DERAEDT, Lettres, vol.7 , p. 381

14 aug 1869 Le Vigan PRESSE_UNIVERS

Je suis coupable du même crime que les Carmélites de Cracovie et j’en suis fier.

Informations générales
  • DR07_381
  • 3663
  • DERAEDT, Lettres, vol.7 , p. 381
  • D'après l'*Univers* du 18 août 1869; D'A.,T.D. 40, pp. 417-419.
Informations détaillées
  • 1 ACCIDENTS
    1 MALADIES MENTALES
    1 OBLATES
    2 FISCHER
    2 UBRYK, BARBE
    3 CRACOVIE
    3 POLOGNE
    3 RUSSIE
    3 VIGAN, LE
  • A MONSIEUR LE DIRECTEUR DE L'UNIVERS
  • PRESSE_UNIVERS
  • Le Vigan, 14 août 1869.
  • 14 aug 1869
  • Le Vigan
La lettre

Mon cher ami,

Je lis dans votre numéro du 12 l’article de M. Fischer à propos des calomnies versées sur les carmélites de Cracovie, parce qu’elles ont gardé vingt ans une de leurs Soeurs en état de folie.

Je viens vous prier de déclarer au public que je me glorifie d’avoir été coupable du même crime, non pas vingt ans, il est vrai, mais au moins pendant quelques mois, et que mon seul regret est de ne pouvoir continuer plus longtemps la perpétration d’un si horrible forfait, avec circonstances aggravantes.

Voici le cas. Quelques personnes ont cru devoir fonder une petite Congrégation pour envoyer des filles missionnaires à l’étranger. Après un noviciat de quelques années, on les envoie loin de leur pays soigner les pauvres, faire l’école et se consacrer chez les schismatiques, les hérétiques et les païens, à porter le grand argument de la charité.

Parmi les personnes qui ont désiré être admises chez nos religieuses se trouvait une excellente ouvrière, que nous avons reçue, à notre très grand tort, sans nous informer suffisamment si dans sa famille il n’y avait pas eu d’aliénés. Vous comprenez qu’une pareille question agrée peu à ceux qui doivent la faire et qu’on passe rapidement dessus.

Notre postulante se conduisit bien pendant un certain temps, lorsque tout à coup les idées les plus sinistres lui traversèrent l’esprit. Elle voulut se tuer. Un matin, ses Soeurs, obligées de la laisser seule, crurent pouvoir la laisser pour une demi-heure dans une pièce où le jour ne venait que par une lucarne formée par un treillis en fer. La lucarne était bien à deux mètres au-dessus du sol.

Comment cette pauvre insensée put-elle s’élancer à cette ouverture, briser le treillis en fer, passer par ce trou? C’est ce qu’on ne peut comprendre. Le fait est qu’au bout d’un moment elle tombait du haut de plusieurs mètres sur une terrasse d’allée, se brisait le col du fémur et un bras, et se faisait quatre ou cinq horribles plaies. Comment n’est-elle pas morte sur le coup? C’est ce qu’on ne s’explique pas non plus(1).

Eh bien, fallait-il faire porter cette infortunée à l’hôpital? Le public du Vigan a suffisamment connu ce douloureux accident, les magistrats ont constaté les faits. Il n’y a rien à dire évidemment, sinon que, si l’appartement où avait été mise pour quelques instants la pauvre folle n’avait pas eu de fenêtre, aucun accident n’aurait eu lieu.

Mais allons plus avant. Supposé que le père de cette malheureuse insensée eût plusieurs enfants à marier, croyez-vous qu’il n’eût pas préféré que sa fille devenue folle fût restée enfermée et qu’on n’en parlât plus, afin de ne pas nuire à l’établissement des autres membres de sa famille? Nous l’avons gardée tant que ses plaies et ses fractures l’ont exigé; elle n’était que novice, nous la rendons aux siens. En voudront-ils? Eh! mon Dieu, nous sommes déjà accusés parce que nous ne la gardons pas.

Les couvents sont bien un peu malheureux. Une pauvre fille devient-elle folle dans le cloître et l’y garde-t-on par une charité que les calomniateurs pratiqueraient peu volontiers, je crois, vite, voilà une victime de la justice monastique. Une autre fille perd-elle la tête, se brise-t-elle tout le corps, est-elle poursuivie de la manie du suicide; après avoir été soignée gratuitement pendant un temps plus ou moins long, est-elle rendue à ses parents quand ses fractures sont guéries, ses plaies cicatrisées: voyez-vous, dit-on, l’égoïsme des couvents! pourquoi ne pas la garder jusqu’à la fin de ses jours?

Enfin, que veut-on? Que l’on garde les religieuses folles? Alors pourquoi ces cris à propos de Barbe Ubryk? Qu’on les rende à leurs familles? Mais les familles très souvent préfèrent que le secret se fasse et que le silence des cloîtres les préserve d’un trop grand ennui, pour ne rien dire de plus. S’il était permis de désirer un châtiment à tous ces effarouchés des tortures claustrales, je leur souhaiterais une soeur ou une fille folle; nous verrions s’ils ne s’estimeraient pas trop heureux que quelque couvent la cachât, même vingt ans, aux vains jugements du public. Quant à la nourriture de Barbe Ubryk, je n’ai rien à dire, sinon que très certainement si le médecin avait demandé à sa famille de lui envoyer un ordinaire meilleur que celui auquel sont réduites, en Pologne, les carmélites, par un effet de la munificence de la Russie, je le garantis, la supérieure ne s’y serait pas opposée.

E.D'ALZON.
Notes et post-scriptum
1. Les faits se sont passés un peu avant la mi-avril (v. *Lettre* 3573).