Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 11.

10 nov 1832 Montpellier MONTALEMBERT

Au nom de leur amitié réciproque, E. d’Alzon ne veut pas retarder sa réponse. Il commence par faire le point sur le climat religieux: d’une part la coterie gallicane impose le silence; d’autre part, des jeunes gens entrent dans une vie de dévouement. Peut-être que le Pape n’a pas dit son dernier mot avec l’encyclique. Lui-même au séminaire s’efforce de vaincre le sentiment de lassitude devant le temps perdu, l’oppression intellectuelle et les vexations qu’il peut subir. On ne peut être prêtre sans passer par le sacrifice et la prière seule peut aider à ne pas trop humaniser la sainte cause de Dieu que l’on entend servir.

Informations générales
  • PM_XIV_011
  • 0+118 a|CXVIII a
  • Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 11.
  • Orig.ms. Arch. Montalembert; Photoc. ACR, AP 230.
Informations détaillées
  • 1 AUGUSTIN
    1 ENCYCLIQUE
    1 GALLICANISME
    1 JEUNESSE
    1 PRETRE
    2 COMBALOT, THEODORE
    2 GREGOIRE XVI
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 LESQUEN, CHARLES-LOUIS DE
    2 MICKIEWICZ, ADAM
    2 PIE VI
    2 QUELEN, HYACINTHE DE
    2 VERNIERES, JACQUES
    3 ALLEMAGNE
    3 MONTPELLIER
    3 MUNICH
    3 ROME
  • AU COMTE CHARLES DE MONTALEMBERT
  • MONTALEMBERT
  • Montpellier, 10 novembre 1832 (1).
  • 10 nov 1832
  • Montpellier
  • *Monsieur*
    *Monsieur le Comte Charles de Montalembert*
    *Pair de France*
    *rue Cassette, n° 30*
    *Paris.*
La lettre

Je commence, mon cher ami, par vous rendre avec une bien vive joie le nom que vous me donnez dans la lettre que vous venez de m’écrire de Toulouse, et je veux vous montrer, par mon empressement à vous répondre, combien je serais heureux de recevoir souvent de vos nouvelles. Il est bien à regretter pour moi que vous n’ayez pas exécuté un mois plus tôt votre voyage à Toulouse. Si vous n’aviez pu venir à Montpellier, j’aurai pu du moins aller vous trouver et fortifier une amitié que la providence nous a donné si peu de temps pour former, mais que j’espère pouvoir un jour entretenir autrement que par lettres. Je vous avouerai aussi que j’aurais été un peu honteux de vous voir le témoin de notre état d’oppression. Le rétrécissement de certaines têtes augmentant tous les jours, nous en sommes quelquefois réduits à de bien dures extrémités. Une seule chose nous contient, c’est la décrépitude, lente mais irréparable, du gallicanisme et des sottes idées qui forment son entourage. Tous les jours ce vieux tronc vermoulu perd parmi nous quelque racine pourrie, et n’a plus la force d’en pousser de nouvelles. Ici, comme dans tous les autres diocèses, on peut recueillir sur la bouche des chefs de la coterie les aveux les plus naïfs et en même temps les plus précieux. Les uns avouent bien ingénuement que dès qu’un jeune homme semble capable, dans un séminaire, de former un raisonnement, il leur tourne le dos; et l’autre jour encore, un camarade de la troupe disait en s’extasiant: c’est bien singulier que tous les jeunes prêtres qui, dans le cours de leurs études, ne s’étaient pas occupés des questions controversées, ne peuvent y revenir, lorsqu’ils sont rentrés dans le monde, sans abandonner notre camp. Ces aveux sont bien précieux, et ce n’est pas dans le seul diocèse de Montpellier qu’on peut les recueillir. Mais dans le moment les puissances supérieures exercent une vigilance telle que toute manifestation hostile aurait les plus funestes effets, et qu’il vous eût été impossible de juger par vous-même de tous les détails que je puis vous donner. Une autre observation qui ne vous intéressera pas moins, c’est la tendance d’un certain nombre de jeunes gens vers la vie de dévouement. Il semble qu’un rayon céleste commence à luire sur plusieurs âmes que le monde a déjà fatiguées, et les attire vers une vie meilleure. Dans le dégoût que leur inspire tout ce qu’elles connaissent déjà de la terre, elles se sont tournées vers Dieu, et certaines même aspirent au sacerdoce. Je vous citerai seulement comme un singulier exemple des voies de la Providence, le fils du conventionnel qui, à l’Assemblée constituante montra le plus d’acharnement contre les églises, proposa la fonte des cloches, et plus tard fut chargé de surveiller l’emprisonnement de Pie VI, hé bien! le fils de cet homme va, dit-on, entrer au séminaire. Si M. de La Mennais avait poursuivi l’idée de son établissement, ce jeune homme aurait été lui demander une place; on le dit plein de talent. On a besoin de se reposer sur ces pensées d’espérance et d’avenir, pour pouvoir supporter le poids accablant de certaines autres.

