DERAEDT, Lettres, vol.4 , p. 265

25 apr 1863 Rome PIE_IX

Observations faites pendant son séjour de deux mois à Constantinople, et conclusions qu’il en tire, présentées en 31 points.

Informations générales
  • DR04_265
  • 1979
  • DERAEDT, Lettres, vol.4 , p. 265
Informations détaillées
  • 1 AMOUR DU PAPE
    1 ARMENIENS
    1 BULGARES
    1 CLERGE NATIONAL ORIENTAL
    1 ECOLES
    1 EGLISE NATIONALE
    1 ETUDES ECCLESIASTIQUES
    1 FINANCE
    1 GRECS
    1 HIERARCHIE ECCLESIASTIQUE
    1 LITURGIE ROMAINE
    1 LITURGIES ORIENTALES
    1 MAHOMETANISME
    1 MISSION DE BULGARIE
    1 NATIONALITE
    1 POLONAIS
    1 RETOUR A L'UNITE
    1 RUSSES
    1 SAINT-SIEGE
    1 SCHISME GREC
    1 SEMINAIRES
    1 TURCS
    2 AALI-PACHA
    2 ABD-UL-MEDJID I
    2 ABDUL-AZIZ
    2 BRUNONI, PAOLO
    2 CANOVA, ANDREA
    2 COLLAS, BERNARD-CAMILLE
    2 FOUILLOUX, ETIENNE
    2 FUAD-PACHA
    2 GALABERT, VICTORIN
    2 HASSOUN, ANTOINE
    2 JEAN CHRYSOSTOME, SAINT
    2 KIAMIL BEY
    2 LAURENT, VITALIEN
    2 LOUIS XIV
    2 LYONNET, JEAN-PAUL
    2 MALCZYNSKI, FRANCOIS
    2 POPOV, RAPHAEL
    2 SPACCAPIETRA, VINCENZO
    2 TOUVENERAUD, PIERRE
    2 VAILHE, SIMEON
    2 VALERGA, GIUSEPPE
    3 ANDRINOPLE
    3 ANGLETERRE
    3 AUTRICHE
    3 BELGRADE
    3 BULGARIE
    3 CHIO
    3 CONSTANTINOPLE
    3 ESPAGNE
    3 EUROPE
    3 FRANCE
    3 GRECE
    3 JERUSALEM
    3 KADI-KOY
    3 LEIPZIG
    3 MILAN
    3 MOLDAVIE
    3 MONTENEGRO
    3 ORIENT
    3 PHILIPPOPOLI
    3 ROME
    3 RUSSIE
    3 SERBIE
    3 SMYRNE
    3 TURQUIE
    3 VALACHIE
    3 VALENCE
  • A SA SAINTETE LE PAPE PIE IX
  • PIE_IX
  • [Rome, 25 avril 1863.]
  • 25 apr 1863
  • Rome
La lettre

Très Saint Père,

Votre Sainteté m’a fait l’insigne honneur de m’inviter à m’occuper de la conversion des Bulgares. Voilà près d’un an que je cherche à m’entourer de tous les renseignements possibles. J’ai envoyé un religieux de notre petite Congrégation visiter Andrinople et Philippopoli. Je suis allé moi-même passer deux mois à Constantinople. Je viens déposer à vos pieds le résultat de mes observations et des conclusions que j’en tire. Pour ne point fatiguer Votre Sainteté, j’établirai une série de propositions accompagnées de preuves, de telle façon que, d’un coup d’oeil, Votre Sainteté pourra saisir l’ensemble de mes pensées, et ne lire, du développement que je leur donne, que les passages qu’Elle jugera à propos(1).

Les Turcs comprennent que les catholiques sont leurs meilleurs sujets et qu’en particulier les Bulgares, revenus à l’unité, seront un rempart entre eux et la Russie.

Ce fait est de toute évidence. La Turquie a eu, il y a moins d’un mois, la preuve que la Russie voulait tenter une diversion dans les provinces danubiennes et qu’une somme très considérable avait été portée de Belgrade dans la Bulgarie proprement dite pour y opérer un soulèvement. Heureusement, les populations averties soit par les Polonais, soit par un certain nombre de familles, qui d’abord avaient été attirées en Russie et sont revenues très désenchantées dans leur pays natal, ont refusé de se prêter aux propositions qui leur étaient faites. Pour se venger, la Turquie a fait parvenir aux Polonais quelques milliers de fusils et se montre plus que jamais disposée à favoriser l’union bulgare.

