DERAEDT, Lettres, vol.12 p. 308

11 feb 1878 Rome VEUILLOT Louis

Les Piémontais semblent maîtres de Saint-Pierre – Affluence autour de la dépouille de Pie IX – Le gouvernement italien – La tendresse des Romains pour le pape – Le conclave – Le futur pape sera-t-il libre ?

Informations générales
  • DR12_308
  • 6165
  • DERAEDT, Lettres, vol.12 p. 308
  • Publié dans la revue l'*Assomption*, 18 février 1878, p. 26; D'A., T.D. 40, n. 7, pp. 260-263.
Informations détaillées
  • 1 AGRICULTEURS
    1 AMOUR DU PAPE
    1 ARMEE
    1 CARDINAL
    1 CATHOLIQUE
    1 CHEMIN DE FER
    1 COLERE
    1 DEPOUILLE
    1 DOULEUR
    1 EDIFICE DU CULTE
    1 ELECTION
    1 ENERGIE
    1 ESPERANCE
    1 ETATS PONTIFICAUX
    1 FRANCHISE
    1 FUNERAILLES
    1 GOUVERNEMENT
    1 IMPRESSION
    1 LIBERTE
    1 MESSE DE REQUIEM
    1 PAIX DE L'AME
    1 PAPE
    1 PEUPLE
    1 PRISONNIER
    1 PROTESTANTISME ADVERSAIRE
    1 REVOLTE
    1 SAINT-SIEGE
    1 SAINTS
    1 SENTIMENTS
    1 SOUVENIRS
    1 SOUVERAIN PROFANE
    1 SUFFRAGE UNIVERSEL
    1 TRIOMPHE DE L'EGLISE
    1 TRISTESSE
    2 ELLOY, ALOYS
    2 HUMBERT I
    2 MAC CLOSKEY, JOHN
    2 PIE IX
    2 PIE, LOUIS
    2 VEUILLOT, LOUIS
    2 VICTOR-EMMANUEL II
    3 NEW-YORK, ETAT
    3 OCEANIE
    3 PIEMONT
    3 POITIERS
    3 ROME, BASILIQUE SAINT-PIERRE
    3 ROME, QUIRINAL
  • A MONSIEUR LOUIS VEUILLOT
  • VEUILLOT Louis
  • [Rome], 11 février, 10 h. du matin [1878](1).
  • 11 feb 1878
  • Rome
La lettre

Mon cher ami,

Deux faits incontestables m’apparaissent depuis que je suis arrivé; mais il n’y a que vingt-quatre heures, défiez-vous de moi. Je vois les Piémontais envahir peu à peu; ils semblent maîtres de Saint-Pierre. Les gardes-nobles ont eu le seul droit de veiller autour du corps de Pie IX; le reste de l’église est occupé par les gendarmes et les soldats du roi Humbert. On vous fait circuler comme au pas gymnastique. Il n’est plus permis de baiser les pieds de la dépouille sacrée. Il faut passer, et vite. L’affluence est d’ailleurs énorme. Je suis du petit nombre de ceux qui ont pu n’être pas tout à fait écrasés. On faisait un pas, la foule vous obligeait à reculer. Les pauvres petits soldats étaient fort doux, les officiers ne disaient rien, les gens de police hurlaient. Mgr Elloy(2) m’avait offert de l’accompagner ce matin, à cinq heures et demie. Quatre nuits passées en chemin de fer m’ont forcé à le remercier. A son retour, il m’a assuré avoir trouvé la même foule qu’hier. Aujourd’hui, dès six heures il y avait foule.

On m’écrit qu’Humbert a demandé d’assister aux funérailles et qu’il en veut faire célébrer, pour son compte, dans une église appartenant au Piémont. On ne devait enfermer la dépouille de Pie IX dans son cercueil que samedi prochain. Le gouvernement, qui est sur les dents en face des foules accumulées, exige que tout soit fini plus tôt. La manifestation est trop belle et devient séditieuse. Tant pis pour les catholiques, s’ils ne peuvent voir les restes vénérés de leur Pontife! Pourquoi laissent-ils voir tant de douleur et en si grand nombre?

