- DR03_440
- 1594
- DERAEDT, Lettres, vol. 3, p.440
- Copie du P. Vailhé ACR, AU 119; D'A., T.D. 39, n. 1, pp. 339-346.
- 1 AMOUR DU PAPE
1 CLERGE NIMOIS
1 COMBATS DE L'EGLISE
1 CONSCIENCE MORALE
1 EGLISE ET ETAT
1 EPREUVES DE L'EGLISE
1 FONCTIONNAIRES
1 GOUVERNEMENTS ADVERSAIRES
1 LOI HUMAINE
1 LOI SANS DIEU
1 MINISTRE
1 PERSECUTIONS
1 QUESTION ROMAINE
1 RELIGIEUSES DE L'ASSOMPTION
1 SAINT-SIEGE
1 SOUFFRANCES DE JESUS-CHRIST
2 GERBET, PHILIPPE-OLYMPE
2 MAURAIN, JEAN
2 MILLERET, MARIE-EUGENIE
2 NAPOLEON III
2 PIE IX
2 REMI, SAINT
2 TOUVENERAUD, PIERRE
2 VAILHE, SIMEON
3 GARD, DEPARTEMENT
3 NIMES - A Monsieur Delangle, ministre de la Justice
- DELANGLE Claude
- [Nîmes, avant le 19 avril 1861](1).
- 19 apr 1861
- Nîmes
Monsieur le ministre,
Votre récente circulaire aux procureurs généraux de l’empire suscite parmi les membres du clergé catholique les plus douloureuses réflexions(2). Nous vous demandons la permission de vous en présenter quelques-unes.
Il faut l’avouer tout d’abord, le ton de votre lettre est celui de la menace et paraît s’adresser, non pas à quelques-uns seulement, mais au corps sacerdotal tout entier. Ne craignez-vous pas que ce corps n’accepte la solidarité de vos attaques et que, à part certaines exceptions aussi rares que peu honorées, il ne retourne contre vous une influence que jusqu’à présent les anciens partis, dont vous l’accusez d’être le complice, lui avaient reproché de trop employer en faveur d’un gouvernement de dix ans?
Il est temps, dites-vous, que la légalité reprenne son empire. De quelle légalité s’agit-il? Si les catholiques sont obligés par leur conscience d’être soumis aux pouvoirs établis de Dieu, à la justice, aux règles légitimes, la légalité, il faut bien le reconnaître, a moins de titres à leur respect. Qu’a- t-elle été bien souvent que la force prenant le masque du droit? Quels maux n’a-t-elle pas faits, et quels crimes n’a-t-on pas commis avec cette arme fatale de toutes les tyrannies?
Depuis que les docteurs de la loi juive déclarèrent qu’ils avaient une loi et que, selon cette loi, le sauveur du monde devait mourir, aucun catholique ne fléchit le genou devant l’image de la croix à laquelle fut attaché Jésus-Christ, sans maudire la plus grande injustice qui ait été commise au nom de la légalité? Ou bien allez jusqu’à supprimer le crucifix de nos temples, ou acceptez que nous ayons toujours devant les yeux la preuve qu’avec la légalité on peut accomplir tout, même le déicide.
Si un évêque a pu proclamer dernièrement que l’arbre de la monarchie française baignait ses racines dans le baptistère de saint Remi, il est encore bien plus vrai de dire que l’Eglise baigne ses pieds dans le sang de ses enfants, de ses prêtres, de ses évêques, de ses souverains pontifes, immolés pendant les trois premiers siècles de son existence au nom de la légalité d’alors. Ignoreriez-vous que les victimes de cette légalité sont pour elle l’objet d’un culte spécial; que l’autel, où elle renouvelle tous les jours le sacrifice divin, est nécessairement le tombeau de quelques-uns de ses martyrs; et que jamais un prêtre catholique n’y monte pour célébrer les saints mystères, sans baiser la place où ces reliques vénérées reposent, comme pour fortifier ses lèvres à ce contact sacré, les rendre plus dignes de prêcher la vérité et les affranchir de toute terreur, quand il devra annoncer les jugements de Dieu malgré certaines oppositions légales? Vous ordonnerez donc que nos autels soient démolis, que les cendres de nos saints immolés par la tyrannie soient jetées au vent; mais jusque-là rappelez-vous que c’est avec l’Eglise qu’a commencé la lutte entre la loi divine et la légalité des empires, et que l’acte le plus solennel de notre culte, le renouvellement quotidien de l’immolation de la croix n’est, depuis dix-huit siècles, qu’une grande protestation contre l’oeuvre des légistes, lorsqu’ils ne s’appuient pas sur la justice éternelle.