Les Turcs n’en comprennent pas moins que les chrétiens sont leurs ennemis et qu’un jour ils devront leur céder l’Europe.

Ce sentiment est général dans le peuple. Quant aux représentants du pouvoir, si l’on excepte quelques hommes comme Fuad-Pacha, ils ne croient ni au Christ ni à Mahomet; ce sont des libres penseurs et ils semblent espérer qu’au nom de la tolérance religieuse ils pourront gouverner les différentes communions chrétiennes. Quant au sultan Adb-ul Aziz, il s’est posé carrément comme rénovateur des anciennes idées turques et voudrait s’entourer d’hommes de son opinion; mais il est obligé de subir l’influence de ceux qui depuis longtemps gouvernent la Turquie. D’où il résulte que la haine du sultan contre les chrétiens pousse ceux-ci à un sentiment de rapprochement et d’union pour la défense commune et que, en même temps le bon vouloir de chefs comme Fuad et Aali, permet encore de conquérir tous les jours une plus grande liberté. Ce n’est pas que les ministres, dont je viens de prononcer le nom, soient par eux-mêmes bien disposés en faveur des chrétiens. Aali disait, il y a quelque temps: « L’Europe nous protégera toujours contre l’invasion de la Russie, mais qui nous protégera contre l’invasion de l’Europe? » Cette objection est la raison de la lutte que le gouvernement turc soutient contre la diplomatie européenne, pour ne pas accorder aux chrétiens la liberté d’acquérir en Turquie.

Toutefois, la force même des choses oblige les Turcs obérés de dettes à vendre le plus qu’ils peuvent et à tromper par tous les moyens leur propre gouvernement, pour céder leurs possessions territoriales aux chrétiens. Ils se retirent le plus qu’ils peuvent sur la côte d’Asie, qui est pour eux la Terre Sainte; et même là encore ils sont poursuivis par les chrétiens. Ainsi, il y a quelques années, l’ancienne Chalcédoine était un sanctuaire impénétrable pour les giaours(2); aujourd’hui ce bourg, devenu une ville depuis que Mgr Brunoni y a fait construire une église, est abandonné des musulmans et habité par 12.000 chrétiens environ. Leur nombre ne s’arrêtera pas là, et la nouvelle église qu’on accusait Mgr Brunoni d’avoir fait trop grande sera, – tout le monde le dit -, d’ici à peu de temps trop petite.

D’où il résulte cette question: Est-il utile de former un séminaire sur la cote d’Asie?

Si je pose ici cette question, qui semblerait devoir se présenter plus tard, c’est qu’en effet il est à craindre que, si les Turcs sont chassés de l’Europe, Chalcédoine ne soit dévastée par eux. Et cependant la cherté des terrains à Constantinople ne permet guère de s’établir dans la ville même, et un séminaire placé entre l’ancienne église Sainte-Euphémie, où le concile de Chalcédoine fut tenu, et la vigne de la veuve rendue célèbre par saint Jean Chrysostome, semble trouver dans ces grands souvenirs un motif d’attirer plus spécialement les bénédictions du ciel.

Une objection plus sérieuse est que, si jamais Chalcédoine est érigée en archevêché avec un titre réel, le séminaire placé près de la cathédrale sera un séminaire diocésain et ne sera plus le séminaire patriarcal, dont je parlerai tout à l’heure avec plus de développements.

Un mouvement général s’opère chez les Arméniens, les Grecs et les Bulgares.

Quelle que soit la nature de ce mouvement, il est incontestable. Plus prononcé chez les Arméniens, dont la supériorité en fait de civilisation et de travaux littéraires ou industriels est évidente, on le sent également chez les Bulgares par leurs aspirations vers Rome, et chez les Grecs par leur haine du Phanar.

Ce mouvement est plutôt un travail de destruction que d’édification.

En acceptant cette donnée, on s’explique parfaitement les diverses opinions de personnes très respectables, qui semblent pourtant différer essentiellement entre elles dans leurs appréciations. Les unes affirment le mouvement, d’autres le nient. Les unes et les autres me semblent avoir raison. Il n’y a pas de mouvement, si l’on veut, en ce sens que, dans l’ensemble, il n’y a guère que des aspirations politiques; mais évidemment il y a quelque chose dans ce besoin si généralement senti de secouer le joug du patriarche schismatique et d’accepter les idées de l’Occident. Si je puis me servir d’une comparaison, il se passe en Turquie quelque chose de semblable à ce que l’on vit en Angleterre, il y a trente ans environ. Une impulsion secrète poussait un certain nombre d’intelligences, vers l’unité romaine, et cependant une classe nombreuse de vieux catholiques niait qu’il y eût quelque chose de sérieux dans toutes les conversions qu’on racontait. Si l’on prend pour point de départ la nation arménienne, il est cependant impossible de ne pas constater de grands résultats obtenus. Pourquoi ne pas espérer que les Bulgares et les Grecs, remués à coup sûr par des sentiments qui peuvent ne pas être d’abord très surnaturels, viendront un jour, si l’on sait se servir de leurs dispositions, à se tourner vers la source de la vraie foi?

