DERAEDT, Lettres, vol. 3, p.406

1 feb 1861 Nîmes MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse

Il mettra bientôt la créance à sa disposition. – Dans toute sa manière d’agir, il s’est basé sur la nécessité que la maison de Paris se suffise à elle-même. – Il lui rappelle le rôle qu’elle a joué dans les diverses péripéties de leur établissement à Paris. – Il tient à ce qu’elle prélève sur la créance ce qui lui est dû avec les intérêts. – Il a pris pour 8.000 francs d’actions dans la maison de Nîmes. – Réponse à son reproche de ne plus recourir à ses conseils depuis qu’il dispose de sa fortune. – Contrairement à ce qu’elle pense, il s’occupe à former des religieux. – Il s’explique sur l’envoi de religieux « à l’autre bout du monde ». – Nouvelles précisions sur l’usage à faire de la créance. – Il espère que sa réponse franche et loyale aura dissipé le petit nuage que sa lettre indiquait entre elle et lui.

Informations générales
  • DR03_406
  • 1559
  • DERAEDT, Lettres, vol. 3, p.406
  • Orig.ms. ACR, AD 1283; D'A., T.D. 23, n. 663, pp. 9-12.
Informations détaillées
  • 1 ACHAT DE TERRAINS
    1 COLLEGE DE CLICHY
    1 CREANCES A PAYER
    1 CREANCES HYPOTHECAIRES
    1 GESTION DES BIENS
    1 GOUVERNEMENT DES RELIGIEUX
    1 PRIEURE DE NIMES
    1 RELATIONS DU PERE D'ALZON AVEC LES ASSOMPTIADES
    2 FABRE, JOSEPHINE
    2 JACKSON
    2 LAURENT, CHARLES
    2 LEROUX
    2 MALEISSYE, MARQUIS DE
    2 MARIE-CHRISTINE, RA
    2 PICARD, FRANCOIS
    2 SAUGRAIN, HIPPOLYTE
    2 VARIN D'AINVELLE, MADAME J.-B.-FELIX
    3 CLICHY-LA-GARENNE
    3 NIMES
    3 PARIS, ARCHEVECHE
    3 PARIS, RUE FRANCOIS Ier
  • A la Mère Marie-Eugénie de Jésus
  • MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse
  • [Nîmes], 1er fév[rier 18]61.
  • 1 feb 1861
  • Nîmes
La lettre

Ma bien chère fille,

Je me hâte de répondre bien vite à votre lettre(1), dont je vous remercie, que je suis tout prêt à mettre à votre disposition la créance de 90.000 francs et qu’à mon retour d’un voyage que je vais faire à Lavagnac pour mes affaires, je compte bien vous l’envoyer sans la moindre difficulté.

Il me semble qu’il y a un malentendu entre nous, qu’il est facile de faire cesser. Je me suis basé, dans toute ma manière d’agir, sur la nécessité que la maison de Paris se suffise à elle-même, et j’ai pensé que le meilleur moyen à prendre était de la forcer à se créer des ressources. Permettez-moi de vous faire remarquer que si nous avons eu des embarras à Paris, c’est que j’ai cédé à votre avis de nous y établir une première fois, que si nous avons pris le terrain de la rue François Ier, c’est bien encore après tout ce que vous m’avez dit aux vacances dernières. Veuillez vous rappeler que lorsqu’il s’est agi de vendre les terrains de Clichy, vous m’avez parlé de deux ou trois ans, et non pas de dix ans. Voilà, il me semble, ce que j’ai bien retenu, quand j’avais de la répugnance à acheter dans la rue François Ier. Je voulais restreindre notre petite oeuvre à Nîmes, sauf les aumôniers à vous laisser, parce que, veuillez vous le rappeler encore, vous m’avez dit que l’effet de la fermeture de la maison de Clichy avait été trop désastreux pour qu’il fallût songer à quitter Nîmes. Et, en effet, après avoir fait mon sacrifice de cette maison, il me semble qu’elle a des chances de marcher.

Remarquez, je vous prie, que quant à nos dettes envers vous, le P. Hippolyte me dit que vous n’avez pas touché les intérêts; ce que je n’entends point ainsi. Vous serez donc assez bonne pour, sur la créance de 90.000 francs, prélever: 1° ce qui vous est dû, avec les intérêts; 2° ce qui est dû à Joséphine, afin que vous puissiez lui rembourser son argent et garder le reste pour les éventualités comme argent placé chez vous, mais auquel nos religieux ne devront toucher qu’à la condition de mon consentement exprès. Vous voudrez bien leur laisser ignorer que vous êtes remboursée.

