Chantilly (5-7 septembre 1906) édités par Goulven Madec. Institut d’Etudes Augustiniennes, Paris, 1998. Pages 14-15.

Augustin en son temps

La vraie joie, c’est Dieu lui-même, par Philippe BERRACHED

« Il est une joie qui n’est pas donnée aux impies
mais à ceux qui te servent gracieusement
leur joie, c’est toi-même » (Confessions X, 22, 32)

 Si, comme le prétend Augustin, la vraie joie s’identifie avec Dieu lui-même, il faut bien reconnaître qu’elle est une inconnue pour la plupart de nos contemporains. A l’image de la Samaritaine,  ils ont soif de bonheur, de plénitude, d’accomplissement, mais faute de connaître la source où l’étancher, la vraie joie leur reste cachée. Ils sont souvent engagés dans une course effrénée à la poursuite du bonheur, sans succès. Tout homme veut être heureux, répète Augustin à la suite des philosophes, mais peu d’entre eux connaissent le chemin de la vraie joie. C’est qu’ils confondent trop souvent l’aspiration à la joie avec la recherche immédiate du plaisir. Ils se trompent sur la vraie nature de la joie. Augustin, lui-même insatiable de plaisirs dans ses jeunes années, n’a compris qu’après  sa conversion que la joie ne s’accommode pas de n’importe quoi. Etudiant à Carthage, alors qu’il croyait le bonheur  à portée de main, il ne le trouve pas, faute de le chercher là où il se trouve, en Dieu. Il se jette dans une quête éperdue. Il écrit[1] :

« Je n’aimais pas encore et j’aimais  à aimer
Je cherchais sur quoi porter mon amour,
dans  l’amour de l’amour (…)
Il y avait une faim en moi, dans mon intime
privé de l’aliment intérieur, de toi-même, ô mon Dieu  » (III,  1,1)

La vraie joie exige donc le retour à Dieu. Dès le début  des Confessions, Augustin insiste sur cette identification entre la joie et Dieu. C’est dans la louange de Dieu que l’homme fait l’expérience de la vraie joie. « C’est toi qui  (le) pousses (l’homme) à prendre plaisir  à te louer (ut  laudare te delectet) » (I, 1, 1). Cette délectation, cette joie du cœur,  que l’homme éprouve dans la louange lui fait pressentir qu’en dehors de Dieu, la joie qu’il peut éprouver est trompeuse. La joie ne s’accomplit qu’en Dieu, car il est lui-même la plénitude de la joie.  Non seulement Dieu est « en repos », signe que rien ne lui manque,  mais il trouve pour ainsi dire un supplément gratuit de joie dans ce  qu’il accomplit en faveur de l’homme. La vraie joie n’existe que partagée. Ainsi Dieu réalise ce paradoxe d’être « toujours en action, toujours en repos » (I, 4, 4), trouvant sa joie non seulement en lui-même, mais dans ce « gain » qui pourtant ne l’enrichit pas. « Jamais sans ressources, tu te réjouis (gaudes)  de tes gains » (ib.).

Chez Augustin, la joie n’est pas uniquement un thème de dissertation. Avant toute considération spéculative, il parle de son expérience personnelle. Au livre X des Confessions, il dit qu’il écrit non pour les curieux, mais pour l’âme fraternelle, afin que nul ne désespère s’il est dans le péché. Aucun péché ne peut vaincre la puissance de la grâce. Ce qu’elle a réussi dans la vie d’Augustin, elle peut l’accomplir en toute vie. Cette puissance de la grâce  de Dieu, qui surabonde là où le péché abonde, est le vrai motif de notre joie. C’est elle que célèbrent les Confessions. Nous allons donc suivre Augustin dans ses découvertes progressives, depuis sa jeunesse tumultueuse, où il cherchait le plaisir dans les facilités  de la vie, jusqu’à cette victoire de  la grâce qui l’a décentré de lui-même et réorienté vers Dieu, l’unique source de la joie. Cette plénitude de la joie ne nous est communiquée par nul autre que le Christ.

« Ô ma joie lente à venir » ( II, 2, 2)

Arrivé à Carthage à 17 ans pour  ses études, Augustin était avide de cueillir la vie et ses plaisirs. « J’en vins à me ruer dans l’amour » (III, 1, 1). « J’étais ravi par le théâtre » (III, 2, 2). Dans la poursuite du plaisir, image trompeuse de la joie, se cache pourtant une irrésistible soif de bonheur. Le critère du plaisir est la satisfaction des sens, mais il manque au plaisir l’épaisseur de la durée. Le plaisir laisse le coeur vide. Il ne tient  jamais ses promesses. Faisant de la sensibilité physique l’unique source de bonheur, Augustin se lance dans une course folle à sa poursuite, sans jamais atteindre ce à quoi il aspire et qui n’est rien moins que l’absolu. Ce que nous apprend Augustin, instruit par son expérience personnelle, c’est que l’homme veut une joie durable et sans faille. Derrière la recherche du plaisir se cache en réalité une quête tâtonnante de la joie qui ne dit pas encore son nom. Au lieu de se rapprocher de Dieu, source de toute joie authentique, Augustin ne fait que s’en éloigner.

« Ô ma joie (gaudium meum) lente à venir ! Tu te taisais alors, et moi je m’en allais loin, loin de toi, vers encore et encore d’autres semailles de douleurs, dans une orgueilleuse abjection et une inquiète lassitude » (II, 2, 2).

Pourtant, même dans ses égarements, Augustin éprouve au fond de son cœur un attrait irrésistible pour la vérité. « La vérité, c’est toi (Dieu) » (IV, 9, 14). Celle-ci devient le critère de discernement entre vraies et fausses joies. Au moment de relire son passé, il se réjouit d’abord pour le don initial de la vie. « Je bondis de joie (exulto) pour tous les biens qui m’ont permis, dès l’enfance d’exister » (I, 20, 31). Il reconnaît rétrospectivement que c’est en vain qu’il a placé sa joie ailleurs qu’en Dieu. Ce n’est pas dans le monde extérieur (foris) qu’elle se rencontre, ni dans la culture de soi (intus), mais c’est uniquement en Dieu, au plus intime de moi-même (interius) que se trouve la source de la joie. « Celui qui entre en toi (in te), entre dans la joie (gaudium) de son Seigneur, et il ne craindra point, et il se trouvera souverainement bien dans le souverain bien » (II, 10, 18). Celui qui place sa joie dans le Seigneur n’a rien à craindre. A la différence des joies tirées du monde et qui passent, les joies que donne le Seigneur ne risquent pas de se perdre. C’est la leçon qu’il retire de la perte d’un ami :

« Heureux  (beatus) celui  qui t’aime toi (te), et son ami en toi (in te), et son ennemi à cause de toi (propter te) ! Celui-là seul en effet ne perd aucun être cher, à qui tous sont chers en Celui que l’on ne perd pas » (IV, 9, 14)

« La joie née de la vérité » (X, 23,  33)

Comment comprendre la joie ? Augustin argumente à partir de son expérience personnelle. Il a connu le plaisir physique, une vie affective épanouie,  les joies  de l’amitié, la passion de la recherche intellectuelle, la réussite professionnelle. Tout ce qu’un être humain peut espérer ici-bas était à portée de main. Tout n’y est pas condamnable, et tout n’y est pas faux. Dans sa quête,  Augustin se laisse inconsciemment guider par son sens inné de la vérité, qui lui fait fuir « douleur, abjection, ignorance », et qui l’oriente vers les valeurs sûres, parmi lesquelles il met au premier rang l’amitié. « L’amitié avait pour moi des charmes » (I, 20, 31). Augustin fait une analyse lucide au livre X des Confessions de tout ce qui sollicite son cœur, en procédant à un examen de conscience à partir des trois convoitises : convoitise de la chair (sensualité), convoitise des yeux (curiosité), ambition du siècle (orgueil). Rien, dans aucun  de  ces domaines, n’a pu combler son cœur, et tous les plaisirs qu’il y trouve finissent même par s’inverser en tristesse quand ces « biens » nous sont enlevés. Ces biens sont tout au plus de l’ordre de l’usage (uti), et ils se pervertissent dès lors qu’ils deviennent objet d’une  jouissance (frui) qui voudrait les absolutiser et les éterniser.

Pourtant, si décevants que puissent  se révéler les biens humains, l’attachement qu’ils suscitent est le signe que personne ne renonce à la quête du bonheur, et à la joie qu’il promet. Mais où trouver ce bonheur indestructible auquel aspire le cœur de l’homme ? Où puis-je espérer jouir de la vraie joie ? Au terme d’une vaste enquête, Augustin  en  vient  à la conclusion que la joie a partie liée avec la vérité, c’est-à-dire Dieu, et qu’en dehors de l’attachement à Dieu, la quête du bonheur est vaine :

«C’est que la vie heureuse est la joie née de la vérité (gaudium de veritate), car c’est la joie née de toi (gaudium de te), qui  est la vérité, ô Dieu, ma lumière, le salut de ma face, mon Dieu ! Cette vie heureuse, tout le monde la veut, cette vie qui est  seule heureuse, tout le monde la veut ; la joie de la vérité, tout le monde la veut (gaudium de veritate) » (X, 23, 33)

En comparaison de cette joie dont la source est en Dieu, toutes les joies d’ordre humain perdent leur éclat. Mais l’homme se fait facilement illusion, à moins qu’il ne cultive la mauvaise conscience. « La délectation de ma chair (delectatio carnis), à laquelle il ne faut  pas permettre de briser le nerf de l’esprit, me trompe souvent » (X, 33, 49). Plus grave, il cherche à justifier cette délectation sous le prétexte par  exemple  qu’il faut prendre soin de son corps, alors qu’en réalité, c’est la « volupté trompeuse de la convoitise » qu’il recherche. Cette « incertitude enchante (hilarescit) la pauvre âme, qui se prépare ainsi la garantie d’une excuse, toute heureuse de ne pas voir clairement ce qui suffit  à l’équilibre de l’état physique, pour voiler sous le prétexte de santé une affaire de volupté » (X, 31, 44). Plus encore que la chair, les autres convoitises éloignent de la « source de vie », pour se conformer au « siècle qui passe » (XIII, 21, 30). Au lieu de mettre la joie dans la vérité (veritate tua gaudium), l’orgueil la met dans la « duperie des hommes » (X, 36, 59). Au lieu de rencontrer la joie, l’homme s’en écarte.

« Joies intérieures » (IX, 10, 25)

La vraie joie n’est pas de l’ordre sensible. Comment la définir, sinon par contraste avec les réalités sensibles ? C’est ce que suggère Augustin quand il s’interroge sur son amour de Dieu (X, 6, 9). Les joies que procurent les réalités sensibles, il les connaît, mais il  sait  aussi qu’elles laissent un arrière-goût amer. Sa conversion  entraîne non seulement l’adhésion à la foi de l’Eglise  catholique, mais un rejet radical de ses passions d’antan. « Tu me convertis si bien à toi que je ne  recherchais plus ni épouse, ni rien de ce qu’on espère dans ce siècle » (VIII, 12, 30). Quant à Monique, témoin de cette conversion tant espérée, elle est comblée au-delà de son attente. « Tu convertis son deuil en joie (gaudium), une joie beaucoup plus abondante qu’elle ne l’avait désirée, beaucoup plus attachante et plus chaste que celle qu’elle attendait de petits enfants nés de ma chair » (VIII, 12, 30). Lors de l’expérience d’Ostie, où ils parviennent à s’élever au-dessus de ces réalités sensibles, Monique et Augustin ont un avant-goût de ce que sera la pleine possession de cette joie en Dieu. Il en conclut :

« Le plaisir des sens charnels (carnalium sensuum delectatio), si grand qu’on le veuille, si baigné de lumière qu’on le veuille, placé en face de la joie de l’autre vie (vitae iucunditate), ne supportait aucune comparaison, et même ne paraissait pas digne de mention. Alors, nous élevant d’un cœur plus ardent vers l’Etre même, nous avons traversé, degré par degré, tous les êtres corporels, et le ciel lui-même, d’où le soleil, la lune et les étoiles jettent leur lumière sur la terre » (IX, 10, 24)

Augustin se risque même à indiquer tout ce que recouvre cette joie que nous réserve l’autre vie (vitae iucunditate), déjà pressentie et même ressentie à travers les « joies intérieures » (interiora gaudia) par celui qui fut gratifié  de cette contemplation. N’est-ce pas cette joie qui est promise par le Christ quand il dit : « Entre dans la joie (in gaudium) de ton Seigneur » (Mt 25, 21) ? Pour quand cette joie ? interroge alors Augustin. C’est à Paul qu’il emprunte la réponse (I Co 15, 51) : « N’est-ce pas pour le jour où nous ressusciterons tous sans être tous changés ? » (IX, 10, 25). Quant à Monique, ayant vu son fils revenir à la foi catholique, s’adressant à Augustin elle déclare, au  regard du choix qu’il vient de faire : « Tu es allé jusqu’à mépriser les félicités de la terre (felicitate terrena) et je te vois son serviteur. Qu’est-ce que je fais ici ? » (IX, 10, 26). Monique n’a qu’une hâte, s’établir là où règne la joie indestructible.

« La joie de Jésus-Christ en nous »

L’itinéraire qui a conduit Augustin et Monique jusqu’à cette joie céleste s’est réalisé sous le signe de la grâce. Augustin a dû passer de l’extérieur vers l’intérieur : il décrit sa vie loin de Dieu comme un « exil ». « Où étais-je ? Que j’étais loin, dans mon exil, des délices de ta maison, en cette seizième année de l’âge de ma chair » (II, 2, 4)  Et plus loin : « Ô les tortueux chemins ! Pauvre âme téméraire qui espéra loin de toi, avoir mieux que Toi ! Elle se tourne, elle se retourne, sur le dos, sur les flancs, sur le ventre, tout est dureté. Le repos unique, c’est Toi » (VI, 16, 26). Augustin s’étonne et se lamente à la fois de ce cœur humain qui est en « exil »: il se détourne du Bien suprême, le Seigneur, pour se tourner vers d’autres biens de moindre qualité, pensant y trouver son bonheur, jusqu’à ce qu’il perçoive l’appel à revenir à soi. C’est dans son cœur que se cache la source de la joie véritable. L’intériorité conduit  hors de l’exil, à la rencontre d’un plus intérieur  que moi-même, Dieu.

Il ne s’agit donc pas seulement de se tourner vers soi, que ce soit l’introspection, l’intime conviction, ou l’analyse psychanalytique : on s’y tourne vers soi-même, on ne rencontre que soi. Alors même qu’on y éprouve du plaisir, et de sains plaisirs, tels que le plaisir de comprendre, de découvrir, de décider, de se découvrir, de se guérir aussi, on ne trouve pas encore la joie. C’est que, pour Augustin, la vraie joie nous vient de Jésus-Christ et requiert donc une adhésion de foi. Tout comme certains philosophes de son temps, Augustin avait  déjà adhéré intellectuellement au christianisme, mais il était incapable de s’y fixer, faute d’accepter le Médiateur, le Christ, Verbe fait chair. Sa volonté restait divisée. « Or, la volonté nouvelle qui venait de naître  en moi – ô Dieu, seul charme véritable (sola certa iucunditas) – n’était pas encore à même de surmonter ma volonté ancienne, forte de son ancienneté » (VIII, 5, 10). La joie sûre (iucunditas), identifiée avec Dieu, lui est interdite tant que la volonté n’a pas fait un choix clair d’adhésion au Christ. Or, d’où peut venir la capacité d’y  adhérer, sinon du Christ ? Se référant à saint Paul (Rm 7, 22-25), il s’écrie : « Dans ma misère, qui donc aurait pu me délivrer de ce corps de mort, sinon ta grâce par Jésus-Christ notre Seigneur ? » (VIII, 5, 12)

« Quelle est la joie du Christ en nous, sinon qu’il daigne se réjouir de nous. Et quelle est notre joie dont il dit qu’elle deviendra entière sinon d’avoir communion avec lui ?  C’est pour cette raison qu’il avait dit au bienheureux Pierre: « Si je ne te lave pas, tu n’auras pas de part avec moi » (Jn 13, 8).

