DERAEDT, Lettres, vol.4 , p. 213

9 mar 1863 Constantinople MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse

Son passeport. – Il expose longuement la situation politique et religieuse, le prestige croissant de la langue française, les intentions de Rome. – Ce n’est que par l’instruction du peuple que l’on peut espérer réduire le schisme, et il conclut à la nécessité de l’établissement à Constantinople d’un séminaire patriarcal. – Ses idées peuvent certes se modifier, mais il croit valable son « point de départ général », à savoir l’union de l’Eglise et de la France pour le triomphe de leurs intérêts communs, par des écoles où s’enseigneraient la foi catholique et la langue française. – Il la prie de communiquer à Du Lac ce qu’il vient d’écrire et qui constitue la base d’un mémoire qu’il rumine.

Informations générales
  • DR04_213
  • 1933
  • DERAEDT, Lettres, vol.4 , p. 213
  • Orig.ms. ACR, AD 1316; D'A., T.D. 23, n. 742, pp. 81-86.
Informations détaillées
  • 1 ANGLAIS
    1 CLERGE LATIN
    1 CLERGE ORIENTAL
    1 DESTRUCTION DU SCHISME
    1 DIPLOMATIE
    1 ECOLES
    1 GRECS
    1 JUIFS
    1 RELIGIEUSES
    1 SCHISME ORIENTAL
    1 SEMINAIRES
    1 TURCS
    1 VOYAGES
    2 DROUYN DE LHUYS, EDOUARD
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 MAISTRE, JOSEPH DE
    2 OTTON Ier
    2 PETEL, MADAME
    2 PICARD, FRANCOIS
    2 PIE IX
    2 ROULAND, GUSTAVE
    3 ALEXANDRIE, EGYPTE
    3 ALSACE
    3 ANGLETERRE
    3 ANTIOCHE DE PISIDIE
    3 ASIE
    3 CONSTANTINOPLE
    3 EUROPE
    3 FRANCE
    3 GRECE
    3 ILES DES PRINCES
    3 JERUSALEM
    3 KHALKI
    3 LEIPZIG
    3 MONTENEGRO
    3 NAUPLIE
    3 NEGREPONT
    3 NICE
    3 PRINCIPAUTES DANUBIENNES
    3 ROME
    3 SERBIE
    3 TURQUIE
  • A LA MERE MARIE-EUGENIE DE JESUS
  • MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse
  • Constantinople, 9 mars 1863.
  • 9 mar 1863
  • Constantinople
La lettre

Je vous remercie de vos deux lettres, ma chère fille. Pour commencer par les détails, il est très vrai que le ministre des Cultes ne m’a accordé que deux mois, qu’il m’en faut trois. Grâce aux lenteurs du bon P. Picard, je n’ai point eu de passeport du ministère des Aff[aires] Etr[angères]; j’ai dû me contenter de celui que j’avais pris pour Rome, il y aura bientôt un an. Remerciez Mme Petel(1) de sa bonne volonté. Je prierai pour vos malades du fond du coeur.

A présent j’aborde la grande question. En principe, il n’y a rien à faire avec les Grecs(2). Si M. de Maistre a eu raison de dire que tout peuple a le gouvernement qu’il mérite, on pourrait assez légitimement conclure que les Grecs n’en méritent aucun. Ils sont comme les femmes qui éprouvent le besoin de changer cinq ou six fois par jour de toilette. A moins que la proposition ne vienne de certains Grecs catholiques de Nauplie ou de Négrepont, je ne me rappelle plus bien, il n’y a pas à s’y fier. Ils se jetteraient vers nous, comme ils se sont jetés dans les bras des Anglais. Je ne crois point que l’expulsion d’Othon(3) soit trop le fait des Anglais; ils ne s’y sont pas opposés, parce que toutes ces intrigues ont pu augmenter leur influence, mais j’ai de très graves raisons de penser que le mouvement est parti des Grecs qui ont fait ce raisonnement (eux-mêmes s’en vantent). L’Angleterre, ont-ils dit, est la protectrice de la Turquie. Pour la détacher des Turcs, donnons-nous à elle, et par elle nous hériterons des dépouilles de l’empire ottoman. Quand ils ont vu l’Angleterre qui n’eût pas mieux demandé, afin d’avoir la chance de posséder Constantinople, se retirer et faire la difficile, ils ont été furieux et se jettent du côté des catholiques; mais il n’y a pas à s’y fier.

