Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 357.

3 sep 1847 Lavagnac MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse

Pour apaiser la souffrance profonde que révèle votre calme apparent – A propos du reproche que vous me faites de ne pas venir à Paris, de mes discussions avec Mlle Isaure et de mon peu de préoccupation par rapport à votre âme – Je sais bien que je suis votre père et votre ami *in perpetuas aeternitates* – Vous me serez vous, ma fille, ce que vous voudrez.

Informations générales
  • PM_XIV_357
  • 0+542 b|DXLII b
  • Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 357.
  • Orig.ms. ACR, AD 535; D'A., T.D. 19, pp. 224-228.
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 ASSOMPTION
    1 CRITIQUES
    1 DEFAUTS
    1 DOUTE
    1 ENVIE
    1 EPREUVES SPIRITUELLES
    1 ERREUR
    1 FIERTE
    1 FRANCHISE
    1 INCONSTANCE
    1 LIBERTE DE CONSCIENCE
    1 MISERICORDE
    1 ORGUEIL
    1 PAIX DE L'AME
    1 PARDON
    1 PASSION BONNE
    1 PATERNITE SPIRITUELLE
    1 PATIENCE
    1 PERSEVERANCE
    1 SOLITUDE
    1 SOUFFRANCE APOSTOLIQUE
    1 VOYAGES
    2 CARBONNEL, ISAURE
    2 GOUBIER, VITAL-GUSTAVE
    2 ROSE DE VITERBE, SAINTE
    3 LAVAGNAC
    3 PARIS
  • A LA MERE MARIE-EUGENIE DE JESUS
  • MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse
  • Lavagnac, le 3 sept[embre] 1847.
  • 3 sep 1847
  • Lavagnac
La lettre

Il me semble, ma chère enfant, que je n’aurai pas à me préoccuper autant cette fois des mots que j’aurais à employer pour ne pas vous faire la moindre peine. Ma réponse à votre lettre du 30 août me paraît si claire que je n’ai qu’à prendre dans leur ordre chacune de vos phrases pour vous donner des explications, qui, ce me semble, devraient vous faire du bien, si l’état de souffrance profonde que me révèle votre calme apparent pouvait être apaisé d’une seule fois. Plusieurs motifs cependant me font espérer que mes réflexions pourront vous éclairer sur certaines idées que vous vous êtes faites, je crois, à tort.

Vous ne m’en voulez pas, dites-vous, de ce que je ne puis aller à Paris. Il y a là trois sentiments qui me blesseraient et me feraient de la peine, si je m’y arrêtais. Le premier est celui de la fierté qui dit: « Rassurez-vous, vous ne m’êtes pas si nécessaire que vous pourriez le croire« ; le second, qui laisse deviner que je n’eusse pas agi ainsi, il y a deux ans; le troisième qui fait effort pour accepter pour l’amour de Dieu une blessure d’amitié. Je découvre ou crois découvrir toutes ces formes du doute au fond de votre âme, et c’est alors que je recommence six et sept fois ce que j’ai à vous écrire; car, mettez-vous à ma place, cela fait mal, même à l’amitié la plus profonde et la plus désintéressée. Il y a un quatrième sentiment qui eût laissé votre âme dans la paix et m’eût fait bénir votre confiance en moi avec une grande reconnaissance, c’est celui qui vous eût laissée sous l’impression de l’impossibilité réelle de mon voyage. Vous eussiez cru que je ne pouvais pas venir, parce que réellement je ne le puis pas. Quand on est exposé à voir le public rendu confident d’exaspérations semblables à celles dont la lettre que je vous ai envoyée vous donne l’échantillon, quoiqu’il faille bien prendre son parti de laisser crier, il y a pourtant certaines mesures à garder, pour que les imbéciles ne finissent pas par former l’opinion des gens raisonnables.

Puisque j’ai commencé de vous dire ce que j’ai cru lire dans votre âme, je finirai. Examinez bien, si vous ne l’avez déjà fait. L’histoire de mes discussions avec Mlle Isaure vous a fait le plus grand mal. Ce que j’ai fait avec elle, vous m’avez cru capable de le faire avec vous, tandis que, de ma part, tout le malheur de cette pauvre fille consistait en ce qu’elle sentait fort bien que jamais elle n’occuperait une place, pour toujours donnée à une autre; que l’amitié arrivée à un certain degré ne peut pas être à trois. Elle la voulait toute pour elle, et sans jamais prononcer votre nom, sans même jamais le lui dire positivement, elle a pu comprendre par ma conduite que je vous respectais assez toutes les deux, elle pour ne pas lui offrir ce qui n’était plus mon bien, vous pour vous conserver ce que je vous avais donné une fois. Pourtant si j’en crois, non pas ses paroles seulement, mais M. Goubier, elle en meurt et, malgré son désespoir, je n’aurais qu’à faire un pas, qu’à dire un mot pour la rendre à la vie. Or ce mot, je ne le dirai pas, parce que je sais ce qu’il devrait exprimer et que je ne veux pas exprimer à deux personnes le même degré d’amitié. Et pourtant croyez-vous que, quelque léger que vous me supposiez, je puisse voir périr sans souffrance une pauvre créature? Et si je ne viens pas à son secours, parce que la franchise de ma nature se refuse à lui offrir une illusion qui la guérirait presque à coup sûr, ne croyez-vous pas que j’aie le droit de faire croire à cette franchise, quand je vous assure que vous n’avez pas compris toute mon amitié pour vous? Vous vous êtes bien trompée sur mon compte, ma pauvre fille, et Dieu me garde de vous en faire un reproche, parce que peut-être y ai-je donné lieu, et aussi parce que j’ai le sentiment profond que cette disposition de votre part changera.