Sa joie en nous est donc la grâce qu’il nous a accordée ; cette grâce est aussi notre joie, mais de cette joie lui se réjouissait de toute éternité quand il nous a élus avant la création du monde (Eph 1,4), et nous ne pouvons pas dire avec vérité que sa joie n’était pas entière car Dieu ne se réjouissait jamais imparfaitement.

Mais cette joie qui était la sienne n’existait pas en nous puisque nous, en qui elle pourrait exister, nous n’existions pas encore et que nous n’avons pas commencé à être avec lui quand nous avons commencé à exister. En lui, au contraire, cette joie existait toujours puisque dans la vérité très certaine de sa prescience, il se réjouissait de ce que nous serions à lui. Par conséquent il avait déjà de nous une joie parfaite quand il nous voyait d’avance et en nous  prédestinant, car à sa joie ne pouvait se mélanger aucune crainte que ne se réalise pas ce qu’il savait d’avance qu’il allait faire. » (Homélies sur l’Evangile de Saint Jean, Tract. LXXXIII, 1)

« Je te rends grâce dans la joie » (IX, 13, 35)

La joie est donc un processus complexe pour Augustin. C’est la joie d’un autre qui est en moi, et cet autre c’est le Christ qui nous donne en partage sa propre joie. Si Dieu a envoyé l’Esprit, « par Celui qui est monté là-haut », c’est pour qu’il « ouvre les cataractes de ses dons afin que ce fleuve en son élan réjouît ta cité (laetificarent civitatem tuam) » (XIII, 13, 14). La Joie est un don de l’Esprit, envoyé par le Christ pour réjouir la cité de Dieu. Celui qui a reçu ce don de Dieu doit non  se replier sur lui-même, mais  se tourner vers les autres pour se faire don à son tour. Ce mouvement d’aller vers d’autres : c’est la Charité. Or, ce mouvement vient de Dieu, et c’est donc à Dieu, véritable source de la joie, que doit remonter notre action de grâce. Augustin invite l’homme dès lors à se glorifier non plus en lui-même, mais en Dieu.

« Moi, qui songeais à tes dons, ô Dieu invisible…je me réjouissais (gaudebam)  et te rendais grâces (gratias tibi agebam), me rappelant ce que je savais… » (IX, 11, 28)
« Oh ! s’ils se reconnaissaient hommes, les hommes ! et si celui qui se glorifie, se glorifiait dans le Seigneur ! Pour moi donc, ô ma louange et ma vie, ô Dieu de mon cœur, laissant un instant de côté les bonnes actions de ma mère, pour lesquelles je te  rends grâce dans la joie  (gaudens gratias ago), maintenant c’est pour  ses péchés que je t’implore » (IX, 13, 34-35)

La joie s’exprime dans l’action de grâce pour les dons et les bonnes actions. Ces dons sont gratuits. Ils proviennent de la pure libéralité de Dieu. Il n’y a donc pas lieu de s’en attribuer le mérite, mais il faut en  remercier le Seigneur. La langue latine permet de mieux saisir le mouvement de cette joie qui vient de Dieu et qui se plaît à donner. L’expression « ad te », qui signifie l’orientation « vers », traduit bien le dynamisme de la joie. C’est la rencontre, le fait d’aller vers l’autre qui me donne la joie. En effet, l’amour dans la théologie augustinienne se destine à Dieu et aux autres à cause de Dieu. Or, cet amour me fait entrer dans la joie. Ainsi, Augustin a une vision triangulaire de la joie, puisqu’elle circule entre trois pôles : Moi, Toi, Dieu. La joie de Dieu est, dans ce mouvement, médiatrice entre Moi et Toi. La joie authentique   a  sa source en Dieu ainsi que sa fin. Pour Augustin, Amour et joie ont une relation particulière, car il ne peut y avoir d’Amour sans joie. L’Amour et donc la joie sont rencontre de l’Autre, et le premier Autre, c’est celui qui est au plus profond de moi : Dieu. C’est dans cette joie-source que prend consistance toute joie humaine. C’est à elle qu’il convient donc de faire remonter toute action de grâce.

Au terme de ce bref aperçu, la joie chez Augustin est avant tout la réalisation d’une rencontre au plus profond de soi avec un Autre qui nous mène vers les autres. Ce mouvement est Amour, car l’Amour, selon la formule de Thomas Merton, se conserve par le don[2]. Pour Augustin, ce mouvement ne vient pas des impulsions corporelles, si bien qu’il tient pour suspect toute joie trop liée aux sens. Où la trouver ? En quoi consiste-t-elle ? Ses joies anciennes le remplissent aujourd’hui de tristesse. La joie à laquelle nous aspirons  ne  peut pas s’épanouir dans l’exercice d’une profession. L’un choisit d’être soldat, un autre au contraire ne veut rien en savoir. « Serait-ce que l’on prend sa joie, l’un ici (à être soldat), l’autre là (en ne le voulant pas) ? Oui, tous les hommes s’accordent pour déclarer qu’ils veulent être heureux, comme ils s’accorderaient, si on le leur demandait, qu’ils veulent se réjouir, et c’est  la  joie elle-même qu’ils appellent vie heureuse. Et même si l’un passe ici, l’autre là pour l’atteindre, il n’y a pourtant qu’un  seul but où tous s’efforcent de parvenir : la joie. » (X, 21, 31). En quoi consiste finalement la joie authentique ? Augustin conclut son enquête en disant que la vie heureuse, c’est éprouver de la joie pour Dieu (gaudere ad te), de Dieu (de te), à cause de Dieu (propter te) (X, 22, 32) :

« La voilà et il n’en est point d’autre. Et ceux qui pensent qu’il en est une autre, poursuivent une autre joie et non pas la vraie. Leur volonté pourtant ne s’écarte pas d’une certaine image de la joie. »

Philippe BERRACHED
Augustin de l’Assomption
Paris

 

Une fête continuelle (saint Augustin)

(Saint Augustin, in Ps 41, 9)

Quand les hommes célèbrent ici-bas les fêtes de leurs plaisirs, ils ont la coutume de poster devant leur demeure des orchestres, des joueurs de harpe, ou toute sorte de musiques propres à exciter leurs plaisirs et à y entraîner. Or, quand nous passons par là, que disons-nous de ces bruits ? « Que fait-on là ? » Et on nous répond qu’il y a une fête. On y célèbre, dit-on, une naissance, un mariage ; on tâche de donner un prétexte à ces chants déplacés, de couvrir d’une excuse un tel débordement. Dans la maison de Dieu, c’est une fête continuelle. Or, on n’y célèbre rien de ce qui passe. Cette fête éternelle, c’est le chœur des anges : voir Dieu à découvert, c’est une joie sans défaillance. Tel est le jour de fête que n’ouvre aucune entrée, que ne vient clore aucune fin. Cette fête éternelle et sans fin a, pour les oreilles du cœur, je ne sais quoi de chantant et de ravissant, si toutefois cela n’est couvert par  le vacarme du monde.

Augustin maître sirituel

La joie, ses implications pastorales, par Nicolas POTTEAU

La vie pastorale ne s’apparente pas toujours à un long fleuve tranquille. Accompagner ses frères vers la « patrie » en leur désignant la « voie » n’est pas de tout repos et donne parfois lieu à de nombreuses difficultés ou déceptions. A l’inverse, on peut y faire l’expérience d’intenses moments de joie partagés. Pasteur de l’Eglise d’Hippone pendant près de 40 ans, Augustin a rencontré ces deux réalités. Il peut être intéressant d’examiner comment il a relié cette joie expérimentée dans la pratique avec la vraie joie, identifiée à Dieu lui-même. Pour cela[1], nous étudierons trois domaines de son activité pastorale : l’accompagnement des catéchumènes, les dialogues de controverses et enfin son expérience de prédicateur.

« Si, lorsqu’il s’agit d’argent matériel,
Dieu aime qui donne avec joie,
combien plus lorsqu’il s’agit d’argent spirituel ! »

I. La joie dans le De Catechizandis Rudibus

La catéchèse fait partie intégrante du travail pastoral. Loin d’être sans difficulté, elle nécessite autant de savoir théorique ou pratique que de savoir-faire pédagogique. Certains animateurs se sentent parfois envahis par un sentiment d’impuissance face aux obstacles rencontrés. Comment faire pour transmettre le contenu de la foi ? pour améliorer un discours qui nous semble plat et ennuyeux ? Ces interrogations ne sont pas nouvelles. Diacre de l’Eglise de Carthage, Deogratias s’en ouvre à l’évêque d’Hippone, qui lui répond dans ce que l’on appellera le De Catechizandis Rudibus et qu’on a traduit sous  le titre : La première catéchèse[2].

Dieu aime qui donne avec joie !

Augustin commence par rassurer Deogratias sur la médiocrité présumée de son langage. Celle-ci provient surtout du décalage entre l’esprit et le discours, décalage inhérent à la parole humaine. Il n’y a pas à s’en inquiéter et lui-même peut constater cette distance dans ses prises de parole publiques. Mais là n’est pas l’essentiel. Augustin suggère plutôt de partir de Dieu, qui « aime celui qui donne avec joie » (Hilarem enim datorem diligit Deus) (2 Co 9,7). C’est son conseil principal :

« Si, lorsqu’il s’agit d’argent matériel, Dieu aime qui donne avec joie, combien plus lorsqu’il s’agit d’argent spirituel ! Mais la présence de cette joie à l’heure dite relève de la miséricorde de celui qui donne ses préceptes. Nous allons donc exposer ce que Dieu va nous suggérer, en premier lieu sur la méthode à suivre dans le récit – je sais que tu le veux -, ensuite sur ce que doivent être les préceptes et l’exhortation, et enfin sur les moyens d’acquérir cette joie (hilaritate) ». (Cat. Rud. 2,4)

La joie  jaillit de l’amour de Dieu

La première phase de la catéchèse doit révéler le Christ et son amour, depuis la création du monde jusqu’à la période actuelle de l’Eglise. En retour, à travers un cheminement qui passe par les vertus théologales, c’est l’amour que la catéchèse doit faire jaillir dans le cœur du catéchumène : « Quoi que tu racontes, raconte-le de telle manière que ton auditeur en entendant croie (audiendo credat), en croyant espère (credendo speret), et en espérant aime (sperando amet) » (Cat. rud. 4,8). Tourner (movere) et diriger (dirigere) le regard du néophyte vers l’amour de Dieu, tel est le but de la catéchèse.

La joie sera la force spirituelle qui permettra de faire découvrir l’objet du regard, c’est-à-dire cet amour de Dieu. Pour y réussir, le catéchiste peut compter sur la diffusion de cet amour que l’Esprit a déjà répandu dans son cœur comme dans celui de son auditeur. Cet amour permettra à l’enseignant de « transmettre avec agrément (suaviter) ce qui jaillit avec promptitude et joie (hilariter) de l’abondance de charité ». (Cat. rud. 14, 22). Dans l’acte catéchétique, l’amour joue donc un rôle capital : grâce à lui,  la transmission se fera dans la joie. Dans la catéchèse, la joie débute, se développe et se termine dans l’amour.

La joie d’être unis à des frères

Augustin considère ainsi la catéchèse comme une « conduite de l’âme fraternelle ». L’évêque invite le catéchiste à se décentrer et à partir d’abord du catéchumène.

Les deux dimensions de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain ne sont jamais loin l’une de l’autre. Augustin considère ainsi la catéchèse comme une « conduite de l’âme fraternelle ». L’évêque invite le catéchiste à se décentrer et à partir d’abord du catéchumène. Même si l’orateur ressent une froideur dans ses paroles, ce ne sera pas toujours le cas de l’auditeur, qui prendra plaisir (delectare) à écouter et éprouvera de l’ardeur dans son cœur. En accueillant cette joie de son auditeur, le catéchiste devient lui-même plus joyeux devant les progrès auxquels il assiste. Il prend courage et son éloquence devient plus aisée. On entre alors dans une relation dynamique entre le catéchiste, le catéchumène et Dieu, marquée par la joie. Celle-ci pourra encore augmenter avec le contenu de l’enseignement qui tournera les regards vers la joie de la Cité d’en haut. (Cat. rud. 7,11).

Mais que faire lorsque le catéchiste est pris de lassitude, jugeant son propre enseignement trop répétitif ? Augustin l’invite à porter son regard sur le catéchumène et la joie qu’il éprouve à passer de l’erreur à la vérité. Le catéchiste est comparable à celui qui guide un étranger dans une ville qu’il connaît lui-même par cœur, mais qui éprouve la joie de servir (Cat rud. 12,17). Animé par la joie, le catéchiste deviendra de plus en plus courageux dans son enseignement. Au terme du parcours, la joie permettra aux deux parties d’être unies dans leur amour de Dieu et d’accéder à une joie invincible. Si les amateurs d’un même comédien ou conducteur de chars s’unissent dans leur affection, pourquoi les chrétiens ne feraient-ils pas de même ?

« Si dans les spectacles tu désirais la compagnie et l’affection de ceux qui aimaient comme toi tel conducteur, tel chasseur ou tel histrion, combien plus dois-tu éprouver de joie (delectare) à être uni à ceux qui avec toi aiment Dieu, car qui l’aime n’aura jamais à rougir ; car, non seulement Dieu ne peut lui-même être vaincu, mais encore il rend invincibles ceux qui l’aiment ». (Cat rud. 25,49).

L’expérience d’une joie trop humaine

« Celui à qui Dieu accorde la suavité (suavitatem), c’est-à-dire à qui, par sa bonté, il fait trouver des délectations dans le bien, à qui, pour m’expliquer encore plus clairement, Dieu donne l’amour de Dieu, et du prochain en vue de Dieu, celui-là doit assurément prier avec insistance, pour qu’un si grand don s’accroisse à son profit »

La joie est une réalité humaine complexe et multiforme, que l’on peut tourner vers soi-même ou vers les autres, vers les choses matérielles ou vers Dieu. Augustin propose à Deogratias un double itinéraire pour convertir la joie que l’on rencontre dans la pastorale. Il s’agit tout d’abord de passer d’une expérience actuelle du plaisir (delectatio suavitatis) à une joie plus spirituelle (suavitas spiritualis) ainsi que d’une joie humaine (gaudium hominis) à une joie éternelle (gaudium aeternitatis).

En bon rhéteur, Augustin ne connaît que trop bien l’importance du plaisir que peut éprouver l’auditeur à écouter un discours. Ce plaisir lui permet d’y faire adhérer plus facilement. Comme le disait Cicéron, « instruire est une nécessité, plaire un agrément (delectare suavitatis), émouvoir une victoire » (De Doctrina Christiana, IV, 22, 27). Si parler de manière agréable permet de faire passer le message plus facilement, Deogratias ne doit pas pour autant négliger le contenu de son enseignement, qui est de loin le plus important et qui doit ouvrir son cœur à la joie spirituelle (delectatio spiritualis). Aux yeux d’Augustin, la  delectatio suavitatis dont parle Cicéron peut être bonne ou mauvaise, en fonction de ce vers quoi elle est orientée. Dieu est le critère de la bonne joie qui fait trouver son plaisir dans le bien :

« Celui à qui Dieu accorde la suavité (suavitatem), c’est-à-dire à qui, par sa bonté, il fait trouver des délectations dans le bien, à qui, pour m’expliquer encore plus clairement, Dieu donne l’amour de Dieu, et du prochain en vue de Dieu, celui-là doit assurément prier avec insistance, pour qu’un si grand don s’accroisse à son profit » (Ennarationes in Psalmos 118/17,2).

Cette delectatio suavitatis, trop humaine, que le rhéteur Augustin savait éveiller, doit ouvrir désormais chez l’orateur chrétien la voie à la suavitas spiritualis et à la délectation du bien spirituel, « afin que notre terre donne son fruit » (Ps 84,13), c’est-à-dire afin que nous fassions vraiment bien ce qui est bien, non point par la crainte d’un mal charnel, mais pour la joie du bien spirituel (boni spiritualis delectatione). (En. Ps. 118/22,7). La delectatio, qui inclut la dimension de plaisir, se voit désormais transformée par l’amour de Dieu en delectatio spiritualis.

