Vailhé, LETTRES, vol.1, p.91

25 jun 1830 Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-091
  • 0+029|XXIX
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.91
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 BONHEUR
    1 CONNAISSANCE DE SOI
    1 ELECTION
    1 LIVRES
    1 MORT
    1 ORGUEIL
    1 PARLEMENTAIRE
    1 REMEDES
    1 REPAS
    1 REPOS
    1 ROYALISTES
    1 SOUFFRANCE
    1 TRISTESSE PSYCHOLOGIQUE
    2 ALZON, HENRI D'
    2 CHATEAUBRIAND, FRANCOIS-RENE DE
    2 FIEVEE, JOSEPH
    2 LESAGE, ALAIN-RENE
    2 MOLIERE
    2 PIERRE, SAINT
    3 PARIS
    3 PEZENAS
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 25 juin 1830.
  • 25 jun 1830
  • Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne
    rue Duphot. n° 11.
    Paris.
La lettre

Je vous plains, mon pauvre ami, et de toute mon âme, et je vous plains d’autant plus que je ne me crois guère capable d’apporter de remède à votre mal. Quand le coeur n’a pas passé par un état de souffrance, il lui est bien difficile de connaître ce qu’il faut bien précisément pour guérir le coeur malade d’un ami. Il m’est bien arrivé parfois de passer des jours chargés d’une humeur noire, des jours qui semblaient tout décousus et tomber par lambeaux, à force d’être lourds. Quand j’ai voulu me rendre compte à moi-même de cette espèce d’engourdissement invincible, il m’a semblé que l’orgueil était pour beaucoup là-dedans. J’avais été content de moi, je m’étais trouvé bon; par un retour mauvais j’avais dit: « Tu ne tomberas jamais », et puis, le lendemain, je n’étais plus le même. Je me trouvais tombé, et tombé bien bas. Alors je me désespérais, je croyais ne pouvoir plus me relever, j’avais mal agi et je ne croyais plus pouvoir faire bien, je ne croyais jamais l’avoir fait.

Mon cher ami, je ne sais si mon mal a été le même que le vôtre, ou si je ne vous ai pas compris, pour répéter une expression que vous employez au moins une fois par lettre. Lorsque je l’éprouvais, j’avais aussi de la peine à en sortir. C’était comme une mauvaise position que l’on a prise en dormant et qu’on ne veut pas changer, de peur de se réveiller tout à fait. Que je connaisse le remède? Je vous l’ai déjà dit: pour vous, je l’ignore peut-être; pour moi, j’ai eu tout bonnement recours au remède universel. C’est le seul que je croie bon. D’abord, on s’est vu trop en beau; plus tard, on s’est vu trop en laid. Il faut un milieu; il faut fixer un peu les yeux sur son modèle, se voir tel qu’on devrait être, voir aussi les secours que l’on a pour se perfectionner, fermer les yeux et aller en avant. Je crois que c’est un grand mal que de trop se considérer soi-même. L’on est trop content ou trop désappointé. Dans les deux cas, la tête finit par tourner. Et puis, c’est du temps perdu. Il n’y a, je crois, qu’un point, d’où il soit permis de regarder le chemin que l’on a parcouru, c’est au lit de mort; c’est seulement quand on est près de s’arrêter pour toujours qu’il est permis de porter les yeux en arrière et de savoir si le chemin a été bien long et bien rempli.

Comme j’ai dîné depuis mes dernières lignes, je n’y reviendrai plus. Votre présent m’a fait un véritable plaisir. Tout m’en a plu, et le livre et l’épigraphe de votre façon. Elle est bien choisie, quoique je n’ose croire qu’elle me soit entièrement applicable.

Je vous trouve presque comme un homme qui oublie. Et qui oublierai-je donc? Je vous trouve un peu dans la position où je me suis trouvé pendant trois ans, et je souhaite ne pas me tromper, car il dépend de moi de vous en faire sortir. Vous êtes un peu soupçonneux. Votre amitié n’est pas tranquille. Vous croyez qu’on ne vous rend pas tout ce que vous donnez. Mon cher ami, si vous croyez m’aimer plus que je vous aime, vous vous trompez. Mon coeur est pour vous, tel que vous pouvez le désirer, et mon esprit ne demande pas mieux d’être ce que vous voulez qu’il soit. Après cela, je n’ai plus qu’une question à vous adresser. Jouerai-je par hasard; le rôle de Bélise? Et n’y a-t-il pas dans l’affaire beaucoup de Chimènes? Et cependant, vous êtes triste, vous. Qu’est-ce donc que le bonheur? Qu’est-ce qu’être heureux? Serait-ce la pensée qu’on est heureux? Je crois qu’il y a quelque chose de plus que cela. Mais il faut savoir trouver ce quelque chose; il faut savoir où il se trouve.

Vous ne m’avez pas répondu sur la manière dont je vous ai proposé de sanctifier la Saint-Pierre. Je lirai René dans quelques jours. J’ai lu Gil Blas; j’en suis content. Je ne sais où me procurer le Diable boiteux. Je lirai l’Histoire de la session de 1816 par Fiévée. Mon père m’a dit jadis qu’il avait les autres années. Je les chercherai.

Quand je dors, je ne rêve à rien, à moins d’être sur le côté gauche, et alors le cauchemar me prend. Je trouve à vos lettres un style tant soit peu guindé. Je me suis bien appliqué à former mes lettres… (1)

… Je fais plus attention à ce que je dis qu’à ce que disent mes adversaires. Par conséquent, je leur prête le flanc, ce qui est tout à fait mal. Heureusement qu’ici il n’y a pas beaucoup de gens qui sachent en profiter. Figurez-vous qu’à Pézenas, ville où l’on montre un fauteuil sur lequel Molière a mis son derrière, on ne peut pas se procurer de l’encre noire. C’est une chose insupportable.

Or, j’ai une belle histoire à vous raconter, une histoire que je gardais pour la fin de ma lettre, comme pour la bonne bouche, une histoire comme à Paris vous n’en avez pas, l’histoire des élections dans une petite ville. J’ai vu proclamer un député à la majorité de 139 voix contre 138. J’ai vu les menées de certaines gens, les intrigues de toute espèce. J’ai vu un électeur qu’on avait enfermé tout un jour marcher entre deux hommes payés, de peur qu’il ne fût pris par deux électeurs royalistes qui l’auraient fait voter. J’ai vu des gens promettre de voter d’une façon et voter d’une autre. J’ai vu le Comité directeur royaliste: ils ne sont pas très forts, mais ça viendra. J’avais un beau champ pour étudier les hommes. Qu’ils sont mauvais, les uns et les autres! On reproche à… (2)

Puisque vous désirez que je vous écrive souvent, je vous promets de vous écrire. Vous voyez qu’avec vous j’ai le coeur au bout de ma plume. Si vous êtes triste, apprenez-le-moi. Quoique je ne sois pas bien habile, je tâcherai de vous dire ce que je pense. Je vous souhaite la paix de Dieu.

Notes et post-scriptum
1. La moitié de la seconde feuille a été déchirée, d'où un vide considérable à la troisième et à la quatrième pages.
2. La suite manque, par suite de la déchirure.