Aussi, quand vous venez nous dire qu’il est temps que la légalité reprenne son empire, n’avons-nous pas le droit de vous demander de quelle légalité vous voulez parler? Si c’est du mécanisme ordinaire des dispositions indispensables à l’existence de toute société, personne n’y sera plus soumis que nous. Que si vous entendez par là un système de vexations qui date de loin, notre conscience le déclare nul de soi. Que si enfin votre légalité attaque l’essence même des lois de l’Eglise, que Dieu nous soit en aide et vous aurez eu la gloire, Monsieur le ministre, de renouveler l’ère des martyrs.
Vous ne craignez pas d’affirmer que certains prêtres, exploitant la faiblesse de l’esprit et la crédulité, se plaisent à troubler les consciences au nom de malheurs imaginaires. Que quelques prêtres, par un zèle excessif, aient franchi certaines limites, c’est ce que je ne veux point examiner, car il y a autre chose de plus grave que leur imprudence possible, c’est la situation présente, et ce ne sont pas eux qui l’ont faite.
Comment se fait-il, Monsieur le ministre, que, à de rares exceptions près, les évêques que l’on accusait, il y a quelques années, d’un trop grand dévouement au pouvoir nouveau, aient jeté le cri d’alarme avec le plus d’énergie; que les prêtres, taxés de la plus vive sympathie pour l’avènement de l’empire se montrent en ce moment les plus effrayés? Et, en dehors de la France, d’où vient cette entente générale des évêques à signaler les malheurs qui menacent le Saint-Siège? Si ces malheurs sont imaginaires, comme vous le dites, pourquoi cette unanimité à les signaler? S’ils sont réels, comme nous le croyons, pourquoi défendre au clergé français de partager les appréhensions universelles?
Après tout, en dehors des avertissements que la conscience a fait un devoir à l’épiscopat et au clergé du second ordre de donner aux fidèles, quel est le grand moyen auquel, de toutes parts, on invite les catholiques à avoir recours? C’est la prière. Prétendez-vous vous placer entre ce cri de l’âme et Dieu? Ah! du moins la cohorte qui traînait le Sauveur au Calvaire n’empêchait pas les filles de Jérusalem de verser des pleurs en public! Et vous, Monsieur le ministre, vous ne voulez voir dans les larmes des catholiques qu’un signe de faiblesse et de crédulité qu’il importe de proscrire! Il ne nous est pas permis de dire que notre Père souffre. Il semble qu’en l’affirmant nous accusions quelqu’un. Il ne nous est pas permis de demander à Dieu que les jours de l’angoisse soient abrégés pour lui, sans être menacés de la prison et du bannissement pour avoir troublé illégalement les consciences, au nom de malheurs imaginaires. Mais vous vous y êtes pris trop tard. Il y a bien longtemps déjà que les évêques ont ordonné des prières continuelles en faveur du Souverain Pontife; il y a longtemps que ces prières se poursuivent et sous la voûte de nos temples et dans le secret de nos maisons. Supprimerez-vous tous les mandements où ces prières ont été ordonnées? Mais, voyez-vous, votre légalité a ses limites; elle s’arrêtera à la frontière française, et quand, par impossible, vous auriez étouffé parmi nous cet élan de nos coeurs, vous entendriez encore, de tous les points du monde catholique, la prière de nos frères, plus libres que nous, monter vers le ciel comme une accusation de votre légalité, comme une condamnation, et d’autant plus terrible que vous avez voulu y voir un acte plus grand d’hostilité!
Vous croyez devoir rappeler à MM. les procureurs généraux que les prêtres peuvent, dans certaines circonstances, encourir la prison ou le bannissement. Mais, Monsieur le ministre, après qu’ils auront été en prison pour la défense de la foi, qu’en résultera-t-il? Est-ce que Jésus-Christ n’a pas été en prison, dans le prétoire, avant d’aller au Calvaire? Le troisième jour, il ressuscita. Est-ce que les martyrs n’ont pas été jetés dans les cachots, avant de monter sur les bûchers ou d’être exposés dans les amphithéâtres? Les martyrs ont pourtant vaincu. Et, il y a moins d’un siècle, le clergé ne se partagea-t-il pas en deux camps? Les uns prêtèrent serment à la légalité et demeurèrent libres; les autres répondirent à une demande odieuse: non possumus; ils furent jetés en prison et plusieurs périrent sur l’échafaud. Dix ans ne s’étaient pas écoulés que le gouvernement, abandonnant ceux qui s’étaient trop lâchement abandonnés à une légalité déjà disparue, rouvrait les églises en faveur des prêtres qui avaient eu le courage de désobéir à la légalité pour rester fidèles à Dieu.