La vraie joie a sa source en Dieu

La joie qu’éprouve l’homme (gaudium hominis) peut elle aussi être bonne ou mauvaise. Se réjouir du mal, à l’imitation du diable (Cat. rud. 11,16) ou s’orienter vers le plaisir sensuel sont deux exemples de mauvaises formes de la joie. La bonne joie sera celle qui vient de Dieu qui aime l’homme et que celui-ci craint en retour. L’amour de Dieu sera lié à sa bonté, sa crainte à la vérité. La joie éternelle (gaudium aeternitatis) est accessible à celui qui accepte et qui éprouve la miséricorde de Dieu. Miséricorde et justice de Dieu sont inséparables et se rejoignent dans la vérité. Celui qui ignore la miséricorde de Dieu doit d’abord percevoir sa vérité, mais celui qui connaît déjà cette miséricorde se réjouira de sa vérité. (En. Ps 39,19).

La joie que l’on retrouve dans la catéchèse comporte donc des aspects très concrets : la douceur (suavitas) de la parole du catéchiste, la joie (gaudium) du catéchumène qui découvre la vérité, réjouissant en retour celui qui le guide. La joie impulse ainsi un dynamisme à l’action pastorale, encourageant catéchistes et catéchumènes à se tourner vers l’unique source de la joie, l’amour de Dieu. Celui-ci fait goûter à la douceur spirituelle (suavitas spiritualis) et à la joie éternelle (gaudium aeternitatis)

II La joie  dans les dialogues de controverse

Dans l’exercice de sa charge pastorale, l’évêque d’Hippone est également confronté à des adversaires théologiques,  qui se proclament les vrais chrétiens ou la vraie Eglise du Christ. Les principales traces que nous conservons de ces joutes théologiques et pastorales sont les « dialogues de controverse », dont les interlocuteurs sont les manichéens, les donatistes, les pélagiens, et d’autres encore. Le thème de la joie est loin d’être absent de ces débats. Nous nous intéresserons ici, à titre d’exemple, au Contra Faustum. Faustus est un docteur manichéen qui dénonce les erreurs des Juifs et donc des chrétiens qui pour lui ne sont que des « semi-chrétiens ».

On sait que Mani a emprunté de nombreux éléments au christianisme[3], mais il les a mêlés d’emprunts à d’autres religions, dont le bouddhisme et le mazdéisme, ainsi qu’aux christianismes de tendance gnostique. Sa religion est dualiste, marquée par une forte dépréciation de tout ce qui est matériel. Il distingue un principe du Bien et un principe du Mal. Celui-ci a été à l’œuvre dans la création et il s’identifie avec le Dieu de l’Ancien Testament. La doctrine mystique et ascétique des manichéens propose donc une libération par la connaissance, dont Jésus a été l’un des maîtres. Elle implique un refus du Dieu créateur et des Ecritures juives, tandis que les passions sont nécessairement mauvaises, puisque charnelles. La joie n’est donc qu’un facteur qui mène à la volupté sensuelle et à la satisfaction effrénée des plaisirs.

Dieu se sentit transporté de joie à la vue de son œuvre !

« Auditeur » manichéen pendant une bonne partie de sa jeunesse, Augustin connaît  bien les positions de ses adversaires. Avec une certaine ironie, il leur accorde le titre de pseudo-chrétiens, tandis qu’il voit un encouragement à être qualifié de « semi-chrétien ». Comme avec les catéchumènes, c’est déjà un point d’appui pastoral pour l’édification du Corps du Christ. Il cite pour cela l’apôtre Paul qui disait aux Colossiens:

Cette joie divine concerne l’humanité, puisque le Créateur a ensuite promulgué une loi faisant le bonheur de l’homme. Celui-ci, s’il la suit, peut y trouver la vie et la joie (cf Dt 30).

« ‘Je vois avec joie (gaudens) votre genre de vie et ce qui manque à votre foi dans Jésus Christ (Col 2,5).’ Il [l’Apôtre] voyait sans doute un édifice spirituel, comme il le dit ailleurs en ces termes : ‘Vous êtes l’édifice de Dieu (1 Co 3,9)’. Ainsi, dans cette construction, il cernait et interrogeait de quoi il se réjouissait (gauderet) et de quoi il s’efforçait. Il se réjouissait de ce qu’il voyait, et il s’efforçait d’attribuer ce qu’il percevait : l’édifice encore à conduire au sommet de sa perfection » (Contra Faustum I, 3).

Augustin suspecte les manichéens de louer le soleil et la lune, en qui ils voient des symboles de la lumière divine. Les chrétiens, eux,  ne louent que Dieu, l’auteur de la création. Celle-ci n’est pas issue d’une dégradation de l’esprit dans la matière, mais elle est bonne. Dieu y trouve une occasion de s’en réjouir, il se « sentit transporté de joie à la vue de son œuvre achevée » (Contra Faustum XIV, 11). Cette joie divine concerne l’humanité, puisque le Créateur a ensuite promulgué une loi faisant le bonheur de l’homme. Celui-ci, s’il la suit, peut y trouver la vie et la joie (cf Dt 30).

Le débat se poursuit ensuite sur le terrain des passions. Pour les disciples de Mani, le corps est une source de malheur. Le salut réside dans la délivrance de la prison corporelle. Issues de la condition charnelle de l’homme, les passions doivent donc être combattues. Les manichéens préfèrent s’abstenir d’avoir des enfants, pour leur éviter de partager la triste condition humaine. Même si la culture philosophique platonicienne qui a nourri Augustin est peu encline à lui donner une haute estime des passions, il se montrera beaucoup plus modéré que ses adversaires. Il admet, dans une certaine mesure, une possibilité de succomber à la délectation charnelle (carnis delectatio), mais sous l’emprise de la raison (C. Faust. XXII, 30). Il en va en effet de la survie de l’espère humaine et de la possibilité d’accueillir la vie donnée par Dieu. Mais en aucun cas on n’y trouvera la vraie joie.

Dieu change mon deuil en joie !

Cette vraie joie est une nouvelle fois celle de l’homme orienté vers la louange de Dieu. Le chrétien n’y est pas seul, il partage la condition de l’ensemble du corps du Christ, ce qui fait que « si l’un des membres souffre, tous les autres souffrent avec lui ; ou, si l’un des membres a quelque avantage, tous les autres s’en réjouissent avec lui (1 Co 12,27) ». Après la fin des temps, la pérégrination de l’Eglise se changera en gloire du salut éternel, ce qui sera une occasion de joie pour tous, en reprenant l’exclamation du Psaume 29,12.15 :

« Vous avez changé mon deuil en joie, vous avez déchiré mon sac, et vous m’avez environné de joie, afin que ma gloire chante vos louanges, et que je ne ressente plus les aiguillons de la douleur ».

Dans ses dialogues, où il affronte les adversaires de l’Eglise, Augustin a le souci constant de guider ses interlocuteurs vers la Vérité, c’est-à-dire le Christ, en se laissant instruire par le Maître Intérieur. Lui seul peut procurer la vraie joie, le pasteur conçoit son service comme devant conduire à la plénitude de la joie. Au final, il y aura toujours une grande joie à voir celui qui avançait dans une mauvaise direction retrouver le chemin qui conduit  à la patrie. Cette joie est à l’image de celle du père qui voit revenir à la maison l’enfant prodigue (Lc 15,11-32).

III. La joie du pasteur dans l’exercice de son ministère

La prédication est le troisième axe important du ministère pastoral d’Augustin. Après la catéchèse, qui initie à la foi chrétienne, et les controverses, qui la défendent contre ses adversaires, l’activité pastorale la plus quotidienne est la prédication.  Celui qui n’a pas oublié son talent de rhétoricien a eu de nombreuses occasions de prêcher à ses fidèles, ceux d’Hippone, mais aussi d’ailleurs. Nous disposons de recueils assez importants qui nous permettent d’évaluer le rôle de la joie dans sa prédication.

Acclamez Dieu par vos cris de joie !

Le prédicateur doit essentiellement trouver sa joie dans le service qu’il rend dans la prédication. Comme la fidélité et la sincérité, la joie doit s’inscrire dans ce service. Ainsi, dans la lettre 142, Augustin demande à ses prêtres d’accomplir ce service de la prédication  avec joie :

Chacun a donc à s’acquitter de son service avec joie. Pour le pasteur, sa joie sera de voir les hommes progresser dans la parole de Dieu. De même que l’ouvrier se réjouit quand il voit qu’il n’a pas travaillé pour rien et que la moisson est abondante, le pasteur se réjouira lorsqu’il verra dans  le peuple chrétien les progrès de la Parole de Dieu (Sermon 83,12.15).

« Accomplissez fidèlement et joyeusement (fideliter et hilariter), chacun selon votre rang, vos devoirs ecclésiastiques. Acquittez-vous sincèrement (sinceriter) des fonctions de votre ministère pour ce Dieu, par qui nous sommes compagnons dans le service de Dieu, et à qui nous devons un jour rendre compte de toutes nos actions. » (Ep. 142,4)

Il en va de même pour les fidèles. C’est également dans le service rendu qu’ils doivent trouver leur joie. Ils sont tentés d’applaudir le prédicateur pour ce qu’il vient de le dire, mais pour Augustin, c’est dans leur vie que doit se manifester et se vérifier  la  joie que suscite en eux l’écoute du prédicateur. Les bonnes actions seront une manière de rendre gloire au Seigneur. Commentant ainsi le Ps 46 (« Tous les peuples battez des mains, acclamez Dieu par vos cris de joie »), il explique ainsi aux fidèles :

« Que veut dire : applaudissez ? Réjouissez-vous. Mais pourquoi, des mains ? C’est-à-dire par vos bonnes œuvres. Ne vous réjouissez pas de la bouche, en cessant d’agir des mains. Si vous vous réjouissez, applaudissez des mains » (En. Ps. 46,3).

Chacun a donc à s’acquitter de son service avec joie. Pour le pasteur, sa joie sera de voir les hommes progresser dans la parole de Dieu. De même que l’ouvrier se réjouit quand il voit qu’il n’a pas travaillé pour rien et que la moisson est abondante, le pasteur se réjouira lorsqu’il verra dans  le peuple chrétien les progrès de la Parole de Dieu (Sermon 83,12.15). Augustin peut alors définir le chrétien comme celui qui progresse tous les jours en Dieu et se réjouit toujours de lui ou de ses dons (cf Sermon 16A, 1).

Joie et progrès sont intimement liés : la joie est l’aliment spirituel du progrès, tandis que le progrès vise la joie éternelle. On peut parler d’une joie actuelle et d’une joie à venir. Mais pour saisir cette joie éternelle, qui est encore à venir, le chrétien doit la pressentir et la connaître dès maintenant. Cela ne sera possible que s’il fait l’expérience du Christ, qui a introduit la vraie joie déjà dans le monde.

Que votre joie soit parfaite !

La vraie joie que peut éprouver le chrétien vient de Dieu lui-même. Dans l’Evangile de Jean, Jésus explique à ses disciples : « Je vous ai dit ces choses, afin que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite ». (Jn 15,11). Pour Augustin, c’est la grâce de Dieu qui fait notre joie. Dès avant la création du monde, nous avons été élus et Dieu se réjouissait d’avance de nos progrès. Du côté de Dieu, cette joie était parfaite dès l’origine, puisqu’on ne peut dire que le bonheur de Dieu était imparfait. De notre côté, elle est en progrès et tend vers la perfection, mais elle ne l’atteindra qu’à la résurrection  :

« La joie […] a commencé à être en nous lorsqu’ils nous a appelés, et c’est avec raison que nous appelons notre joie cette joie qui doit un jour faire notre bonheur. Et cette joie s’accroît et se développe de jour en jour, et elle tend continuellement vers sa perfection. Elle commence dans la foi qui nous régénère, elle aura son parfait accomplissement avec la résurrection qui sera notre récompense ». (Commentaire de l’Evangile de Jean  83, 1)

La joie comme la grâce nous sont donc données dès le baptême où nous devenons fils de Dieu, et tout au long de l’existence. Ce chemin de joie, inauguré par le Christ, est orienté vers notre propre résurrection. Il sera achevé lorsque nous pourrons goûter à la joie éternelle du Christ. C’est là qu’elle atteindra sa perfection. Tout ce qui contribuera à progresser sur ce chemin, pour soi-même ou pour les autres, participe déjà à la joie du Christ et devient source de joie. « Progresser vers sa propre perfection » et « être utile aux autres » sont donc deux orientations fondamentales de la « pastorale de la joie».

Mets ta  joie à écouter Dieu !

Augustin recommande ainsi de se préparer dans la foi à cette plénitude de la joie en écoutant Dieu.  Ecouter Dieu, cela signifie accueillir sa Parole dans son cœur et la recevoir avec humilité.

La joie est pour Augustin inséparable de l’humilité. Elles sont les antidotes respectifs au  désespoir et à l’orgueil. Le Christ a indiqué aux hommes la « voie de l’humilité », par le fait même que le Verbe ait pris chair pour venir habiter parmi les hommes. (Confessions VII, 9, 13). Il s’est ainsi manifesté dans l’humilité et c’est par elle que l’homme peut voir le Christ. Cette vision est possible ici-bas, dans l’espérance de la vie future (En. Ps. 99,8). Mais ce n’est que l’anticipation de ce que l’on verra dans l’éternité, où l’homme atteindra cette joie pleine et parfaite. Le prédicateur n’aura de cesse d’orienter le regard des fidèles vers cette joie éternelle.

Augustin recommande ainsi de se préparer dans la foi à cette plénitude de la joie en écoutant Dieu.  Ecouter Dieu, cela signifie accueillir sa Parole dans son cœur et la recevoir avec humilité. Ce qui est vrai pour le fidèle l’est aussi pour le pasteur. Tous deux trouvent leur joie dans cette écoute. La figure de Jean-Baptiste est pour Augustin à cet égard un modèle éloquent, lui qui écoute et se proclame dans la joie à être l’ami de l’époux :

« Cette joie (gaudium) était connue de l’ami de l’Epoux qui disait : « L’Epoux est celui à qui est l’Epouse ; mais l’ami de l’Epoux se tient debout et l’écoute » (Jn 3,29). Il se tient debout, parce qu’il écoute. […] « L’ami de l’Epoux se tient donc debout et l’écoute, et il se réjouit (gaudet) d’une grande joie (gaudio) à cause de la voix de l’Epoux ».  Ce n’est point sa propre voix, c’est celle de l’Epoux. Cependant, il ne dérobait point au peuple la connaissance de cette voix qu’il entendait secrètement » (Sermon. 179,2,2)

En refusant d’être considéré comme le Messie, Jean-Baptiste a fait preuve d’humilité, orientant ses disciples vers celui qui est l’Agneau de Dieu. Les bons pasteurs sont ceux qui suivent le modèle du cousin de Jésus et se réjouissent de la voix de l’Epoux. A travers eux, c’est le Christ qui fait paître son troupeau. C’est donc sa voix qu’ils font entendre, sa charité qui les anime (En. Ps. 46,13).

Par conséquent, si un pasteur peut être qualifié de « bon », c’est uniquement parce qu’il participe à la bonté du Pasteur unique. Le prédicateur qui se contenterait d’une joie uniquement liée à son talent a une attitude comparable à celle des pharisiens. Il est guetté par l’orgueil. Pour l’éviter, il doit se laisser instruire par le seul Maître. La condition du disciple qui écoute et se réjouit est donc préférable à celle du docteur qui parle et y trouve son plaisir. Quand la parole est-elle nécessaire ? Lorsque l’on a affaire à quelqu’un d’ignorant. Car, précise Augustin,

« Tu t’exerces ou tu prouves ta doctrine, non selon ta volonté, mais selon la nécessité. Mets ta joie à écouter Dieu, ne parle que par nécessité, et tu ne seras pas l’homme intempérant de langage que l’on ne peut diriger » (En. Ps. 139,15).

