DERAEDT, Lettres, vol.8 , p. 84

22 dec 1869 Rome BAILLY_EMMANUEL aa

Les cloches sonnent les funérailles de Mme de Maistre – Considérations sur le concile, la cour romaine, le clergé de Rome, les ordres religieux, les cardinaux, l’infaillibilité.

Informations générales
  • DR08_084
  • 3795
  • DERAEDT, Lettres, vol.8 , p. 84
  • Orig.ms. ACR, AI 87; D'A., T.D. 31, n. 87, pp. 72-75.
Informations détaillées
  • 1 ABSOLUTISME
    1 ANACHORETES
    1 ARMEE PONTIFICALE
    1 CARDINAL
    1 CENTRALISATION ROMAINE
    1 CLERGE ROMAIN
    1 CLOCHER
    1 CONCILE DE TRENTE
    1 CONCILE DU VATICAN
    1 CONGREGATIONS ROMAINES
    1 CONSERVATEURS
    1 CONTRARIETES
    1 DIPLOMATIE
    1 DISCIPLINE ECCLESIASTIQUE
    1 DOULEUR
    1 EGLISE
    1 ELECTION
    1 EPISCOPAT
    1 FAMILLE
    1 FOI
    1 FUNERAILLES
    1 GALLICANISME
    1 GOUVERNEMENT
    1 HISTOIRE DE L'EGLISE
    1 IMPULSION
    1 INFAILLIBILITE PONTIFICALE
    1 INSTITUTS RELIGIEUX
    1 LANGUE
    1 LIVRES
    1 MOINES
    1 OPPORTUNISTES
    1 PAPE
    1 PROVIDENCE
    1 REVOLUTION ADVERSAIRE
    1 SAINT-ESPRIT
    1 SERVICE DE L'EGLISE
    2 BARAGNON, NUMA
    2 DOMINIQUE, SAINT
    2 DUPANLOUP, FELIX
    2 FRANCOIS D'ASSISE, SAINT
    2 LAMORICIERE, LOUIS DE
    2 MAISTRE, JOSEPH DE
    2 MAISTRE, MADAME DE
    2 PECOUL, AUGUSTE
    2 PIE IX
    2 PIE, LOUIS
    2 PIERRE, SAINT
    2 SIXTE-QUINT
    3 ORLEANS
    3 POITIERS
    3 ROME
    3 ROME, EGLISE DU GESU
    3 THEBAIDE
  • AU PERE EMMANUEL BAILLY
  • BAILLY_EMMANUEL aa
  • Rome, 22 décembre 1869.
  • 22 dec 1869
  • Rome
La lettre

Mon cher ami,

Tandis que les cloches du Gesù sonnent les funérailles de Mme de Maistre(1), la fille du général Lamoricière, et annoncent à Rome la douleur des deux familles qui, dans les temps modernes, ont offert à la papauté, comme on l’a si bien dit, la plus forte épée et la plus vaillante plume, je viens faire avec vous le relevé de tout ce que j’observe à propos du concile.

D’abord et avant tout établissons bien que le Pape seul a voulu le concile. Je crois déjà vous l’avoir écrit. Les Romains, disons le mot, la cour Romaine sent très bien que le monde ébranlé n’entraînera pas l’Eglise dans ses bouleversements, mais pourra forcer ce qui est uniquement d’institution humaine à se modifier. Or le Romain est essentiellement ennemi de la modification. La routine est une si douce chose, quand elle est surtout un instrument de pouvoir et une voie pour l’avancement. Eh bien! il est impossible que le concile ne donne pas le premier coup de marteau à des constructions élevées autour de l’Eglise, mais qui ne sont pas l’Eglise.

Depuis saint Pierre, il y a eu le clergé de l’Eglise romaine, mais je crois qu’il serait difficile de faire remonter à saint Pierre l’institution des cardinaux. Egalement la prélature ne remonte qu’à Sixte-Quint. Les cardinaux seront-ils supprimés? Evidemment non. Seront-ils modifiés? En un sens, c’est déjà fait. Bien des choses humaines, infirmes disparaissent au Sacré-Collège. Où cela arrivera-t-il? C’est le secret du temps, le « grand ministre de la Providence« . On peut dire: il y aura toujours des cardinaux; il y aura d’autres cardinaux. Quant à la prélature, évidemment, son institution qui remonte à Sixte-Quint, si je ne me trompe, sera profondément transformée. Entendons-nous. Ce ne sera pas tout de suite, mais cela sera, par une raison très simple, que ce qui la rendait opportune après le concile de Trente, la rend tous les jours inopportune.

