DERAEDT, Lettres, vol. 3, p.78

10 may 1859 Lamalou ADORATRICES

L’esprit de l’Assomption a pour but principal l’amour de Notre-Seigneur, de la Sainte Vierge, sa mère et de l’Eglise, son épouse. – Les vertus religieuses et chrétiennes n’ont d’autres sources que les trois vertus théologales de foi, d’espérance et de charité. Le cachet plus spécial des Adoratrices est fait d’anéantissement, d’expiation, de zèle et d’union à Dieu. – Dans ce cadre de réflexion, chacune garde sa liberté spirituelle pour avancer vers la perfection.

Informations générales
  • DR03_078
  • 1237
  • DERAEDT, Lettres, vol. 3, p.78
  • Orig.ms. ACR, AL 135; D'A., T.D. 39, n. 4, pp.28-40.
Informations détaillées
  • 1 AMOUR DE LA VERITE A L'ASSOMPTION
    1 AMOUR-PROPRE
    1 ANEANTISSEMENT
    1 APOSTOLAT
    1 BUT DES AUGUSTINS DE L'ASSOMPTION
    1 CHARITE BASE DE LA CHASTETE
    1 CHARITE ENVERS LE PROCHAIN
    1 CHARITE THEOLOGALE
    1 DESESPOIR
    1 DETACHEMENT
    1 DEVOTION EUCHARISTIQUE
    1 DIEU LE FILS SOURCE DE L'ESPERANCE
    1 DROITS DE DIEU
    1 ENVIE
    1 ESPERANCE
    1 ESPERANCE BASE DE LA PAUVRETE
    1 ESPRIT DE FOI A L'ASSOMPTION
    1 ESPRIT DE L'ASSOMPTION
    1 EXAMEN RAISONNE DES ADORATRICES
    1 EXTENSION DU REGNE DE JESUS-CHRIST
    1 FOI
    1 FOI BASE DE L'OBEISSANCE
    1 FRANCHISE
    1 GRACE
    1 HUMILITE
    1 IMITATION DE JESUS CHRIST
    1 IMITATION DE LA SAINTE VIERGE
    1 LUTTE CONTRE SOI-MEME
    1 MORTIFICATION
    1 ORAISON
    1 OUBLI DE SOI
    1 PENITENCES
    1 PRATIQUE DE LA CHASTETE
    1 PRATIQUE DE LA PAUVRETE
    1 REVOLUTION
    1 SACREMENTS
    1 SALUT DES AMES
    1 TRAVAIL
    1 TRIPLE AMOUR
    1 VERTU DE PAUVRETE
    1 VIE DE PRIERE
    1 VOIE UNITIVE
    1 ZELE APOSTOLIQUE
    2 COMBIE, JULIETTE
    2 FOUCAULD, CHARLES DE
    2 MILLERET, MARIE-EUGENIE
    2 PIE IX
    2 SAGE, ATHANASE
    2 THERESE DE LISIEUX, SAINTE
    2 THERESE, SAINTE
    2 VAILHE, SIMEON
    3 ETATS PONTIFICAUX
    3 WORCESTER
  • Aux Adoratrices du Saint-Sacrement
  • ADORATRICES
  • [Lamalou, le] 10 mai [18]59.
  • 10 may 1859
  • Lamalou
La lettre

Mes chères filles,

Il est temps pour moi de tenir ma promesse et de vous envoyer le petit examen raisonné, que je vous ai promis(1). Vous l’avez déjà, à proprement parler, dans les quelques lignes que je vous ai données sur l’esprit de l’Assomption, mais ces lignes ont besoin de quelques explications qui vous fassent saisir l’ensemble et l’enchaînement de la pensée qui les a dictées(2).

En vous donnant, tout d’abord, pour but principal, l’amour de Notre-Seigneur, de la Sainte Vierge, sa mère, et de l’Eglise, son épouse, vous n’êtes pas averties seulement que tous les battements de votre coeur doivent être dirigés vers ce triple objet, mais encore que vous devez développer en vous toutes les vertus, dont Jésus et Marie vous offrent le modèle, toutes celles que réclame le service de l’Eglise, et vous préparer à tous les sacrifices qui pourront vous être demandés comme preuve de votre amour.

Or, ces dispositions veulent être développées, et c’est pour cela que nous devons les appuyer sur quelque chose de solide et de pratique à la fois.

Je ne connais rien de plus solide et de plus pratique que les trois vertus théologales et les vertus chrétiennes qui en découlent directement(3). Seulement, parmi tant de vertus qui jaillissent de ces trois sources, nous pouvons choisir celles qui correspondent le mieux au but premier que nous nous sommes proposé. Essayons de procéder avec ordre.