Conclusion

A travers son expérience pastorale, Augustin sait discerner la joie, que ce soit dans la catéchèse, les dialogues de controverse ou la prédication. Service de ses frères, l’activité pastorale doit être entièrement orientée vers le Christ, qui est la vraie Joie. Il est possible de faire l’expérience d’une joie humaine, en voyant par exemple le progrès des chrétiens ou bien  en expérimentant la fraternité. S’il est animé par la joie et s’il vit ce qu’il annonce, le pasteur sera plus convainquant. Il trouvera un modèle dans le Christ qui l’invite à emprunter la voie de l’humilité et à ne pas se limiter à l’expérience actuelle de la joie terrestre. Celle-ci n’est en effet qu’un avant-goût de la joie éternelle. A travers cela, Augustin nous rappelle que l’homme est toujours orienté vers Dieu et qu’il ne trouvera pas son repos tant qu’il n’y demeurera pas. (cf Confessions I, 1).

Nicolas POTTEAU
Augustin de l’Assomption
Strasbourg

Alleluia, le chant du voyageur, par Marcel NEUSCH

Dans la liturgie, la joie s’exprime de façon privilégiée par un vibrant « alleluia », notamment à l’annonce de la résurrection. C’est le chant du temps pascal. Augustin prend très souvent soin d’en expliquer la signification, car le chrétien doit avoir l’intelligence de son chant. Dès que l’occasion s’en présente, en particulier dans ses homélies et ses commentaires des psaumes, il souligne le sens du terme hébreu, en le traduisant en latin par : Laudate Deum (Louez Dieu) ou même : Laudemus eum qui est (Louons celui qui est (s. Denis 7, 1). L’alleluia, explique-t-il dans un sermon, anticipe la vie céleste qui nous est promise et qui nous le fera chanter de façon ininterrompue et sans lassitude. A cette occasion, renvoyant à l’étymologie du terme hébreu, il distingue deux périodes liturgiques, avant et après Pâques, l’alleluia étant le signe distinctif du temps postpascal et en même temps la préfiguration de la joie céleste.

« Durant ce temps de notre exil, nous disons l’alleluia
pour nous consoler des fatigues de la route ;
c’est maintenant pour nous le chant du voyageur. »

Un chant de louange

Revenons d’abord sur le sens du terme. Il est évident aux yeux d’Augustin que l’alleluia, « chant nouveau de l’homme nouveau », est un chant de louange adressé à Dieu. Chaque fois qu’il rencontre le terme hébreu, surtout au début des psaumes, il le traduit en latin (laudare), et même il en explique le sens à partir de sa racine hébraïque, en dégageant ses deux composantes : allelu/ia. L’alleluia exprime la joie de ceux que Dieu a sauvés de la mort, même s’ils ne le sont encore qu’en espérance.

« Nous traversons maintenant la vie qui est représentée par le temps de carême ; nous ne sommes pas encore en possession de cette vie, figurée par les cinquante jours qui suivent la résurrection du Seigneur ; mais nous l’espérons, cette espérance nous en inspire l’amour, cet amour nous fait louer  Dieu, qui nous l’a promise, et ces louanges, c’est l’alleluia que nous chantons. Que signifie alleluia ? C’est un mot hébreu qui veut dire : Louez Dieu. Allelu louez, ia Dieu. Ainsi donc en chantant alleluia, c’est-à-dire Louez Dieu, nous nous excitons mutuellement à bénir Dieu, nous célébrons ses louanges, et nos cœurs nous font entendre en son honneur, par le chant de l’alleluia, des sons plus harmonieux que les sons d’une lyre » (Sermon 243, 8)

Mais alors, pourquoi garder  le terme hébreu, qui reste incompris, et pourquoi ne pas chanter ces louanges de Dieu en latin ? C’est ici qu’intervient une autre explication. Augustin fait appel à l’autorité de la tradition. Dans le  De doctrina christiana, s’il insiste sur l’indispensable nécessité de connaître les langues, grec et  hébreu, pour entrer dans l’intelligence des Ecritures et comprendre le sens exact de tel ou tel mot utilisé dans les traductions latines, il fait remarquer cependant qu’il y a des termes intraduisibles tel Hosanna, et que d’autres, bien que traduisibles, sont tellement  consacrés par l’usage qu’on doit les garder dans leur langue originelle. Aussi les a-t-on « conservés dans leur forme antique », tels Amen, Alleluia, et autres. Ce sont là des termes qui jouissent d’une « autorité particulièrement sainte » (II, 16. BA 11, 2).

Le temps pour l’alleluia

« Durant ce temps de notre exil, nous disons l’alleluia pour nous consoler des fatigues de la route ; c’est maintenant pour nous le chant du voyageur ; mais en suivant cette route souvent si pénible, nous nous dirigeons vers le repos de la patrie où, toutes nos occupations ayant  cessé, nous n’aurons plus qu’à chanter l’alleluia. » (Sermon 255, 1)

A plusieurs reprises, Augustin indique que, de son temps, en Afrique du Nord, l’Alleluia était dans la liturgie exclusivement réservé aux cinquante jours qui séparent Pâques de la Pentecôte. Son chant célèbre la joie de la résurrection  promise  par le Christ. Au carême, image des misères de la vie ici-bas, succèdent ainsi des jours de joie, mais ceux-ci ne sont encore qu’un avant-goût de la joie éternelle. Durant ces cinquante jours entre Pâques et la Pentecôte, temps intermédiaire entre des jours de misère qui continuent à être notre lot, et la joie pleine, dont ils sont un pressentiment, l’alleluia se chantait « tous les jours ». Augustin aime souligner le contraste entre le temps du carême qui précède Pâques et le temps qui suit la fête. Le carême symbolise la vie présente avec ses misères, tandis que le temps postpascal symbolise en l’anticipant la joie de la vie éternelle.

L’alleluia est ici-bas le chant qui accompagne notre marche vers la patrie. « Nous y trouvons un nouveau charme » et une consolation (Sermon 255, 1): « Durant ce temps de notre exil, nous disons l’alleluia pour nous consoler des fatigues de la route ; c’est maintenant pour nous le chant du voyageur ; mais en suivant cette route souvent si pénible, nous nous dirigeons vers le repos de la patrie où, toutes nos occupations ayant  cessé, nous n’aurons plus qu’à chanter l’alleluia. » (Sermon 255, 1). Voici comment Augustin met en évidence le  contraste, dans son commentaire d’un psaume, entre le sens de l’avant et de l’après Pâques :

« Le temps qui précède Pâques est le symbole des tribulations actuelles ; le temps où nous sommes, et  qui  suit Pâques, est le symbole  de cette félicité dont nous jouirons plus tard. Nous célébrons dès lors avant Pâques notre vie actuelle, et après Pâques, nos fêtes sont le symbole de ce bonheur qui n’est pas encore le nôtre. Aussi l’un de ces temps  est-il passé dans le jeûne et la prière, et dans l’autre, nous nous relâchons de nos jeûnes, pour chanter les louanges de Dieu ; c’est ce que nous marque le cantique alleluia » ( in Ps 148, 1).

Ces cinquante jours après Pâques sont cependant des jours éphémères qui n’offrent pas encore une joie durable. « Quand l’alleluia nous revient au temps fixé, avec quelle joie ne l’accueillons-nous pas ? Quelle nostalgie quand il  nous faut lui dire adieu » (Guelf. 8, 2). Fort de l’espérance née à Pâques, l’alleluia anticipe sur le jour qui n’aura pas de fin, où nous partagerons pleinement le destin du Ressuscité. « Voici les jours de chanter alleluia… Ces jours qui viennent passeront, il est vrai…Mais ils nous désignent ce jour par excellence, qui ne vient point, qui ne passe point, qui n’est pas annoncé par le jour d’hier, ni chassé par un lendemain » (in Ps 110,1).

L’éternité n’est pas ennuyeuse

Ce ne seront pas seulement nos lèvres qui prononceront ces syllabes fugitives : Amen, Alleluia ; c’est notre cœur aussi qui les dira…Sans le moindre ennui, et dans une délectation perpétuelle, nous contemplerons le vrai…, tout brûlants  d’amour pour cette vérité, nous livrant à elle dans un délicieux et chaste embrassement… » (Sermon 362, 29).

Augustin sait qu’il existe des régions où l’alleluia est chanté en dehors de ces cinquante jours qui suivent Pâques (Lettre 36, 18 ; 55, 32), mais toutes les Eglises s’accordent pour dire que son lieu privilégié est le temps postpascal, si bien que l’alleluia, le cantique nouveau, est maintenant  chanté par « le monde entier et par  toutes les nations »,  « de la voix, du cœur et par leur vie » (in Ps  149, 16). S’il est un trait qui caractérise les cinquante jours, c’est qu’ils sont l’esquisse de la gloire à venir, un « avant-goût de la Cité de Dieu. « Ce temps de tristesse, dont les jours de carême sont le symbole, est maintenant notre partage, et il se personnifie en nous ; mais le temps de la joie, du repos, du règne éternel, dont ces jours-ci sont l’emblème, nous le figurons par le chant de l’alleluia, mais nous ne possédons point  encore ce  qui fait l’objet de nos louanges. » (Sermon 254, 5 ; 252, 9).

Augustin distingue dès lors dans ce chant de l’alleluia, deux temps, le temps ici-bas où il scande la marche du voyageur , soutenu par l’espérance née de Pâques, et l’éternité, où l’alleluia deviendra le chant des sauvés. Alors, tout ce qui est passager disparaîtra, et l’amour  trouvera  son plein épanouissement. « Lorsqu’après ces travaux nous parviendrons au repos éternel, notre unique affaire sera de louer Dieu, notre seule occupation, de chanter alleluia » (Sermon 252, 9). « Oh ! le bienheureux alleluia de là-haut, dans quelle sécurité nous le chanterons, là où il n’y aura plus d’adversaire ; où toute inimitié fera place à une inaltérable amitié ! » (Sermon 256, fin). Augustin prévient néanmoins une objection : ce chant de l’alleluia, répété sans interruption, est-ce une occupation si enviable ? Ne risque-t-on pas d’être saisi par l’ennui ?

« Amen, Alleluia ! Que vous en semble, mes  frères ! A peine ces mots ont-ils retenti à vos oreilles, que je vous vois tout joyeux ! Mais n’allez pas de nouveau revenir à des pensées charnelles en vous disant : «Voilà quelqu’un qui se tient debout et qui répète tout le long du jour : Amen, Alleluia ! Ne va-t-il pas sécher d’ennui, et s’endormir au bruit de ces paroles ? Il n’aspirera qu’à se taire ! » Et vous vous prenez à penser que voilà bien une occupation peu enviable et loin d’être souhaitable, que de se répéter ainsi les uns aux autres : Amen, Alleluia , et de le redire toujours ! Qui pourrait donc y tenir ? Je m’en vais essayer de vous expliquer cet état, autant du moins que je le pourrai. Ce ne seront pas seulement nos lèvres qui prononceront ces syllabes fugitives : Amen, Alleluia ; c’est notre cœur aussi qui les dira…Sans le moindre ennui, et dans une délectation perpétuelle, nous contemplerons le vrai…, tout brûlants  d’amour pour cette vérité, nous livrant à elle dans un délicieux et chaste embrassement… » (Sermon 362, 29).

Augustin ne s’en tient pas  seulement  à justifier le chant de l’alleluia dans le temps liturgique. Il n’y voit pas uniquement une préfiguration de la joie qui comblera le cœur de  l’homme dans l’au-delà. Il faut ajouter deux précisions. La première pour souligner que l’alleluia est le chant de tout le peuple de Dieu, ancien et nouveau testament. Augustin s’en explique à l’occasion de son commentaire du  Psaume 106 qui, à l’instar du Psaume 105, s’ouvre par un double alleluia. Il voit dans ce dédoublement le symbole des deux peuples, Israël et l’Eglise : « L’un est le chant du peuple d’Israël, et l’autre est le chant de toute l’Eglise de Dieu répandue dans toute la terre » (in Ps 106, 1). La seconde précision porte sur la nature de ce chant de l’alleluia. Il ne relève pas seulement de la compétence musicale. « Ils peuvent bien tous se signer du  signe du Christ ; tous répondre : Amen ; tous chanter : Alleluia ; être tous baptisés, entrer dans les églises, bâtir les murs des basiliques, les fils de Dieu ne se discernent des fils du diable que par la charité…. » (in Jo Ep V, 7). Le chant  de l’alleluia  n’est donc pas d’abord une question de voix, mais de vie.

Marcel NEUSCH
Augustin  de l’Assomption

Bibliographie

On pourra trouver d’autres références dans : Les plus beaux sermons de saint Augustin, réunis et traduits par Georges  Humeau, t. III. Et. Aug., 1986, voir table analytique « alleluia ».
Augustinus Lexikon, article « alleluia », de Martin Klöckener. En allemand.

Augustin dans l'histoire

Le dégagement joyeux, par Cécile RENOUARD

Le dégagement joyeux ? Dans le vocabulaire des Religieuses de l’Assomption, c’est une attitude humaine et spirituelle. Les pages qui suivent voudraient montrer son actualité. Elles s’attachent tout d’abord à décrire cette attitude (I) pour étudier comment elle est enracinée dans l’expérience spirituelle de Marie-Eugénie Milleret (II), avant de regarder comment elle peut être une orientation de vie, même sans référence à Dieu (III), au nom même d’une définition de Dieu comme « dégagement joyeux » (IV).

I – Une attitude…

« C’est la disposition à prendre toutes choses du côté de Dieu, de son amour, à accueillir avec confiance tout ce qui vient de lui, à traverser les contradictions et les souffrances inhérentes à l’existence, sûres que rien ne peut nous séparer de lui. »

La Règle de Vie des Religieuses de l’Assomption définit ainsi le dégagement joyeux: « C’est la disposition à prendre toutes choses du côté de Dieu, de son amour, à accueillir avec confiance tout ce qui vient de lui, à traverser les contradictions et les souffrances inhérentes à l’existence, sûres que rien ne peut nous séparer de lui. » Il s’agit d’une disposition, d’une attitude ; cette manière d’être et de se rapporter aux choses prend sa source dans l’amour de Dieu reçu et donné à chacun comme modèle pour son propre regard et sa propre manière de vivre.

Il a une visée : aimer pleinement le monde, les autres, sa propre existence ; il ne s’agit pas d’un regard béat sur la réalité, il ne supprime pas la souffrance, mais celle-ci peut être vécue dans la confiance, la foi, la certitude que l’amour a le dernier mot. Dans une instruction à ses sœurs, où elle définit l’esprit de l’Assomption, Marie-Eugénie écrit, à propos du dégagement joyeux : « Je crois que, dans un dégagement joyeux, l’esprit de l’Assomption laisse de côté les lamentations, mais cherche ce que Dieu veut que nous fassions pour tirer des choses qui arrivent le meilleur parti possible pour son service et pour sa gloire; une parole de la sainte Écriture domine tout cela saintement et parfaitement: tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu. »[1] Le dégagement joyeux est donc à la fois une manière de vivre, une manière d’être et de penser : l’attitude de fond consiste à se détacher, ou à se laisser dégager de soi pour pouvoir aimer de façon non accaparante, pour voir plus large et plus profond.

Cette perspective rejoint bien l’analyse faite par un théologien allemand contemporain, E. Jüngel qui caractérise l’amour humain par ce double mouvement de détachement et d’attachement: “Détachement de soi-même et attachement à l’autre sont radicaux. C’est l’abandon. […] Le toi aimé représente pour le moi aimant plus que sa propre existence. Et c’est justement pour cela […] que le toi aimé devient pour lui la source d’un nouvel être.”[2] La relation aimante à l’autre s’oppose à un rapport à soi sous le mode de la possession, puisque justement elle consiste à se désapproprier de soi pour être; elle substitue l’être à l’avoir. “C’est en se recevant d’un autre que celui qui aime est. […] Dans l’amour, l’avoir devient un être parce qu’il est aussi originellement un être possédé. L’événement de l’amour est l’événement le plus intensif du retrait de soi et d’un rapport à soi nouveau et créateur.”[3] Le dégagement joyeux est alors une manière de dire ce qu’est l’amour et de proposer un chemin pour apprendre à aimer.

