Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 7.

27 apr 1832 Montpellier MONTALEMBERT

E. d’Alzon remercie Montalembert de son amitié, car il sait le prix d’une amitié sainte, surtout dans la voie qu’il a choisie. Dieu lui a d’ailleurs facilité toute chose dans son sacrifice. Ce qu’il regrette, au séminaire, c’est l’étroitesse de la formation où se mêlent vie de silence, frayeur du monde, méthodes surannées, suspicion injustifiée. Dans la région, les réfugiés polonais font bonne impression par leur piété. Emmanuel espère bien rencontrer Montalembert s’il venait dans le Midi.

Informations générales
  • PM_XIV_007
  • 0+099 a|XCIX a
  • Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 7.
  • Orig.ms. Arch. Montalembert; Photoc. ACR, AP 229.
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 ENCYCLIQUE
    1 ENSEIGNEMENT DU DOGME
    1 GRANDS SEMINAIRES
    1 MATIERES DE L'ENSEIGNEMENT ECCLESIASTIQUE
    1 POLONAIS
    1 THOMAS D'AQUIN
    1 VOCATION SACERDOTALE
    2 BONALD, LOUIS DE
    2 CHARLES X
    2 COMBALOT, THEODORE
    2 GREGOIRE XVI
    2 LACORDAIRE, HENRI
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 MAISTRE, JOSEPH DE
    2 PIERRE, SAINT
    2 SAGE, ATHANASE
    2 VERNIERES, JACQUES
    3 CHESNAIE, LA
    3 LAVAGNAC
    3 MIDI
    3 MONTPELLIER
    3 POLOGNE
    3 RUSSIE
  • AU COMTE CHARLES DE MONTALEMBERT
  • MONTALEMBERT
  • Montpellier, 27 avril 1832 (1).
  • 27 apr 1832
  • Montpellier
  • *Monsieur*
    *Monsieur le Comte Charles de Montalembert*
    *Pair de France*
    *Poste restante*
    *Rome, Italie.*(10)
La lettre

Monsieur le Comte,

Vous m’avez fait une promesse qui m’est trop précieuse pour que je ne m’empresse pas de vous dire combien j’y suis sensible et avec quel plaisir j’entretiendrai une correspondance que vous me proposez d’une manière si aimable. Vous voulez bien rechercher l’amitié d’un pauvre séminariste qui pour quelques années s’est retiré du monde, afin de demander aux pieds de Notre-Seigneur un remède à ses propres maux et se disposer à soulager ses frères. Mais permettez-moi de vous l’avouer, vous la possédez déjà; depuis longtemps j’ai admiré la pureté de votre âme, la générosité de votre coeur, et je me suis proposé de mériter votre amitié. Jugez donc quelle joie vous m’avez causée en me prévenant. Je ne comprends pas bien, il est vrai, comment vous avez pu voir dans ma nouvelle carrière un obstacle à l’affermissement d’une liaison dont je suis si touché. Je ne me suis pas aperçu que le séminaire ait diminué un moment l’attachement que je porte à quelques bons jeunes gens que j’ai laissés dans le monde et que Dieu m’avait fait rencontrer, pour m’aider à suivre ma voie et à supporter les fatigues du chemin. L’amitié m’a toujours paru une chose sainte, et cette union mystérieuse de deux coeurs qui se rapprochent pour marcher vers Dieu de concert, m’a semblé toujours utile à celui qui, aspirant à un plus grand sacrifice, a besoin de plus de secours. Nous sommes si tièdes pour aimer Dieu, qu’il nous faut enflammer mutuellement, pour rendre plus vive, la charité que nous lui devons; et c’est sous ce rapport que je vois dans l’amitié la perfection du précepte de l’amour qu’il nous est commandé d’avoir pour les hommes. Soyez donc bien assuré, Monsieur, que puisque vous êtes assez bon pour me demander mon affection, rien ne m’empêchera de vous la donner toute entière.