Je vais écrire au P. Picard ou [au] P. Laurent pour avoir leurs comptes. Quant à la maison ici, j’ai déjà pu y verser 8.000 francs, pour lesquels je prends des actions. Vous voyez que je capitalise mes revenus. Si, comme je l’espère, la maison se relève peu à peu, je l’aurai payée avec les fruits de ma fortune sans toucher un sou du capital.

Il n’y a qu’un point dans votre lettre qui m’ait été douloureux, et je tiens à vous le dire, c’est celui où vous me donnez à entendre que tant que j’ai été écrasé par les pertes, j’ai dû recourir à vous, qu’au contraire pouvant disposer aujourd’hui de ma fortune, je me passe de vos conseils. 1° Je vous ai prouvé le contraire, puisque c’est malgré mon opinion et pour condescendre à la vôtre que j’ai consenti à l’achat d’un terrain. 2° J’ai jeté sur vos épaules le poids de certaines difficultés, quand ma pauvre tête n’en pouvait plus. Il me semble que ce n’est pas depuis trois mois, mais depuis bientôt deux ans que vous me reprochez de reprendre ma voix au chapitre. C’est, en effet, l’époque où ma tête a été moins fatiguée. Je vous serai toujours reconnaissant de ce que vous avez bien voulu prendre sur vous à cette époque si brisée pour moi. Laissez-moi vous le dire bien amicalement, j’aurais eu à rendre service à quelqu’un de la même façon, je ne m’en serais jamais prévalu.

Vous pensez que je devrais m’occuper à former des religieux. Le P. Hippolyte et les autres vous diront si ici je m’en occupe suffisamment. Une de vos observations semble donner à entendre que j’envoie des religieux à l’autre bout du monde, quand Notre-Seigneur n’a rien fait de semblable. Est-ce que vous trouvez que ce n’est pas là un débarras, dont il faut remercier Dieu? Pour revenir à un détail que j’oublierais, ce que je vous ai dit de la créance de Mme Varin tombe de soi. Nous prendrons également à notre compte les actions que vous avez souscrites pour nous. Une fois que vous aurez négocié la créance de 90.000 francs, vous serez assez bonne pour y prendre tout ce qui sera nécessaire, pour que [nous] puissions avoir le moins de sacrifices à vous imposer. Seulement si vous voulez reverser quelque chose de ces remboursements sur le prieuré de Nîmes, je vous en serai bien reconnaissant. Enfin je désire, ce qui sera facile, que vous puissiez séparer, dans ce que nous vous devons, les dettes de Paris de celles de Nîmes, afin qu’à l’époque de la vente des terrains je puisse avoir une reprise sur ce que j’aurai donné dans cette circonstance.

Je vous conjure de ne voir dans tout ceci que la réponse bien franche et bien loyale à vos explications. J’aurais peut-être dû songer plus tôt que j’étais votre débiteur, et voilà [ce] dont je vous fais mes excuses bien tendres; je vous aurais évité la peine de me le rappeler vous-même. Ceci dit, j’espère qu’il ne restera plus rien du petit nuage que votre lettre indique entre vous et moi.

