DERAEDT, Lettres, vol.8 , p. 259

15 mar 1870 Rome BAILLY_EMMANUEL aa

Mort de Montalembert – La lettre napolitaine de Dupanloup à Dechamps – Minorité et majorité – Vertus et esprit – « Grands sièges » et autres – L’opportunité est affaire d’appréciation – Le curieux argument de Maret – Faites copier et insérer.

Informations générales
  • DR08_259
  • 3942
  • DERAEDT, Lettres, vol.8 , p. 259
  • Orig.ms. ACR, AI 112; D'A., T.D.31, n.112, pp.109-114.
Informations détaillées
  • 1 ADVERSAIRES
    1 CHATIMENT
    1 CHOIX
    1 COLERE
    1 CONCILE DE TRENTE
    1 CONCILE DU VATICAN
    1 CONCILE OECUMENIQUE
    1 DEPENSES
    1 DOMESTIQUES
    1 DROIT CANON
    1 ELECTION
    1 ENNEMIS DE L'EGLISE
    1 EPISCOPAT
    1 ETAT
    1 EVECHES
    1 EVEQUE
    1 FOI
    1 GALLICANISME
    1 GOUVERNEMENT
    1 HERESIE
    1 HIERARCHIE ECCLESIASTIQUE
    1 HISTOIRE DE L'EGLISE
    1 INDEPENDANCE CATHOLIQUE
    1 INFAILLIBILITE PONTIFICALE
    1 INTELLIGENCE
    1 ITALIENS
    1 JURIDICTION ECCLESIASTIQUE
    1 LATIN LITURGIQUE
    1 LITURGIES ORIENTALES
    1 MORT
    1 NOMINATIONS
    1 NOVICIAT
    1 OPINION PUBLIQUE
    1 PAPE
    1 PENSIONS
    1 PRESSE
    1 PROVIDENCE
    1 PUBLICATIONS
    1 REFORME DU CLERGE
    1 REPOS
    1 RUSE
    1 SAINT-ESPRIT
    1 SAINTETE
    1 SCHISME
    1 UNITE DE L'EGLISE
    1 VICAIRE APOSTOLIQUE
    1 VOYAGES
    2 AUBERT, ROGER
    2 BARAGNON, NUMA
    2 BERNARD DE CLAIRVAUX, SAINT
    2 BRUNONI, PAOLO
    2 CHARBONNEL, ARMAND-FRANCOIS DE
    2 DECHAMPS, VICTOR
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 DUPANLOUP, FELIX
    2 GALABERT, VICTORIN
    2 GARCIA GILL, MANUEL
    2 GRATRY, ALPHONSE
    2 GUERANGER, PROSPER
    2 LA BOUILLERIE, FRANCOIS DE
    2 LA TOUR D'AUVERGNE, CHARLES-AMABLE DE
    2 LALLEMAND, MAITRE
    2 LECANUET, EDOUARD
    2 LLUCH Y GARRIGA, JOACHIM
    2 MANNING, HENRY-EDWARD
    2 MARET, HENRI
    2 MARTIN, KONRAD
    2 MONTALEMBERT, CHARLES DE
    2 PHOTIUS
    2 PIE IX
    2 PIE, LOUIS
    2 PLANTIER, CLAUDE-HENRI
    2 RAMADIE, ETIENNE-EMILE
    2 SENESTREY, IGNATIUS VON
    2 STROSSMAYER, JOSEPH-GEORG
    2 VEUILLOT, LOUIS
    3 ALLEMAGNE
    3 AMERIQUE
    3 CARCASSONNE
    3 CONSTANCE
    3 EPHESE
    3 ESPAGNE
    3 FRANCE
    3 INDES
    3 ITALIE
    3 MALINES
    3 NAPLES
    3 NICEE
    3 NIMES
    3 ORIENT
    3 ORLEANS
    3 PADERBORN
    3 PARIS
    3 PERPIGNAN
    3 POITIERS
    3 RATISBONNE
    3 ROME
    3 SALAMANQUE
    3 SARAGOSSE
    3 SURA
    3 TRENTE
  • AU PERE EMMANUEL BAILLY
  • BAILLY_EMMANUEL aa
  • Rome, 15 mars [18]70.
  • 15 mar 1870
  • Rome
La lettre

Mon cher ami,

La brochure de Mgr Dupanloup, imprimée à Naples sous forme de lettre à l’archevêque de Malines(1), perd de son effet par la nouvelle foudroyante de la mort de M. de Montalembert. Les Romains sont superstitieux tant qu’il vous plaira, mais ils sont ainsi faits qu’un coup de cette nature leur semble un châtiment. Je me borne à constater le fait. Sous cette impression, les pages de Mgr d’Orléans malgré l’habileté de sa colère concentrée, les frappent peu. Que voulez-vous? Ils ont foi en la Providence et ils croient en avoir aperçu un signe effrayant(2).