La foi. – Foi en Notre-Seigneur, vérité éternelle qui s’est manifestée aux hommes; foi en imitation de la Sainte Vierge, qui a fait l’acte de foi le plus sublime qui ait été accompli, quand elle dit: « Voici la servante du Seigneur »; foi à l’Eglise, à laquelle nous devons soumettre notre raison, nos doutes, nos révoltes, dans tout ce qu’elle nous enseigne.

Esprit de foi, qui nous fait chercher et adorer la volonté de Dieu dans tout ce qui nous arrive. Esprit de foi, qui nous fait unir d’une manière surnaturelle toutes nos actions aux actions de Jésus et Marie, quand ils étaient sur la terre, et nous excite à les accomplir, autant qu’il dépend de nous, avec la perfection qu’ils mettaient dans le moindre de leurs actes, de leurs paroles ou de leurs sentiments.

De la foi découle l’amour de la vérité, son culte. Une des manières d’honorer la vérité vivante, c’est la franchise, et cette vertu sera un de nos caractères distinctifs.

Mais la foi est une soumission d’esprit à la vérité, c’est un acte d’obéissance auquel correspond l’obéissance du coeur, laquelle, élevée à son plus haut point, devient l’obéissance religieuse. Mais vous voyez combien cette obéissance acquiert de valeur et de force, lorsqu’elle est éclairée des lumières de la foi; lorsqu’à l’aide de ces lumières, nous cherchons à être obéissants, comme Jésus, jusqu’à la mort et à la mort de la croix, en union avec Marie accomplissant en elle le mystère de l’Incarnation par son obéissance à l’ange qui lui portait la parole de Dieu, et à obéir soit à l’Eglise, la représentante de l’autorité de Jésus-Christ sur la terre, soit à ceux à qui nous avons voué notre obéissance.

Il y a plus. La foi nous éclaire sur ce que nous devons croire et faire, mais elle nous éclaire aussi sur ce que nous sommes, et, par conséquent, sur le peu que nous sommes, sur nos défauts, nos vices et nos habitudes, nos péchés, notre corruption. Et quand nous avons vu tout cet assemblage des tristes éléments qui composent notre être, dans la lumière de la foi; quand nous y ajoutons la vue de nos révoltes contre la grâce, il n’y a pas de quoi être fiers de nous, et nous sommes évidemment placés sous l’action d’un grand mépris de nous-mêmes qui enfante le désespoir ou l’humilité. Il faut repousser le désespoir et se contenter d’être très humble; de se bien connaître tel que l’on est, de se bien mépriser soi-même, et d’accepter le mépris des autres comme châtiment de nos péchés et de notre orgueil, et nous souvenir que nous aimerons d’être méprisés en proportion de l’amour que nous avons pour la justice de Dieu offensée, et du désir que nous aurons de lui offrir une réparation aussi grande que nous en sommes capables(4).

D’où suit un examen ainsi conçu. Ai-je la foi? Suis-je disposée à croire tout ce que l’Eglise m’enseigne? Quelle est l’intensité de ma foi? Ai-je suffisamment adoré Jésus-Christ, vérité éternelle et, comme Dieu, objet infini de ma foi? Suis-je allée à Dieu par Jésus-Christ, auteur et consommateur de ma foi? Ai-je assez de reconnaissance envers Jésus-Christ qui m’a donné la foi? Ai-je cherché à imiter la foi de la Sainte Vierge? Ai-je par ma foi, attiré Jésus-Christ en moi, comme Marie au mystère de l’Incarnation? Ai-je cru à tout ce que l’Eglise m’enseigne? Ai-je compris la valeur du dépôt qui lui est confié pour moi, le trésor de la vérité par laquelle je serai sauvée? Ai-je l’esprit de foi? Me suis-je appliquée à donner à mes pensées, mes sentiments, mes paroles, mes actions, une valeur aussi grande que possible, en les unissant à quelqu’un des mystères de la vie du Sauveur qui me sont révélés par la foi? Le connaissant par la foi, l’ai-je pris en tout pour mon modèle, ainsi que Marie, sa mère? Me suis-je rendu compte de la grandeur et du prix, que chacun de mes actes peut acquérir, s’il est accompli par l’esprit de foi? En quoi ai-je développé en moi l’esprit de foi?

Quelle est mon obéissance à Jésus, à Marie, dans les bonnes inspirations qu’ils m’envoient, à l’Eglise, dans ses commandements? Que sont pour moi les commandements de Dieu et ceux de l’Eglise? Qu’est pour moi l’obéissance religieuse, qui en est l’accomplissement le plus parfait? En quoi suis-je obéissante? Jusqu’à quel degré, dans quel esprit, avec quel abandon?