Ce qu’est ce mouvement chez les Arméniens. Il est théologique, littéraire, industriel et national.

Théologique. Après deux cents ans, les Arméniens recueillent les germes développés de la foi, qui leur fut apportée de France par les jeunes gens élevés aux frais de Louis XIV, dans un des bâtiments du collège Louis-le-Grand et qui, jusqu’à ces derniers temps, a porté le nom de collège des Arméniens. Plus tard, la Propagande leur ménagea ce que la France leur refusait, et aujourd’hui l’énergie et la science du clergé national portent leurs fruits, qui à coup sûr deviendront chaque jour plus abondants.

Littéraire. Les publications arméniennes sont assez connues, pour que je n’aie rien à dire, sinon qu’elles sont une preuve de la manière dont la foi catholique peut aider au développement des intelligences. A mesure que cette remarque sera plus appréciée, il est sûr que, naturellement, les autres nationalités voudront jouir des mêmes avantages par les mêmes moyens.

Industriel. L’habileté des Arméniens, comme commerçants, est proverbiale. Ils sont les plus riches à Constantinople; mais on ne sait pas assez leurs talents pour l’industrie. La supériorité de leur fabrication est le résulat le plus évident de l’Exposition générale qui vient d’avoir lieu à Constantinople(3).

National. Il serait trop long d’entrer dans les détails sur ce point. On peut demander à Mgr Hassoun un très beau mémoire qui traite à fond la question. La force que le catholicisme imprime aux Arméniens est un des motifs qui pousse le plus les Arméniens schismatiques à la réunion. Ainsi il est évident que la nationalité la plus savante en matière religieuse et en littérature, la plus avancée en industrie, la plus puissante par l’esprit pratique, est en même temps la nationalité la plus catholique.

Ce qu’est ce mouvement chez les Grecs.

Nuls en production théologique, les Grecs ont à Constantinople quatre journaux, dont trois sont destinés à battre en brèche le patriarcat. L’invasion de la philosophie hégélienne, de la théologie rationaliste de Leipzig favorise les idées de suprématie laïque sur ce clergé dont le véritable Dieu est l’or.

L’ignorance presque générale des popes et même des évêques permet aux simples fidèles de la communion orthodoxe de prendre tous les jours une domination, à l’aide de laquelle les patriarches ne sont plus que des instruments incessamment renouvelés d’intrigues les moins avouables. Un catholique m’affirmait que, pour sa part, il avait fait déposer deux patriarches et exiler un troisième. Quand les choses en sont là, il est clair que les masses sont bien près de perdre tout respect pour l’autorité. Au reste, la séparation opérée entre le Patriarcat et la Grèce, le Monténégro, la Serbie, la Moldavie et la Valachie, bientôt la Bulgarie, réduit l’action du Phanar d’une façon prodigieuse. Plusieurs personnes affirment que les quatre anciens patriarcats ne comptent pas plus d’un million de Grecs dans leur communion; les plus généreux accordent deux millions à peine.

Ce qu’est le mouvement chez les Bulgares.

Il est moins grand que chez les Arméniens, il l’est bien plus que chez les Grecs. Les Bulgares, indignés de la servitude où les tenait le Phanar et des extorsions inouïes auxquelles ils étaient exposés, se sont tournés vers Rome; mais il ne faut pas se faire illusion, ils ne veulent pas du patriarche grec, de peur d’avoir encore à lui payer de grosses sommes; ils ne veulent point de la Russie, dont le despotisme les effraie; ils ne veulent pas davantage de Rome, comme centre de la vraie foi. Ce qu’ils veulent, c’est une hiérarchie nationale, à l’aide de laquelle ils se rendront dans quelques années indépendants. Ce point est essentiel à noter; car leur accorder des évêques dont on ne serait pas sûr, c’est infailliblement préparer un schisme prochain, plus dangereux peut-être que le schisme actuel.