J’ai entendu des Grecs me dire sur le bateau que le grand motif pour lequel ils avaient chassé Othon, c’est qu’il n’avait pas voulu abandonner l’Eglise romaine. Si telle est la disposition de la majorité, voyez ce qu’il y a à espérer de ces gens-là. Il n’en est pas moins vrai que Pie IX, avant sa spoliation, avait affecté 100.000 écus romains (550.000 francs) à la formation d’un séminaire en Grèce. Cette idée est de toutes la plus féconde, mais à condition que l’oeuvre se fera sans s’entendre avec qui que ce soit. S’entendre avec eux eût été un des plus puissants moyens de faire échouer l’entreprise, sauf avec le groupe des catholiques dont je vous parlais tout à l’heure. Vous ai-je dit que les Grecs sont si furieux en ce moment contre les Anglais qu’ils ne veulent plus remettre les pieds à l’ambassade anglaise?

Comment donc voyez-vous les choses, me direz-vous? Voici. Je me persuade tous les jours davantage que la France doit être un jour maîtresse de Constantinople, et j’ajoute la France catholique. J’explique ma pensée. Les Turcs sont à demi morts, mais il faut qu’ils le soient dix fois avant de tomber, par la raison toute simple qu’il faut qu’ils soient soutenus par toutes les puissances de l’Europe. Donc il n’y a pas à s’occuper de l’expulsion prochaine de ce peuple, quoique lui-même en soit préoccupé, et que les plus fervents se fassent enterrer sur la côte d’Asie, tant ils s’attendent à être chassés d’Europe. Mais enfin l’expulsion n’aura lieu ni demain ni après-demain.

Un second fait non moins curieux est la manière dont les Turcs s’enfuient devant les édifices chrétiens, et surtout au bruit des cloches. Cela ne semble rien, cela est si énorme que si le gouvernement ne faisait des prohibitions très sévères, les trois quarts de Constantinople appartiendraient aux chrétiens. Troisième fait, appauvrissement du trésor de l’Etat, appauvrissement des familles de telle sorte que les Turcs ne veulent plus avoir d’enfants. Rien de plus fréquent que les avortements: c’est une des plaies du pays.

Quatrième fait, le plus important de tous, l’influence prise par la langue française à Constantinople et autour, à l’aide des écoles. Les Soeurs de Saint-Vincent de Paul ont commencé le mouvement, les Lazaristes le continuent par leurs collèges, les Frères des écoles chrétiennes le poursuivent. Ce mouvement est tel qu’aujourd’hui même, dans les écoles grecques et arméniennes, on est forcé à faire parler le français la moitié du jour. Or voici ce qui est évident pour moi. Si le gouvernement voulait sous main favoriser les écoles tenues par les Frères et les Soeurs, avant dix ans on parlerait le français à Constantinople, comme on le parle à Nice et en Alsace, et on aurait l’influence des idées françaises. Si le gouvernement français voulait accepter une modification dans les capitulations, à condition que ses nationaux auraient le droit de posséder, les Turcs ne demandent pas mieux que de vendre, les Français pourraient acheter et achèteraient, en effet, sans compter qu’une foule de gens se placeraient sous la protection de la France. La puissance légale de la France diminuerait peut-être, la puissance morale s’augmenterait de tous les établissements agricoles ou commerciaux qui se feraient ici, et où l’action française se ferait nécessairement sentir au plus haut point.