Enfin, la foi m’apprend à me connaître. Quelle sincérité ai-je apportée à l’étude de moi-même? Derrière quels prétextes me suis-je souvent réfugiée pour ne pas voir mes défauts? Combien de fois n’ai-je pas volontairement fermé les yeux? N’ai-je pas préféré le découragement et le désespoir à une vue pénible de mon état et qui m’imposerait des efforts? Suis-je humble? Connais-je bien mon néant et ma corruption? En ai-je conclu que j’étais méprisable? Est-ce que je me méprise? Est-ce que j’agis conformément au mépris que j’ai ou que je dois avoir de moi-même?

Ai-je bien compris combien je suis méprisable aux yeux de Dieu, et combien j’ai insulté sa justice, sa majesté, sa bonté, par mes révoltes et mes abus de la grâce? Est-ce que je comprends bien la réparation qui lui est due, les pénitences que je dois m’imposer, les humiliations que je dois accepter, et combien, si j’étais juste, je tiendrais, pour lui rendre ce qui lui appartient de gloire et que je lui ai enlevée par mes péchés et surtout mes scandales, à être méprisée de tous, autant que je le mérite? En quoi vais-je chercher les mépris et les humiliations? Ou plutôt quelle horreur n’en ai-je pas? Que ferai-je désormais pour me mettre à la place qui m’est due, pour m’humilier, pour être méprisée?

A demain la continuation. Tout vôtre en Notre-Seigneur.

E.D’ALZON.

[Le 11 mai]

Si de l’examen sur la foi nous passons à l’espérance, que trouvons-nous?

L’espérance est une vertu, par laquelle nous avons une ferme confiance, fondée sur les mérites de Jésus-Christ, qu’en usant bien des grâces de Dieu en cette vie, nous les posséderons éternellement dans l’autre. D’où je conclus que notre bien n’est [pas] sur la terre, qu’il est au ciel(5), qu’il est en Dieu ou plutôt Dieu lui-même.

Cette conséquence devient elle-même un principe. Si Dieu est le bien suprême, il faut le posséder à quelque prix que ce soit. Or, on ne possède Dieu qu’à l’aide de Dieu, et par les moyens qu’il plaît à Dieu de nous donner; et quoiqu’il nous prévienne de ses dons, en nous donnant le premier les moyens d’aller à lui, il veut encore que nous les lui demandions. D’où j’établis la nécessité de la prière.

Les moyens que Dieu donne sont ou intérieurs ou extérieurs. Les moyens intérieurs sont la grâce, sous quelque forme qu’elle se présente. Les moyens extérieurs sont surtout les sacrements, dont il a confié le dépôt à son Eglise. D’où encore je conclus: le respect des sacrements et la reconnaissance envers l’Eglise, qui en a le dépôt et qui me les distribue.

Mais nul ne peut servir deux maîtres. Si je reste attachée, comme ma nature m’y porte, aux joies, aux plaisirs, aux biens de la terre, je ne puis aimer le ciel. L’amour du ciel, le désir de posséder Dieu comme bien suprême ne peut aller qu’avec le détachement des choses d’ici-bas. Plus je désirerai posséder le bien infini, plus je mépriserai les biens créés; et la perfection de ce désir de posséder Dieu, ce mépris, ce détachement de tout ce qui n’est pas lui ou moyen d’aller à lui, poussé à son plus haut point, c’est la pauvreté religieuse, qui non seulement se détache de coeur, mais de fait de toutes les créatures pour aller au Créateur, au Père de qui découle tout don parfait.

Mais si je veux être pauvre, il faut pourtant que je vive. De là la nécessité du travail, que l’on peut considérer sans doute comme punition du péché, mais aussi comme une suite de la pauvreté volontaire. La pauvreté elle-même peut encore être considérée par le côté spirituel: nous sommes tous des pauvres devant Dieu, nous avons tous à lui demander quelque chose.

Je ne fais que vous indiquer les points principaux, sur lesquels vous aurez la bonté de réfléchir. Puis l’examen commence.

