DERAEDT, Lettres, vol.12 p. 73

27 apr 1877 Rome COLLEGE de l'Assomption

De Nîmes à Rome en chemin de fer : incidents, réflexions et paysages – Soyez forts dans la foi.

Informations générales
  • DR12_073
  • 5894
  • DERAEDT, Lettres, vol.12 p. 73
  • Orig.ms. ACR, AK 429; D'A., T.D. 33, n. 19, pp. 342-346; reproduite par l'*Assomption* du 1er mai 1877, pp.261-262.
Informations détaillées
  • 2 ATTENOUX, BERTHE
    2 BOUFFIER, GABRIEL
    2 DUBREIL, LOUIS-ANNE
    2 LASALLE
  • AUX ELEVES DU COLLEGE DE L'ASSOMPTION A NIMES
  • COLLEGE de l'Assomption
  • Rome, 27 avril 1877.
  • 27 apr 1877
  • Rome
La lettre

Mes chers enfants,

Je suis ici depuis une heure. J’ai dîné, vu les religieux du Séminaire français, arrangé mes affaires; je vous écris. En partant de Nîmes, à 4 h. 1/2 du soir, on arrive le surlendemain à Rome avant une heure de l’après-midi et l’on a pu coucher à Marseille. Si jamais les chemins de fer italiens vont comme les chemins de fer français un jour tout entier sans s’arrêter, on ne sera empêché de dire sa messe qu’un jour et l’on ne mettra en route que trente heures.

A Nîmes, je trouve en wagon un espagnol au béret brun; nous nous taisons. A la gare de Tarascon, il me demande si je ne suis pas un Augustin; je lui réponds: « En effet » -Ah! dit-il avec un soupir, les religieux et nous, nous sommes bien malheureux en Espagne ». -Je le salue par un signe de tête, pour ne pas faire de politique en lieu public.

En attendant le train, un négociant, négociant de Paris, m’accoste et me fait observer que les méridionaux n’ont pas volé le phylloxéra. Je trouve que ce n’est pas nous, mais le phylloxéra qui vole, de toutes les façons; enfin, nous le méritons un peu. Je soupçonne que le négociant voulait me dire quelque chose de semblable, peut-être ne voulait-il rien dire. M. Lasalle, qui part pour Paris, vient me saluer avec son air aimable habituel. Je remarque que son gracieux bonjour me donne une puissante considération auprès des employés.

Je suis seul en wagon. Je dis bonjour au Rhône, à Arles, à la Crau qui semble recevoir, en mon honneur, quelque reflet de la lumière de Rome puis la nuit se fait. Il y a bien la lune, mais les nuages la voilent et je puis, m’arrêtant à Marseille, jouir des mille feux qui se mirent dans les eaux. J’arrive, je fais comme la lune, je me voile dans mes draps. Je me réveille, je pars, et je suis seul dans mon compartiment jusqu’à Nice. C’est trop de bonheur. Après les longues paroles qu’on est forcé de dire, dix à douze heures de silence sont une vraie volupté. Elle n’est pas interrompue par le bonjour que vient me dire, à Toulon, une de mes anciennes filles de Saint-Maur. Son mari m’apporte des oranges(1). Je les remercie, je crois bien qu’ils continuent à me remercier de les avoir aidés à se convenir; enfin, je rentre dans mes contemplations.

Les plaines de la Provence qui sont avec leur encadrement de montagnes comme une préface à la vue de la mer, m’apportent un léger somme; puis la mer avec le golfe Juan, Cannes, Antibes, Nice, la Corniche avec les palmiers, les plantes tropicales et la vapeur azurée de la mer; six beaux vaisseaux de l’escadre avec leur panache de fumée, entrant, à la nuit, à la crique de Villefranche, comme des oiseaux de proie dans le creux de leurs rochers, ah! cela fait réfléchir.

Ce qui me tire de la rêverie, ce sont trois fumeurs qui m’échappent à Nice (fumeurs sans permission), et vont à Monte-Carlo se faire plumer. Que le cigare leur soit propice! Un fumeur, c’est une cheminée dont une extrémité finit par de la fumée et l’autre commence par une bûche. Quand je fume par hasard, je pense toujours à ce que je représente. Enfin, ils sont partis; deux Italiens les remplacent.

A Vintimille, rencontre de l’archevêque d’Avignon et du P. Bouffier(2). Monseigneur m’offre de monter avec lui dans un coupé; j’accepte modestement, et, en échange, je lui fais faire des économies sur le papier italien. On m’en donne avec bénéfice de 10 %. J’en aurais eu le 12 %, si j’avais insisté. Quelle bonté aux Italiens de nous traiter avec une pareille générosité! Comme cela prouve irrécusablement leur richesse! Moi, je suis modeste et j’en profite: 10 pour cent, c’est joli.