Le danger le plus grand peut-être est l’envahissement de l’action laïque. Les tchorbadji ou chefs des communes ont été pendant longtemps les fermiers du patriarcat, qui récoltait par eux ses exactions en leur en laissant une part. Aujourd’hui les tchorbadji veulent percevoir les mêmes droits, mais faire eux-mêmes la part du clergé. L’état d’humiliation, où les popes sont réduits, explique la peur que les chefs bulgares ont du clergé catholique et indépendant.

Il importe de se convaincre que, à de très rares exceptions près, il n’y a rien à faire avec le clergé actuel; que, si les tchorbadji conservent leur position présente avec des prêtres catholiques, ceux-ci seront courbés sous un joug intolérable. Et pourtant le peuple, malgré la plus déplorable ignorance, a une certaine droiture et une simplicité qui le prédispose à recevoir facilement la lumière de la foi.

L’action de la France par les écoles.

Je le dis avec douleur comme Français, l’action diplomatique à Constantinople m’a paru presque entièrement nulle. J’ai entendu quelques personnes donner, entre autres raisons de ce fait, la conduite morale de l’ambassadeur actuel et la facilité avec laquelle, depuis quelques années, on change sans cesse les représentants de la France auprès du sultan. L’Autriche et l’Angleterre procèdent autrement; et c’est là, m’a-t-on assuré, une des raisons de leur action si grande sur le gouvernement turc. Mais à côté de cette influence si faible par la diplomatie, l’action française par les écoles devient, de jour en jour, plus palpable; le français sera la langue généralement parlée. Plaise à Dieu que certaines idées françaises ne pénètrent pas en même temps et ne pervertissent pas bien vite des populations mal préparées!

10° Travail des nationalités.

Arméniens, Grecs et Bulgares aspirent à se poser en nationalités indépendantes, avec cette différence que les Grecs aspirent à l’empire de Byzance et à la domination de tout l’Orient; c’est ce qui les attache le plus à la communion orthodoxe. Mais ce que je disais tout à l’heure du fractionnement, opéré depuis quelques années dans cette communion, suffit à prouver combien cette prétention est vaine.

11° Principe général très important.

Je crois que, pour avoir l’explication de la situation actuelle des nationalités et pour savoir profiter du mouvement qui pousse en ce sens, il faut établir le principe suivant qui m’a frappé par sa simplicité. Toute nationalité isolée sera toujours vaincue par les Turcs. Les nationalités unies entre elles par un lien commun pourront exercer une action commune très forte et une véritable pression morale sur le gouvernement turc pour obtenir une somme plus grande de libertés.

12° Conséquence: nécessité d’un centre, Rome seule peut en tenir lieu.

Il résulte, pour moi, de tout ce que j’ai vu et entendu pendant mon séjour à Constantinople qu’un journal ou revue, dans lequel on développerait la nécessité de l’union avec Rome, comme centre des nationalités qui un jour fractionneront l’empire turc et comme moyen d’acquérir les forces nécessaires pour préparer l’affranchissement complet, a les plus grandes chances de succès. Mais il faudrait, en même temps, établir que les catholiques partent d’un principe diamétralement opposé à l’esprit révolutionnaire; qu’ils seront toujours reconnaissants de toutes les libertés qu’on leur accordera, sans jamais en faire un mauvais usage, et cela au nom des principes de leur foi en ce qui touche à leurs rapports avec les puissances établies de Dieu.

13° Partant du principe que l’union à Rome peut être acceptée par les Turcs, comme moyen de défense contre les Russes, et par les diverses nationalités, comme moyen d’affranchissement, que faut-il faire?

14° Rendre ce centre le plus visible possible à Constantinople.

Dans les moyens que je vais proposer, je ne prétends indiquer rien d’absolu; ce sont de simples idées, qui, si on les rejette, auront au moins le mérite d’en suggérer d’analogues. Il est manifeste que l’important est de faire sentir aux populations que, fractionnées, elles sont faibles; qu’unies, elles sont, sinon toutes puissantes, du moins capables d’obtenir l’accroissement de leurs immunités et que, à ce point de vue, la protection française, plus spécialement acquise aux catholiques, les invite à accepter l’Eglise catholique pour point commun de rendez-vous. Or, plus ce point central fera sentir son influence à Constantinople même, plus les diverses nationalités seront attirées à tourner les yeux de son côté.

15° Pour cela, établir le plus tôt possible un patriarche latin.

