DERAEDT, Lettres, vol.12 p. 491

12 jun 1878 Nîmes PROPAGANDE Congrégation

Perspectives de pénétration catholique en Russie.

Informations générales
  • DR12_491
  • 6368
  • DERAEDT, Lettres, vol.12 p. 491
  • Minute ms. ACR, AP 13; D'A., T.D. 40, n. 11, pp. 133-134.
Informations détaillées
  • 2 HEGEL, FRIEDRICH
  • A LA CONGREGATION DE LA PROPAGANDE
  • PROPAGANDE Congrégation
  • Nîmes, le 12 juin 1878.
  • 12 jun 1878
  • Nîmes
  • Evêché|de Nîmes
La lettre

Monseigneur(1),

Vous m’avez permis de vous transmettre mes idées sur la conversion de la Russie. Depuis mon retour en France, j’ai lu plusieurs écrits sur l’état de ce grand empire; permettez-moi de vous signaler quelques faits importants.

1° De tout ce que je lis il résulte que, bon gré mal gré, les instruments de la persécution religieuse se brisent peu à peu dans les mains des persécuteurs.

2° Ce qui se passe en Pologne n’est pas une preuve contre mon assertion. Les Polonais, d’une part, ont été d’insignes maladroits, de l’autre, il y a là un fait personnel dont il faut tenir compte. L’empereur, très tolérant par nature, a une femme(2) qui, sous l’impulsion de son confesseur (l’archimandrite Bayanoff), a fait un traité avec Alexandre II. Elle lui a dit: « Je suis maladive, vous ne pouvez vous passer de femme. Je vous en laisse prendre d’autres que moi à deux conditions: la première, je les choisirai; la seconde, vous me laisserez travailler à la destruction du catholicisme en Pologne ». L’empereur a accepté, et, malgré Gortschakoff(3), de sa nature assez tolérant, il a envoyé les hommes et les ordres que vous savez en Pologne. Toutefois, je crois qu’à la différence du temps de Nicolas, on a outrepassé ses ordres. La preuve en est dans les reproches violents qu’il adressa au prince Tcherkoff qui le poussèrent à se brûler la cervelle; -on a dit qu’il avait eu une attaque d’apoplexie.

3° L’impératrice est en ce moment très malade de la poitrine, affection qui pardonne peu. Le souffle de persécution parti de ce côté a peu de chances de durer.

4° De tous les livres que j’ai lus, le plus intéressant peut-être est une brochure intitulée Le raskol. C’est le nom commun aux deux grandes sectes qui attaquent l’Eglise et le gouvernement russes. Si elle est encore dans le commerce, je vous l’enverrai; l’exemplaire, dont je me sers, ne m’appartient pas. On y voit comment deux branches de la même opposition ont pu former des millions -quelques-uns disent dix-huit à vingt millions- de fanatiques avec d’immenses richesses, malgré toutes les investigations de la police. Donc on pourrait avoir de nombreux catholiques en Russie, avec un plan bien arrêté.

5° A côté du raskol, on a les nihilistes, qui, dit-on, mis en branle par l’Angleterre, vont susciter une révolution intérieure que la perfide Albion attend pour déclarer la guerre. Dans tous les cas, le mal est arrivé à un point tel que les lois de persécution devront être abrogées, à moins qu’une persécution des plus violentes n’éclate, dont le résultat final sera une plus grande liberté pour les catholiques.

6° Le raskol et le nihilisme s’alimentent à deux sources diverses. Les nihilistes se recrutent parmi les étudiants, surtout sous l’influence des doctrines hégéliennes; les raskolniks sont pris dans les populations rurales, mais ont pour chefs de hauts négociants, des chefs d’usine très riches, ennemis de la noblesse et du tsar.

Maintenant que faire? Si l’on me demande mon opinion, je dirai qu’il n’y a rien à espérer des nihilistes, presque tous très corrompus, ni des populations d’autant plus fanatiques qu’elles sont plus ignorantes et s’obstinent à le demeurer, ni des chefs du raskol qui n’y voient qu’une exploitation financière.

Où donc est l’espérance?

1° Dans une liberté relative, qui, comme je l’ai dit dans un précédent Mémoire, s’obtiendra plus facilement sous le manteau d’oeuvres de charité.

2° Dans un établissement formé dans une ville de commerce, comme Odessa, dans laquelle, au moyen des négociants dont on attirerait la bienveillance, on étendrait des relations dans tout l’empire de façon analogue au système des raskolniks.

3° Si jamais une liberté quelconque était donnée, je voudrais fonder un couvent à l’instar des anciennes abbayes. On attirerait d’abord plus qu’on irait chercher les populations, et, quand une influence de sainteté et de science religieuse serait établie, on partirait de là pour envoyer des missionnaires faire leurs excursions plus ou moins lointaines.

4° Evidemment, une immense commotion se prépare en Russie; et, sous ce rapport, il est nécessaire de se tenir prêt pour le moment où les ouvriers évangéliques pourront entrer dans ce champ si longtemps fermé à leur zèle.

5° Je ne sais si vous avez appris combien nos religieux d’Andrinople et de Philippopoli ont été occupés à confesser les soldats catholiques de l’armée russe, au temps pascal. Je donne ce détail pour indiquer la détente présente de la part des persécuteurs.

Je suis avec respect, Monseigneur, votre très humble et obéissant serviteur

E.D'ALZON|des Augustins de l'Assomption.
Notes et post-scriptum
1. Dans une étude inédite de 1863 sur la Mission d'Orient (2CJ 8) le P. Touveneraud donne cette lettre comme adressée à l'évêque de Nîmes. Mais on imagine mal le P. d'A. rendant compte *par écrit* à son évêque de ses lectures sur la Russie et de ses idées sur sa conversion. D'ailleurs une lettre du 26 juin du card. Simeoni, préfet de la Propagande, contresignée par Mgr Rampolla, secrétaire de la section orientale de cette Congrégation, vient lever tous les doutes. Le cardinal y remercie en effet le P. d'A. "per il pregato folio del 12 corrente" et le félicite pour son zèle pour la conversion de la Russie (*Collectanea*, n°57, p.86).
2. La tsarine est née princesse Marie de Hesse. Elle mourut en 1880. Après sa mort, Alexandre II épousa morganatiquement sa maîtresse Catherine Mikhailovna Dolgorouki, dont il avait eu plusieurs enfants.
3. Alexandre Gortckakov (1798-1883), ministre des Affaires étrangères d'Alexandre II.