Au fond cette brochure est une immense maladresse. Comment! Vous parlez de 140 évêques qui ne croient pas à l’opportunité d’une définition. D’abord, ils ne sont pas 140, je le nie, et je le sais de la source la plus certaine. Ils n’ont jamais été ce nombre et plusieurs, depuis, ont retiré leur signature. Mgr d’Orléans le sait bien, lui aussi. Mais fussent-ils 150 ces évêques inopportunistes, ne sait-on pas que contre eux près de 600 membres du concile se lèvent pour demander la définition? Mgr d’Orléans se scandalise de ce qu’on ne tient pas compte de la minorité rangée derrière lui, mais quand il s’agit d’examiner l’opportunité ou l’inopportunité, est-ce que les trois quarts d’une assemblée n’ont la puissance et la valeur [que] d’un quart?

Je sais qu’on a fait la remarque que si les uns ont les vertus, les autres ont l’esprit. Cela a été écrit dans je ne sais plus quelle correspondance. Voyons, quand il s’agit de recevoir les lumières du Saint-Esprit, où ont-elles le plus de chance de descendre? Est-ce sur un évêque intelligent ou sur un saint évêque? Et qui donc a jamais eu plus de science, d’esprit, de génie même que Photius? Au point de vue de la doctrine et de la science, Mgr Dupanloup lui-même ne va pas aux talons de cet homme-là. Et puis, Mgr Manning, Mgr de Nîmes, Mgr de Malines, Mgr de Poitiers, Mgr de Carcassonne, les évêques de Saragosse, de Salamanque(3), de Ratisbonne, de Paderborn n’ont-ils pas leur valeur? Je pourrais vous fatiguer à citer des noms parfaitement connus ici, qui ont le très grand malheur de ne pas l’être assez en France. Je trouve, d’autre part, que nous faisons bon marché des nôtres. Est-ce que, malgré la Semaine [religieuse] de Perpignan, Mgr Ramadié a passé pour un orateur(4)? Est-ce que les évêques italiens, bons juges en matière d’éloquence latine, n’ont pas trouvé Mgr de la Bouillerie capable de lutter avec avantage contre Mgr Strossmayer, le saint Bernard du concile, au dire de quelques-uns?

J’entends parler des grands sièges et de l’importance à donner aux prélats qui les occupent. Au fond, les grands sièges appartiennent à la majorité. Ceci est incontestable, quoiqu’on ait dit et supposé le contraire. Mais où cela mène-t-il? A dire que de pauvres vicaires apostoliques, qui viennent dépenser 125 francs par mois à Rome, doivent moins compter que des archevêques qui marchent avec quatre laquais derrière eux. Voyez la belle raison canonique! Soyons sincères. De qui relèvent les vicaires apostoliques? Du Pape. Ceci est dans l’ordre, je pense. A quoi aspirent-ils? Au repos, comme Mgr Brunoni, Mgr Charbonnel et d’autres. De quoi vivent-ils dans leur retraite, quand ils l’obtiennent? D’une très modeste pension. Que sont, au contraire, les évêques des grands sièges? Je parle pour la France. Sauf Mgr de la Tour d’Auvergne, des hommes qui n’ont été archevêques qu’après avoir été nommés évêques. Par qui? Par l’Etat. Je n’accuse personne dans l’épiscopat, Dieu m’en préserve, mais est-ce un fait que l’opinion publique est celle-ci? Un évêque, depuis quelque temps, n’est désigné pour un grand siège que quand le gouvernement lui a fait faire son noviciat, selon les vues politiques du jour. De qui donc sont censés dépendre les évêques des grands sièges? De l’Etat. Un évêque d’un grand siège est très souvent, sinon toujours, un évêque plus dévoué qu’un autre au gouvernement personnel. Voilà une belle garantie pour leur indépendance, aux yeux des catholiques qui aiment l’Eglise avant tout! Je ferai tant d’exceptions que l’on voudra, le fait reste dans sa généralité et je défie qu’un homme de bonne foi puisse le nier. Il faudrait peut-être, à ce propos, aborder la question de la nomination des évêques, mais ce sera pour une autre fois.

A travers une forêt de je, de moi, de quant à moi, Mgr d’Orléans reproche à Mgr de Malines de n’avoir pas suffisamment compris la question qu’il abordait, celle de l’opportunité. Je crois, moi, que Mgr de Malines ne l’a que trop comprise. Il n’y avait qu’une réponse à donner, l’opportunité est une affaire d’appréciation; et lorsque Mgr d’Orléans, après être allé porter à travers la France et l’Allemagne son appréciation personnelle, s’irrite de ce qu’à Rome les trois quarts des évêques ne la partagent pas, nous arrivons à cette question: « Qui a le plus de lumières naturelles et surnaturelles, de Mgr d’Orléans avec 130 évêques, ou du Pape avec les trois quarts des Pères du concile? ». Réduit à ces termes, le problème n’en est plus un.