Mais après le coupé vulgaire vient, à Gênes, le coupé italien: trois lits, mes fils! L’archevêque s’étend, le P. Bouffier s’étend, moi je m’étends entre deux, pour les empêcher de se battre, supposé qu’ils en eussent envie. Le plus joli, c’est que je n’ai presque rien payé; l’employé, homme très poli, s’est embrouillé dans ses comptes. C’est d’un bon marché phénoménal. Il doit y avoir erreur, je ne la vérifierai pas.

Je laisse, à Pise, l’archevêque et le P. Bouffier, et je reste seul. En face de moi toutes les commodités possibles sans descendre, et en acajou, s’il vous plaît. Bien entendu, il y a une porte que j’ouvre et ferme à volonté. C’est commun avec le coupé en face, mais un procédé indique quand c’est libre et quand ce ne l’est pas. J’ai deux cuvettes, une carafe, un verre, de l’eau avec surabondance, et je puis, en me promenant, faire à l’aise les six pas de Gresset.

On dit que de Pise à Rome le pays est monotone. -Qui a dit çà?- Il n’est pas poète celui qui a proféré ce blasphème. Qu’en Italie il y ait beaucoup de laids personnages, oh! j’en conviens volontiers. Mais les montagnes, mais ces villages sur les sommets, mais ces beaux bois, mais ces boeufs aux immenses cornes, mais cette mer qui sollicite les îles à se détacher de la terre, mais tous ces bateaux à la voile latine, mais ces paysans dont la tournure me rappelle Tityre et Mélibée, mais ces vieux forts crénelés parfaitement inutiles aujourd’hui, sinon pour rappeler des siècles écoulés et plus grands que le nôtre!

A Civitta Vecchia, Albert de Courtois, ancien élève, aujourd’hui consul, me conduit ses trois charmants enfants, orphelins d’une sainte mère. Je voulais déjeûner chez lui. Le distributeur de billets de Vintimille ne l’a pas voulu.

Je me recueille. Prêt à fouler la terre des martyrs, je récite les litanies des saints, je convoque les Apôtres, les Papes, les Vierges de Rome. Je regarde le mont Albano, le mons latiaris où Cicéron plaçait son Jupiter dans ses mouvements d’éloquence; puis, tout à coup, le Tibre; puis, la basilique Saint-Paul. J’appelle la protection du grand Apôtre sur les personnes que je connais et qui portent son nom. Ma vieille passion pour le Juif de Tarse se réveille, je me crois vingt-cinq ans. Quelque chose me dit que quand les ruines de la vieille basilique de Constantin seront réparées, d’autres ruines se feront vite et que saint Paul triomphera encore dans les longues et silencieuses plaines de la campagne de Rome, où Dieu a ordonné à son corps d’attendre le grand réveil.

Puis Rome m’apparaît. J’aperçois Saint-Pierre en dernier lieu, par l’effet d’un pli de terrain; je me mets à genoux, (comme il est bon quelquefois d’être seul!), je récite mon Credo pour vous, mes enfants, afin que vous soyez toujours de grands catholiques par la foi, les litanies de la Sainte Vierge. Quelques minutes après, j’entre dans la gare surmontée de la croix de Savoie: Crux de cruce. La prophétie se réalise. On y a mis aussi la louve. Les Romains d’aujourd’hui tiennent à établir qu’ils sont bien les fils d’une grosse vilaine bête. Sur le fronton de la porte du Quirinal, ils ont laissé un bas-relief de la sainte Vierge. Ne désespérons pas, Marie sera plus forte que la bête. Elle peut s’enfuir pour un temps au désert, mais elle reviendra avec son Fils et ceux qui portent le sceptre de son Fils.

En voilà assez pour quelqu’un qui a passé la nuit et va courir au Vatican. Bonjour, mes enfants, soyez forts dans la foi(3).

E.D'ALZON.
Notes et post-scriptum
1. Berthe Attenoux et son mari Henri Simon, directeur de la Banque de France à Toulon.
2. Archevêque d'Avignon depuis 1863, Mgr Dubreil (1808-1880). Le P. Gabriel Bouffier est le recteur du collège des jésuites d'Avignon.
3. L'original manuscrit du P. d'Alzon, qui a une allure de brouillon, est plein de surcharges de l'écriture du P. Emmanuel Bailly, à qui, dit une note du P. Vailhé, l'auteur avait demandé de retoucher son texte avant de le donner à l'impression.