II – Une attitude…enracinée dans l’expérience spirituelle de Marie-Eugénie

Cette attitude à la fois humaine et spirituelle est caractérisée pour la première fois en 1878 par Marie-Eugénie sous le vocable du « dégagement joyeux » – elle a alors 61 ans et la congrégation est fondée depuis 1839. Elle est aussi l’écho de sa propre expérience, de son itinéraire spirituel. Il faut noter, en premier lieu, comment le vocabulaire de Marie-Eugénie est marqué par la référence janséniste (vocabulaire de la réparation, de la mortification, références doloristes, etc.). De ce point de vue, il faut se garder de confondre l’expérience dont elle témoigne avec les mots qu’elle utilise.

“Voilà notre règle: tout quitter, tout perdre, tout sacrifier pour la gloire de Dieu, aller avec joie là où il lui plaît de nous employer mais sans contrainte du coeur, avec la joyeuse liberté des enfants de Dieu.

Dès avant la fondation, la pensée de Marie-Eugénie semble porter en germe l’idée du dégagement joyeux. Le détachement produit joie et liberté: “Voilà notre règle: tout quitter, tout perdre, tout sacrifier pour la gloire de Dieu, aller avec joie là où il lui plaît de nous employer mais sans contrainte du coeur, avec la joyeuse liberté des enfants de Dieu. Je dis joyeuse dans le sacrifice suivant le mot de saint Paul: ‘Dieu aime celui qui donne avec joie’. Je dis joyeuse aussi parce que ce que l’on sacrifie par amour laisse de la joie dans le fond et qu’il n’y a pas de tristesse et d’amertume tant qu’on conserve avec ceux avec qui Dieu nous a unis sur la terre ces liens du fond de l’âme qui sont bons pourvu qu’ils soient ordonnés.”[4] Le détachement est lié à la suite du Christ, qui appelle à tout quitter pour le suivre, mais il est clair qu’il est associé à une grande liberté de coeur et d’esprit, celle que Dieu donne ; il ne s’agit pas de couper les liens humains, mais de les ordonner. “Pour sacrifier les choses d’ici-bas, pour n’y pas marcher, quitter tout en détail et sans cesse, il ne faut pas se couper les ailes.”[5]  Dès le début apparaît sous-jacente l’idée que le dégagement, le renoncement à soi pour Dieu va de pair avec la croissance et le développement de ce que l’on est profondément.

Dix ans plus tard, en 1849, lors d’une retraite, Marie-Eugénie reprend cette idée: en définitive, le détachement n’est bon que s’il est orienté vers Dieu: “Il me semble qu’aujourd’hui Dieu veut m’occuper du détachement des créatures et de moi-même et que peut-être je suis arrivée à l’heureux instant de ma vie où il me fera comprendre et goûter ce détachement des créatures qui a toujours été pour moi une si grande difficulté, d’autant que s’il ne vient pas de Jésus-Christ il peut être très mauvais et faire beaucoup de mal au coeur des autres en même temps qu’il dessèche et rétrécit le nôtre.”[6] Il est significatif qu’alors même qu’elle souhaite parvenir à un “détachement des créatures”, Marie-Eugénie le situe dans une perspective altruiste: le dégagement véritable, motivé par l’amour de Dieu, entraîne l’amour des autres et le juste amour de soi; sans doute donne-t-elle ici comme un critère du “bon” dégagement, celui-ci se mesurant aux fruits qu’il porte en soi et dans les autres.

De fait, pendant cette même retraite, Marie-Eugénie relit son chemin spirituel, en particulier sous l’angle du détachement, et une étape décisive est perceptible: elle prend conscience qu’elle disjoignait jusqu’alors deux éléments de la vie chrétienne, qu’elle mettait d’un côté le détachement, sous l’angle de la mortification, et de l’autre l’action de l’Esprit Saint, Esprit de joie; elle comprend que le détachement est l’action de l’Esprit lui-même: “Je comprends deux choses qui ne s’étaient encore jamais unies dans mon esprit, c’est que Jésus Christ me demande bien de vivre de son Esprit, sous sa dépendance et d’une vie toute intérieure et séparée des choses créées, mais que cet Esprit étant par excellence un esprit de douceur, de joie, de miséricorde, “consolateur excellent, doux hôte de l’âme”, cette vie doit être toute joyeuse, heureuse près de lui et je dois m’y porter avec une grande liberté de coeur, avec l’amour le plus joyeux de mon âme, bannissant la contention, l’inquiétude et tout trouble d’y avoir manqué.”[7] Même si l’expérience concrète peut se révéler douloureuse, le chemin est clair: la joie est la vérité profonde du dégagement.

III – Un chemin pour tout homme aujourd’hui, même sans référence à Dieu

La question que nous pouvons nous poser, à la lumière de ce chemin spirituel, est bien celle de l’actualité de cette attitude: qu’est-ce que cette manière d’être peut nous dire pour aujourd’hui, dans des sociétés où la référence à Dieu n’est pas évidente ? A-t-elle une pertinence dans un monde où le détachement est soupçonné d’être lié à un désengagement du monde, et où est valorisé l’engagement humain dans le monde comme il va – avec l’idée de profiter pleinement de la vie qui nous est donnée ? Notre conviction est que cette attitude est fondamentale et qu’elle dit quelque chose qui peut être valable pour tout homme, et qu’elle peut venir répondre à la crise du sens que nous traversons aujourd’hui.

Le dégagement joyeux, on l’a vu, est une façon de dire l’homme dégagé par et pour autrui : un être humain qui a toujours à se recevoir d’un autre, des autres, et dont la vie ne devient humaine que dans la relation à autrui ; un homme dont le bon exercice de la pensée elle-même nécessite de se laisser emmener par un autre, de faire confiance, de s’ouvrir.

Le dégagement joyeux implique ainsi une prise de distance à l’égard de l’enfermement dans une seule dimension de l’existence.

Le dégagement joyeux implique ainsi une prise de distance à l’égard de l’enfermement dans une seule dimension de l’existence. Il se caractérise par une ouverture à la polyphonie de la vie, à l’altérité et à la pluralité. Bien loin d’être un désengagement du monde ou l’expression d’une relation négative au monde, il est la condition d’un véritable engagement, et d’une relation positive à l’existence. Une confirmation de cette idée est donnée par les réflexions de Dietrich Bonhoeffer et Etty Hillesum[8], tous deux confrontés à la question du mal radical, pendant la seconde guerre mondiale.

Analysant le comportement des hommes pendant les bombardements, en prison, Bonhoeffer écrit: “Il y a peu d’hommes capables d’héberger en eux beaucoup de sentiments; quand les avions approchent ils ne sont que peur.[…] Ils passent à côté de la plénitude de la vie.[…] Si par exemple nous songeons à notre devoir de répandre le calme autour de nous, la situation se modifie totalement; la vie n’est pas refoulée dans une dimension unique, mais reste polyphone et à plusieurs dimensions. Quelle libération de pouvoir penser et de maintenir par la pensée cette pluralité de dimensions!”[9]

Cette même idée de la pluralité des dimensions de la vie apparaît chez Etty Hillesum : “Je ne suis pas seule à être fatiguée, malade, triste ou angoissée, je le suis à l’unisson de millions d’autres à travers les siècles, tout cela c’est la vie; la vie est belle et pleine de sens dans son absurdité, pour peu que l’on sache y ménager une place pour tout et la porter tout entière en soi dans son unité.[…] Dès qu’on refuse ou veut éliminer certains éléments, dès que l’on suit son bon plaisir et son caprice pour admettre tel aspect de la vie et en rejeter tel autre, alors la vie devient en effet absurde: dès lors que l’ensemble est perdu, tout devient arbitraire.”[10] Il s’agit donc d’un consentement à tout le réel, dans une relation à autrui se déployant dans l’espace et le temps; ce consentement va jusqu’à intégrer ce qui paraît le plus insensé, la perspective de la mort, et celle de la mort innocente, injustifiée, arbitraire, non pas dans une résignation passive mais afin de vivre: “Regarder la mort en face et l’accepter comme partie intégrante de la vie, c’est élargir cette vie. A l’inverse, sacrifier dès maintenant à la mort un morceau de cette vie, par peur de la mort et refus de l’accepter, c’est le meilleur moyen de ne garder qu’un pauvre petit bout de vie mutilée.” [11] Cette attitude vise donc à établir une relation pleine à la vie, et à libérer l’homme de l’enfermement en lui-même.  Elle permet de voir et d’expérimenter la beauté de la vie, à travers nos expériences de souffrance, de mal, à travers les lourdeurs de nos existences. En ce sens, cette attitude peut être vécue par tout homme, et elle peut être un chemin humain à proposer à tous, indépendamment d’un chemin de foi explicite. Il s’agit de dire – et de vivre – une confiance dans la beauté et la bonté du monde, et d’apprendre et de recevoir la joie de donner sa vie, de s’ouvrir aux autres, au monde.

Il reste que penser cette libération de l’homme jusqu’au bout, c’est la penser au delà des limites de la mort, de façon définitive et donc infinie, donc en Dieu. C’est penser les expériences humaines de joie comme toujours ponctuelles et orientées vers leur accomplissement total en Dieu.

IV – Une manière de dire l’homme et de dire Dieu

Si cette attitude caractérise pleinement l’homme, et l’homme comme image et ressemblance de Dieu, n’est-ce pas parce qu’elle prend sa source en Dieu même, Dieu Trinité ? Le dégagement joyeux ne caractérise-t-il pas la relation d’amour et de communion en Dieu même, chaque personne étant totalement désappropriée d’elle-même, dégagée, prise dans la circulation de l’amour ? Parler de Dieu comme dégagement joyeux, c’est dire la ressemblance entre Dieu et l’homme, et dire qu’en Dieu même est inscrite cette ouverture à l’autre, ce partage.

  Le dégagement semble même exprimer les relations entre les trois, et aussi la relation de Dieu à l’homme, la relation entre Jésus et son Père intégrant en elle « celui à qui le Fils veut bien le révéler ».

Un passage de l’Evangile de Luc, au chapitre 10, permet de vérifier comment l’attitude du dégagement dit la personne de Jésus. Il se situe dans la deuxième partie de l’Evangile, marquée à la fin du chapitre 9 (v51) par le passage de la mission de Jésus en Galilée à la route engagée vers Jérusalem; jusqu’alors c’est essentiellement Jésus qui est acteur, qui opère des guérisons, annonce le Royaume et forme progressivement ceux qu’il appelle à sa suite. Au chapitre 10 s’opère un basculement qui manifeste une déprise de Jésus à l’égard de sa mission: il la confie aux 72, qui deviennent eux-mêmes responsables de l’annonce du Règne. Ce dégagement de Jésus, s’effaçant pour laisser d’autres agir à sa place, se double d’une dépossession à l’égard de l’oeuvre effectuée; les versets 21 et 22 manifestent avec force ce double dégagement[12]. Jésus se tourne vers le Père qu’il loue pour son bon plaisir, pour sa bonté, qui s’est manifestée à travers l’oeuvre des disciples qu’il a envoyés et qui est l’unique source de tout. Jésus indique en même temps que son dégagement total exprime sa filiation: il reçoit tout parce qu’il est le fils, et de ce fait lui seul peut faire accéder à la source, au Père. La condition de cet accès est bien mentionnée: il est le fait non des “sages” et des “intelligents”, mais des tout-petits. Que signifie cela? N’est-ce pas la caractérisation de l’attitude du dégagement qu’il vit lui-même? Les “petits enfants” dont il parle sont justement ceux qui sont caractérisés par la filiation, par la dépendance à l’égard des parents, de même que lui-même reçoit tout du Père. Mais si aux petits enfants sont opposés non les adultes, mais les “intelligents”, nous sommes renvoyés à la caractérisation du dégagement comme attitude de la pensée elle-même, et comme chemin vers la connaissance de la vérité: seul l’esprit dépris de lui-même, de ses certitudes closes et de ses représentations figées peut entrer dans la connaissance du Père, et sans doute ainsi dans la joie; il est en effet spécifié que Jésus “exulte sous l’action de l’Esprit Saint”. Ce verbe exulter, mentionné seulement chez Luc pour caractériser Jésus, manifeste la coïncidence chez lui du dégagement et de la joie, une joie dont il n’est pas la source, mais qui est don de l’Esprit. Ainsi apparaît l’idée que le dégagement joyeux concerne non pas Jésus seul, mais aussi l’Esprit Saint qui le meut et le Père vers qui il s’oriente; le dégagement semble même exprimer les relations entre les trois, et aussi la relation de Dieu à l’homme, la relation entre Jésus et son Père intégrant en elle « celui à qui le Fils veut bien le révéler ».

De plus, caractériser Dieu lui-même comme dégagement joyeux invite à sans cesse renouveler notre relation à Dieu et à mettre en cause certaines images de Dieu. Un tel Dieu n’est pas un être suprême, tout puissant et dominateur ; mais un Dieu qui se remet entre les mains de l’homme, qui « se laisse chasser du monde sur la croix »[13] pour établir une relation nouvelle à l’humanité ; un Dieu qui se dessaisit de lui-même pour nous faire vivre de sa vie et qui donne ainsi sens à notre existence, tout en nous laissant libres de chercher et d’accueillir ce sens.

Là apparaît peut-être le surplus que la foi chrétienne explicite apporte à l’expérience concrète du dégagement: une piste peut en être trouvée dans l’expérience dépeinte par saint François de la “joie parfaite”, qui serait à rapprocher des encouragements de saint Paul aux croyants des communautés chrétiennes en butte aux difficultés et persécutions; la joie parfaite ne consiste pas dans l’expérience de la souffrance pour la souffrance – celle-ci doit être combattue, comme lieu et facteur possible de déshumanisation – mais elle est peut-être au coeur de cette souffrance, l’expérience intime que Dieu est présent, expérience de cette unité à soi, en soi, dans le dessaisissement de soi le plus grand…Cette joie, celle que nul ne peut ravir, nul ne peut non plus l’exiger; et nul autre que celui qui l’éprouve ne peut la désigner comme telle; n’est-elle pas la source qui murmure en nous de venir à celui qui est “interior intimo meo et superior summo meo”[14]? C’est bien une joie qui est de l’ordre du surplus, de la grâce (et le grec manifeste la parenté entre cara et caris), tout à la fois d’un sens reçu et d’une liberté intérieure. C’est une joie si paradoxale qu’elle nous invite sans doute à lâcher prise, à remettre toutes les oppositions dualisantes (sens et non-sens, mort et vie…).[15] C’est la joie née de la réconciliation en Dieu avec soi, l’autre et le cosmos, dans l’espérance : tout abandon de soi est précédé par le dessaisissement ultime de celui qui nous devance et ne nous laisse pas orphelins.

Est-ce à dire que cette joie ne peut être vécue hors d’une foi explicite? La caractérisation même du dégagement joyeux, comme effacement créateur de Dieu vers tout homme, implique que cette joie est accessible à chacun; mais sans doute est-elle affermie au coeur du monde, par cette reconnaissance qu’en Christ le possible déborde le réel, que l’histoire humaine est ouverte et déjà retournée par l’éternité qu’elle porte.

Finalement, le dégagement joyeux, c’est la capacité à cultiver de rebondir à travers tout : non pas à la force du poignet, mais en prenant appui sur la promesse de vie que Dieu nous fait ; en nous appuyant aussi sur d’autres qui nous disent cet amour, cette confiance dans la vie, cette liberté. La sainteté à laquelle Marie-Eugénie nous appelle est chantante, attrayante ! Son fruit est de recevoir d’un Autre une joie qui ne passe pas : « La gaîté, c’est le reflet dont on s’illumine tandis que la joie c’est l’heureuse et secrète lumière qui part du dedans. » (Lettre n°1862, 1847). De surcroît, bien loin d’être un désengagement du monde et du sensible, le dégagement joyeux nous appelle à la fois à l’émerveillement devant la beauté du monde et à l’action, ici et maintenant, pour prendre soin de notre demeure commune. Ainsi la préoccupation éthique et politique pour l’avenir de la planète, pour un monde plus juste et solidaire, peut-elle puiser à la source spirituelle qu’est le dégagement joyeux.

