Périer-Muzet, Lettres, Tome XV, p. 27.

11 apr 1850 Nîmes MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse

Le besoin de me donner fortement à Dieu – Don total mais suivi d’effets insuffisants – Conscience de mon imperfection – Le misérable moi – Nous devons nous aider mutuellement – Comment réparer le temps perdu ? – Je suis humilié de me voir aussi mauvais – Il faut que désormais chacune de mes paroles, de mes pensées, de mes actions soit imprégnée de l’amour de N.-S.

Informations générales
  • PM_XV_027
  • 0+684 a|DCLXXXIV a
  • Périer-Muzet, Lettres, Tome XV, p. 27.
  • Orig.ms. ACR, AD 709; D'A., T.D. 20, pp. 147-150.
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 AMOUR-PROPRE
    1 CHARITE ENVERS DIEU
    1 CHARITE ENVERS LE PROCHAIN
    1 DON DE SOI A DIEU
    1 EGOISME
    1 ORAISON
  • A LA MERE MARIE-EUGENIE DE JESUS
  • MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse
  • Nîmes, le 11 avril 1850.
  • 11 apr 1850
  • Nîmes
  • Maison de l'Assomption
  • *Madame*
    *Madame la Supérieure de l'Assomption*
    *n° 94 rue de Chaillot*
    *Paris.*
La lettre

Rendez-moi le service de convenir avec moi que j’ai aujourd’hui l’esprit singulièrement bouché, ma chère fille. Voilà deux feuilles de papier que je déchire, parce que, en vous écrivant, il me semble que ce que je dis n’a pas le sens commun, et je n’ose pas espérer que cette troisième page soit plus heureuse que les autres. De quoi voulais-je donc vous parler ? Hélas ! rien que de moi. Je voulais vous dire que, depuis longtemps, je sens le besoin de me donner fortement à Dieu, que je n’y suis pas encore comme je le voudrais, que j’éprouve comme des sollicitations intérieures très fortes de vivre d’une vie d’oraison, que je promets à Dieu de m’y livrer, que je commence, que je n’ai pas tenu mes promesses jusqu’à présent, et que pourtant je veux m’y mettre une bonne fois et tout de bon. Voilà ce que je sens, ce que je pense.

Le jour de la Compassion, je me suis, ce me semble, donné et abandonné avec toute la plénitude d’amour dont je suis capable. Mais de quoi suis-je capable ? Depuis, malgré une foule d’imperfections de ma part, il me semble que Dieu a été fidèle à m’accorder les grâces qu’il m’avait promises, il me semble que je m’établis dans un état supérieur à celui où j’ai vécu depuis trop longtemps, mais que je suis loin d’aller jusqu’où Dieu m’appelle.

Depuis quelques jours, je voulais vous en écrire, et mettre en commun ce qu’il y a de plus intime dans mon âme avec ce qu’il y a de plus intime dans la vôtre. Il me semblait que je dirais beaucoup, et puis je ne sais pourquoi, je ne sais plus parler, je ne puis que vous répéter toute l’obscurité dont je suis comme environné. Ce matin surtout, en faisant mon oraison, j’étais comme épouvanté de deux choses : de l’extrême impureté de mon âme qui se tache au contact de mille caprices, de mille passions, de toutes les créatures qui l’approchent; et puis, de tout ce qu’il y a de factice dans le coeur humain. Est-ce que j’aime Dieu, est-ce que je vous aime ? Défiez-vous-en, croyez-moi, car il m’est évident que je n’aime pas Dieu. Ou du moins avec une telle recherche de moi-même, une telle tendresse pour ma nature, est-ce que je puis aimer une créature quelconque, même vous ? C’est moi que j’aime à travers tout cela, et c’est toujours à travers ce misérable moi, qui se retrouve au bout de tout sentiment un peu élevé en apparence, au bout de tout élan de générosité dont on croit avoir enlevé tout retour personnel; c’est moi que j’aime, et je ne suis qu’un hideux égoïste. Voyez comme la vérité se fait quelquefois jour malgré tout; car tout ceci, en prenant la plume, je ne voulais pas vous le dire; ces aveux sont échappés du trop plein de cette pauvre conscience. Oh ! je vaux moins que rien!

Ce que je voulais vous dire, le voici. Quoiqu’il me paraisse par moments que je n’aime point Dieu, il faut pourtant que je me mette à l’aimer, et que vous soyez, malgré tous mes torts envers vous, mon bon ange, comme je sens que je dois être davantage le vôtre, mais à condition que vous ne me saurez aucun gré de ce que je fais pour vous.

Hé bien, tout ceci devrait-il partir ? Ne ferai-je pas mieux de le déchirer encore ? Qu’en pensez-vous, après l’avoir lu ? Par moments je souffre assez de tout mon être, je sens que mon corps se détraque, et tempus resolutionis meae instat. Alors je suis profondément triste d’avoir si peu fait pour Dieu. Mon Dieu, ma fille, comment faut-il s’y prendre pour réparer le temps perdu ?

Malgré l’humiliation que j’en éprouve, tout ceci partira, mais convenez au moins que, si tout autre que vous lisait ce qui précède, on dirait que ce sont les phrases d’un fou. Peut-être, mon enfant, est-il bon que vous me jugiez en tout tel que je suis, et je ne puis vous témoigner une confiance plus grande qu’en vous montrant tout ce que ma pauvre nature sent d’affaiblissement. Ne croyez pas toutefois que j’en sois découragé. Ou j’en sortirai ou j’y resterai, et, quoi qu’il en soit, je l’accepte, si j’ y reste, comme une punition mille fois méritée; et si j’en sors, comme une épreuve où Notre-Seigneur aura voulu détruire mon amour-propre. Car, je vous le répète, je suis profondément humilié de me voir aussi mauvais, avec l »âme toute couverte d’une sorte de lèpre. Mon Dieu, que je suis horrible à voir!

Vous vouliez, il y a quelque temps, que je me fisse voir à vous tel que je suis. Que pensez-vous de ce spectacle ? Vous comprenez que vous êtes la seule personne au monde, à qui je puisse écrire de pareilles lignes, et quand je vous disais que je ne vous aime pas, cette lettre est, ce me semble, la preuve irrécusable du contraire ! Maintenant, je suis préoccupé d’une pensée, vous allez peut-être me croire bien malheureux. Détrompez-vous. Qu’y a-t-il eu en moi ? Il me semble qu’en priant Dieu, j’ai soulevé un coin du voile qui couvrait les hontes de mon âme, et, en effet, qu’est-ce qu’un prêtre, qu’est- ce qu’un religieux qui vit comme j’ai vécu, avec tous ces sentiments humains, toutes ces distractions, tous ces retours d’amour-propre, cette absence d’amour de Dieu ? Eh bien, tout cela m’est apparu, et je vous avoue que je me sens bien mauvais.

En voilà bien assez pour aujourd’hui, n’est-ce pas ? Je ne veux pas me relire. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire que vous me parliez longuement sur tout ce qui précède. Car voici mes conclusions, et je ne crois pas que vous puissiez m’en donner de meilleures : c’est de me jeter à corps perdu dans les bras de Dieu et de me convertir entièrement, et pour cela de prendre chaque acte de ma vie et de l’offrir comme goutte à goutte à Dieu, de façon que chaque parole, pensée, action soit trempée en quelque sorte dans le sens et l’amour de Notre-Seigneur.

Adieu, ma fille. Tout à vous, avec le coeur si pauvre que je viens de vous montrer.

Notes et post-scriptum