Je ne puis, non plus, vous cacher ma pensée sur ce que vous m’avez dit de mon peu de préoccupation par rapport à votre âme. Il y a là de ma faute, il y a aussi de la vôtre. Il y a de la mienne, parce que j’avais cru que la grande raison de notre union, c’était l’oeuvre à laquelle il nous semblait que Dieu voulait nous appeler. Mes préoccupations se sont, dès lors, plus tournées de ce côté, parce que là était la vie, ce semble, de tout notre être. Parler de l’oeuvre, c’était parler de vous. En cela je me suis trompé et je le reconnais très franchement. Vous m’avez écrit certains détails personnels, et j’ai cru qu’il suffisait que vous me les disiez, soutenue que vous étiez d’ailleurs par une pensée de zèle, et en cela je me suis trompé encore. Voilà mes torts. Les vôtres ont été de ne pas avoir foi à mon amitié. Je vous disais qu’elle était très calme; vous l’avez, à cause de cela, cru faible. Elle était calme à peu près comme la liqueur qu’on peut agiter dans un vase, tant qu’elle ne l’emplit pas entièrement, mais qui devient immobile quand elle le comble jusqu’à l’ouverture et que l’ouverture est scellée. Vous pouvez le croire, ma chère fille, il en sera de votre part ce que vous voudrez. Je sens bien que je ne puis pas donner une seconde fois ce que je vous ai donné à vous, ce que je n’ai donné à personne autre au même degré. Je vous l’ai donné d’une volonté très entière, et, je dois le dire, avec une plénitude de liberté que je ne m’explique pas, sinon par la bonté de Dieu qui voulait ne me laisser aucun scrupule.

Descendrai-je au fond de mon coeur plus avant encore pour vous le montrer? Il me semble que, si je le voulais bien, je pourrais un jour venir à bout de ne voir en vous qu’une indifférente, mais je sens que jamais je ne pourrai le vouloir. Je sens que je suis un peu obscur, et pourtant la chose est très claire pour moi. Je veux dire que, dans tout ce que je vous ai donné, j’ai agi, ce me semble, avec une puissance de liberté qui place mon amitié bien au- dessus des variations et de l’inconstance de tout entraînement; et quoique, dans un sens, c’est vous qui ayez fait les premières avances, je crois que, quand j’ai voulu vous donner, à mon tour, la plénitude de mon amitié, j’ai pu vous dire en un certain degré comme Notre-Seigneur : « Non tu me elegisti, sed ego elegi te« . Aussi, le croirez-vous avec peine peut-être, après avoir reçu votre lettre peu tendre, vous en conviendrez, au terme de cette explication en laquelle j’ai quelque confiance, j’éprouve une dilatation d’amitié qui ne vous demande rien, mais telle que je la suppose au fond du coeur d’une mère, alors que son enfant l’accuse avec le plus d’injustice et que, malgré elle, elle n’a pour toute réponse que ces mots : « Pourtant je t’aime bien ». Débattez-vous, tant que vous vous voudrez, sur l’exaspération que vous causent mes défauts, malgré tous ceux que je puis avoir et dont je vous fais bon marché, je sais bien que je suis votre père et votre ami in perpetuas aeternitates.

Vous me serez, vous, ma fille, ce que vous voudrez; vous me laisserez. Toutes les fois que j’ai le malheur de commettre un péché, est-ce que je n’abandonne pas Dieu? Dieu pourtant m’attend toujours. Mon enfant, je vous attends et je vous aime trop pour avoir besoin pour cela de patience. Alors pourquoi ma dernière lettre? Eh! bien, mon enfant, mettons que j’ai eu tort. Il me semble que je pourrais vous donner quelques bonnes raisons; j’aime mieux laisser à ma chère fille l’occasion d’être généreuse et de me dire: « Je ne veux plus le savoir* ». Il faut qu’elle ajoute qu’elle ne me veut plus voir à Paris avant le mois de décembre, non par fierté, non par résignation, mais parce qu’elle a une entière confiance en son père, quand il lui dit: « Je ne puis pas ». Allons, ma bien chère fille, faisons la paix, je vous tends la main. Préférerez-vous vous draper dans votre fatalisme? Vous avez, quoi que vous disiez, besoin de vous appuyer longtemps encore sur quelqu’un, et lorsque Dieu voudra que vous marchiez seule, ce ne sera pas par le froid désespoir qu’il vous conduira à l’isolement. Je vais dire la messe pour vous et prier sainte Rose de Viterbe, non pas de ressusciter votre amitié, je ne la crois pas morte, mais de lui rendre sous la douce chaleur de l’amour de Jésus la fraîcheur, le parfum et l’éclat d’une belle fleur.

Je n’ai pas le courage de vous dire autre chose. J’attends une lettre de vous, où bien simplement vous me demanderez pardon, non de vos torts, je ne veux pas m’en occuper, mais de la douleur que vous m’avez causée, et où vous me direz que vous êtes bien réellement ma fille, dans toute la force du mot, comme devant notre bon Maître je vous assure que je suis votre père et votre ami, autant que vous pouvez le demander.

E.D'ALZON.
Notes et post-scriptum