Tout ce que vous me dites de vos peines et de votre découragement, je ne le comprends que trop. Oui, il est bien cruel de voir sa pensée que l’on croyait imprégnée de vérité, mise pour ainsi dire hors de la foi par l’arbitre du monde catholique; et je conçois très bien la révolte intérieure que vous avez éprouvée quand l’encyclique(2) est venue, pour ainsi dire, séparer dans vos croyances ce qui était de Dieu de ce qui était de l’homme. Croyez, mon cher ami, que voyant, sans que vous me l’eussiez dit, tout ce que vous deviez souffrir, j’ai plus d’une fois demandé à Dieu de vous adoucir l’amertume de votre soumission. La force d’âme de M. de La Mennais ne me surprend pas non plus. Nous sommes jeunes, nous, et de quelques douleurs qu’ait été semée notre carrière, notre coeur n’a pas encore été assez froissé pour être insensible à tous les coups. M. de La Mennais, au contraire, est, si je m’en fais une juste idée, un vieux marin qu’aucune tempête ne saurait surprendre, parce qu’il dit avec saint Augustin: « Je puis être hors de la vérité; hors du catholicisme, jamais ». Mais permettez-moi une question. La sentence est-elle irrévocable, et la commission chargée d’examiner votre profession de foi ne rendra-t-elle jamais de réponse? Tout en se soumettant du fond de leur coeur aux paroles du Souverain Pontife, grand nombre de catholiques pensent ici qu’il faut attendre un arrêt définitif. Cet arrêt sera-t-il rendu?

J’ai été obligé d’interrompre cette lettre, pour me rendre à la messe où la cloche m’appelait. C’est aujourd’hui l’octave de votre Patron(3) et j’ai fait ma communion pour vous. Puissiez-vous avoir sa foi, son énergie pour le triomphe de l’Eglise, et croire surtout avec lui que l’on n’est pas hérétique pour vouloir travailler à la réformation et au développement légitime de notre religion.

Vous voulez bien me demander des détails sur ma vie séminaristique. Elle a son bon et son mauvais côté. Je crois être ici parce que Dieu le veut, et cette pensée m’empêche de me livrer aux plus tristes réflexions sur la perte de mon temps, arrête sur mes lèvres bien des murmures et me fait passer sur une foule de dégoûts. L’essentiel pour moi, ce me semble, c’est de me jeter dans les bras de Dieu; et vous ne savez peut-être pas, mon cher ami, combien peut battre le coeur d’un séminariste lorsque se transportant aux jours de la vie mortelle du Sauveur, il le voit du haut de la montagne jeter sur le monde un regard plein d’une tristesse divine, et l’entend adresser à ses disciples ces paroles qui depuis dix-huit siècles n’ont pas cessé d’être vraies: Messis quidem multa, operarii autem pauci(4). C’est alors que si l’on est vraiment appelé, on éprouve le désir brûlant d’augmenter le nombre des moissonneurs du champ de l’Eglise, et que toutes les sueurs paraissent bien peu de chose, auprès de la récompense promise à la fin du jour. Vous me parlez de l’oppression intellectuelle dans laquelle je vis: oh! pour cela vous avez bien raison, et vous ne sauriez vous faire une idée du degré auquel elle serait poussée si on laissait faire. Heureusement je trouve dans les conseils d’un des directeurs de la maison la force et les moyens de prendre un peu de liberté. Il est bien vrai encore que le silence absolu sur certaines questions que me commande la plus simple prudence, me donne par moments des crispations indéfinissables. Je me demande souvent si les vexations que l’on prend plaisir à verser goutte à goutte sur les plaies faites à mon coeur, seront sans autre terme que ma sortie de cette maison, s’il ne me sera jamais permis de donner à mes adversaires ma pensée libre et franche; et alors, croyez-moi, le sang bout dans mes veines méridionales. Mais, d’autres fois aussi, Dieu permet que je porte mon regard sur des pensées plus consolantes; il m’envoie quelquefois un ange pour me soutenir dans cette agonie morale; et après tout, si je veux être prêtre, ne faut-il pas que je le sois comme Jésus-Christ; ne dois-je pas, si je veux être sacrificateur, commencer par être la victime, et pour avoir un jour, sans mourir, des communications intimes avec Dieu, brûler au feu de la douleur tout ce qui dans mon être est impur. Mille circonstances viennent fortifier en moi ces pensées. Ainsi, par exemple, l’autre jour, fut enterré au séminaire un vieux prêtre qui dans le temps en avait été le supérieur. C’était vraiment un homme du bon vieux temps, peu au fait des questions du jour, mais laissant toute liberté sur les points controversés, consumant sa vie dans les études théologiques, les bonnes oeuvres et la prière. J’étais à son enterrement chargé de porter la croix, et je me trouvais au bout de la fosse quand on l’y déposa; son cercueil mal fermé me permit d’entrevoir sur ses vêtements sacerdotaux sa main qui si souvent avait touché Celui qui alors était sa nourriture et maintenant son juge, qui s’était si souvent levée pour absoudre et peut-être pour condamner. Et lorsque, me repliant sur moi-même, je pensais qu’un jour, après avoir offert bien des sacrifices, prononcé bien des absolutions, on me descendrait ainsi dans la terre, et que mon jugement serait plus pesant de tout le sang divin que j’aurai répandu, de toutes les absolutions que j’aurai données, de toutes les âmes qui m’auront été confiées, de tous les combats que j’aurai à soutenir pour la défense de la vérité, de tout le poids du sacerdoce, je me surpris serrant de toutes mes forces la croix que je portais. Et ce n’étaient pas seulement mes doigts qui pressaient un métal glacé, c’était bien mon coeur qui sentait dans ce moment la nécessité d’un crucifiement absolu, et acceptait avec transport tout ce qui lui est préparé d’amertumes et de dégoûts. Le malheur est que ces belles dispositions sont souvent passagères, et qu’à leur place, succèdent souvent de longs abattements et une grande torpeur. Priez Dieu, mon cher ami, pour qu’il m’accorde les grâces nécessaires pour résister jusqu’à la fin. Mais ce qui surtout me retient ici, c’est la pensée que la vie du prêtre n’est pas seulement une vie d’étude, c’est encore une vie de prière; et l’on ne se forme à la prière que dans la retraite. C’est ce qui me fait frissonner à la seule idée de rentrer dans le monde avant d’avoir développé en moi l’esprit d’oraison. On oublie trop souvent au milieu de la polémique, même la plus religieuse, ces choses que Dieu dit seulement dans le silence absolu de toutes les passions; et j’avoue que je me sens encore trop faible pour combattre et prier en même temps. Le mal est que jusqu’à présent j’avais trop humanisé la cause de Dieu; j’en avais fait une affaire personnelle; j’avais peut-être même mis trop de passion en la défendant selon mes forces. Et Dieu ne veut pas cela; il veut un zèle pur de toute considération étrangère. Ce zèle je ne l’ai que bien imparfait; j’ai donc besoin de prier pour qu’il s’allume dans mon coeur; j’ai besoin de faire reposer longtemps encore mon âme dans le Saint Ciboire, dans une union mystérieuse avec son Dieu, avant qu’elle puisse acquérir la paix que le monde ne donne pas, mais qui est promise aux vrais disciples du Christ.

