Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 429.

6 jul 1848 Lavagnac MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse

En repos à Lavagnac – Les infidélités de la Poste – L’esprit d’enfance – L’humilité et la souplesse que J.-C. attend de vous pour vous manifester son amour – Les défiences de ma direction – Le bien que je puis vous faire en tenant dans mes mains les rênes de votre volonté – Pour votre communauté vous devez être, par la prière et le dépouillement de votre volonté propre, le verre à travers lequel passent les rayons de l’amour divin – Consentiriez-vous à devenir un sépulcre blanchi ? – Votre tristesse – Votre prétendue impossibilité d’aimer – La souffrance amoureusement acceptée.

Informations générales
  • PM_XIV_429
  • 0+577 b|DLXXVII b
  • Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 429.
  • Orig.ms. ACR, AD 585; D'A., T.D. 20, pp. 19-23.
Informations détaillées
  • 1 AMOUR DIVIN
    1 CHARITE ENVERS DIEU
    1 CONVERSION SPIRITUELLE
    1 DETACHEMENT
    1 DEVOTIONS
    1 DIEU CENTRE DE LA VIE SPIRITUELLE
    1 DIRECTION SPIRITUELLE
    1 ENFANCE SPIRITUELLE
    1 EPREUVES SPIRITUELLES
    1 FATIGUE
    1 HUMILITE
    1 JESUS-CHRIST
    1 JESUS-CHRIST MODELE
    1 NOTRE-SEIGNEUR
    1 PROVIDENCE
    1 REPOS
    1 RESPIRATION
    1 SOUFFRANCE ACCEPTEE
    1 SYMPTOMES
    1 TRISTESSE
    2 CARDENNE, VICTOR
    2 CASSIEN
    2 ELIE, PROPHETE
    2 GAGNON
    2 PATY, ISIDORE DE
    3 LAVAGNAC
    3 NIMES
    3 PARIS
  • A LA MERE MARIE-EUGENIE DE JESUS
  • MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse
  • Lavagnac, 6 juillet 1848.
  • 6 jul 1848
  • Lavagnac
  • *Monsieur*
    *Monsieur de Paty sous-chef*
    *à la Direction générale des Postes*
    *Paris.*
La lettre

J’espère enfin aujourd’hui, ma chère fille, pouvoir vous écrire un peu longuement. Me voici à Lavagnac, où l’on m’a envoyé pour me reposer; ce qui m’est absolument impossible à Nîmes, où une foule de gens viennent du matin au soir me fatiguer, pour me prouver que j’ai besoin de repos et que je ne me soigne pas assez. Il est sûr que je suis très fatigué et que je ne me sens aucune force. J’ai même eu un peu peur un moment. Je sentais en respirant que le côté droit n’était pas très libre; il se fait par moments dans ma poitrine une sorte de sifflement que je ne m’explique pas bien. Depuis trois jours que je suis ici j’ai eu de violentes crampes d’estomac, qui m’ont forcé à me tenir étendu et à ne rien faire. Cependant il me semble qu’aujourd’hui je souffre moins, et j’en profite pour causer avec vous.

Avant de vous parler de ce qui est le principal but de cette lettre, laissez-moi vous prier de vous plaindre à M. de Paty des infidélités de la Poste. La quantité de journaux qui y sont soustraits n’est pas croyable. Je suis sûr, par exemple, que La liberté pour tous vous a été exactement adressée. Cependant vous ne l’avez pas reçue. Nous avons ici un excellent homme à la Poste, M. Gagnon, mais ses commis sont insupportables, et dans une foule de circonstances des papiers qui leur étaient confiés se sont perdus. Je n’en finirais pas sur les preuves à fournir. Remarquez que je ne dis rien de M. Gagnon, dont tout le monde loue la complaisance, mais des employés subalternes qui sont insupportables, au dire de tout le monde.