J’ai parlé des écoles. Voici comment je conçois leur action et le plan de leur développement. Je crois qu’il faut surtout s’adresser au peuple d’abord, par les écoles le plus nombreuses possible. Pour cela faire un appel à toutes les communautés de femmes et d’hommes, qui, en France, se dévouent à l’enseignement du peuple. Par là on s’empare peu à peu des masses. Mais les communautés de femmes ne peuvent être envoyées à l’intérieur, si elles ne sont soutenues par des prêtres de leur rite, et c’est ici qu’un second appel est nécessaire pour avoir des prêtres français, dont la mission soit de soutenir ces pauvres filles. Tout autre ministère leur serait interdit chez les Grecs. Mais s’ils sont envoyés pour donner des secours aux religieuses, ils peuvent prêcher les enfants, leur parler de Rome, du centre de l’unité, présenter tout naturellement le contraste entre leur vie et celle des popes grecs. Ou je me trompe ou ce travail indirect fait avec prudence amènerait des résultats bien plus rapides et plus durables qu’une attaque à brûle-pourpoint. L’action française et l’action catholique se confondraient, et l’action française, quoi qu’on dise, ne sera quelque chose en Orient qu’autant qu’elle sera catholique; autrement elle sera bientôt russe. Il faut en prendre son parti.

Ajoutons que Rome a arrêté en principe le rétablissement du patriarcat à Constantinople. La France s’y oppose. Dans le plan que je vous développe, la France pourrait stipuler que le premier patriarche serait français. S’il était capable et qu’il eût dix ans de vie, il faudrait de toute nécessité que ses successeurs fussent français aussi. Il serait indispensable pour lui de s’appuyer sur la France et le gouvernement français trouverait là de quoi se dédommager de ce que son ambassadeur aurait de moins. La France peut trouver que si son ambassadeur était patriarche, ce serait bien préférable; et j’ai quelques raisons de penser que cette idée était celle des drogmans de ces pays, qui, avec les horribles abus de leur vénalité, font payer cher aux catholiques les services qu’ils leur rendent et ont intérêt à prouver au gouvernement qu’il ne lui est pas bon que l’état de choses actuel finisse de si tôt. Mais en examinant les choses de près, il m’est impossible de ne pas voir qu’il y aurait avantage pour le gouvernement à un développement catholique, qui lui donnerait une si grande influence sur les populations chrétiennes de ces pays-ci.

Restent 2 questions, le schisme et ce que je compte faire.

Pour le schisme sachez ceci. Le patriarcat d’Alexandrie, qui jadis comptait 400 évêques, n’en compte plus que 7 à 8; le patriarcat de Jérusalem 13, si je ne me trompe, qui ont en tout moins de 100.000 schismatiques sous eux. Antioche en a un peu plus, un peu moins. Le plus important patriarcat est Constantinople. Eh bien, savez-vous avec toutes les divisions et scissions de la Grèce, du Monténégro, de la Serbie, des Principautés danubiennes, ce qui reste à ce pauvre patriarche? 2.500.000 chrétiens tout au plus. Cela paraît extraordinaire, mais voilà la vérité. Or ces trois millions, pour être aussi large que possible, se partagent en trois courants: les riches qui deviennent libres-penseurs; le clergé qui va étudier à Leipzig, quand il étudie, ou à l’île de Khalki(4) et se jette dans les idées rationalistes et hégéliennes, quand il se jette dans quelque chose; enfin le peuple qui n’a aucune instruction, qui l’aime pourtant et qui aime les cérémonies de son rite. Convertir le clergé et les riches me semble impossible: ce sont les Juifs du catholicisme par leur amour du lucre et leurs incroyables simonies. L’argent leur fait tout faire.

Depuis que cette lettre est commencée, je me suis interrompu pour voir passer un enterrement d’une Grecque; j’y ai compté 12 à 15 évêques, du haut de ma fenêtre. (On m’assure qu’il n’y en avait que dix. Dix évêques à l’enterrement de la fille d’un banquier!!! L’enterrement a dû coûter de 10.000 à 12.000 francs.)