Et quant au bannissement, il est loin de nous faire peur. Le bannissement a été le grand moyen de propagande de l’Eglise catholique. Depuis le premier bannissement qui chassa les apôtres de Jérusalem, et les força d’aller répandre la foi de Jésus-Christ dans l’univers entier, jusqu’au bannissement des prêtres qui, en 89, refusèrent de prêter le serment à la constitution civile du clergé et qui, fuyant sur les plages de l’Angleterre, y préparèrent cet admirable mouvement, source de terreurs pour la grande puissance protestante, l’exil des prêtres a toujours été entre les mains de Dieu ce vent fécond qui détachant la semence de l’arbre, va la porter aux nations qu’il veut affranchir de l’erreur et ramener à la vie de l’intelligence.
Mais une pensée pénible se présente à nous. La France a cette gloire de n’avoir pas besoin de persécutions intérieures pour envoyer ses enfants, marqués du sceau des apôtres, chez les tribus sauvages ou parmi les derniers débris de la civilisation païenne, comme aussi nos missionnaires ont le droit de se souvenir qu’en étant les envoyés de Dieu ils sont encore les fils de la France. Et c’est là, vous le savez bien, la plus grande cause de notre influence au dehors. Ce ne sont ni nos colonies, à peu près perdues, ni le commerce, dont une nation rivale usurpe tous les jours davantage le monopole, qui assurent notre puissance morale dans le monde; elle vient du bruit de nos victoires, sans doute, mais aussi de nos missions étrangères. Nos prêtres font bénir le nom de la France partout où ils plantent une croix, et les espérances éternelles qu’ils entretiennent ou qu’ils font germer révèlent aux populations qu’ils évangélisent, avec le courage et la charité chrétienne, la grandeur du peuple jugé digne de fournir à Dieu de pareils ouvriers.
Eh! bien, Monsieur le ministre, lorsque vous aurez banni des prêtres pour avoir trop aimé le Saint-Siège et s’être trop effrayés, selon vous, des malheurs qui le menacent, savez-vous ce que vous aurez fait? Vous aurez à votre insu, sans doute, préparé de nouveaux apôtres à l’Eglise; car, après avoir eu le courage de subir les rigueurs des tribunaux de leur pays, ils auront bien celui de confesser leur Dieu en face des légalités étrangères. Mais, poursuivis par vos sentences juridiques, pourront-ils, avec la même sincérité publier les bienfaits du gouvernement qui les expulse? Pourront-ils montrer aux peuples qu’ils régénéreront la nation qui fut leur berceau comme le sanctuaire de la justice, comme la protectrice de leur foi et l’alliée de l’Eglise, au nom de laquelle ils viennent parler du ciel? Et les compagnons de leurs travaux, alors même qu’ils n’auront pas été, comme eux, victimes de la légalité, pourront-ils avec la même joie publier les louanges de la patrie?
Vous le voyez, Monsieur le ministre, vos menaces tarissent, en quelque sorte, sur les lèvres apostoliques les bénédictions qu’elles sont disposées à répandre sur la terre étrangère, en faveur de la terre natale, et qui se transforment en fruits qu’aucune nation européenne ne recueille aussi abondamment que la France.
Enfin, nous permettrez-vous de vous dire quelle est, aux yeux d’un grand nombre de prêtres, la portée de votre circulaire? Elle est le signal officiel d’un mouvement, que vous ne soupçonnez peut-être pas et qu’il est bon de vous indiquer. C’est une loi générale de la révélation, par laquelle le Fils de Dieu a manifesté la vérité sur la terre, que cette même vérité prenne un développement plus grand et plus nettement déterminé, à mesure qu’elle a été l’objet de négations plus vives, et que les points les plus attaqués arrivent à être toujours les mieux définis.