Si l’on peut prévoir le jour où l’empire turc sera détruit, si les luttes séculaires du patriarcat de Constantinople contre Rome avertissent de ne plus établir les choses sur l’ancien pied, si enfin, comme le pensent bien des esprits très sages, l’Orient doit être renouvelé par l’esprit occidental, pourquoi ne pas profiter de l’action des Européens établis dans la capitale de la Turquie pour créer un patriarche latin?

Les Grecs pourront réclamer; mais enfin le patriarche de Jérusalem, l’archevêque de Smyrne(4) et bien d’autres ne sont-ils pas latins? Plus tôt cette création aura lieu, et moins on est exposé à des murmures. Les Grecs catholiques sont trop peu nombreux pour pouvoir se plaindre; quant aux schismatiques, on n’a besoin d’eux en aucune façon. Dans tous les cas, il est facile de leur répondre que leurs plaintes continuelles, publiées par leurs journaux, contre leurs patriarches, les perpétuels changements de ces derniers prouvent surabondamment la faiblesse de l’institution et dispense de l’établir sur l’ancien pied. Evidemment, il importe de renouveler l’esprit du sacerdoce oriental si effroyablement dégénéré; il faut l’imprégner d’un esprit nouveau, et c’est dans l’Occident qu’il est nécessaire de venir chercher cet esprit. Il est inutile de se dissimuler que le grand culte du clergé grec, c’est le culte de l’or, et, bien que la dernière ambassade romaine à Constantinople n’ait pas précisément donné aux Turcs des idées très avantageuses du désintéressement des catholiques, (j’en donnerai des preuves, si on le demande), on peut espérer que le parallèle entre les hommes du rite grec et ceux du rite latin serait, en général, avantageusement soutenu par ces derniers.

16° Peut-être préparer de loin quatre patriarches, avec un légat.

Je tiens fort peu à cette idée. Mais si l’orgueil grec exige que l’on donne quelquefois un évêque pour 250 catholiques, comme dans l’île de Chio, pourquoi ne pas établir à Constantinople quatre patriarches: grec, latin, bulgare, arménien, qui se neutraliseraient réciproquement? Les Arméniens ont un primat. Les Bulgares réclament leur hiérarchie complète. Les Grecs auraient une satisfaction d’amour-propre qui réduirait à néant toutes leurs objections possibles. Les Latins, qui deviennent chaque jour plus nombreux, pourraient obtenir le même privilège en mémoire du patriarche qu’ils ont eu à Constantinople, pendant si longtemps. Le pouvoir de ces quatre autorités, contrôlé sans cesse par un légat renouvelable ad nutum n’offrirait plus désormais, ce semble, aucun péril. Mais cette idée ne pourra, dans tous les cas, être exécutée que beaucoup plus tard. Pour le moment, l’essentiel me paraît d’établir au plus tôt le patriarche latin.

17° Chercher au plus tôt les fonds pour amortir les dettes oui pèsent sur le délégat apostolique et construire une cathédrale.

Il est sûr que la santé de Mgr Brunoni, si profondément altérée, l’a été sans doute par les luttes soutenues par lui pour améliorer son clergé, mais aussi par toutes les préoccupations, dont la cause est l’énorme dette qu’il a trouvée en arrivant à Constantinople. Son action se trouve sans cesse paralysée en face de certains besoins d’argent, et l’on comprend que, tant qu’il ne sera pas affranchi de cette douloureuse source de sollicitudes, il ne pourra prendre la position morale qui conviendrait à un patriarche. Cependant, avec des secours que j’espère lui procurer, sa situation peut se modifier complètement d’ici à un an. Reste la question d’une cathédrale. Si la France n’avait pas mis obstacle à l’audience qu’Abd-ul Medjïd(5) fit offrir à Mgr Brunoni par Kiamil-bey, introducteur des ambassadeurs, cette cathédrale aurait été donnée par le sultan lui-même, comme cadeau de bienvenue au délégat apostolique et comme témoignage pour toute l’Europe de la bienveillance du gouvernement turc envers les catholiques. Malheureusement, la question du protectorat fut un obstacle qu’on crut ne pas devoir surmonter. Aujourd’hui, le sultan ne fera certainement pas un cadeau pareil. Mais s’il est permis de faire appel aux catholiques pour une Eglise, c’est certainement pour celle où serait établi le premier siège après Rome.

Cette question semble toute matérielle; elle a pourtant son importance, si l’on veut que l’enseignement oral soit donné d’une manière convenable et si l’on veut faire ressortir la majesté du rite latin.