Vous trouvez quelque chose de glorieux dans ma détermination. Ah! Monsieur, détrompez-vous: Dieu connaît si bien ma faiblesse qu’il m’a voulu éviter tout ce qui pourrait me peiner, et il a tellement adouci les amertumes de plus d’un genre auxquelles je devais m’attendre, que je ne comprends pas encore en quoi consiste le sacrifice que j’ai fait. On m’assure que je le sentirai plus tard, qu’alors viendront les ennuis, les dégoûts de ma vocation. Je demande à Dieu qu’il me fortifie et j’attends avec un sentiment mêlé de crainte et d’espérance. J’éprouve bien, il est vrai, de fortes vexations, lorsque je vois tout ce qu’on fait pour étouffer tout élan généreux, toute pensée noble et libre, du moment qu’elle paraît avoir quelque rapport avec ce qu’on est convenu d’appeler les doctrines de l’homme(2). En attendant, on nous rétrécit l’intelligence, et par conséquent le coeur; on veut, ce semble, faire de nous des hommes pieux, et non pas de saints prêtres, ce qui est bien différent. On nous prépare pour un simulacre de combat contre des ennemis morts depuis longtemps, sans s’occuper de nous fournir des armes contre les ennemis véritables, les ennemis du moment. Il y a, ce me semble, deux moyens d’éviter le naufrage ou en s’exerçant à lutter contre la tempête, ou en restant sur le rivage. Mais nous, nous n’avons pas à choisir; Dieu nous appelle dans l’équipage de la barque de Pierre, nous en serons un jour comme les matelots. Or nous exerce-t-on bien, nous qui devons un jour rentrer dans le monde pour sauver les uns et combattre les autres, en nous parlant sans cesse des dangers de ce monde, comme une femme parlerait à un enfant des dangers de la mer, sans nous rien dire des moyens d’éviter ces dangers, et d’en retirer ceux avec lesquels nous devons vivre, ceux dont nous serons responsables? J’ai entendu dire que les plus tristes marins étaient ceux qui faisaient leur apprentissage dans les arsenaux. Que de séminaires ressemblent à ces arsenaux? Aujourd’hui que nécessairement l’écume jaillira sur notre front, suffit-il de nous dire: prenez bien garde que la lame ne vous emporte? Si l’on voulait faire de nous des Chartreux, on ne nous formerait pas mieux. Or, la vie du prêtre est-elle aujourd’hui une vie de silence et de frayeur du monde?

Telles sont les questions que je m’adresse quelquefois, lorsque je suis frappé de certaines directions qu’on voudrait nous faire prendre; questions qui me décourageraient, si je n’avais rencontré ici un saint prêtre(3), à qui je puis m’ouvrir, qui me comprend, qui gémit de ne pouvoir agir, et m’éclaire en secret de ses lumières, qui sont grandes, quoiqu’elles soient beaucoup trop cachées. J’aurai, je crois, pourtant retiré un autre avantage de mon entrée dans ce séminaire: celui de pouvoir bien constater sur les lieux la décrépitude de la carcasse scolastique et sa décomposition. C’est chose risible et pitoyable à la fois que de voir la torture que les élèves donnent une fois par jour à un de leurs professeurs qui s’obstine à suivre la méthode bâtarde du syllogisme, qui ressemble à [la] logique de saint Thomas, comme la Sorbonne ressemblait à un concile. C’est aussi quelque chose de consolant de remarquer l’instinct des développements nouveaux dominer certaines têtes qui persistent à ramper dans les routes usées. Plusieurs qui seraient bien fâchés qu’on les crût aimer le sens commun, m’avouent que la théologie est à refaire, que les preuves de raisons et toutes celles tirées des Ecritures et des Pères sont faibles, si l’on ne pose pas le grand principe de l’autorité de l’Eglise; c’est ce qui me fait penser qu’un traité de l’Eglise bien fait suffirait pour mettre bien des esprits sur la voie des nouveaux développements théologiques et en ramener beaucoup de leurs illusions, par cela même qu’il fixerait leurs incertitudes(4).