Cécile RENOUARD
Religieuse  de l’Assomption
Paris

Les travaux des Assomptionnistes sur Augustin, De la légende à l’histoire, par Jean-Paul Périer-Muzet

Il est une fable un peu éculée ou facile qui tient les Augustins de l’Assomption (1) pour des ignorants en matière d’Augustinisme. Le nom d’Augustins leur serait un patronyme adventice, la pensée et la spiritualité du Patriarche de l’Occident une sorte de paravent creux, presque malhonnête, puisque, née au XIXe siècle, la Congrégation ferait partie de cette espèce de horde de religieux employés aux basses œuvres d’un apos­tolat populaire. Elle ne serait pas à comparer aux familles d’élite d’Ordres mo­nastiques médiévales et savantes, hélas éradiquées à la Révolution, mais jamais remplacées depuis, selon cette opinion.

Ne laissons pas la légende nourrir l’histoire. Evoquons plutôt les faits qui peuvent apporter le démenti le plus formel à ces allégations vaporeuses qui ne sont ni pieuses, ni inspirées, ni vérifiées, tout au plus empreintes de cette nostalgie d’opinions fumeuses qui savent transformer les plus faibles impressions en rideau de certitudes.

Une empreinte d’origine assumée: préhistoire

A commencer par le fondateur de l’Assomption, le P. d’Alzon, les Assomptionnistes (2) se sont toujours intéressés à leurs racines augustiniennes. S’il est vrai que quelques-uns seulement se sont mis au cours du temps à les creuser, en donnant à leur ardeur au travail intellectuel une forme de recherche plus élaborée et mieux reconnue, il n’en est pas moins certain que tous ont été conscients de trouver en Augustin un filon spirituel sûr et naturellement familial. C’est le plus souvent comme maître spirituel que la plupart d’entre eux en effet ont goûté ou approché le Docteur africain, au cours de leur formation et de leur vie apostolique. Le P. d’Alzon n’appréciait ni l’exclusion ni l’exclusivité, mais Augustin faisait partie des œuvres majeures de sa bibliothèque, comme cela a été montré et prouvé dans plusieurs articles mêmes de cette revue (3) ou ailleurs. Inutile donc de revenir sur ce point. De même, il n’est pas de communauté de formation à l’Assomption qui n’ait développé un secteur augustinien spécialisé dans sa salle d’étude ou sur les rayons de la bibliothèque commune.

A commencer par le fondateur de l’Assomption, le P. d’Alzon, les Assomptionnistes (2) se sont toujours intéressés à leurs racines augustiniennes.

Il reste vrai que, par la suite, le religieux lambda, envoyé dans les champs de la mission, pouvait ne pas être stimulé dans ses appétits intellectuels, somnoler sur les lambeaux de sa formation première ou, mieux, se trouver trop absorbé par ses tâches ordinaires pour les nourrir de façon suivie et conséquente. Ces situations ne préjugent en rien de la soif spirituelle augustinienne des religieux de l’Assomption, réalimentée une fois ou l’autre par une rencontre, un temps de retraite ou une lecture. Instructive serait à cet égard une analyse sociologique un peu plus objective sur la qualité des sources d’information et de formation dans les communautés d’antan : lectures et abonnements de journaux, de périodiques ou de revues, recensions d’articles et de livres où Augustin pouvait retrouver toute sa place sous les yeux de lecteurs assomptionnistes.

Quoi qu’il en soit de leur imprégnation moyenne dans la veine augustinienne, certes plus spirituelle dans l’ensemble que doctrinale, passons aux éveilleurs et aux ténors à l’Assomption en la matière. Pauci sed electi, sans aucun doute. En les voyant défiler au royaume de la mémoire, nous ne manquerons pas de leur trouver de solides successeurs aujourd’hui que seule, une modestie naturelle, bien ancrée à l’Assomption, nous interdira de détailler de façon trop appuyée ou intempestive.

A l’ école de saint Augustin: de l’histoire contemporaine.

Si le fondateur, le P. d’Alzon (4), n’a pas laissé d’écrits ou de travaux particuliers en la matière, il n’a cessé d’encourager ses fils dans cette voie. Bien des actes de sa part sont significatifs de son amour d’Augustin. Quand il songe à fonder une Université à Nîmes en 1867, projet resté sans suite, il songe immédiatement au patronage de l’évêque d’Hippone. Quand il ouvre le premier alumnat (petit séminaire) à Notre-Dame des Châteaux en Savoie, le 28 août 1871, il le place aussitôt sous sa protection et l’on sait que, sous sa plume, le nom d’Augustin est recommandé en première ligne quand il s’agit de diriger les études à l’Assomption. Les Augustins de l’Assomption se sont d’ailleurs souvenus de ces antécédents quand, en 1887, ils fondent un collège d’enseignement secondaire, baptisé Saint-­Augustin, à Plovdiv en Bulgarie, qui eut son heure de notoriété (5), entre 1887 et 1948, puis un autre en terre africaine en 1949, d’abord à Bugeaud, puis à proximité des ruines d’Hippone, à Bône (Annaha) en Algérie.

Deux lieux surtout portent plus particulièrement dans l’histoire de l’Assomption les gènes d’un esprit augustinien déclaré et travaillé; Louvain en Belgique et Lormoy.

On retrouverait le patronage augustinien à l’Assomption, un peu partout, ainsi en Allemagne avec l’Internat Saint-Augustin à Mayen, construit dans les années 1960 ou l’ancien centre d’études Saint-Augustin de Leuven. Les actuels scolasticats ou maisons d’étude en exercice à l’Assomption, que ce soit à Bulengera, près de Butembo au Nord-Kivu (RDC), à Campinas au Brésil, à Margineni en Roumanie ou que ce soit le noviciat A.A. de Tuléar à Madagascar, relèvent aujourd’hui de la même tradition en ayant choisi de porter officiellement le nom d’Augustin. Une continuité qui n’a rien de fortuit quand on sait que les religieux de ces maisons se préoccupent non seulement d’acclimater la pensée du grand Docteur aux couleurs de leur pays, mais de le traduire dans leur culture propre (6).

Deux lieux surtout portent plus particulièrement dans l’histoire de l’Assomption les gènes d’un esprit augustinien déclaré et travaillé; Louvain en Belgique et Lormoy, lieu-dit dans la banlieue parisienne, aujourd’hui en Essonne, près de Longpont-Montlhéry. L’un et l’autre ont fonctionné comme des creusets ou des ateliers pour l’enracinement augustinien à l’Assomption et tous les deux ont suscité des initiatives durables pour lancer un mouvement d’études en faveur de la pensée et de la spiritualité augustiniennes.

La maison de Louvain et la Revue Augustinienne: fondement.

Créée à partir de 1900, au temps de l’expulsion des Assomp­tionnistes de France, la communauté AA de Louvain, dans le voisinage de la célèbre Université catholique, est à l’origine d’une création originale, La Revue Augustinienne (1902-1910), sous l’égide d’une personnalité brillante, le P. Pierre-Fourier Merklen (1875-1949), ainsi que d’une équipe de professeurs très soudés jusqu’à la dispersion, par voie d’autorité, du corps professoral en 1912 et la suppression de la revue deux ans auparavant. On était alors dans les fièvres envahissantes du modernisme. Mais bien des articles publiés de 1902 à 1910 avaient été remarqués par un public averti et l’habitude prise de confier à des étudiants la rédaction de leurs travaux et de leurs recherches a eu sur certains d’entre eux des effets bénéfiques en matière de spécialisation augustinienne. Il suffit pour en être convaincu de relever quelques noms: PP. Edmond Bouvy (1847­-1940), rédacteur de l’article-programme, Séraphin Protin (1876-1946), maître en commentaire exégétique, Tharcisius Retaud (1879-1916), spécialisé dans le droit canonique et Gildas Le Liboux (1881-1918) en littérature. On doit à plusieurs assomptionnistes chevronnés de ce temps des articles fort documentés en augustinisme dans les dictionnaires et encyclopédies: ainsi dans le Dictionnaire d’Histoire et de Géographie Ecclésiastiques, tome V, une étude magistrale du P. Marie-Théophane Disdier sur les Congrégations au nom augustinien qui peut encore faire référence en matière historique (7). De mars 1902 à décembre 1910, la Revue Augustinienne comprit 17 tomes, ensemble qui forma un banc d’essai important pour la Congrégation, lui ouvrant des horizons patristiques élargis et lui donnant sur le plan intellectuel une notoriété qu’avait déjà illustrée à Istanbul la parution des Echos d’Orient. Certes la tentative fit long feu, mais l’histoire connaît aussi dans ses tourbillons le secret des permanences essentielles.

Lormoy, le ‘Saulchoir augustinien’ des Augustins: développement

En 1934, les Assomptionnistes français quittent Louvain pour installer à Lormoy un scolasticat dans leur ‘mère-patrie‘. La tradition augustinienne à l’Assomption s’y est magnifiquement développée grâce au P. Fulbert Cayré (1884-1971) avec le lancement dès 1933 de la collection de la Bibliothèque augustinienne (DDB), puis, en 1943, avec la création du Centre des Etudes augustiniennes (8). Le P. Cayré, patrologue averti, s’était déjà illustré par de nombreux écrits de valeur portant sur l’oeuvre et la doctrine de saint Augustin: en 1927, La contemplation augustinienne, principes de la spiritualité de saint Augustin; en 1935, Les sources de l’amour de Dieu, la divine présence d’après s. Augustin; en 1939, Les directions doctrinales de s. Augustin. Il récidive encore en 1947 avec son essai, Initiation à la philosophie de s. Augustin; en 1951 avec Dieu présent dans la vie de l’esprit. On peut dire de lui qu’il a labouré en tous sens la pensée théologique et philosophique du Patriarche de l’Occident, s’attachant à Augustin lui-même plus qu’aux augustinismes, recherchant sa méthode, mettant en relief sa théologie vivante, préparant les voies d’une réédition critique des textes. Le P. Cayré est également à l’origine de la revue L’année théologique, fondée en 1940, devenue en 1942 L’année théologique augustinienne, associant saint Augustin et saint Thomas. Il n’est possible de citer ici tous les travaux du P. Cayré, mais on peut retrouver la mémoire de l’homme et sa bibliographie dans les colonnes de la Revue des Etudes Augustiniennes, tome XVII (1971), p. 201­-202 et dans le volume Recherches Augustiniennes, vol. II, pp. 1-14.

  Il est juste de rappeler que ce courant augustinien de haute volée doctrinale à l’Assomption a su inspirer un mouvement spirituel pour laïcs…

A la suite du P. Merklen, le mérite du P. Cayré est également d’avoir fait école en formant un groupe d’Assomptionnistes, au sein d’un Institut Augustinien (9), assumant la direction de la Bibliothèque augustinienne où l’on trouve des études polyvalentes d’histoire, de spiritualité, de théologie, de philosophie et de publication des œuvres du Docteur africain, prévoyant notamment quelque 85 volumes, répartis en 10 séries, véritable entreprise spécialisée d’un augustinisme scientifique et doctrinal pouvant rivaliser sous certains aspects avec l’Augustinisme romain des Grands Augustins (OSA). En 1995, L’Année Théologique augustinienne prend fin, donnant naissance à la Revue des Etudes Augustiniennes, comprenant, outre la revue elle-même, dirigée de 1955 à 1957 par le P. Albert-C. de Veer, depuis 1957 par le P. Georges Folliet, une collection d’études et de recherche faisant appel aux plus grands spécialistes internationaux patristiques dont entre autres les célèbres Gilson, Bardy, Jolivet, Mandouze, A.-M. La Bonnardière ou Perler. Cette revue (10), bénéficiant du concours du C.N.R.S., se veut l’écho des progrès de la recherche dans les domaines concernant l’époque patristique, ne se limitant pas à saint Augustin, mais ouverte aux grands auteurs patristiques latins et grecs de l’Antiquité jusqu’au haut Moyen-Age, offrant une abondante documentation bibliographique et publiant un supplément appelé Recherches Augustiniennes. Ce fleuron assomptionniste de recherche et d’étude a certes connu le sort de nombreuses institutions congrégationnelles et, par suite de compression et d’indigence de personnel spécialisé, n’a pu vivre de façon autonome, mais il survit en quelque sorte sous deux formes grâce à son intégration au sein de l’Institut Catholique de Paris:

D’une part, déjà en 1942-1943, le P. Cayré avait eu la sagesse et la prémonition d’affilier à l’Institut Catholique de la capitale le Centre des Etudes augustiniennes de Lormoy, devenu en 1956 l’Institut d’études augustiniennes transféré à Paris à la rue François 1e. A l’initiative de l’Assomption, a été créée à l’Institut Catholique en 1945 une chaire de philosophie patristique où enseignèrent d’abord le P. Cayré jusqu’en 1955, puis le P. Jérôme Beckaert (1905-1962) et où le P. Goulven Madec, autre augustinien de taille, a su depuis porter haut les couleurs d’un apostolat intellectuel digne de l’Assomption et d’Augustin. L’intégration d’assomptionnistes dans des Instituts d’enseignement supérieur, à Rome, à Louvain ou aux U.S.A., était, il est vrai, une pratique déjà inaugurée à l’Assomption, heureusement poursuivie depuis.

D’autre part, en 1978, la résidence A.A. de la rue François 1er, soumis à un impératif chantier de restauration immobilière, exile temporairement ses communautés A.A. qui y avaient trouvé refuge à des dates diverses, les religieux de Bayard-Presse comme ceux des Instituts byzantin et augustinien. Ces derniers se replient alors dans un immeuble de la rue Séguier, à l’emplacement de l’ancienne abbaye de Saint­-Germain-des-Prés, prélude matériel à une autre intégration, douloureuse mais salutaire, celle du transfert de l’oeuvre même à l’Institut Catholique (11). Devenu un laboratoire de recherche rattaché au C.N.R.S. et à l’école doctorale ‘Histoire des religions’ de l’Université Paris-Sorbonne, l’Institut augustinien est lié par contrat à l’Institut Catholique de Paris qui le loge ainsi que sa précieuse bibliothèque riche de 40.000 volumes.

Enfin il est juste de rappeler que ce courant augustinien de haute volée doctrinale à l’Assomption a su inspirer un mouvement spirituel pour laïcs, servi par des revues plus accessibles comme Sens chrétien (1939-1940), Vie Augustinienne (1929-1966?), ou encore Pages du Tiers-Ordre Augustinien, longtemps confiées aux PP. Jude Verstaen (1893-1960), Marie-Albert Devynck (1894-1985) et Saint-Martin Saint-Martin (1899-­1980). On peut légitimement considérer que les revues successives Alype et Itinéraires Augustiniens ont su reprendre, sous d’autres formes améliorées, cette veine élargie d’une diffusion de sève augustinienne.

Une pléiade d’auteurs augustiniens à l’Assomption

  Une pléiade d’auteurs augustiniens à l’Assomption

L’Institut Augustinien de Paris a ainsi, au fil des années, impulsé un véritable laboratoire d’authentiques vocations augustiniennes à l’Assomp­tion. Nous avons déjà évoqué quelques noms: les PP. Beckaert, Devynck, Folliet, Madec (12) ou Saint-Martin. Relevons-en encore quelques autres qui ont marqué les jalons de cette histoire éditoriale, littéraire, philoso­phique, spirituelle et théologique:

Les PP. Tugdual Tréhorel (1895-­1957) et Guilhem-André Bouissou (1912-1999) à qui est due l’élégante traduction des Confessions dans la collection de la Bibliothèque Augustinienne. Le P. Bouissou (13) a également traduit des sermons de saint Augustin publiés dans le Corpus christianorum et fait paraître dans les années 1987-1988 une série de cassettes à partir de contes et d’histoires inspirées d’Augustin.