18° Préparer un séminaire patriarcal.

Peut-être aurais-je dû commencer par là. La formation d’un clergé indigène est la condition fondamentale de la reconstitution de l’Eglise d’Orient. Je me sers du terme de séminaire patriarcal, parce que je crois absolument nécessaire, en laissant de côté les Arméniens qui se suffisent à eux-mêmes, de s’occuper à la fois des Latins, des Bulgares et des Grecs.

Les Latins d’abord. Les directeurs doivent appartenir à l’Eglise latine, puisque c’est elle qui a, en ce temps, le plus de sève et d’initiative apostolique et sacerdotale; puis parce que, comme je l’ai déjà dit, il est à peu près certain qu’un jour les Latins seront maîtres de ces contrées, soit par l’invasion toujours croissante des colons européens, soit par l’invasion bien autrement active des idées et des moeurs occidentales. Quand cette invasion sera à peu près complète, il sera bon peut-être d’examiner si avec les habits, le langage, les coutumes, la civilisation de l’Occident, l’Orient doit faire grande difficulté d’en accepter le rite religieux. C’est pourquoi je ne vois pas précisément la raison qui obligerait, sauf pour de très rares exceptions, à faire passer un certain nombre de prêtres occidentaux au rite grec ou bulgare. J’avoue que les deux mois de mon séjour à Constantinople ont complètement modifié mes idées sur ce point.

Les Bulgares doivent être pour nous l’objet d’une préoccupation toute spéciale, et puisque Votre Sainteté a bien voulu me charger d’eux, je dois exposer ici, Très Saint Père, ce que je pense du bien qu’on peut leur faire. Nul doute qu’un jour ils ne doivent être élevés dans leur patrie, et puisque à leurs yeux, Constantinople en est le centre, c’est à Constantinople qu’il faudra les élever pour le sacerdoce, jusqu’à ce qu’ils soient assez nombreux pour avoir plusieurs séminaires diocésains. Mais les premiers élèves doivent- ils être formés à Constantinople? La réponse affirmative à cette question ne peut être donnée que par les personnes qui ne connaissent pas la profondeur de la corruption, où est arrivée cette malheureuse nation, et les influences cupides des familles sur les enfants. Les parents ne voient dans l’instruction profane donnée à leurs fils qu’un moyen de gagner de l’argent, et les correspondances surprises entre des mères et leurs fils placés à Agram prouvent d’une manière irrécusable que, même à une certaine distance, on les entretient dans la pensée de ne se laisser instruire que pour être un jour aptes au commerce et à tous ces sordides trafics, à l’aide desquels ils se procurent de l’argent.

Les premiers élèves destinés au sacerdoce doivent être envoyés en Europe. On m’objectera qu’ils perdront leurs habitudes, leurs moeurs, leur caractère national. Je réponds que c’est ce qu’ils auront de mieux à faire. Ils n’en seront pas moins indigènes, et leurs compatriotes ne pourront les repousser comme étrangers. Ils auront sans doute à souffrir, mais s’ils sont de vrais prêtres, ils sauront que leurs souffrances sont, avec la grâce de Dieu, l’élément le plus fécond de leur apostolat. J’ajoute qu’ils devront être élevés en France. Si, comme il est certain, la langue française tend tous les jours à pénétrer chez eux, il faut qu’ils sachent le français pour n’être pas placés dans un état d’infériorité relative qui nuirait plus tard à leur ministère.

Je dis la même chose des Grecs, quoique le danger soit bien moindre, et je verrais bien des inconvénients à ce que les enfants qu’on voudrait nous donner fussent élevés immédiatement à Constantinople. La facilité des Grecs à apprendre toutes les langues fera que ceux qu’on nous donnera sauront, presque à coup sûr, le français ou l’apprendront bien vite. Les Grecs élevés à Rome y puiseraient l’amour du Souverain Pontife, mais il y aurait aussi de l’avantage à les élever à Constantinople, afin de donner le plus tôt possible à cette ville un foyer de sciences catholiques dont elle est entièrement dépourvue. Un groupe de professeurs de théologie, d’histoire ecclésiastique, d’Ecriture Sainte et de droit canon serviraient à faire sentir puissamment la supériorité des Latins sur les Grecs et forceraient à reconnaître que nous sommes en état de lutter et de vaincre sur tous les terrains.

19° Etablir des écoles.