Quelle est mon espérance? Où ai-je placé mon bien suprême? Quel est le plus intime de mes désirs? Où ai-je ma confiance? Est-elle en Jésus-Christ seulement? N’ai-je pas surtout confiance en moi? Ne me crois-je pas capable de tout, avec la force de ma volonté? Quel prix ai-je attaché aux grâces que Notre-Seigneur me prodigue sans cesse? Comment l’en ai-je remercié? Comment lui en ai-je demandé de nouvelles? Quelle est ma situation par rapport à l’ordre surnaturel? Fais-je tout rapporter à mon salut, de façon que je n’estime que ce qui me le facilite, que je méprise ce qui est inutile, que j’aie horreur de tout ce qui s’y oppose? Les grâces de Dieu sont augmentées en moi par la prière. Comment est-ce que je les demande? Que fais-je pour en obtenir de nouvelles et de plus abondantes? Les grâces sont intérieures et veulent un certain recueillement, qui laisse à Dieu la possibilité d’agir. Comment suis-je recueillie? Quelles sont les distractions, les préoccupations qui m’absorbent et emportent mon temps? Les grâces viennent par l’inspiration de bonnes pensées. Comment les reçois-je, quand elles me viennent? En quoi ai-je cherché à les multiplier? Les grâces sont aussi des secours, une augmentation de forces. Quand je l’ai eue, cette force plus grande, en quoi l’ai-je développée par l’exercice des actes qui pouvaient m’être demandés? Les grâces sont extérieures, et les plus précieuses, ce sont les sacrements. Comment les ai-je reçus? Comment m’y suis-je préparée? Quel fruit en ai-je retiré? Tant d’absolutions reçues, tant de communions faites, le Saint-Esprit résidant en moi par la confirmation: quel profit ai-je retiré de tous ces trésors? Il en faudrait bien moins pour faire une sainte. Quelle contrition ai-je eue en me confessant, quelle ferveur en communiant? A ces grâces extérieures accordées pour moi par l’Eglise j’avais la possibilité, par ma profession, de correspondre plus particulièrement par la prière publique de l’Eglise. Puisque j’ai le bonheur de le réciter au moins en partie, quelle a été l’attention, le respect, le sentiment d’adoration, de demande, de remerciement, avec lequel j’ai récité mon office, en union avec Jésus-Christ et au nom de l’Eglise?

Pour ce qui se rapporte à la pauvreté, en ai-je l’esprit? Suis-je détachée de toutes les choses qui sont à mon usage? Suis-je prête à en faire le sacrifice? Ne tiens-je pas à certains biens, ne fût-ce qu’à ma réputation? Le véritable pauvre est détaché de tout, même de lui. Ne tiens-je pas énormément à ma personne, à mes aises, à mes satisfactions? Si je suis réellement une pauvre religieuse, tout doit m’être indifférent en moi ou hors de moi, excepté la possession de Dieu et ce qui me la procurera. En suis je là? Ou plutôt n’en suis-je pas loin? Que veux-je faire désormais pour parvenir au détachement complet? La pauvreté proprement dite est-elle toujours exactement pratiquée par moi? N’en pouvant pas faire davantage à cause de ma position, fais-je toujours ce que je puis? Où en est mon travail? Est-ce que je puis dire que je gagne ma vie? Je puis la gagner par le soin donné à mon ménage, par le travail des mains, par la privation d’une foule de petits amusements, par l’emploi de mon temps à des bonnes oeuvres, par le silence qui me rendra le travail plus facile. En tout cela qu’ai-je fait de ce qui fait une vraie religieuse?

La pauvreté ayant été l’apanage de Notre-Seigneur et de la Sainte Vierge doit être pour moi d’un prix inestimable, car elle a été pour Notre-Seigneur un moyen de nous prouver son amour, et qu’à l’exemple de Marie ce pourrait être un moyen de prouver mon amour pour lui. Quelle valeur ai-je attachée jusqu’à présent à ces délicatesses de la pauvreté, que les saints ont si bien connues? La pratique de la pauvreté me permet de faire quelques économies. A quoi les ai-je employées? Il y a des pauvres d’une autre espèce que moi, à qui ce superflu serait bien nécessaire. Quel emploi fais-je de ce dont je puis disposer, et dans quelles vues surnaturelles en fais-je usage? Mes bonnes oeuvres ne me donnent-elles pas de l’amour propre et ne font-elles pas de moi un pauvre orgueilleux, qui est une des choses que Dieu a le plus en horreur?

L’espérance et la charité, dont nous allons parler, ont à lutter contre un vice, dont les personnes pieuses ne sont pas toujours exemptes: la jalousie(6). Elles s’attristent du bien spirituel que les autres ont et qu’elles n’ont pas. Ne suis-je pas jalouse? La jalousie n’a-t-elle pas engendré en moi certaines tristesses, certaines rancunes, certaines révoltes, des paroles peu charitables, du découragement? Ai-je bien compris que les dons de Dieu sont comme la lumière du soleil qui pénètre tous les yeux, sans que la portion que les uns en reçoivent diminue la portion de lumière que reçoivent les autres?

Somme toute, ai-je confiance en Jésus-Christ seul? Suis-je une personne de prière? Ai-je suffisamment prié pour l’Eglise? Suis-je pauvre, laborieuse? Mon temps est-il bien employé? Mon coeur est-il exempt de toute jalousie et de tout sentiment d’envie?

