DERAEDT, Lettres, vol.12 p. 208

10 oct 1877 Nîmes CHAULNES Vicomte

Il y a toujours du poison patriarcal dans l’air – Agir chacun dans sa sphère – Mais chacun veut être le grain central – Conclusions – Les élections – Il est possible que j’aille porter mes os à Odessa.

Informations générales
  • DR12_208
  • 6044
  • DERAEDT, Lettres, vol.12 p. 208
  • Orig.ms. ACR, AN 219; D'A., T.D. 39, n. 8, pp, 152-154.
Informations détaillées
  • 2 PERGEN, ANTON
  • A MONSIEUR LE VICOMTE DE CHAULNES
  • CHAULNES Vicomte
  • Nîmes, le 10 oct[obre] 1877.
  • 10 oct 1877
  • Nîmes
  • Evêché|de Nîmes
La lettre

Mon bien cher ami,

Confidence pour confidence. Vous me garderez le secret et je commence. Qui n’a pas eu votre idée(1)? Seulement chacun en veut l’exploitation à son profit. Voilà le malheur. Le premier de tous, Mermillod, mais à côté de lui bien d’autres. Mercurelli est admirable de dévouement, et, après votre départ(2), j’ai causé avec lui, avec Sacconi et d’autres, d’une idée presque identique. Mais voici à quoi il faut vous attendre. Tout le monde vous dira: « Allez en avant, à vos risques et périls; nous, nous agirons quand nous le jugerons à propos ». Quant à moi, ma très profonde conviction est que nous ne serons jamais prêts, parce que nous tirerons chacun de notre côté. Peut-être est-ce un bien. L’homme qui grouperait trop d’hommes autour de lui, excepté le Pape, se croirait pape lui-même ou tout au moins patriarche. Or faites-y attention, il y a toujours du poison patriarcal dans l’air.

Mon opinion bien arrêtée est que chacun doit agir dans sa sphère, et, sous ce rapport, je ne saurais trop vous dire: Agissez, agissez. Agir, c’est la vie. Mais qui consentira à agir avec vous? On vous fera des compliments, on vous donnera des encouragements et chacun restera chez soi. Devez-vous pour cela vous abstenir? En aucune façon, mais souvenez-vous que le monde ne vit que d’avortements. Essayez d’enfanter. Si vous avortez, vous en serez plus humble. Si, au contraire, vous accouchez bien, vous serez très surpris que personne ne rende suffisante justice à votre futur poupon, par qui, après le fils de Marie, le monde pourtant devait être infailliblement sauvé.

Je vois bien que je vous désespère. Ce n’est certes pas mon intention; mais dans un temps de pulvérisation comme le nôtre, combien de grains de poussière consentiront à se grouper autour d’un autre grain de poussière pour lui servir de satellites? Mermillod veut être grain central, et Hemptinne, et de Loë, et Pergen et tutti quanti(3). Le plus raisonnable de tous peut-être, c’est Poitiers qui a dit depuis assez longtemps: « Je n’ai pas assez d’humilité pour être soldat, je n’ai pas assez d’aimant pour attirer et être capitaine, je marche dans le sens catholique, mais à ma façon ».

Que conclure? Que nous devons tous agir à nos risques et périls, sans compter être soutenus que par ceux qui nous auront fait voeu d’obéissance. Et encore! Maintenant vous aurez avec vous trois ou quatre hommes, ce sera très bien. Vous en aurez une demi-douzaine, ce sera à merveille. Vous aurez obtenu la douzaine complète, pour le coup ce sera le miracle par excellence du XIXe siècle.

Que conclure encore? Qu’il faut travailler comme les saints, quand ils disaient: Singulariter sum ego donec transeam. Je suis sûr que vous vous dites: « Le P. d’Alzon veut me décourager ». Pas le moins du monde. Je veux seulement vous dire: Ne vous découragez [pas] devant les obstacles, mais pour des obstacles, vous en rencontrerez par-dessus la tête.

Je serai à Paris pour le jour de l’an; c’est au moins très probable. De là, je pars pour Rome. Si vous avez des commissions, venez me les porter, rue François Ier. Ici, on se réveille pour les élections. Peut-être, sur six députés, le Gard en aura-t-il quatre bons. Tandis que vous avez des aspirations mondiales, moi je me restreins à un tout petit coin du globe, la Russie. Il serait possible que j’aille porter mes os à Odessa. Pie IX m’encourage et me bénit. Trouvez-moi des ouvriers. Je vous laisse à terrasser la révolution, oeuvre minime; moi, je me contente du schisme, simple bouchée à avaler. Convenez que nous avons de fameux appétits. Mais qu’importe? On ne peut pas tout faire, et il faut en laisser aux autres. Ce n’est que la charité bien entendue.

Conclusion pratique. Faisons tout ce que nous pouvons, par tous les moyens chrétiens que nous avons, et ne nous décourageons pas, si, croyant grouper beaucoup de monde, nous nous trouvons à peu près seuls. C’est pour nous consoler de notre solitude que Notre-Seigneur a voulu être seul sur la croix.

Adieu. Merci de votre confiance. Ecrivez-moi souvent, mais ne vous bercez pas d’illusions. Je vous engage à méditer la fable, L’alouette et ses petits, et à ne compter que sur vous et vos intimes, comme le propriétaire du champ.

Bien tendrement vôtre en N.-S.

E.D'ALZON|des Augustins de l'Assomption.
Notes et post-scriptum
1. Nous n'avons pas la lettre à laquelle répond ici le P. d'Alzon, mais nous pouvons supposer que son correspondant lui avait soumis un plan d'organisation internationale des catholiques.
2. A Rome, lors du pèlerinage du mois de mars.
3. Mgr Mermillod avait mis sur pied en 1870 un *Comité de défense catholique*, mouvement international d'aide à la papauté dont le comte Joseph de Hemptinne était devenu une des personnalités les plus influentes. En cette fin de 1877, le comte Anton Pergen, un des chefs du catholicisme social autrichien, tentait de rendre vie à l'organisation sous le vocable d'*Union de Saint-Pierre*. De son côté de Hemptinne entendait par son journal *La Croix*, dont Gabriel de Chaulnes était précisément un des collaborateurs, diffuser en Europe l'enseignement antilibéral des papes (E. LAMBERTS, art. *Hemptinne*, dans DHGE). Félix von Loë, lui, était l'initiateur en Allemagne du *Volksverein* (1872), organisation de masses destinée à grouper les catholiques pour la défense de leurs droits (AUBERT, *Pie IX*, p.552).