Et les Ordres religieux? S’ils sont l’armée de l’Eglise, ils sont destinés, sous peine d’être inutiles, impuissants, à se transformer, comme les armées se transforment, comme se transforme la stratégie. Après les anachorètes de la Thébaïde, nous avons eu les Bénédictins; après les moines, les fils de saint François et de saint Dominique, puis la grande éclosion des clercs réguliers. Il est facile de voir des familles nouvelles, ou, si vous préférez, de nouvelles légions organiser d’autres moyens de combattre.

Les cardinaux, tels qu’ils sont aujourd’hui, les prélats, les anciens Ordres voulaient-ils le concile? L’instinct de la conservation, me disait un fin observateur, s’y oppose invinciblement. J’ajoute que si on ne voulait pas du concile, on en veut encore moins aujourd’hui. Vous ai-je écrit le mot de Pie IX à un illustre cardinal, qui, lui, voulait du concile, mais qui connaissant la situation, se croyait obligé de faire part au Pape de son étonnement de le voir prendre une résolution si grave: « Que voulez-vous, répondit celui-ci, je n’en voudrais pas plus que d’autres, mais je suis poussé malgré moi: Che vuole, mi sento spinto« ? Preuve admirable, pour ceux qui ont la foi, que l’Eglise est gouvernée sous l’action du Saint-Esprit par le Pape, et quelquefois comme malgré le Pape.

Autre question: les Romains veulent-ils la définition de l’infaillibilité du Pape? Ils n’osent pas le dire, mais ils sont pour l’inopportunité de la mesure encore plus que l’évêque d’Orléans, et, pour mon compte, j’estime que l’on doit de très grandes actions de grâces à l’illustre prélat, qui par ses Observations obtient avec une telle vigueur d’impulsion, tout le contraire de ce qu’il avait désiré. J’espère que Dieu lui tiendra compte, (étant donnée la pureté de ses intentions) de la manière dont il a groupé l’épiscopat catholique dans une presque unanimité contre ses opinions. En effet, à l’élection pour la Congrégation de la foi, tandis que l’évêque de Poitiers a eu plus de six cents voix, il aurait fait observer à un illustre cardinal qu’il n’en [avait que] trente ou quarante. Ce vote vous donne l’esprit du concile. Je crois savoir qu’aux ambassades on en est très frappé. Le vote pour la congrégation de la discipline qui sera, je l’espère, connu ce soir, donnera, si je ne me trompe, un résultat analogue.

Et les Romains sont-ils contents? J’ai lieu de croire tout le contraire, si j’en juge par une foule de petites tracasseries qu’ils opposent à ce flot qui monte toujours. Ils sont mécontents, car le Pape infaillible aura à s’occuper d’autre chose que de ruiner le pouvoir des gouvernements temporels, comme si la Révolution n’y suffisait pas. Les Papes infaillibles fortifieront le pouvoir de l’épiscopat, comme le disent tous les évêques ici, sauf quelques gallicans. Les Papes infaillibles auront pouvoir pour trancher dans le système qui fait que les vieilles lois disciplinaires étant devenues impossibles, on vit de privilèges, ou, s’il faut dire le mot, d’un prudent arbitraire, par où les Romains centralisent et administrent d’une manière qui ne peut durer. Les Romains sentent, en un mot, que nous touchons à la fin de bien des choses. Ces choses seront-elles renversées par le concile? Je ne le crois pas. Mais des principes, comme dit Pie IX, seront posés, et si un concile ne suffit pas, on en fera d’autres. Et tenez pour sûr que ce ne sera pas le Pape, quel qu’il soit, qui en aura peur.

Voyez si ce que j’écris pour Numa Baragnon est français. Pécoul m’attend pour le porter à la valise de l’ambassade. Faites-le recopier en supprimant les fautes. Adieu.

Notes et post-scriptum
1. Mme de Maistre était la fille aînée du général Lamoricière, elle avait épousé le petit-fils de Joseph de Maistre. Leur union n'avait duré que six mois.