Le voyage que vous allez entreprendre est un de ceux que je désirerais le plus exécuter. Peut-être quand vous serez à Munich, me permettrai-je de vous demander quelques renseignements sur l’état d’un pays que je ne connais pas assez.

Je vous prie, si vous voyez M. l’abbé Combalot, de lui reprocher son silence envers moi et de lui demander jusqu’à quand il compte le prolonger.

Vous voyez, mon cher ami, que je vous ai montré mon coeur bien à découvert. Je vous ai dit toutes ses peines et ses faiblesses. Encore une fois, priez Dieu qu’il me fortifie, et donnez-moi les conseils que vous jugerez capables de me faire quelque bien. Adieu, adieu. Je finis ma lettre à regret, et pourtant il ne m’est pas permis d’être plus long. Recevez l’assurance de toute mon estime et de mon inaltérable affection.

Emmanuel d’Alzon.

Vous pouvez m’écrire directement au grand séminaire de Montpellier. Je crois que vos lettres ne risquent rien. Cependant si vous voulez prendre la peine de les mettre sous enveloppe, vous pourriez me les adresser sous le nom de M. Vernières, directeur au grand séminaire. C’est un homme admirable par la résignation avec laquelle il souffre mille persécutions pour faire dans cette maison tout le bien possible(5).

E.D'ALZON
Notes et post-scriptum
1. Note de Montalembert: "Excellente, précieuse. -Répondu le 2 juillet 1833".
2. Encyclique *Mirari vos*, 15 août 1832. 3. Saint Charles Borromée.
4. Lc 10, 2.
5. Voici la suite des événements "mennaisiens" pour l'année 1833: Composition par Lamennais des *Paroles d'un Croyant*; mai: publication du *Livre des pèlerins polonais* de Mickiewicz, traduit par Montalembert avec un avant-propos de sa main, et un *Hymne à la Pologne* de Lamennais; septembre: Féli renonce à ses fonctions de supérieur de la Congrégation de Saint-Pierre; 5 octobre: Bref de Grégoire XVI à l'évêque de Rennes; 1er novembre: Lamennais à Paris; décembre: négociations avec Mgr de Quelen et la Nonciature et déclaration latine de soumission par Féli, le 11 décembre.
E. d'Alzon demeure au grand séminaire de Montpellier jusqu'au début de juillet; le 1er juin, il a reçu les ordres mineurs; après un nouveau séjour en famille, il décide de ne pas retourner à Montpellier, et, ne pouvant aller à Paris, sur les instances de ses parents, il prend la résolution de se rendre à Rome, où il arrive le 25 novembre 1833, ayant obtenu de Lamennais des lettres de recommandations, ce qui lui ouvre les milieux mennaisiens de Rome.
Le bref du 5 octobre 1833 frappe directement Montalembert, puisque le Pape place au premier rang des motifs de son affliction le *Livre des Pèlerins polonais*, "livre plein de malice et de témérité", précédé d'une "longue et violente préface", l'*avant-propos* de Montalembert. - Notes de P. Touveneraud.