J’ai parlé de la dépouille de Pie IX; il est réellement beau à voir. Vous dirai-je toute mon impression? C’est la physionomie d’un saint qui expire. Et, en même temps, il a pris pour moi une expression semblable à celle de l’évêque de Poitiers, quand ses lèvres se reposent d’avoir bien dit. J’ai pu contempler cette tête admirable à peine deux minutes; mais j’ai été frappé de la ressemblance entre un grand pape mort et un évêque, qui, je l’espère, vivra longtemps.

Quoi qu’il en soit, par ordre du gouvernement piémontais, Pie IX a donné à son peuple sa dernière et silencieuse audience. Toutes ces preuves irrécusables de l’amour du peuple romain ont duré trop longtemps pour les hôtes du Quirinal. Ils en sont agacés.

En attendant, le fait qui se dresse victorieux de tous les sophismes, c’est la vraie tendresse des Romains pour le Pape. Sans doute, la personne de Pie IX y est bien pour quelque chose. Quel souverain a été aimé comme celui qui descend dans la tombe? On a vu des officiers piémontais et des protestants fondre en larmes, à la nouvelle de la catastrophe, jeudi soir. Mais cela va plus profondément: le paysan romain, le peuple aime le Pape. J’en ai eu des preuves, il y a longtemps déjà. Détruira-t-on ce sentiment? J’aime à espérer que non. Il y aura des fureurs viles et vaines. Mais aujourd’hui je commence à beaucoup espérer. Pourquoi? A cause de ce que je vois. On est bien officiel d’un côté, mais bien sincère de l’autre.

On croit ici que le conclave durera juste le temps de laisser arriver le cardinal Mac-Closkey, parti samedi de New-York. Ne préjugeons pas le nom du futur pape, Dieu seul le connaît. Mais vous savez comme moi que ce sera le meilleur, et je sais comme vous que le monde sera obéissant. Du reste, tous ceux dont on parle seront énergiques, et tous ceux qui parlent ici parlent énergiquement. Le souvenir de Pie IX ne permet pas de faibles pensées.

6 heures du soir.

On accorde un jour de plus aux hommages que le peuple veut rendre à Pie IX. Peut-être obtiendra-t-on davantage encore.

Le Sacré-Collège, qui n’est pas pour le suffrage universel, tient cependant grand compte du désir du peuple. Ainsi on a établi une cheminée exprès pour la sfumata. Après la séance du Conclave, si le scrutin est nul, on brûle les billets dans une cheminée spéciale, et le peuple juge deux fois par jour, le matin à onze heures, le soir vers cinq heures, je crois, s’il a ou s’il n’a pas de Pape. Quand, vers ces heures-là, la fumée ne paraît pas, c’est que l’Eglise a son Pontife, et bientôt un cardinal vient proclamer le nom du nouvel élu. Cette année, la proclamation aura lieu à la grande loggia de Saint-Pierre, d’où le Pape donne la bénédiction urbi et orbi. Ainsi le Pape sera proclamé à Rome, et je crois que l’on peut redire la parole présomptueuse de Victor-Emmanuel, qui s’était trop promis: « Là nous resterons. Ci resteremo« . Prisonnier ou libre, qu’importe? Le Pape grandit toujours, et finit par faire éclater la prison. Pie IX a été huit ans prisonnier, il est libre maintenant. Le Pape futur sera-t-il libre? Sera-t-il en prison? Chi lo sa? Contentons-nous de savoir que la parole de Dieu ne sera pas liée.

Je reviens une seconde fois de Saint-Pierre; j’ai pu baiser le pied de Pie IX. Je craignais de le revoir. Hier, je l’avais vu si beau! Je redoutais aujourd’hui un sentiment pénible. Il n’en a rien été. Maintenant, je suis assuré que mes yeux le regarderont tant que j’aurai vie, dans l’immuable majesté de la paix et de la beauté où je l’ai toujours vu.

Adieu. Attendez-vous à une grande crise. Croyez à un grand triomphe. Ce triomphe que Pie IX attendit toujours, il en a été l’aurore, et ses yeux et son coeur l’ont salué.

Notes et post-scriptum
1. Dans la revue l'*Assomption*, cette lettre est introduite par ces mots ; "M. Louis Veuillot a reçu du P. d'Alzon et publié dans l'*Univers* la lettre suivante".
2. Mgr Elloy (1829-1878), vicaire apostolique d'Océanie centrale.