La charité produit, elle aussi, ses vertus. La charité, pour être plus libre de s’unir à Dieu, renonce à toute affection terrestre et produit: 1° la chasteté, l’amour de Dieu demandant le sacrifice de tout ce qui pourrait la ternir, même dans les choses permises; 2° l’oraison, considérée comme union avec Dieu; 3° l’apostolat(7).

Me suis-je suffisamment rendu compte de l’amour immense, que Dieu a pour moi de toute éternité? Je ne suis qu’un néant, et éternellement Dieu pensait à moi. Que fais-je pour lui rendre son éternelle pensée et son éternel amour? Quelle est ma reconnaissance pour tous ses bienfaits? Et puisqu’il m’a donné son Fils afin de m’unir à lui, comment ai-je correspondu à ce désir d’union divine?

Comment ai-je traité la vertu de chasteté? De quelles épines ai-je entouré ce lys, par lequel je puis être l’épouse de Jésus, plus spécialement l’imitatrice et la fille de Marie? En quoi ai-je fait effort pour acquérir cette pureté de coeur, qui mérite à ceux qui la possèdent de voir Dieu de plus près?

Je ne veux pas parler de l’oraison, parce que j’y reviendrai tout à l’heure.

Mais si de la charité envers Dieu je passe à la charité envers le prochain, où en suis-je? Me suis-je fait une idée du bien que je puis faire par ma vie régulière, par mes protestations pratiques contre la vie du monde, par mes bons exemples, par mes conversations, par mes bonnes oeuvres? En tout cela quel est mon but? Et l’amour propre ne s’y met-il pas souvent à la place de l’amour de Dieu? Et ne me suis-je pas laissée aller à un sentiment de satisfaction, quand je puis dire: « J’ai fait beaucoup de bonnes oeuvres », ou: « Je les ai très bien faites ».

Je touche ici au but spécial de l’Assomption, qui est d’étendre le règne de Notre-Seigneur dans les âmes et qui implique le double amour de Jésus-Christ et des âmes. Jésus-Christ est vivant, comme Dieu dans sa sainte humanité et dans l’Eglise, qui est à la fois son corps, son épouse et son royaume. Toutes ces expressions sont trop faibles, comme on l’a observé, pour exprimer l’union que, dans son amour, Notre-Seigneur veut établir entre lui et les âmes des saints. Ses délices sont de n’être qu’un avec eux. Donc, après m’être efforcée de m’unir tout entière à lui, je ne puis rien désirer de plus que de lui unir le plus d’âmes possible, et le plus saintement possible. A ce point de vue, le zèle pour l’extension du règne de Notre-Seigneur dans les âmes et l’esprit apostolique sont absolument la même chose. Ai-je ce zèle? Ai-je cet esprit? Je ne vais pas dire que cela ne regarde pas les femmes. Sainte Thérèse, simple femme et religieuse cloîtrée, avait bien le zèle des apôtres(8). Pourquoi ne l’aurais-je pas? Pourquoi ne ferais-je pas tout ce qui dépend de moi? Et ici, comme la position de chacune est différente, c’est à chacune à s’examiner selon sa position, pour apprécier ce qu’elle aurait pu faire dans le passé, ce qu’elle fait et ce qu’elle pourrait faire.

Enfin, mes chères filles, vous avez un caractère plus spécial encore, sur lequel je veux insister plus particulièrement. Vous êtes adoratrices et si, comme j’en suis profondément convaincu, c’est là pour vous une véritable vocation, laissez-moi vous dire combien est magnifique ce privilège, qui vous mérite de devenir tous les jours plus semblables aux anges qui entourent le trône de Dieu.

Laissez-moi vous indiquer quatre conditions principales, que, selon moi, doit avoir votre caractère d’adoratrices. C’est l’anéantissement, l’expiation, le zèle, l’union.

L’anéantissement. – Qu’est-ce que l’adoration, en effet? C’est un acte, par lequel nous reconnaissons le suprême domaine de Dieu sur toute créature, et le sacrifice qui dans l’Ancienne Loi se rapportait à l’adoration, c’est l’holocauste où la victime était entièrement consumée par le feu. Le grand crime des temps modernes, c’est que Dieu n’est pas suffisamment adoré, n’est pas suffisamment reconnu pour maître souverain de toutes choses. Eh bien! votre vie d’adoratrices devrait consister à adorer pour vous et pour ceux qui n’adorent pas. Voyez par quels anéantissements, par quelle destruction de vous-même, par quelle proclamation des droits de Dieu, vous devez réparer les insultes qui lui sont faites(9).

L’expiation. – C’est sans doute pour expier nos crimes que Notre-Seigneur est monté au Calvaire. Mais quand vous êtes à ses pieds, ne sentez-vous pas qu’il veut être adoré en union avec les sentiments qu’il a eus? Quoique ressuscité d’entre les morts, il n’en est pas moins la victime par excellence, l’agneau qui efface les péchés du monde: et, quoique son oblation soit surabondante, il vous demande de la rendre plus surabondante encore, si je puis m’exprimer ainsi, et c’est à ce point de vue que vous pouvez être victimes pour le péché.