Maintenant je laisse un peu de côté les tristes événements qui viennent de s’accomplir et auxquels ni vous ni moi ne pouvons rien, sinon en tirer des réflexions qui nous indiqueront quelle ligne de devoirs nous semble tracée par la Providence. D’abord, pendant ma maladie, je me suis senti fortement pressé de vous recommander une grande dévotion au saint Enfant-Jésus. Si M. Cardenne eût été à Nîmes, je l’aurais chargé de vous écrire ce que je sentais très vivement alors. Il me semblait qu’il était temps de commencer une vie chrétienne, et que le commencement de toute vie c’est l’enfance. Puis en face de tout orgueil qui enfle les partis, la petitesse de l’enfance est quelque chose qui me semble très propre à apaiser la colère de Dieu, qui est sûrement très grande.

J’ai conçu, il me semble aussi, une plus haute estime, un plus grand respect pour votre âme et aussi plus d’intime affection, s’il est possible, non à cause d’elle-même, mais surtout à cause de l’amour dont Jésus-Christ voulait l’entourer, et, en me rendant compte de l’opposition que cet amour trouvait en vous, il me semble que j’ai vu bien clairement cette raideur, dont vous me parlez si souvent et qui vient d’un fond immense d’amour-propre. J’en ai eu une grande douleur, car il m’est bien évident qu’en paraissant devant le tribunal de Dieu, (ce qui peut-être sera bientôt), je serai certainement jugé sur le zèle que j’aurai eu à vous rendre humble et souple, et je serai trouvé très coupable d’avoir fait si peu; ce que je ne puis m’expliquer, vous aimant autant que je vous aime, sinon parce que je suis d’une horrible lâcheté pour étendre le règne de Jésus-Christ dans les âmes.

Aussi, ma chère enfant, laissez-moi vous demander pardon de ce qui a pu vous manquer de secours dans ma direction. Si vous étiez là, je me mettrais volontiers à genoux pour vous faire des excuses, qui portent sur un point bien plus important que ceux pour lesquels les hommes croient devoir en exiger. Quelque chose pourtant me pousse à vous dire, quelque déplorable que soit la manière dont j’ai rempli mes devoirs de père envers vous, ne vous éloignez pas et revenez sous un joug que Notre-Seigneur vous impose, par la douceur, la patience, la souplesse, la générosité et l’obéissance. Car c’est une chose extraordinaire combien malgré le profond sentiment que j’ai du peu de bien que je vous ai fait jusqu’à présent, je sens que je puis vous en faire en tenant dans mes mains les rênes de votre volonté, et en la forçant à s’abaisser sous une dépendance qu’elle ne pourrait supporter, si le pouvoir que vous m’avez donné ne s’effaçait pas sans cesse derrière celui de Jésus-Christ.

Vous m’avez demandé de répondre plus longuement a votre lettre du 27 mai; c’est ce que je vais faire. J ai votre lettre sous les yeux.

Vous y déplorez d’abord le peu de bien que vous avez fait à votre communauté, et je suis tout à fait de votre avis. Mais quel bien pouvez-vous faire ? Est-ce avec de l’empressement que vous sanctifierez les âmes ? Remarquez que Dieu, qui est le principe de tout mouvement, est lui-même immuable, et qu’il est immuable parce qu’il est centre. Vous en tant que supérieure vous devez avoir quelque chose de cette immutabilité, et vous ne l’obtiendrez que par une adhésion absolue à Dieu par la prière et le dépouillement de votre volonté propre, pour laisser passer la sienne à travers tous les pores de votre être. Le verre à travers lequel passent les rayons du soleil est immobile, et, s’il protège les plantes d’une serre, il n’en augmente pas moins la chaleur des rayons qu’il transmet. Que votre coeur devienne de cristal pour laisser passer tous les rayons de l’amour de Dieu, et des rayons passeront sans effort et comme en silence de vous aux âmes que vous êtes chargée de faire pousser! Mais qu’il est difficile de se placer ainsi en toute pureté, simplicité et dépendance, sous l’action de Dieu pour la communiquer aux autres!

