DERAEDT, Lettres, vol.9 , p. 333

6 apr 1872 Paris VEUILLOT Louis

Seuls juges de leur conscience et de leur honneur ?

Informations générales
  • DR09_333
  • 4579
  • DERAEDT, Lettres, vol.9 , p. 333
  • Publiée dans l'*Univers* du 7 avril 1872 sous le titre *Cas de conscience*; D'A., T.D.40, n.2, pp.252-255.
Informations détaillées
  • 1 ACTES PONTIFICAUX
    1 AMITIE
    1 AUTORITE DE L'EGLISE
    1 CATHOLIQUE
    1 COMBATS DE L'EGLISE
    1 CONCILE OECUMENIQUE
    1 CONFESSEUR
    1 CONFESSION SACRAMENTELLE
    1 CRITIQUES
    1 ELECTION
    1 ETATS PONTIFICAUX
    1 EVANGILE DE JESUS-CHRIST
    1 EVEQUE
    1 FOI
    1 GALLICANISME
    1 GOUVERNEMENT
    1 HERESIE
    1 JURIDICTION ECCLESIASTIQUE
    1 JURIDICTION EPISCOPALE
    1 LIBERTE DE CONSCIENCE
    1 PARLEMENT
    1 PARLEMENTAIRE
    1 PECHE
    1 PENITENCE IMPOSEE
    1 POLEMIQUE
    1 POLITIQUE
    1 POUVOIR
    1 POUVOIR DES CLEFS
    1 PROTESTANTISME ADVERSAIRE
    1 SEMAINE SAINTE
    1 SENS DE L'HONNEUR
    2 BONIFACE VIII
    2 DUPANLOUP, FELIX
    2 GADILLE, JACQUES
    2 GAMBETTA, LEON
    2 LAGRANGE, FRANCOIS
    2 MABILE, JEAN-PIERRE
    2 PIE IX
    2 THIERS, ADOLPHE
    2 VEUILLOT, EUGENE
    2 VEUILLOT, LOUIS
    3 FRANCE
    3 ROME
    3 ROME, VATICAN
    3 VERSAILLES
  • A MONSIEUR LOUIS VEUILLOT
  • VEUILLOT Louis
  • Paris, le 6 avril 1872.
  • 6 apr 1872
  • Paris
La lettre

Mon cher ami,

Je lisais hier soir encore vos remarques si justes sur la position que font à la France quelques députés en protestant contre l’admirable lettre de Monseigneur l’évêque de Versailles(1).

Me permettrez-vous d’envisager cette protestation d’un autre côté, et de présenter à ces Messieurs quelques observations, non de publiciste, mais de confesseur?

Il est bien entendu qu’à ce titre je ne suis point juge sans appel et que je soumets mon appréciation à NN. SS. les évêques, plus haut encore s’il est nécessaire.

On n’a pas assez observé que cette protestation renferme tout simplement une grosse hérésie. Ces messieurs se déclarent « seuls juges de leur conscience et de leur honneur ». Pour l’honneur, je ne m’en mêle pas; mais pour la conscience, c’est autre chose. En protestant ainsi, s’aperçoivent-ils qu’ils se mettent sur les rangs des protestants calvinistes et luthériens? Ils répondront qu’ils n’ont pas voulu commettre une pareille monstruosité. Serait-il donc vrai que, comme catholiques, ils ne savent pas plus ce qu’ils ont dit que, comme députés, ils n’ont su ce qu’ils faisaient? Pendant la Semaine sainte, l’Eglise nous rappelle ces paroles de Notre-Seigneur: « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ». Faut-il ajouter, pour les députés protestants: « Ni ce qu’ils disent contre la censure de Mgr Mabile »?

En effet, Messieurs, ou vous avez la foi, ou vous ne l’avez pas: si vous ne l’avez pas, que vous importe la lettre de l’évêque de Versailles? Est-ce que la gauche a pris la peine de protester? Faites ce qu’il vous plaira de votre conscience et de votre honneur, tout autres que l’honneur et la conscience des catholiques; ceci ne regarde plus aucun évêque. Mais si vous avez la foi, et vous l’avez profonde, je le sais, il vous faut bien avouer que vous n’êtes pas, quoique vous prétendiez, seuls juges de votre conscience. Le juge en premier ressort de votre conscience, c’est votre confesseur; et celui qui, à Versailles, si vous y avez fait vos Pâques, a donné à un prêtre le pouvoir de vous confesser et de vous juger, c’est l’évêque du diocèse où vous avez voté.