Lorsque au pied du Saint-Sacrement vous vous considérez, comme Notre-Seigneur au Jardin des Olives, en face de la justice de son Père, entrez-vous dans tous les sentiments qui submergèrent l’âme de notre divin Maître en ce terrible moment? Voyez ce que peut être alors votre prière; voyez ce qu’elle peut offrir; voyez comment entre cette prière douloureuse et une vie d’expiation il doit se trouver une relation intime, et comment en vous retirant d’auprès de l’adorable victime, vous devez vous faire victimes vous-mêmes, et à quel degré.

Zèle. – Vous ne pouvez être apôtres comme les hommes évangéliques, mais vous pouvez être leur âme, comme Marie était l’âme des apôtres dans le Cénacle. Elle en est encore la reine, et vous qui êtes ses filles, vous pouvez comme elle prier pour les apôtres, et, par votre zèle au pied du Saint-Sacrement, aux pieds de Celui qui a envoyé les apôtres, obtenir pour le successeur des apôtres, notre Saint-Père le Pape, pour les évêques, pour tous les prêtres, toutes les grâces d’apostolat qui leur sont nécessaires plus que jamais. Voyez-vous, mes chères filles, le corps humain a comme deux foyers, la tête et le coeur. La tête commande, dirige, gouverne; mais le principe de la chaleur et de la vie, c’est le coeur. Le coeur n’agit pas, mais il est un principe d’action; et vous, comme adoratrices, vous appartenez plus spécialement au coeur de l’Eglise et de Jésus- Christ(10). Le coeur est invisible, et pourtant quelle n’est pas son action? Vous n’avez pas à vous trop montrer, mais que de saintes choses vous ne devez pas remuer, si vous avez un véritable zèle!

Union. – Que sera le bonheur dans le ciel? L’union à Dieu. Et votre vie d’adoratrices sur la terre doit être un commencement du ciel. Qu’aurez-vous dans le ciel? Dieu. Et, par Jésus-Christ(11), ne l’avez-vous pas au Saint-Sacrement? Ce que doit être cette union, quels en sont les mystères, quels en sont les transports, nul ne peut le dire ici-bas(12). Cette union est sans doute précédée de grandes souffrances. Quelle pureté, et, par conséquent, quelle purification Dieu n’exige-t-il pas d’une âme à laquelle il veut s’unir! C’est à vous à voir, mes filles, à quel prix vous voulez payer ici-bas votre union avec Dieu dans l’éternité.

Cette dernière partie de votre examen sera courte.

Je dois m’anéantir. – Ne suis-je pas pleine d’orgueil, de fierté, de susceptibilité, d’indépendance. Je veux être foulée aux pieds et je relève sans cesse la tête, et sans cesse j’expose mes griefs. Je veux être comptée pour rien, et sans cesse je veux que l’on me compte pour quelque chose et pour beaucoup.

Je veux expier. – Quels sentiments d’horreur ai-je des offenses faites à Dieu, de tant d’impiétés, de sacrilèges, de blasphèmes, d’impuretés, de crimes qui souillent la face de la terre? En quoi mon amour pour Jésus-Christ s’en préoccupe-t-il? N’ai-je pas une de ces piétés étroites, égoïstes, qui se replient sur elles-mêmes et s’occupent peu du prochain, des âmes qui se damnent, de la cause de l’Eglise que l’on trahit, de la gloire de Dieu que l’on délaisse? Que fais-je en fait d’expiations et de mortifications réparatrices?

Le zèle implique l’oubli de soi. – Quand me serai-je une bonne fois oubliée moi-même? Quelle ardeur ai-je pour prier le père de famille d’envoyer des ouvriers dans sa moisson? Que fais-je au pied du Saint-Sacrement? La prière est la source de zèle, et si je ne puis exercer celui qui devrait me dévorer, je devrais au moins obtenir par mes prières qu’il passât dans l’âme de ceux qui ont grâce et mission pour évangéliser. Quels efforts ai-je faits pour imiter la Sainte Vierge, dont la vie, après l’Ascension de Notre-Seigneur, fut à la fois une vie cachée et une vie de zèle? Sans vivre dans un couvent, que ne fit-elle pas pour l’Eglise, et que ne pourrais-je pas faire, si je voulais l’imiter?

Union. – Tout mon bonheur est-il de n’être qu’un avec mon divin Epoux? Tous les battements de mon coeur tendent-ils uniquement vers lui? Pour lui être plus unie, suis-je prête à tout lui sacrifier? Et que fais-je pour lui prouver qu’il est le Dieu de mon coeur et mon partage pendant l’éternité?