Votre circulaire met en présence l’une de l’autre deux sociétés qui se partagent l’empire, l’une des intelligences, l’autre des corps: la société spirituelle et la société temporelle. Entre les deux quelles sont les limites? Il y en a, sans doute, mais qui doit les établir? Où trouver en ce monde un pouvoir supérieur et capable de remplir une pareille mission? Il est des époques où l’entente commune est possible; il est des temps où elle ne l’est plus. Il faut donc que l’une de ces deux sociétés décide en dernier ressort et reste maîtresse de fixer les bornes. Sera-ce la société qui accomplit toute sa destinée dans le temps? Sera-ce la société qui a reçu des promesses d’éternité et d’une assistance divine? Poser la question dans ces termes, c’est, pour la conscience catholique, l’avoir déjà résolue en principe; et quant aux applications, si, pour un plus grand bien, la puissance spirituelle a cru devoir rester jusques à aujourd’hui dans un vague pacifique, ne craignez-vous pas que vos provocations n’amènent des controverses, au terme desquelles elle sera forcée de s’expliquer catégoriquement, de réclamer pour Dieu ce que César avait usurpé? Et c’est vous, Monsieur le ministre, qui l’aurez voulu.
Prenez-y garde, l’Eglise, pour proclamer ses dogmes, pour proscrire l’erreur, n’a reculé ni devant aucune prison, ni devant aucun bannissement, ni même devant aucun échafaud. Quand donc vous venez rappeler des articles de loi promulgués à une époque où le Souverain Pontife était dans les fers et les membres les plus généreux du clergé français au donjon de Vincennes, par une injustice que Napoléon III a voulu réparer en demandant la pourpre romaine pour un des vaillants prisonniers d’alors; quand vous venez rappeler à notre souvenir, par des dates malheureuses, des jours où l’Eglise a subi une persécution telle qu’on n’en voit point de semblable dans ses fastes, selon une expression de l’office institué pour en célébrer la délivrance, ne vous exposez-vous pas au péril de la voir frapper de ses foudres certaines doctrines qu’elle a toujours repoussées, que votre circulaire invoque et contre lesquelles, par une miséricordieuse indulgence, elle n’a point encore voulu lancer l’anathème?
Vous n’y aviez pas pensé, Monsieur le ministre, et voilà pourtant les germes que, sans le vouloir, à coup sûr, vos actes commencent à développer. On aura prétendu diminuer le pouvoir du Souverain Pontife en faisant taire la voix de ses défenseurs; le résultat sera de forcer les catholiques à examiner de nouveau comment leur foi s’est implantée sur la terre, malgré les obstacles de tant de légalités évanouies, comment ils doivent défendre leur Père attaqué et préparer à l’Eglise l’occasion de fixer les barrières qui la séparent des sociétés humaines, comme aussi de proclamer la plénitude de ses droits à enseigner infailliblement, par son chef, la vérité dont elle a le divin dépôt.
Sans doute, pour atteindre ce but, des luttes seront indispensables. Il y a dix-huit siècles que les chrétiens connaissent la nécessité des combats; mais au terme de la guerre, quelque longue qu’elle puisse être, la seule légalité qui reprendra son empire sera une légalité conforme et soumise à la loi de Dieu(3).
2. Cette lettre du clergé de Nîmes fut adressée au ministre de la Justice pour protester contre sa circulaire du 8 avril, rappelant aux procureurs généraux les peines prévues contre les ecclésiastiques auteurs de propos ou d'écrits hostiles au gouvernement.
Parlant de la lettre du clergé de Nîmes, Maurain écrit: "D'Alzon adressa à Delangle une lettre extrêmement violente que signèrent la plupart des prêtres de Nîmes" (p. 502). La *Revue Catholique du Languedoc*, parle, elle, des "observations respectueuses" adressées par le Clergé de Nîmes à M. le Ministre de la Justice (t. 2, p. 570). Au lecteur de trancher.
A la fin d'avril, le ministre de la Justice demanda à l'administration préfectorale de dresser un état des maisons religieuses existant dans le département du Gard. Dans le tableau dressé par le commissariat central de la ville de Nîmes, on lit à propos de l'*Institution de l'Assomption*: "Jouissant par son directeur d'une très grande influence sur le populaire. Droit divin. Ultramontanisme outré". Et pour la *Communauté des Dames de l'Assomption*: "Elles ne sont connues que de l'aristocratie catholique et ultramontaine. Sous l'influence de l'abbé d'Alzon" (*Pages d'Archives*, 2, pp. 398-400).
3. Voir le commentaire de P. Touveneraud, dans *Pages d'Archives*, 2, p. 398.