Que Mgr d’Orléans ne nous parle plus de l’unanimité morale du concile, au nom des anciennes assises solennelles de l’Eglise. Ou il n’a pas lu l’histoire ecclésiastique, ou il sait bien que cette unanimité n’a pas toujours subsisté avant, qu’elle a toujours existé après. Elle n’a pas existé avant, ni à Nicée, ni à Ephèse, ni à Trente. Elle a toujours existé après, par cette raison bien simple qu’en matière de foi les évêques opposants ou se soumettent et accroissent l’unanimité, ou persistent dans leur opposition. Alors ils sont anathématisés et l’hérésie a ses chefs.

Qu’il est triste d’entendre ces mêmes hommes, qui parlent d’opportunité et invoquent la nécessité d’une entente commune contre l’ennemi commun, ne pas voir que ce n’est pas, en fait d’opportunité, à la majorité ayant avec elle le Pape d’accepter la direction de la minorité, mais bien plutôt à la minorité d’accepter le jugement du très grand nombre guidé par le souverain docteur! On le sait bien, cette majorité ne s’est, certes, pas formée comme la minorité orléanaise. Quel membre de la majorité a parcouru, un an avant le concile, la France et l’Allemagne? Qui donc a envoyé ses brochures en Espagne, en Italie, en Amérique, aux Indes mêmes, [et] entretenu des correspondances jusques au fond de l’Orient, comme les Orientaux l’ont depuis attesté? Et celui qui a fait tous ces voyages, distribué bénévolement toutes ces brochures, entretenu ces correspondances, ne s’apercevait pas que, malgré les plus pures intentions sans doute, mais par la force des choses il s’exposait à ce que, prenant une pareille attitude en face du Pape, on ne l’accusât de vouloir jouer dans le concile un rôle d’antipape?

Aussi au point où en sont les choses, il faut une solution, et pour montrer qu’en ceci nous n’apportons aucune partialité contre Mgr d’Orléans, nous le louerons très sincèrement et en toute gravité, selon son expression, de vouloir que si la décision est portée, elle soit claire et sans nuages. La décision sera portée, et le concile profitant qu’un pareil avis aura au moins cet égard pour Mgr Dupanloup qu’il ôtera tout refuge aux subtilités du gallicanisme expirant.

Un mot encore. J’entends parler de schisme. Eh! bien, pour ma part, je ne suis point effrayé. Au fond, Mgr Dupanloup est un très habile stratégiste, bien plus habile que ses adversaires qui se contentent du bon droit. On sait la part qu’il a prise au fameux Mémoire de Mgr Maret(5); vous en avez parlé, mon cher ami, comme tant d’autres qui ne l’ont pas lu plus que vous. Permettez-moi de vous en citer un curieux argument. Mgr de Sura, examinant la question de savoir ce qu’il y aurait à faire si le Pape se trouvait avec la minorité contre la majorité des évêques, pendant le concile, concluait ainsi:

« Il devra (le Pape) prononcer selon les votes de cette grande majorité dans toutes les questions qui concerneront la foi, l’extinction des schismes, la réforme de l’Eglise. Nous n’examinerons pas longuement ici ce qui arriverait, dans le cas où le Pape refuserait obstinément de confirmer les décisions de cette grande majorité et où il naîtrait, de ce refus, un conflit gravement périlleux pour la foi et pour l’Eglise. Si tous les moyens de conciliation et de temporisation étaient rendus inutiles, le Pape s’exposerait à la rigueur des peines canoniques. Aux termes du décret de Constance, il pourrait être déposé et un autre Pape serait immédiatement élu » (t. 1er, p. 424).

Vous le voyez, c’est clair. Si le Pape ne se range pas du côté de ceux qui le déclarent infaillible et qui forment la très grande majorité du concile, il ne court rien moins que le risque d’être déposé. Et cela est dit par Mgr Maret, encouragé par Mgr Dupanloup. Allons, ayons bon espoir. En cela le Pape suivra l’avis de ces deux évêques, il se rangera du côté de l’immense majorité, comme ils le lui conseillent sous peine de déposition. Pie IX ne sera pas déposé et le Pape sera déclaré infaillible.