Voilà, mes chères filles, l’examen que je vous avais promis. Il me semble qu’il renferme à peu près tout ce que je demande de vous, pour vous faire acquérir l’esprit de véritables adoratrices. Je vous engage à le lire souvent. Vous pouvez le partager en quatre parties(13), mais tenez pour sûr que si vous passez chaque jour quelques minutes à le méditer, vous découvrirez en vous une foule de choses à corriger, de vertus à développer, de défauts à retrancher(14), d’habitudes à supprimer, de dispositions à modifier.

Ce pourra vous être comme une sorte de Directoire, où vous puiserez cette unité de vie spirituelle, qui fera de votre petite association un corps plus compact et vous imprimera une plus intelligente énergie pour le bien.

Je ne prétends pas que toutes vous deviez prendre tout au même degré. Les attraits sont divers, et il est utile d’en tenir compte. Les unes sont appelées à plus d’humilité, les autres à plus de mortification. Certaines préfèrent la vie cachée, d’autres enfin la prière. Je n’insiste pas et je vous laisse votre liberté, et surtout la liberté du Saint-Esprit, qui souffle où il veut et comme il veut; mais je tiens à ce que vous soyez attentives à son souffle et que vous ne fermiez pas l’oreille à sa voix, quelques sacrifices qu’elle vienne vous demander. Que Notre-Seigneur et la Sainte Vierge bénissent ces quelques lignes et leur fassent porter dans vos âmes des fruits de sainteté, qui vous rendent dignes d’adorer éternellement le divin Agneau dans les pures flammes des séraphins!(15)

Tout vôtre, mes chères filles, au pied du Saint-Sacrement.