Autre traducteur émérite d’Augustin, le P. Guy Finaert (1895-1958) a donné les volumes 28 à 32 de la Bibliothèque Augustinienne (Douze traités antidonatistes et les Dialogues philosophiques) et s’est fait remarquer par deux thèses universitaires: Evolution littéraire de saint Augustin et Saint Augustin rhéteur (1939), publiés aux Belles Lettres, avec les encouragements de MM. Perrochot et J. Chevalier.

Le P. Athanase Sage (14) (1896-1971) mérite une mention spéciale. Bien connu à l’Assomption pour ses travaux sur la pensée du P. d’Alzon, il a cherché dans Augustin les racines mêmes de la vie religieuse vécue à l’Assomption. On lui doit en particulier deux études marquantes de spiritualité augustinienne : Règle de saint Augustin commentée par ses écrits (1961) et La vie religieuse selon saint Augustin (1972).

On ne saurait omettre le nom du P. François-Joseph Thonnard (15) (1896-1974), mieux connu dans le monde patristique pour ses manuels de philosophie et extraits de textes philosophiques où Augustin est dignement honoré. Collaborateur et traducteur apprécié des Etudes Augustiniennes, il est peu de volumes de la collection après 1954 qui ne portent son empreinte. On lui doit particulièrement un Traité de vie spirituelle à l’école de saint Augustin (1959) qui témoigne de son érudition fervente pour le théologien de la grâce.

Les lecteurs assidus de la revue Itinéraires Augustiniens ne peuvent ignorer le nom du P. Marcel Neusch. Journaliste à La Croix, professeur émérite de l’Institut Catholique de Paris, le P. Marcel semble s’être donné pour tâche de vulgariser la pensée des philosophes occidentaux contemporains, même les plus abscons, avec cette clarté supérieure que lui confère la connaissance des auteurs anciens. Il est en outre l’auteur de nombreux essais sur la vie et la pensée d’Augustin, traduits dans de nombreuses langues.

Enfin, on voudra bien nous pardonner d’être incomplet, mais ce survol ne peut manquer d’évoquer simplement trois ou quatre autres noms qui veulent déborder le cadre trop francophone ou strictement assomptionniste de cette présentation. On ne doit sans doute pas d’étude magistrale aux PP. Rémy Munsch (1915-1993) ou Edgar Bourque (16) (1921-1995) en matière augustinienne ou encore du P. Ernest Fortin, autre religieux américain dont de nombreux travaux ont porté sur l’Antiquité latine (17). Qui pourrait leur dénier cependant une profonde imprégnation augustinienne tant dans leurs conférences que dans leurs prédications de retraites, lesquelles ont su ouvrir de larges publics à la sève du Docteur de l’Occident?

L’Assomption féminine ne manque pas non plus de religieuses qui ont ressenti un attrait profond et vivant pour l’évêque d’Hippone: qu’il suffise de rappeler le souvenir de Mère Marie-­Eugénie de Jésus (18), de Soeur Marie-Hélène Bories (19) (RA) ou encore de Soeur Douceline (20) (OrA). Nous ne pouvons que nous réjouir de cette admirable conjonction de trois A, sans frontière, hier, aujourd’hui et demain: Alzon, Assomption, Augustin.

Jean-Paul PERIER-MUZET
Augustin de l’Assomption (Rome)

NDLR. : Divers travaux augustiniens ont été réalisés, ces dernières années, par des religieux de Belgique-Sud. Signalons notamment, un mémoire de Guy Leroy (Bruxelles, 1986), sur Ac 9,4 dans la prédication d’Augustin, un mémoire de Marc Leroy (Lille, 1987), sur la structure des Confessions, un mémoire d’André Brombart (Lille, 1989) sur Esprit Saint et charité, Rm 5,5 dans la prédication d’Augustin, ainsi que plusieurs articles publiés notamment dans les Itinéraires Augustiniens. Plusieurs références à ces travaux figurent dans la bibliographie du CD-Rom « Corpus Augustinianum Gissense ».

Les travaux des AA sur Augustin: Notes

(1)     Pour l’historique mouvementé de ce nom, cfr Itinéraires Augustiniens, n°24 juillet 2000, p. 43-46.
(2)     Un petit indice: on relève plus d’une vingtaine de religieux qui ont choisi ou reçu les prénoms d’Augustin, d’Alype, d’Adéodat ou de Possidius dans les rangs de l’Assomption du ciel.
(3)     Itinéraires Augustiniens, n° 7, janvier 1992, p. 25-31 et l’article du P. Charles Monsch dans les colonnes d’A.T.L.P. (A Travers la Province, bulletin de la Province A.A. de France), janvier 2000, n° 157, p. 17.
(4)     Cfr L’Assomption et ses oeuvres, 1893, 1914. E. Bailly dans Revue Augustinienne, I, 337-374: Saint Augustin et le P. d’Alzon; E. Bouvy, ibid., XVII, 5-24: Les directions intellectuelles du P. d’Alzon; S. Salaville dans Dictionnaire de Spiritualité, I, 411-421; F. Cayré, Vers l’action avec St Augustin, Paris, 1950. PP. Edgar Bourque et Claude Maréchal, A l’école de saint Augustin dans l’esprit de l’Assomption d’après Emmanuel d’Alzon, Roma, 1993, p. 83-88.
(5)     M. Fleury, professeur à Orléans, a publié un ouvrage consacré à cet établissement :Un collège français en Bulgarie, (Saint Augustin, Plovdiv, 1884-1948), l’Harmattan, Paris, 2001.
(6)    Ainsi les jeunes religieux AA roumains ont lancé en 1999 une revue d’informations intitulée Augustiniana. On trouve des articles, des essais, des compositions d’inspiration augustinienne dans la revue de Bulengera, nommée Etincelles, ou dans le feuillet de Fianarantsoa: Ako Assomption.
(7)     Cf Itinéraires Augustiniens, n° 1, p. 35-36.
(8)     Pour le détail se reporter à l’interview du P. Goulven Madec dans Itinéraires Augustiniens, n° 16, p. 45- 50.
(9)     Cf Lucien Guissard, Les Assomptionnistes d’hier à aujourd’hui, Paris, 1999, p. 135­-137.
(10)   Les tables de la revue, des tomes I (1955) à XXX (1985) ont été établies par Henri Rochain et publiées en 1986.
(11)   Historique de la question dans A.T.L.P., 1996, n° 129, p. 11-14 (article du P. Folliet). On distingue comme productions actuelles: La Revue des Etudes Augustiniennes (REAug), les Recherches Augustiniennes (RA), les Etudes Augustiniennes (EA), la Bibliothèque Augustinienne (BA), collection bilingue des oeuvres d’Augustin et la Nouvelle Bibliothèque Augustinienne (NBA), cette dernière lancée en 1992 sous la responsabilité du P. Goulven Madec et de Martine Dulaey. Le P. Folliet est un des organisateurs-clés du Congrès augustinien international de 1954.
(12)   Une notice lui est consacrée dans le Dictionnaire des philosophes, P.U.F., qui recense sa bibliographie.
(13)   Cfr Itinéraires augustiniens, n° 17, p. 47-52.
(14)   Cfr Revue des Etudes Augustiniennes, t. XVII, p. 201-202 et Recherches Augustiniennes, t. VIII, p. 1-6.
(15)   Cfr Revue des Etudes Augustiniennes, t. XX, p. 2.
(16)   Cfr Itinéraires Augustiniens, n° 16, p. 51-52.
(17)   Depuis sa thèse en 1955, soutenue à La Sorbonne, sur le Christianisme et la culture philosophique en Gaule en Vème siècle, le P. Fortin s’est fait connaître dans le monde anglo-saxon comme un spécialiste de la pensée philosophique des auteurs antiques. En 1996, un certain nombre de ses essais ont été rassemblés en trois volumes, The Birth of Philosophic Christianity, Classical Christianity and The Political Order et Human Rights, Virtue and the Commun Good.
(18)   Cfr Itinéraires Augustiniens, n° 4, p. 35-41.
(19)   Ibid., n° 6, p. 52-55; n° 12, p. 47-52; n° 14, p. 47-51; n° 19, p. 41-45.
(20)   Ibid., n° 24, p. 59-60.

Augustin aujourd'hui

Le chemin de l’intériorité pour sortir de la dispersion, par Marie-Geneviève POULAIN

La dispersion se manifeste de multiples façons : pensées ou actions à accomplir, juxtaposées, enchaînées, cumulées qui traduisent un mouvement de la vie effrénée qui risque de nous déborder… On ne sait plus où donner de la tête, comment établir les priorités, c’est une sorte de perte de contrôle de notre embarcation, qui a comme perdu la direction, le sens, ballottée qu’elle est par toutes sortes de sollicitations.

« Où est, mes frères, où est l’homme qui souffrirait que son ami,
après avoir commencé à s’entretenir avec lui, au lieu d’écouter sa réponse,
lui tournât le dos et  parlât avec un autre ? » (Augustin, in Ps 85, 7)

1.Comment arrive la dispersion :

La dispersion survient quand les idées ne sont pas claires, ni fixes dans notre esprit. C’est-à-dire quand nous sommes déconcentrés et que nos idées vont et viennent dans notre esprit sans contrôle, créant la confusion. Quand on est continuellement dispersé, on a du mal à se fixer, à avoir des idées claires ; d’autre part, on ne sait pas comment les ordonner ni comment les unir. On ne sait quel rôle doit remplir l’idée qui entre et qui sort suivant ses caprices…

2.Les conséquences de la dispersion :

La dispersion est une forme de la distraction, et qu’est-ce que la distraction ? C’est un fonctionnement de l’esprit qui ne lui est pas naturel, puisque l’esprit est fait pour penser, réfléchir, élaborer, comparer, décider, et pas autre chose.

* Quand nous souffrons de la dispersion, nous avons beaucoup de difficulté à fixer notre esprit sur le travail, les choses, les activités à faire ou les études à mener. Pendant qu’une idée principale occupe le champ de notre conscient, deux ou trois idées secondaires gravitent autour, divisant l’attention et la réduisant.
* Cela produit une sensation d’insécurité, de confusion intérieure et d’insatisfaction.
* On agit alors d’une façon automatique, prenant une chose pour une autre, mélangeant le nom des personnes, oubliant la place des choses…
* La qualité de notre vie en souffre, nous sommes fatigués, facilement irritables.
* Par ailleurs, certaines personnes ne sont rassurées que lorsqu’elles débordent d’activités. Elles ne peuvent rester sans rien faire, parce qu’elles ont le sentiment de perdre leur temps, tandis qu’en agissant, elles croient valoir par leurs actes
* Ne fuyons-nous pas le silence, la solitude, le calme, la paix ? Nous avons du mal à apprécier la richesse du dialogue, de la communication, des idées des autres.
Emerge alors la nécessité de chercher quelque clé pour sortir de cet état, étant assuré que l’on ne fait pas reculer les ténèbres en luttant contre, mais en apportant la lumière. Paul VI disait : « Nous autres, homme modernes, sommes trop extravertis, nous vivons hors de notre maison et avons même perdu la clé pour y entrer… » La solution est en nous car notre centre intérieur possède une capacité immense que nous méconnaissons.

3.Comment sortir de la dispersion :

En pensant, en réfléchissant, en étant attentif, conscient, en restant maître de notre esprit, en ne permettant pas aux idées d’entrer sans contrôle, en ayant comme le disent les Pères de l’Eglise, cette « garde des pensées… » En essayant d’être présent à ce que nous sommes, pensons, faisons, en ramenant notre esprit de cet ailleurs où il vagabonde à cet « ici et maintenant », le fameux « hic et nunc », l’instant présent.

Chercher les causes de ce qui nous arrive dans la vie peut nous aider à éviter la dispersion. Il n’est pas bon de rester avec des doutes, sans connaître certaines explications, d’autant plus si cela concerne quelque chose d’important dans notre vie. Lorsque nous ignorons le pourquoi des choses, leur sens, nous les appréhendons sans netteté, et nous nous croyons incapables de les changer.

Au contraire lorsque nous prenons du temps pour mettre à plat, prendre distance, nommer les choses, clarifier la situation, l’ordre réapparaît, la conscience se fait plus claire et critique ; on ressent une sensation de sécurité, de sérénité, de paix, de joie même…C’est comme un acte de re-création.

Le récit de la Création au 1er chapitre de la Genèse peut nous éclairer… Au début régnait le chaos: « La terre était informe et vide, les ténèbres couvraient l’abîme, et l’Esprit de Dieu planait au-dessus des eaux »

* Dans un premier temps, Dieu parle : « Dieu dit » il prononce un ordre : « Que la lumière soit ! » et Il fait : «  Et la lumière fut »
* Dans un deuxième temps Dieu voit : « Dieu vit que la lumière était bonne »
* Dans un troisième temps Dieu sépare : « Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres »
* Dans un quatrième temps Dieu appelle, Dieu nomme  « Dieu appela la lumière jour, et les
ténèbres nuit, le ciel, la terre avec ses semences…
* Dans un cinquième temps Dieu crée : les êtres vivants dans l’eau, les oiseaux dans le ciel, les bêtes et animaux et enfin l’homme.

Sans vouloir extrapoler ce texte, nous pouvons en retirer une manière de faire, une sorte de sagesse pour sortir de la dispersion : voir, séparer, nommer, parler, faire, créer…

Il est important d’avoir un projet de vie personnel, en couple ou en famille, qui soit clair et enthousiaste, qui nous motive à vivre pleinement. Celui-ci nous aidera à établir nos priorités avec les moyens et les étapes pour le vivre. Nous redeviendrons acteurs de notre vie et notre esprit, occupé à suivre ce projet au travers de chaque acte de nos journées, offrira moins de prise à la dispersion et ne souhaitera plus s’évader.

D’autres moyens pour passer de la dispersion à plus d’intériorité : S’asseoir quand on est submergé, pour éviter de se laisser mener par les événements en les subissant au lieu de les orienter en étant acteur.

    * Voir ce qui est le plus important à faire maintenant et le nécessaire demain, de façon à ne pas vivre dans l’urgence perpétuelle, c’est cela qui nous tue !
* Faire l’agenda de prévoyance avant d’entamer la semaine permet de voir venir les choses et de nous préparer le cœur et l’esprit.
* S’organiser dans son travail, aller jusqu’au bout de ce que l’on entreprend, sans faire mille et une chose entre temps.
  * Savoir déléguer en acceptant que les choses soient faites d’une autre manière que la nôtre.
  * Essayer de pacifier son être : dans la démarche des choses à faire sans courir, ni à la dernière minute ; être vigilant par rapport aux réactions spontanées, gagner cette belle vigilance et maîtrise de soi… Etre conscient et présent à ce que l’on fait, que ce soit manger, marcher, lire…Accepter la réalité, d’être là et pas ailleurs…
* Petits détails pas des moindres : remettre les choses, les objets ou documents à leur place après s’en être servi contribue à se pacifier (cf. la mise en ordre) et à pacifier les autres !
* Faire taire « dame imagination »
* Prendre ne serait-ce que quelques minutes pour relire la journée –en voiture, dans les transports, quand on marche ou mieux encore avant de s’endormir- se remémorer le jour à l’envers depuis le coucher jusqu’au lever.
* Discerner : en latin discerner signifie séparer. Dans l’itinéraire spirituel, il s’agit de reconnaître ce qui nous conduit davantage à notre vérité humaine et ce qui nous en éloigne, ou nous laisse sur place. Se laisser conduire par ce qui nourrit davantage la liberté, la volonté, le sens profond de son action.

4.Vivre le moment présent

Le seul sur lequel nous puissions exercer notre action volontaire. Nous enfoncer dans la réalité qui nous est donnée de vivre, nous permet de développer cette présence à soi, aux autres et à Dieu. Un schéma peut nous aider à nous situer sur cette ligne du temps.