E.D'ALZON.
Notes et post-scriptum
Cher ami, je vous donne l'ordre de copier ou de faire copier cette lettre, et de l'envoyer à Numa Baragnon pour le journal. J'en exige l'insertion(6). Je vous autorise à mettre certaines expressions en meilleur français. Vous aurez soin que l'*Univers* en reçoive un numéro et vous préviendrez du Lac.1. *Réponse à Mgr Dechamps, 1er mars 1870*, rédigée au début de janvier en réponse à la lettre ouverte de Dechamps contre ses *Observations* mais publiée six semaines plus tard, l'archevêque de Malines l'ayant mis en cause dans sa première réponse à Gratry. Dupanloup y développait ses arguments contre l'opportunité d'une définition de l'infaillibilité en insistant sur le fait qu'il ne s'en était pas pris à la doctrine elle-même (AUBERT, *Dupanloup*, c. 1104 dans DHGE).
2. Montalembert, dont la santé n'avait cessé de se dégrader depuis une opération de la pierre subie au début de 1865, était décédé à Paris le dimanche 13 mars à 8h.30. L'*Univers* du lendemain parut encadré de deuil et l'article nécrologique de ce journal disait : "M. de Montalembert a été de tous les laïques de ce temps, celui qui a rendu à l'Eglise les services les plus grands et les plus dévoués". D'ailleurs depuis que la maladie avait frappé Montalembert, Veuillot le ménageait visiblement (LECANUET, *Montalembert*, III, pp. 472-479).
De Rome, Veuillot lui-même écrivit : "On a appris hier soir la mort de M. de Montalembert. Avec quelle douleur, avec quelle stupeur! [...] C'est la plus cruelle situation où son inimitié ait pu nous réduire, de n'avoir point la consolation de le louer et de le pleurer comme il l'a tant mérité. Mais cette nécessité d'aujourd'hui ne nous défend ni le respect, ni le bon souvenir, ni la prière, ni l'espoir; et nous lui rendrons témoignage un jour, comme il nous rend témoignage aujourd'hui" (*Rome pendant le concile*, I, p.352).
Le 13 mars, le P. Galabert signale dans son journal la mort de Montalembert. Il note : "M. Veuillot a pleuré en recevant la dépêche qui lui annonçait cette triste nouvelle". Le 14, il rapporte des mots prononcés, disait-on, par le pape : "J'apprends la mort d'un catholique célèbre qui a rendu de grands services à l'Eglise; dans les derniers temps il s'est laissé entraîné par les erreurs libérales; il a publié quelques jours avant sa mort une malheureuse lettre que j'ai voulu lire. L'orgueil et la vanité ont perdu cet homme".
Quelle est donc cette "malheureuse lettre" qui mécontenta tellement Pie IX? Un avocat du barreau de Paris, Lallemand, avait demandé à Montalembert comment il conciliait son gallicanisme d'aujourd'hui avec son ultramontanisme passé. Il lui répondit et envoya la lettre à la *Gazette de France* qui l'inséra dans son numéro du 7 mars (texte dans LECANUET, *o.c.*, pp. 466-469, la *Correspondance de Rome* la signala dans son numéro du 12 mars). Montalembert qui étouffait de ne pouvoir parler s'y libère de tout ce qu'il a sur le coeur et s'en prend violemment à tous ceux qui, faisant litière de nos idées d'autrefois sont venus "immoler la justice et la vérité, la raison et l'histoire en holocauste à l'idole qu'ils se sont érigée au Vatican".
Pie IX blessé par ces propos et emporté lui aussi par sa nature impétueuse, exprima son irritation dans le bref qu'il adressa à Dom Guéranger en date du 12 mars en remerciement pour son ouvrage *De la monarchie pontificale à propos du livre de Mgr l'évêque de Sura* (texte du bref dans *Civiltà cattolica*, série 7, vol.10, pp. 222-223 et extrait en trad. française dans LECANUET, *o.c.*, p.469). De son côté la *Civiltà cattolica* consacra , après la mort du comte, un long et sévère article à la lettre à Lallemand. En voici la conclusion : "Nous désirons et espérons de grand coeur que le Seigneur se sera souvenu davantage des premiers que des derniers jours du comte Charles de Montalembert" (7/10, pp. 19-26).
3. Joachim Lluch, depuis 1868.
4. L'intervention de Mgr Ramadié date du 10 janvier. Le P. Galabert avait noté que l'orateur doué d'une forte voix, s'était fait assez écouter.
5. Ce mémoire de Mgr Maret, *Du concile général et de la paix religieuse* (v. *Lettre* 3715 n.), fut suivi par *Le pape et les évêques. Défense du livre sur le concile général*, Plon, 1869.
6. E. Bailly envoya l'article et fit la commission mais le 22 mars il écrivit au P. d'Alzon que l'*Union nationale* le trouvait trop imprudent et refusait de l'insérer.