E.D'ALZON.
Notes et post-scriptum
1. Cette lettre pourrait avoir pour titre l'expression même du P. d'Alzon: "*Examen raisonné des Adoratrices*", mais celles d'entre elles qui l'ont recopiée l'intitulent en leur cahier: *Directoire des Adoratrices*.
Le P. SAGE a présenté et analysé ce petit traité de spiritualité dans *Un maître spirituel*, pp. 54-80, et l'a publié dans les *Ecrits spirituels*, pp. 1249-1263. A part la dernière partie, ou "cachet spécial des Adoratrices", le P. Sage voit dans ce document la reprise des réflexions du P. d'Alzon sur l'esprit de l'Assomption, notamment depuis la rédaction de la *Règle de l'Assomption*, en 1855 et jusqu'à la rédaction du *Directoire,* en août 1859, écrit d'abord pour les Religieuses de l'Assomption.
De suite, les Adoratrices eurent conscience de l'insigne cadeau que leur faisait le P. d'Alzon. Dès le 12 mai, Juliette Combié se fait leur interprète: "Je suis, écrivait-elle, écrasée, éblouie de tout ce que vous nous dites dans votre fameux examen; si nous ne devenons pas des saintes, ce ne sera pas votre faute. Que de sujets de méditation et de contrition! Avec quelle clarté vous nous montrez ce que nous avons à faire! Si nous ne voulons pas voir, nous sommes des misérables. Enfin, mon cher Père, si c'était votre testament, comme vous dites, il mériterait de passer à la postérité."
2."Nous ne possédons malheureusement plus ces quelques lignes, si rapides fussent-elles, où se manifeste de premier jet la doctrine du triple amour", écrit le P. SAGE (*Un maître spirituel*, p. 77).
3. Nous retrouvons ici une doctrine constante du P. d'Alzon, déjà
mise en forme au chapitre Ier de la *Règle de l'Assomption*, mais en référence au thème du royaume.
4. Dans l'*Examen raisonné*, comme dans le *Directoire*, le P. d'Alzon fait des appropriations de vertu à vertu qu'il ne faudrait pas durcir; ainsi, par exemple, l'obéissance et l'humilité relèvent de la foi, mais dans la *Règle de l'Assomption*, la pauvreté et l'humilité relèvent de l'espérance.
5. Le ms porte : *qu'il est au ciel*, membre de phrase qui a échappé au P. Vailhé (T.D.), et par là même au P. Sage (E.S.).
6. "Ici se place, écrit le P. Sage, comme transition de l'espérance à la charité, une mise en garde contre la jalousie. [...] Les Adoratrices étaient de bonnes filles, en route vers la perfection, mais non point encore parfaites; et, comme les Apôtres auprès de Notre-Seigneur, on les surprend en des désirs plus ou moins consentis d'occuper la première place auprès du Père dans ses oeuvres d'apostolat. Le P. d'Alzon, dont la délicatesse virginale n'a jamais été mise en défaut, et qui cultivait ces âmes d'élite uniquement en qualité d'ami de l'Epoux, s'en apercevait et morigénait comme il convenait ces tendances trop naturelles et si pernicieuses pour les âmes." (*Un maître spirituel*, p. 78).
7. "Un peu de hâte sans doute, comme cela se remarque assez volontiers chez le P. d'Alzon, écrit le P. Sage, marque la rédaction de la 3e partie sur la charité. Il saute les considérations et passe directement à l'examen, comme pour en arriver plus vite au cachet spécial des Adoratrices, [...] mais il s'étend un peu plus quand il traite du zèle des âmes, car il touche, dit-il, le but spécial de l'Assomption qui est d'étendre le règne de Notre-Seigneur dans les âmes". (*ibid*., p. 78).
8. La spiritualité apostolique et missionnaire de sainte Thérèse d'Avila devait être reprise à la fin du XIXe siècle par sainte Thérèse de Lisieux qui fut déclarée par Pie XI, lors de sa canonisation, patronne des missions.
9. Dans une note (*Un maître spirituel*, p. 79), le P. Sage relève que la mention des "droits de Dieu" apparaît pour la première fois sous la plume de Mère M.-Eugénie, le 23 juin 1842, en référence au jour de sa première communion, où la pensée de l'être de Dieu l'avait frappée pour la vie. Le terme des droits de Dieu commande chez elle le terme de l'Incarnation mystique: elle tend à l'union la plus intime avec Notre-Seigneur pour rendre à Dieu, avec le Christ et par le Christ, toutes ses dettes d'amour, d'expiation, de reconnaissance, de louange, étant créature et créature rachetée.
En ce paragraphe de l'*Examen raisonné* qui traite de l'esprit d'adoration, apparaît pour la première fois aussi, sous la plume du P. d'Alzon, un thème appelé à un grand retentissement dans la spiritualité de l'Assomption, celui des droits de Dieu. "Tout porte à croire, écrit le P. Sage, qu'il s'est imposé à l'attention du Fondateur, au moment de ses grandes épreuves, au moment aussi où la Révolution s'apprêtait à liquider les Etats pontificaux; mais le mot de Révolution n'est pas encore prononcé.
10. "L'adoration à laquelle le Père convie, écrit le P. Sage, est une adoration expiatrice, en union avec le Christ au Jardin de l'agonie, avec le Christ au Calvaire, puisque l'eucharistie est essentiellement le mémorial de la passion du Sauveur, et elle s'épanouit en zèle apostolique. [...] Elle doit aboutir à l'union la plus intime et la plus mystérieuse avec Notre-Seigneur" (*ibid*. p. 79). "Au coeur de l'Eglise, écrira sainte Thérèse de Lisieux, je serai l'amour".
11. Le ms porte : *J.C.*, lu : *zèle* par le P. Vailhé, et ainsi repris par le P. Sage.
12. Il semble bien que le P. d'Alzon ait écrit : *même ici-bas*, la suppression de l'adverbe n'étant pas assez nette.
13. Effectivement, l'ensemble de l'examen, écrit sur deux jours, comporte quatre parties, selon la présentation qu'en donne par les titres prêtés le P. Sage dans les *Ecrits spirituels*: I. La foi. - II. L'espérance. - III. La charité. - IV. Le cachet spécial des Adoratrices, outre l'introduction ou propos du P. d'Alzon et la conclusion: "Un examen qui soit une sorte de Directoire".
14. Le ms porte: *retrancher*, lu et transcrit: *retoucher* par le P. Vailhé (T.D.) et repris par le P. Sage (E.S.).
15. Ecrite d'un seul jet, presque sans rature et sans reprise, cette lettre est donc un petit traité de spiritualité, à la manière de telle ou telle lettre des Pères de l'Eglise. "Elle témoigne, écrit encore le P. Sage, de la direction énergique, surnaturelle, que le Père inspirait à son monde. La piété repose sur des pensées de foi simples, claires, précises, pleinement assimilées, et elle s'authentifie en passant vigoureusement à des actes de vertu et de zèle; d'où d'une part, les considérations que le Père propose et, d'autre part, l'examen d'une franchise sans fausse pitié, auquel il soumet ses disciples" (*ibid*., pp. 79-80). Une étude serait à faire pour mettre cette spiritualité d'adoration apostolique que propose le P. d'Alzon, en sa juste place au sein de tout le mouvement eucharistique qui marque la seconde partie du XIXe siècle, soit par des écrits, soit par des fondations religieuses, soit par de fortes personnalités - comme bientôt le P. de Foucauld.
On se reportera également pour l'analyse de cette lettre à un autre écrit du P. SAGE, *La spiritualité de l'Assomption* (retraite prêchée à Worcester en 1958), pp. 20-23, Rome, 1986.