Mais si l’on ne peut rien ou presque rien sur une bourgeoisie incrédule et corrompue, rien sur un clergé qui depuis quatre-vingts ans n’a publié aucun livre sérieux, et qui dans toute cette époque n’a produit qu’un ouvrage d’attaque contre Rome, on peut sans difficulté faire du bien à ce peuple, avec des églises catholiques grecques, des instructions en grec et en français, le peuple (à Constantinople du moins, entendant tous les jours davantage notre langue), enfin avec la résurrection des belles cérémonies grecques, qui ont une grande majesté en elles-mêmes, mais sont indignement exécutées, du moins par ce que j’en ai vu. Pour cela que faut-il?

Je réponds: il faut à Constantinople un séminaire patriarcal, où les Latins parlant français donneront l’esprit, le zèle catholique et français aux Orientaux. Il faut qu’on y élève des Latins, dont le rite devient de plus en plus nécessaire avec la quantité de gens de l’Occident qui s’établissent à Constantinople; mais on doit aussi y former des Grecs, afin que ceux-ci, avec leurs instructions et la majesté de leur rite, s’emparent du peuple grec et agissent sur lui, quand les prêtres schismatiques ne seront pas trop protestantisés.

Les prêtres latins seront toujours plus forts pour maintenir le feu apostolique; ils pourront servir dans les paroisses ou comme aumôniers des écoles. Les prêtres grecs ou bulgares s’adresseront à leurs compatriotes, et, tout en maintenant ceux qui sont dans la vraie foi, ils exerceront une action populaire sur ceux qui peuvent être convertis.

Voilà, ma chère fille, mon appréciation bien simple des choses, la raison pour laquelle je ne suis point pressé d’aller en Grèce, la raison pour laquelle en restant à Constantinople je suis persuadé que je sers mieux l’Eglise, et indirectement mais très fortement les intérêts de la France, si les idées que je vous expose peuvent jamais triompher. Je m’en rapporte à vous pour en dire ce que vous jugerez à propos. Il n’y a que quinze jours que je suis ici et mes idées pourront se modifier, mais j’ai quelque lieu de penser qu’elles ne feront que se perfectionner par la découverte de moyens plus propres à faire réussir mon point de départ général, l’union de l’Eglise et de la France pour le triomphe de leurs intérêts communs, par des écoles où s’enseigneraient la foi catholique et la langue française. Confier dans ces pays l’enseignement à d’autres qu’à des corporations religieuses serait s’exposer à des dépenses autrement considérables, et à manquer son but en perdant l’unité d’action.

J’avais promis d’écrire à vos enfants, la longueur de cette lettre m’excusera, car je crois que je m’arrête au bas de ma seizième page.

Adieu, ma chère fille. Tout vôtre en Notre-Seigneur.

E.D'ALZON.
Notes et post-scriptum
Je vous écris au courant de ma plume. Vous seriez bien aimable de me faire copier ce qu'il y a de plus important. Ce sera la base d'un mémoire que je rumine(5); vous l'enverriez en attendant à du Lac.1. Les T.D. ont lu *Petit*. Mme Petel offrait ses services pour obtenir une prolongation du passeport.
2. Dans sa lettre du 24 février, Mère M.-Eugénie disait tenir "d'une personne fort au courant" que certains hommes influents de la révolution grecque "seraient bien aises de préparer *sans rien dire* les éléments d'une union stable au Saint-Siège dans le rit grec, en vue de faire admettre leur pays au rang des puissances européennes et de lui donner un moyen d'expansion."
3. Otton Ier, roi de Grèce chassé par la révolution de 1862.
4. Khalki ou Halki, dans l'archipel des Iles des Princes, siège d'une école de théologie.
5. On comparera avec intérêt cette lettre avec le rapport que le P. d'Alzon fera remettre au pape après son séjour à Constantinople (*Lettre* 1979).