Notes et post-scriptum
1. En voici le texte intégral:
Auteuil 30 janvier 1861.
Mon cher Père,
"C'est bien pour moi personnellement et pour ma tranquillité que je vous demande votre créance de 90.000 fr, et je prendrai de tout mon coeur l'engagement de n'en pas donner un sou aux vôtres que vous ne me le demandiez vous-même. Mais à ce sujet je crois devoir vous écrire une lettre très sérieuse où vous voyiez toute ma pensée. Il m'en coûte, mais je crois devoir remplir un devoir et de dévouement et de loyauté en vous faisant complètement pénétrer dans les préoccupations que j'ai à votre sujet depuis votre dernier voyage.
Vous savez assez, mon père, de quelle façon nous avons accepté la solidarité des embarras de Nîmes et de Paris depuis dix ou quinze ans, des reproches dont ils étaient le sujet, des efforts qu'ils ont nécessité, pour me pardonner de vous dire que maintenant que Dieu vous a donné les moyens de l'éviter et que je me sens sur le bord de la vieillesse, je ne me sens pas le courage d'en voir venir le retour. Votre manière de calculer, vos projets, tout ce que j'ai entendu de vous dans votre dernier voyage me présage ce retour de la manière la plus formelle. Quand personnellement vous m'exempteriez d'en porter le poids, l'honneur de la Congrégation et la position prise vis-à-vis de l'Archevêché ne me permettraient jamais de laisser les vôtres dans l'embarras pour payer leurs dettes. C'est donc pour n'avoir pas à me trouver sous le poids d'emprunts et d'efforts surhumains que je vous demande en garantie le dépôt de cette créance. On nous doit déjà 40.000 à 50.000 fr, je me sens assurée que d'ici à deux ans l'on nous demandera ou pour mieux dire *vous* me demanderez d'en prêter autant. En effet, vous avez acheté un terrain qui avec les frais et l'année d'intérêts qui s'écoulera avant qu'on puisse y habiter coûte 200.000 fr. Vous sentez la nécessité d'y joindre le terrain Leroux et même un peu du terrain Jackson, vous êtes obligé d'y construire. Or, pour payer tout cela et pour nous payer, vous n'avez que l'éventualité des ventes de Clichy qui peuvent être dix ans à se faire, et la part qu'y prend Mr de Maleyssie. Vous la portez à 100.000 fr, mais 1° il faut en retrancher le tiers de mon frère qui ne peut faire ce nouvel effort, 2° il faut en déduire toutes les dettes imprévues, reste de l'administration du collège qui tous les jours se dévoilent. Que vous reste-t-il pour payer 2 à 300.000 fr ?
Je sais que vous ne suivez pas aisément un raisonnement d'affaires. Dans le temps, vous m'avez dit souvent: je ne le puis, chargez-vous-en. Convenez qu'il ne semble pas que cette confiance des jours d'épreuve soit celle d'aujourd'hui. Je ne m'en étonne pas, je crois que comme certains hommes sont joueurs, de même vous êtes amoureux d'entreprises et vous aimez à avoir de l'argent pour le dépenser dans vos projets. Naturellement vous accusez de domination une personne qui travaille à vous en détourner. J'accepte tout cela, mais qu'y puis-je voir qu'une passion naturelle. Il m'est impossible de me persuader que ce soit l'esprit de N.S. - Je vois que N.S. a pendant 30 ans fait la même chose dans un coin obscur, puis qu'en évangélisant il s'est appliqué à former douze hommes qui après lui ont envoyé à tous les bouts de la terre, sans que lui se soit donné la satisfaction de le faire.
Pour moi, je sens avant de mourir de m'enfoncer dans Jésus, de simplifier les affaires qui pèsent sur mes épaules pour avoir le temps et la liberté d'esprit nécessaires pour cela, et c'est à cette fin que je vous demande comme un grand sacrifice personnel la remise de cette créance et la promesse de ne pas disposer de la somme qu'elle représente jusqu'à ce que les vôtres aient payé toutes leurs dettes ici, se soient acquittés envers nous et se soient établis Rue François Ier.
Etes-vous sûr, mon père, de penser toujours assez à l'immense dépense de dévouement qui s'est fait et qui se fait pour vous? Croyez-vous que pour décharger les épaules du P. Hippolyte il n'y aurait pas lieu de réserver vos ressources au Collège sauf ce que pour décharger les miennes vous mettriez à avoir une maison de résidence sans dettes à Paris? Vous absorber dans ces deux fondations, les rendre solides et sans dettes, ne le devriez-vous pas à ceux qui ont porté le poids et qui tremblent devant l'avenir. Ne pourriez, ne devriez-vous pas assurer maintenant aux vôtres la paix dans la prière et la vie religieuse? J'espère que nul accent que Dieu désapprouve ne se sera mêlé à ces observations. Elles partent d'un coeur dont vous savez le dévouement et qui malgré la liberté qu'il se permet aujourd'hui ne vous les adresse pourtant qu'avec respect.
Toute à vous en N.S.
Sr M.E. de J. (D.s.)
Je fais partir cette lettre de suite craignant de n'en pas avoir le courage plus tard. J'espère qu'elle ne vous fera pas de peine. Je vous remercie de vos prières pour Sr M. Christine qui va un peu mieux."