Grâces à Dieu, le besoin de l’instruction se fait sentir partout et la supériorité des corporations religieuses pour distribuer la science n’est nulle part plus manifeste qu’en Orient. Les prodiges opérés par les Soeurs de Saint Vincent de Paul ne sont pas une des moindres gloires de l’Eglise dans le temps présent. Ce que les Soeurs de Saint Vincent de Paul font pour les filles du peuple, les Dames de Sion le font pour le peuple et les classes élevées, les Frères de la Doctrine chrétienne obtiennent des résultats aussi beaux pour les jeunes gens du peuple et la jeune bourgeoisie. Le collège de Bébek, dirigé par les Lazaristes, un moment ébranlé, reprend, j’en ai été témoin, un développement plein d’avenir. Or, ce qui est fait dans la capitale indique ce que l’on peut faire partout, d’après le plan bien simple que je vais indiquer.

20° Plan de ces écoles.

Si les Soeurs de Saint Vincent de Paul peuvent suffire à tout, il n’y a qu’à leur demander de faire sur tous les points ce qu’elles font depuis longtemps dans la capitale; sinon, on peut faire appel à d’autres congrégations qui n’auront qu’à suivre la méthode adoptée et qui a assez réussi. Quelques religieuses commencent par porter des secours aux malades et aux pauvres du pays, où elles vont s’établir, elles gagnent par là la confiance des populations, et, quand elle l’ont conquise, elles ouvrent une école. Mais elles sont du rite latin, elles ont besoin d’être soutenues par un prêtre de leur rite. Le prêtre les visitera de temps en temps, les confessera, fera subir des examens aux enfants, leur fera des instructions proportionnées à leur âge. C’est ainsi que l’horreur du prêtre latin, disparaissant du coeur des enfants, disparaîtra lentement sans doute, mais disparaîtra tôt ou tard du coeur des parents.

On peut s’attendre à quelques révoltes de la part du clergé indigène. Mais on lui laissera les baptêmes, les mariages, les enterrements, et surtout ce que cela rapporte. On peut espérer qu’après tout il n’en viendra pas à une persécution ouverte et que le peuple apercevra toujours où est le vrai dévouement. Cette rivalité, si elle est contenue dans de justes limites, aura ses avantages: elle obligera les prêtres latins à donner de plus constants exemples de sainteté; elle forcera les prêtres indigènes à imiter des vertus facilement oubliées, si un modèle vivant ne leur était pas toujours offert; les fidèles trouveront dans cette prédication pratique un stimulant plus fort que toutes les paroles, à devenir eux-mêmes meilleurs. Ce qu’auront fait les religieuses pour les filles, les religieux pourront le faire pour les garçons et préparer ainsi une génération nouvelle pour le sacerdoce.

Les religieux polonais m’ont demandé de les laisser s’établir à Andrinople. Je leur ai cédé ce poste de bien bon coeur, bien que Votre Sainteté eût dit, il y a quelques mois, au R. P. Galabert, religieux de notre petite Congrégation, que c’était à Andrinople qu’il devait se rendre. Mgr Canova, évêque de Philippopoli, a bien voulu me faire offrir une maison, une petite somme d’argent pour commencer, et me faire dire que la consolation de ses derniers jours serait de voir à Philippopoli une école catholique en plein exercice. J’espère pouvoir lui procurer, au mois d’octobre prochain, une école de garçons et, un peu plus tard, une école de filles. Si jamais les Pères polonais renonçaient à Andrinople, je crois que je serais en mesure d’y former une école de garçons. Je sais qu’on se propose d’y faire venir des religieuses dont la maison-mère est en France, au diocèse de Valence. Mgr Lyonnet(6) m’en a longuement entretenu. Peut-être le changement de consul qui vient d’avoir lieu dans cette ville, modifiera-t-il des plans formés depuis un an déjà.

21° Accepter l’action de la langue française.

Cette langue tend à remplacer tous les jours la langue italienne, qui n’est guère plus parlée que par les gens du peuple et qui le sera de moins en moins. Au contraire, dans toutes les écoles, c’est partout le français que l’on demande, et la grande chance de succès que nous avons en Bulgarie, à ce que nous ont dit les personnes les plus compétentes, c’est que nous enseignerons le français. Ce témoignage est de Mgr Brunoni et de Mgr Canova, et les Bulgares, malgré leur attachement à leur langue, prouvent, par l’acharnement qu’ils mettent à étudier le français, le prix qu’ils attachent à ce moyen de communication à peu près universel. Ce qui a fait l’insuccès des Jésuites en Moldavie et en Valachie, c’est qu’ils prétendaient devoir ne pas enseigner le français. Ce fait m’a été transmis par le secrétaire du prince Couza.