Ne dites point que, comme députés vous êtes dépositaires du pouvoir temporel, et dès lors indépendants du pouvoir spirituel; ne soyez plus catholiques, encore une fois, on ne s’occupera plus de vous comme catholiques. Mais, si vous êtes catholiques, eussiez-vous été gallicans, vous devez savoir que le concile oecuménique a sanctionné toutes les constitutions pontificales, et que parmi ces constitutions se trouve celle de Boniface VIII déclarant que toute âme, même de souverain, est soumise au pouvoir des clefs, propter peccatum. A cause du péché entendez-le bien, Messieurs! Est-ce par hasard, que comme législateur vous vous croiriez impeccables?

Et, pour chercher un exemple en dehors de vous, voudriez-vous supposer que s’il prenait jamais à M. Gambetta fantaisie de se confesser il n’aurait pas à accuser quelques peccadilles gouvernementales? Vous n’oseriez l’affirmer. Par conséquent, ceci n’est plus qu’affaire de plus ou de moins. Si M. Gambetta a grand besoin de l’absolution du prêtre, peut-être de l’évêque, peut-être même du Pape, vous en avez besoin aussi, quoique pour une moins grande faute, et dès lors, le juge de votre conscience, ce n’est pas vous.

Mais, direz-vous, pourquoi nous infliger une censure solennelle? Pourquoi? Parce qu’autrefois, pour les péchés publics, il y avait une pénitence publique. L’évêque de Versailles, juge au nom de l’Eglise, a estimé que vous aviez péché assez publiquement, il vous a publiquement repris; vous regimbez, vous aurez la pénitence, moins le mérite.

Il vous reste une excuse, je le sais: vous avez été sous la direction d’un évêque député; mais vous deviez savoir qu’à Versailles ce député n’est plus que Monseigneur Dupanloup, sans aucune juridiction, et que Mgr Mabile y est votre évêque. C’est donc lui qu’en catholiques vous deviez consulter; et si ses conseils n’eussent pas été bons, Pie IX seul pouvait l’en prévenir. Hélas! une triste expérience devait vous donner à réfléchir! Comment avez-vous pu croire qu’on pourrait bien diriger sur la question pontificale une majorité en France, quand on avait si mal inspiré, sur la même question, une minorité au Vatican?

Ces Messieurs, mon cher ami, s’ils sont catholiques et s’ils veulent protester légitimement contre l’évêque de Versailles, n’ont qu’un parti à prendre, c’est d’aller le dire à Rome; je ne pense pas qu’ils y aillent.

Croyez, mon cher ami, à mon admiration pour vos luttes et à ma vieille amitié.

E. D'ALZON.
Notes et post-scriptum
1. Le 22 mars un vote de l'Assemblée nationale avait déclaré inopportunes les discussions sur la question romaine et ajourné les pétitions des évêques et des catholiques contre la présence d'un représentant de la France à Rome. C'était la position d'Adolphe Thiers et un certain nombre de députés conservateurs s'y étaient ralliés. A leur tête, Mgr Dupanloup qui, tout en maintenant intacts les droits imprescriptibles du Saint-Siège et ceux des pétitionnaires, "fit au devoir patriotique le sacrifice d'une lutte inutile contre l'impossible" (LAGRANGE, p.251). Toute une polémique s'engagea alors entre partisans et adversaires de la position prise par l'Assemblée. Au premier rang de ces derniers on trouve évidemment Veuillot et l'*Univers*, dont en cette occasion la combativité ne se démentit pas. Le 25 mars, l'évêque de Versailles, Mgr Mabile, dans une lettre à un député, désapprouva les députés conservateurs qui s'étaient compromis dans le vote de l'Assemblée. Certains d'entre eux, les Quatorze, protestèrent. Le P. d'Alzon apporte ici son soutien à l'évêque de Versailles et se range au côté de Louis Veuillot dans la polémique en cours.
Sur cet épisode, comparer les exposés des biographes des deux protagonistes: Eugène VEUILLOT, *Louis Veuillot*, IV, pp. 315-322 et LAGRANGE, *Dupanloup*, III, pp. 249-252. Voir aussi Jacques GADILLE, *La pensée et l'action des évêques français au début de la IIIe République 1870/1883*, t.1, pp.259-261.