Vous vous promettez des réformes pour l’extérieur, vous en espérez peu pour l’intérieur ! Est-ce par hasard que vous consentiriez à devenir un sépulcre blanchi ? Cet abattement est bien déplorable, ma chère fille. Laissez-moi donc vous dire: Grandis tibi restat via, comme l’ange à Elie. Vous avez à faire un énorme chemin. J’ai bien bonne envie de vous porter dans les passages difficiles, et quoique, ces jours-ci, j’aie été sous le poids d’assez grandes terreurs, je n’en demande pas moins à Dieu le fardeau de tout votre abattement, si d’en être délivrée peut vous être utile. Toutefois mieux vous vaudrait, ce me semble, l’accepter comme preuve de votre néant, et comme moyen de sentir le besoin où vous êtes de vous jeter toute entière entre les bras de Notre-Seigneur.

Vous vous absorbez dans votre tristesse et dans les causes de votre tristesse. Voilà qui est mal et très mal. Je vous en veux beaucoup de cela, et, autant que je le puis, je vous ordonne de fuir cette absorption. La tristesse est bonne, quand elle est un aiguillon qui nous pousse d’avoir recours à Dieu, qui nous rend la joie de son salut; mais s’y absorber, s’y complaire, c’est fort mal. La tristesse acceptée ainsi est le huitième péché capital, dont parle Cassien. Sortez-en bien vite ma fille et soyez triste seulement de faire si peu, d’être si mauvaise, si raide; mais au fond de tout cela conservez l’espoir que Jésus, doux, humble, patient et souple, malgré votre raideur vous attend pour vous relever et vous conduire à la perfection, quand vous serez une fois pour toutes douce, petite et humble du fond de l’âme.

Vous m’exprimez très bien votre prétendue impossibilité d’aimer, mais tout ce que vous dites manque par un point, la vérité. Vous pouvez très fort aimer Dieu, non pas par un développement permanent des sentiments qui ont pû être autrefois dans votre âme, mais par une nouvelle série de sentiments; et, puisque vous empruntez la comparaison du fruit qui succède à la fleur, je vous dirai que quand le fruit a été cueilli, les feuilles tombent, le vent du Nord en emporte les dernières, et pendant l’hiver, sous la neige, l’arbre semble mort. On en retranche même souvent les branches émoussées, et au printemps [de] cet arbre meurtri, quoique les fleurs et les fruits qu’il donne ne soient pas ceux de l’année précédente, ils n’en sont pas moins bons : ils sont souvent plus savoureux. Les meilleurs vins sont ceux que donnent les plus vieilles vignes, celles qui ont été le plus taillées.

C’est une grande erreur, et, laissez-moi ajouter, c’est aussi un peu d’entêtement de ne pas vouloir permettre à Dieu de tirer le bien du mal, le bien de la souffrance amoureusement acceptée. Cela m’est une grande vérité, et je crois que vous avez grand tort de ne pas vouloir l’accepter. Vous êtes faite pour aimer Dieu, pour vivre de son amour; c’est là que doit être toute votre vie, toute votre existence. Je crois quelquefois que vous n’osez plus dire à Dieu que vous l’aimez, ce qui pourtant est très vrai.

Je m’arrête, je continuerai demain. Si vous avez à me parler longuement de vous, veuillez m’écrire au plus tôt. Ici je suis plus libre, et comme je prie beaucoup pour vous, j’espère que Dieu me donnera quelques lumières à votre égard. Je compte ne pas partir d’ici d’une dizaine de jours. Parlez de moi à vos filles, elles me sont souvent présentes à l’esprit et au coeur. Je pense bien à tous vos dangers. Quand vous serez contrainte de quitter Paris, nous vous offrirons nos paillasses tout entières et la moitié de notre pain.

Notes et post-scriptum