DERAEDT, Lettres, vol.4 , p. 233

24 mar 1863 Constantinople MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse

Pluie, vent et boue nuisent à sa retraite. – Il a réfléchi aux propositions grecques ou albanaises dont elle lui a parlé: compter sur la génération présente serait archifolie. – Il est loin de désespérer, mais à la condition qu’on s’occupera des jeunes générations. – Les oscillations de la politique ne durent pas. – L’influence française grandit par l’expansion de la langue. – Ecoles et colonies agricoles soutenues avec suite produiraient une véritable transformation. – Le P. Jérôme a mal réussi dans son voyage. – Un terrain offert par M. Boré. – Un autre, avec la plus belle vue du Bosphore. – Doit-il aller en Bulgarie? – Le P. Galabert y est pour lui.

Informations générales
  • DR04_233
  • 1949
  • DERAEDT, Lettres, vol.4 , p. 233
  • Orig.ms. ACR, AD 1318; D'A., T.D. 23, n. 744, pp. 88-90.
Informations détaillées
  • 1 ACHAT DE TERRAINS
    1 BULGARES
    1 COLONIES AGRICOLES
    1 ECOLES
    1 GRECS
    1 PREDICATION DE RETRAITES
    1 RETOUR A L'UNITE
    1 RUSSES
    2 BORE, EUGENE
    2 FAVEYRIAL, JEAN-CLAUDE
    2 GALABERT, VICTORIN
    2 JORDAN, WLADYSLAW
    2 KAJZIEWICZ, JEROME
    2 PICARD, FRANCOIS
    3 ASIE
    3 BOSPHORE
    3 BULGARIE
    3 CONSTANTINOPLE
    3 CONSTANTINOPLE, SCUTARI
    3 CRIMEE
    3 JERUSALEM
    3 KADI-KOY
    3 MARMARA, MER
    3 OLYMPE
    3 ROME
  • A LA MERE MARIE-EUGENIE DE JESUS
  • MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse
  • Constantinople, 24 mars 1863.
  • 24 mar 1863
  • Constantinople
La lettre

Il fait un temps horrible, ma chère fille, et j’ai bien peur qu’il n’y ait des accidents sur mer. Ce même temps nuit à ma retraite. Dimanche j’avais un monde fou, mais hier la pluie, le vent, la boue m’avaient réduit à peu de chose. Seulement ce qui me frappe, c’est que les hommes viennent plus que les femmes.

Je crois qu’il faut renoncer à Jérusalem. Eh! mon Dieu, il y a bien assez à faire ici. Dieu sait tout ce qu’on peut y faire. J’ai réfléchi tant que j’ai pu à votre idée, ou plutôt aux propositions grecques ou albanaises qu’on a pu vous faire(1). C’est une vieille comédie renouvelée des Grecs du Bas-Empire. J’ai dû lire toutes leurs avances et leurs reculades avec la cour de Rome: c’est ignoble. Aussi ne crois-je pas qu’il y ait à leur demander autre chose que de faire des écoles de religieux et de religieuses pour toutes les classes de la société. Compter sur la génération présente, à mon sens, serait archifolie. C’est l’immoralité poussée à un degré horrible, qui n’est égalée que par l’amour du lucre acquis n’importe par quelle voie.

Quant à moi, je suis loin de désespérer, mais à une condition, c’est que l’on s’occupera des jeunes générations. La politique a des oscillations qui durent peu. Que n’a-t-on pas dit sur le panslavisme? Aujourd’hui le panslavisme n’est plus qu’un fantôme. Pendant la guerre de Crimée, les Grecs n’aimaient que les Russes. Aujourd’hui l’influence russe est perdue dans les populations grecques et bulgares, et mon étonnement est que le gouvernement français agisse comme s’il ne s’en apercevait pas. Ce qui grandit à vue d’oeil, c’est l’action française, sans la France et presque malgré la France, par l’expansion de la langue à l’aide des écoles. Il faut que le gouvernement soit bien obstinément aveuglé pour ne pas le voir et en profiter.

Des écoles, des colonies agricoles produiraient une véritable transformation, si tout cela était un peu soutenu avec suite. Ce serait lent, mais assuré. Si les personnes qui vous ont parlé veulent un résultat immédiat, n’en croyez pas un mot. Si elles veulent un mouvement durable, qu’on le prenne à la base, et il réussira dans dix ou quinze ans. J’ai recueilli l’opinion de tous les hommes sérieux et même non sérieux que je rencontre; sauf un Lazariste combattu par les siens eux-mêmes(2), tout le monde est unanime. Je me trompe: il y a le colonel Jordan, homme très estimable, mais qui ne fait, lui, que de la politique; et nous, nous faisons autre chose.

Le pauvre P. Jérôme a si mal réussi dans son voyage(3) qu’en ce moment tout ce qui sent le Polonais excite la défiance. Les terrains peuvent, en dehors de Constantinople, être achetés bien meilleur marché; dans des endroits qui seront nécessairement bientôt bâtis, il y aurait très fort moyen de s’établir. M. Boré sort à l’instant de chez moi. Il m’offre de me donner du terrain pour rien, à prendre sur une propriété de sa Congrégation, laquelle a de dix à douze lieues de circonférence, à trois heures de Constantinople, en Asie. Ils y ont déjà une colonie agricole. Je ne sais si en fait de colonie, il ne serait pas mieux d’aller en Bulgarie, où le terrain doit aussi être évidemment très bon marché.

Je puis avoir pour 25.000 à 30.000 francs, à trois petits quarts d’heure à pied de Constantinople, la plus belle vue du Bosphore. Ce que c’est? Il faut l’avoir vue pour s’en faire une idée. J’aurais une terre, un jardin potager avec puits pour 15.000 francs, et [y] adhèrent un terrain acheté par les Anglais pour y faire un collège. Ils espéraient y trouver de l’eau, n’en ont pas trouvé, leur terrain perd sa valeur. Mais si j’achète celui de la dame qui a refusé de le leur vendre et qui m’a promis, d’une part, de me le réserver, d’autre part, de proposer aux Anglais d’acheter leur terrain, je puis me trouver dans une position admirable. Le terrain n’est pas très grand et reviendrait à 2 ou 3 francs le mètre. Mais quand on a devant soi le Bosphore, l’Asie, le mont Olympe, la mer de Marmara, Scutari, Chalcédoine et Constantinople, et derrière d’immenses plaines, on peut se contenter d’un local plus restreint. Priez Dieu que je choisisse pour le mieux. Notez qu’en dix minutes on peut être à une de ces échelles de bateaux à vapeur, qui plusieurs fois par jour vous portent à Constantinople et vous en rapportent en un quart d’heure, sans compter les caïques qui vous portent pour 45 sous. Les caïques sont des barques très légères, d’où vous plongez dans l’eau au moindre mouvement, mais de la plus prodigieuse rapidité.

Le P. Picard voudrait que j’aille en Bulgarie; le P. Galabert y est pour moi. Cela me semble suffisant. Il m’a déjà envoyé de précieux renseignements. Il voyage avec un prêtre polonais très capable, qui observera de son côté. Si vous pensez cependant qu’un voyage fait en personne soit utile, je le ferai. Il faut pour cela m’envoyer une dépêche télégraphique.

Adieu, ma chère fille. Il faut clore cette lettre. Ma matinée a été prise par M. Boré, par des confessions, et je vais prêcher dans un instant.

Tout vôtre en Notre-Seigneur.

E.D'ALZON.
Notes et post-scriptum
1. Voir *Lettre* 1933 n. 2.
2. M. Faveyrial.
3. A Constantinople et en Bulgarie, l'été précédent.