A Constantinople, l’invasion du français est trop manifeste pour avoir besoin de preuves. C’est précisément pour cela qu’il me paraît important de prendre le français comme langue de communication entre les diverses nationalités. Les Arméniens nous en donnent l’exemple, et aujourd’hui leurs relations avec la France tendent de jour en jour à se resserrer. Les Grecs ont peut-être plus d’antipathie pour l’italien que pour le latin. Cette observation n’est pas de moi, mais elle m’explique une foule de détails que je n’avais pas d’abord compris.

Aussi, supposé que l’on crût devoir faire une revue à Constantinople, c’est en français qu’elle devrait être écrite. Le gouvernement turc lui-même fait imprimer son Journal officiel en français. C’est sans doute la preuve évidente de ma proposition. La bienveillance, avec laquelle les membres de toutes les nationalités sont venues écouter mes sermons, peut ne rien prouver, pour ce qui m’est personnel, mais indique clairement la langue en laquelle il faut s’exprimer pour se faire comprendre du plus grand nombre. Au reste, malgré certaines préventions, les Ordres anciens, établis à Constantinople, cherchent, m’a-t-on assuré, des prédicateurs parlant français.

22° Rapports directs à établir avec le gouvernement turc.

Dans une audience qu’il m’a accordée, Aali-pacha, ministre des Affaires étrangères, m’a déclaré que le désir du gouvernement turc serait de traiter directement avec le Saint-Siège. Il est convaincu qu’une foule de difficultés, soulevées par l’intermédiaire des ambassadeurs, disparaîtrait bien vite. Après les preuves de tolérance données par la Turquie depuis quelques années, il croit qu’on pourrait se défier un peu moins du gouvernement ottoman. D’autre part, Mgr Brunoni m’a assez largement entretenu des tracasseries perpétuelles qui lui sont suscitées, moins par les ambassadeurs que par les drogmans, pour que, tôt ou tard on ne soit pas obligé de chercher les moyens de briser ce qu’il y a d’intolérable dans le joug du protectorat français.

23° Modification des rapports avec la France.

J’ai cherché, pendant mon séjour à Constantinople, à me procurer le texte des fameuses Capitulations, je ne l’ai pas pu. J’espère être plus heureux, à mon retour en France. Mais je crois en savoir assez pour pouvoir dire: 1° que ces Capitulations doivent être modifiées au point de vue des questions religieuses; 2° qu’il faut bien se garder d’en demander la suppression complète; 3° qu’on peut faire sentir à la France que les concessions qu’elle ferait à la liberté de communication(7) directe avec le gouvernement turc ne nuiraient en aucune façon à son influence, parce qu’après tout l’action du protectorat s’exerce surtout par les drogmans et se résume malheureusement en pots de vin, à l’insu, bien entendu, des ambassadeurs; 4° qu’au lieu de diminuer, l’influence française pourrait s’accroître, au contraire, et j’en donnerai une preuve immédiate. Les Arméniens sont, à coup sûr, au point de vue religieux, dans des rapports bien plus affectueux avec la France que ne le sont les Latins, et cependant Mgr Hassoun traite directement avec le gouvernement turc, mais précisément parce qu’il sait que la France est libre de lui refuser sa protection et que cette protection est pourtant nécessaire.

Je crois bien qu’il y a peu d’hommes, à Constantinople, qui s’entendent aussi bien que Mgr Hassoun avec le gouvernement français, tandis que Mgr Brunoni, dont les sympathies pour la France sont certainement bien connues et dont la prudence ne cherche jamais à heurter, a dû bien souvent avoir des explications pénibles avec les ambassadeurs français. Il a bien voulu m’en raconter plusieurs, où, après tout, il ne faisait que soutenir la dignité du caractère épiscopal. Peut-être si l’on faisait entrevoir à la France que, par la force même des choses et l’influence de la langue française, il faudra un jour que l’archevêque ou le patriarche de Constantinople soit français, sans prendre bien entendu d’engagement à cet égard, on pourrait obtenir d’elle plus facilement certaines concessions.

24° Question des rites.

Je commence par formuler mon opinion en quelques propositions.

1° L’Orient, prenant tous les jours de plus en plus les moeurs, les idées, les formes occidentales, pense-t-on qu’il aura toujours la même répugnance à accepter le rite latin?

2° Si cette répugnance disparaissait, quel inconvénient y aurait-il à favoriser le rite latin?

Notes et post-scriptum