PASSE PRESENT AVENIR
La miséricorde La vie La Providence
Dieu efface le péché Dieu me rejoint « Je serai avec vous. »
Remords Enfermement Angoisse

Celui qui vit l’instant présent en harmonie avec lui-même, avec Dieu et avec les autres, rayonne la sérénité. Trois phrases à compléter peuvent aider à nous situer : 1) Il est trop tard pour… 2) Il est trop tôt pour… 3) C’est l’heure de…
5.Intériorité

Comment faire avec ces contradictions intérieur/extérieur, continuité/discontinuité, intériorité/dispersion ? Où trouver l’unité ? Où trouver l’unité, et aussi la force, l’énergie, l’impulsion ? Et comment le faire, si, d’une façon ou d’une autre, on ne se sent pas appelé ? Si manque la puissance du désir ? Comment pouvons-nous être présents à nous-mêmes, présents les uns aux autres ? Comment pouvons-nous être présents au monde ?

«  Notre temps intérieur, comme le souligne Françoise Le Corre dans son livre Le centre de gravité  (Bayard, 2004), n’est pas fait de discontinuité, et la discontinuité ambiante, dont on mesure à quel point elle peut être opératoire, peut aussi faire exploser l’unité intérieure…Notre vie de relation ne se contente pas de l’indifférence ni du « zapping ». La grande affaire est donc d’attention, une attention de « liaison », une vigilance réciproque, un regard dessillé, une écoute inventive. » Dans le psaume 58  le psalmiste parle ainsi au Seigneur : « Unifie mon cœur pour qu’il craigne ton Nom ». Et saint Augustin nous ouvre des pistes ; dans un sermon il affirme :

    * « Ne te borne plus à la surface, descends en toi-même, pénètre dans l’intérieur de ton cœur. » (Sermon 53, 15)

    * « Tu te laisses troubler par ce qui se passe au-dehors de toi, et tu te perds…Reviens à ton cœur et de là va à Dieu » (Sermon 311,13)

En retournant à nous-mêmes, au cœur, nous retournons à Dieu. « Dans l’homme intérieur habite le Christ, c’est là que tu te renouvelles à l’image de Dieu » (Jean 18-10). Saint Augustin poursuit : « Attachez-vous à Celui qui vous a faits. Soyez stables avec Lui et vous serez stables, reposez-vous en Lui et vous serez en repos ». Qui ne connaît cette parole : « Tu nous as faits pour Toi Seigneur et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il se repose en toi » (Confessions I, 1)

6.Conclusion

Une image humoristique pour illustrer cet état de dispersion : un dessin où deux ânes attachés ensemble par une corde tirent chacun d’un côté pour atteindre deux tas de foin diamétralement opposés…

« Nous ne trouverons jamais de solution parfaitement satisfaisante. Nous ne serons jamais maîtrisés, efficaces et solides tout à la fois. Le merveilleux équilibre est un rêve. Ce que nous pouvons faire est finalement assez modeste, nous sommes faits à la fois pour l’élan et pour la gravité, la course tient de l’élan : nous en avons besoin. La gravité c’est l’inverse. C’est le poids, le poids des choses, celui du cœur, du désir, de l’espoir, de ce qui ne se voit pas, ne se montre pas, tout ce qui est le royaume intérieur, ce qui relève du lieu des sources…C’est en ce lieu qu’est la Parole qui fonde, qui libère, qui rassure. »

Sœur Marie-Geneviève POULAIN
Religieuse de l’Assomption
Fleur des Neiges

La paroisse Cana de Villeneuve d’Ascq, par Elisabeth BRACAVAL

Saint Augustin, au cœur du Projet Pastoral de la Paroisse CANA de Villeneuve d’Ascq (59)

Saint Augustin, cet illustre Père de l’Eglise, de là-haut, s’en étonne encore : une paroisse se lance à sa découverte de manière particulière. A l’origine, un paroissien, Georges Reynaert, auteur d’une pièce de théâtre, Augustin l’Africain, passeur d’Amour , contacte l’Equipe d’Animation Pastorale. Celle-ci s’enthousiasme et décide d’organiser sur toute l’année2008 une série d’événements autour de cette pièce sous forme d’un «  Festival saint Augustin ». Les  objectifs de l’EAP, sous la houlette du Père Arnaud Chillon sont :

–  découvrir et faire connaître saint Augustin et son message d’Espérance,
–  faire signe à d’autres chrétiens ou non-chrétiens,
– promouvoir la dimension artistique de chacun, déceler des talents et révéler aux autres leurs propres talents,
–  nourrir la spiritualité de chacun à partir de la vie de ce témoin,
–  s’enrichir d’une culture différente.

Et c’est ainsi qu’environ 80 bénévoles, de la paroisse essentiellement, se mettent « en route » sous forme  de différents ateliers (illustrations, décors, costumes, communication….)
pour lancer :

  •     Une dizaine de représentations théâtrales pour quelque 1500 spectateurs de la métropole lilloise et même jusqu’à Dunkerque. Ces interprétations sont données par des bénévoles-amateurs, sauf pour le rôle principal d’Augustin, tenu par Nicolas Tavernier, avec une mise en scène de Dianne Coutteure Van den Eijnden et une composition musicale originale de Eric Pauwels.
  •     Des conférences :  par le Père Bruno.Cazin, médecin, vicaire épiscopal : « L’étonnante actualité de saint Augustin »    – Monseigneur Tessier, évêque d’Alger, venu tout spécialement dans le Nord : témoignage très impressionnant, des siècles après saint Augustin, de la présence de l’Eglise en Algérie.
  •     Des visites des communautés des Sœurs Augustines ou de leur travail   – à l’Hospice de Seclin (59)     – à l’Hôpital ND à la Rose à Lessines (Belgique)
  •     Expositions d’oeuvres : – scènes miniatures de la vie d’Augustin par le Père Guy Foutrain – créations d’artistes de « Reliances » (Aumônerie d’Artistes)
  •     Lectures des plus belles pages de saint Augustin sur une composition musicale de Ken Sugita (violoniste à l’Orchestre National de Lille)
  •     Conte pour enfants à partir des scènes miniatures, par Jacques Villain
  •     Un site internet http://festivalaugustin.free.fr, toujours fonctionnel, où l’on peut trouver en particulier les textes des conférences,
  •     Une pensée hebdomadaire de saint Augustin sur le feuillet paroissial dominical.

Vaste programme qui met en avant des compétences les plus diverses, crée des liens, permet de découvrir cette sommité de l’Eglise.

Mais précisément, qu’a-t-on  perçu de Saint Augustin à travers cette aventure ?
La pièce de G.Reynaert et le parcours des écrits de saint Augustin nous révèlent un personnage hors du commun :

  •     un penseur, un exégète mais aussi un homme, tout simplement, avec ses qualités et ses défauts, en particulier dans Les Confessions. «  Cet homme à l’appétit insatiable du pouvoir en découvre la ridicule vanité » (G.Reynaert).
  •     Un homme qui a tellement marqué de son empreinte le sol où il est né qu’un colloque s’est tenu en Avril 2001 en Algérie sur lui.
  •     Un homme toujours en recherche,  passionné  de «  comprendre pour croire et de croire pour comprendre », un homme capable de réorienter sa vie après avoir découvert le Christ. «  Cette méthode respecte totalement le cheminement de chacun » (V.Cabanac).
  •     Un homme d’une grande intériorité : « Retourne à ton cœur et de là-bas va à Dieu. Le chemin sera court si tu commences par revenir à ton cœur. Tu te laisses troubler par ce qui se passe au dehors et tu te perds ».
  •     Un homme que la vie contemplative ne satisfait pas complètement : il veut être au service de tous. Son amour de l’Eglise et sa passion de servir  peuvent inspirer notre propre action apostolique.
  •     Un homme qui a joué un rôle-clé dans le développement de la vie religieuse en Occident : encore maintenant de nombreuses congrégations religieuses s’inspirent de sa Règle et de sa spiritualité.

 

Etonné, saint Augustin, de là-haut ? Peut-être pas autant qu’on l’imagine, finalement.
Lui, cet homme de Dieu, toujours soucieux de faire connaître le Christ qu’il avait découvert, se retrouve sans doute très bien dans cette démarche qui participe de la « Nouvelle Catéchèse » préconisée par les responsables de l’Eglise de notre siècle. Sans nul doute, il a également participé à l’envoi de la mission paroissiale dans le cadre de l’année Saint Paul.

Elisabeth Bracaval
Novembre 2008

Converti par un converti, par Eynard UEDA

Même aujourd’hui, je n’arrive pas à bien comprendre comment je suis arrivé là où j’en suis. Saint Augustin s’est-il imaginé qu’un jour il inspirerait au XXIe siècle la vie de personnes et les amènerait vers celui en qui il avait trouvé « le repos de son cœur » ?…

Je ne sais pas si j’ai été baptisé durant mon enfance, et je suis certain que ma famille n’était pas du tout catholique, même si elle portait en elle des vestiges du catholicisme parce qu’elle appartenait à des pays catholiques. J’ai été élevé dans des collèges laïcs et, à certains moments, dans des idées qui me faisaient aller plutôt contre l’Eglise catholique. Aucun de mes amis n’était catholique et, parmi eux, ceux qui m’étaient les plus chers étaient même anti-chrétiens. Dieu était à mes yeux une histoire de fous qui voulaient trouver une explication facile de la vie. La Bible, c’était un roman mal écrit. Je n’ose pas parler de que ce que je pensais de la Vierge Marie et de l’Eglise catholique.

Mon désir le plus fort était de trouver un lieu où je serais chez moi, où ma solitude disparaîtrait et où je trouverais une raison de vivre

Mais, en même temps, il y avait en moi une insatisfaction. Je désirais la joie, et je cherchais une réponse à mes doutes. Mon désir le plus fort était de trouver un lieu où je serais chez moi, où ma solitude disparaîtrait et où je trouverais une raison de vivre. Le plus important était que je cherchais quelqu’un à aimer et à me sentir aimé de quelqu’un. Je poursuivais mes rêves dans le monde et l’amour dans les passions les plus perverses, sans aucune limite. C’était un monde plein de démons séduisants qui promettaient le bonheur, mais quand ils partaient, il ne restait rien qu’une tristesse plus grande. Leurs promesses n’étaient que  mensonges. Mais je ne comprenais pas bien ce que pouvait signifier l’existence d’une âme individuelle. Pour moi, les hommes étaient dans le monde, et  il n’existait rien au-delà des sens. Si je ne pouvais pas voir et toucher quelque chose, c’est que cela n’existait pas.

Ce n’est pas par hasard que, au cours d’histoire, j’ai choisi d’étudier saint Augustin. J’avais déjà suivi un cours de philosophie où le professeur affirmait que saint Augustin n’était qu’un « platonicien chrétien ». Comme je voyais dans l’Eglise une ennemie, c’était, pour moi, une bonne occasion de mieux la connaître pour essayer de la détruire. Je voulais écarter définitivement de ma vie cette organisation frauduleuse, la plus puissante du monde selon moi, et mettre fin à ses répressions. Ce cours d’histoire offrait une opportunité de consolider mes idées anti-religieuses. Et voilà comment, pour un motif scolaire, je me suis trouvé, un jour, dans la librairie de l’université en train d’acheter La Cité de Dieu de saint Augustin, sans supposer à quel point ma vie allait en être changée.

Cependant, ce n’est pas seulement à travers la lecture de La Cité de Dieu que ma vie a changé. D’autres événements ont marqué mon existence à la même époque. Peut-être est-ce la mort de la personne que j’ai le plus aimée au monde ? Avec elle disparaissait toute certitude pour l’avenir et pour le présent. Si ma vie ne s’est pas alors terminée, c’est peut-être parce que saint Augustin avait éveillé en moi la curiosité de trouver la joie telle que les chrétiens la possédaient et  en faisaient leur raison de vivre.

Cité de Dieu,  I, 10,  2 :

Mais combien plus certainement et plus sûrement ont pu se réjouir ceux qui, sur le conseil de Dieu, ont placé leurs biens en un lieu où il est absolument impossible à l’ennemi de parvenir.
La première chose que j’ai découverte en lisant saint Augustin, c’est qu’il existait un lieu au plus profond de chacun où se trouvaient des trésors que ni le temps ni les hommes ne pouvaient détruire, un lieu où habiter et rencontrer quelqu’un d’unique. A ma surprise, moi qui avais nié toute idée d’un au-delà des sens, j’en suis arrivé à croire à  la possibilité d’un au-delà de l’homme terrestre, avec un petit doute sur l’existence de quelque chose de plus grand à l’intérieur de moi-même que je ne connaissais pas. Ainsi s’ouvrait la  possibilité de trouver un lieu pour Dieu dans ma vie.

Cité de Dieu, I, 22, 1 :

On saisit là (dans le suicide) plutôt une faiblesse d’âme qui ne peut supporter la lourde servitude du corps, ou la stupide opinion du vulgaire.
Si vivre ne suffit pas pour être heureux, à quoi bon continuer à vivre ?  Pourquoi se battre si tout finit avec la mort ? Si tout disparait avec ceux que j’aimais, pourquoi rester sur terre plus longtemps ? Est-ce qu’on n’a pas le droit de choisir de rester ou non dans ce monde ?… Toutes sortes de questions me poursuivaient et elles m’ont rendu plus lourde la sensation de vivre. Je me demandais d’où venait ma sensation du vide de ma vie ? Si l’âme existe vraiment, que faire avec elle ?

Cité de Dieu,  I, 31,1 :

Seulement il (Nasica qui détourna le Sénat de construire un théâtre)) ne voyait pas en eux (des êtres divins) des démons funestes, ou s’il le voyait, il jugeait nécessaire de les apaiser plutôt que de les dédaigner.
Eh bien, ne valait-il pas mieux continuer dans l’excès en espérant y trouver le bonheur ? Mon âme était malheureuse. Quand les démons partaient, il ne restait rien d’autre qu’un malheur plus grand. Je voulais trouver un compromis avec mes démons et la recherche de faux plaisirs. J’en avais fait ma raison de vivre : ne pas rejeter  les démons, mais apprendre à vivre avec eux. C’est à cette époque que j’ai vécu une des expériences les plus incompréhensibles de ma vie. Rien d’extraordinaire : je voyais  des chrétiens vivre dans le même monde que moi, mais ils ne le voyaient pas en noir comme moi. D’où venait cette différence de couleur ? Ils n’étaient pas dépendants des mêmes démons que moi. D’où provenait leur joie ? Quelle était leur raison de vivre ? … Tout ce que j’avais voulu croire pour vivre était faux.

Cité de Dieu,  II, 28 :

L’Ecriture Sainte, doctrine de justice, retentit d’un lieu surélevé, en présence de tous, afin que ceux qui l’observent l’écoutent pour leur récompense, ceux qui la transgressent, pour leur châtiment.
C’est ici le début de ma vraie conversion, c’est ce paragraphe qui m’a le plus touché : croire qu’il existait une parole où je pouvais trouver la joie et la liberté. Une parole qui pouvait  me dire qui je suis et ce que je devrais être. Une parole qui n’était pas humaine mais qui était d’une autre origine, une parole qui restait sans changement au cours des siècles. Une parole qui offrait une doctrine de vie. J’avais découvert ce lieu surélevé, d’où je pourrais comprendre le pourquoi du vide de mon âme. Le châtiment, je l’avais déjà expérimenté : une absence de toute joie, de toute raison de vivre, une vie lourde à porter, un attrait du mal qui me faisait voir et adorer des démons. Le châtiment venait de moi parce que c’était moi qui avais choisi de vivre de cette manière. Le châtiment existe, mais la récompense promise existe, elle aussi, récompense dont j’ignorais l’existence, mais que mon âme cherchait depuis toujours dans des faux lieux. Parce que la seule « justice » de celui qui nous aime, c’est de nous voir heureux.

Voilà le début de ma recherche de la justice et de la vérité. La suite  est  inconnue. Mais la voie est  tracée : elle se nomme amour.

Eynard UEDA
Augustin de l’Assomption