Vous apprendrez sans doute avec plaisir que le séjour des Polonais dans notre Midi fait le plus heureux effet(5). Dans tous les lieux qu’on leur a assignés pour demeures, leur foi, leur piété déconcertent les libéraux à la façon du Constitutionnel(6), et dissipent les préventions des Carlistes(7). Lunel, foyer de carlisme en a reçu six-cents. Le dimanche des Rameaux presque tous avaient fait leurs pâques. On en a vu sortir des maisons où on leur refusait un crucifix et de l’eau sacrée, comme ils disent(8). On fut tout surpris d’en voir plusieurs à Montpellier s’agenouiller devant un enterrement qui passait. Leurs prêtres sympathisent très bien avec les nôtres. Je tiens tous ces faits d’un jeune prêtre, témoin oculaire de leur maintien respectueux dans l’église, et que ses opinions royalistes ne rendent pas suspect sur ce point.

Quoique un grand vicaire ait déclaré solennellement que l’intention de l’évêque était que tout jeune homme, convaincu à ses examens des doctrines proscrites ici, fût expulsé, la moitié au moins du séminaire est assez franchement prononcée; seulement, on se tait et on attend.

Adieu, Monsieur. Veuillez recevoir l’assurance de toute cette affection que vous êtes assez bon pour me demander, et croire au vif désir que j’éprouve qu’il plaise à la providence de nous rapprocher le plus tôt possible.

Emmanuel d’Alzon.

Je serai libre depuis le premier juillet jusqu’au premier octobre. Je serais bien heureux si les choses pouvaient s’arranger pour que je pusse vous voir, soit ici, si votre projet de visiter le Midi se réalisait, soit ailleurs, s’il m’était possible de vous aller chercher.

Veuillez faire agréer le témoignage de mon respectueux attachement à M. de La Mennais, à qui je me permettrai peut-être d’écrire avant peu(9).

E.D'ALZON
Notes et post-scriptum
1. Note de Montalembert: "Précieuse. -Polonais. -Séminaire.-Question sur Solignac. -Répondu le 28 avril".
2. Les doctrines de Lamennais. 3. L'abbé Vernières.
4. De Maistre, Bonald et Lamennais sont les maîtres de philosophie d'E. d'Alzon. Leur traditionalisme s'attaquait au rationalisme et au subjectivisme, fruits amers du protestantisme, insistait sur l'aspect social de l'Eglise, l'autorité du Pape, la rénovation du clergé, l'indépendance à l'égard des pouvoirs, un dévouement plus net à la cause des humbles..., mais à travers des options philosophiques plus ou moins aberrantes, telle celle du sens commun. On cherchait plus les bases d'une apologie nouvelle que d'une théologie à proprement parler; en parlant ici de l'autorité de l'Eglise, E. d'Alzon pense "au grand miracle de l'existence de l'Eglise". Cf. A. SAGE, *Un maître spirituel*, pp. 9-10, 12-13.
5. Réfugiés qui avaient quitté leur pays après l'échec de la révolte contre les Russes.
6. Journal libéral et anticlérical.
7. Fidèles au roi légitime Charles X, exilé après 1830.
8. Dans une lettre adressée à l'abbé Combalot, du 23 avril, E. d'Alzon écrit à peu près la même chose, sauf à préciser ici qu'il s'agit de protestants: "Partout où ils vont, ils demandent un crucifix et de l'eau bénite. On en a vu sortir de chez des protestants qui refusaient de leur en fournir". (*Lettres* I, p. 302).
9. Voici la suite des principaux événements "mennaisiens" pour cette année 1832, depuis le voyage vers Rome (21 nov.-30 déc. 1831) des "pèlerins de la liberté": janvier-9 juillet: séjour à Rome; 13 mars: réception de Lamennais, Lacordaire, Montalembert par le pape; 15 mars: départ de Lacordaire; 9 juin: publication du Bref de Grégoire XVI aux évêques de Pologne; 10 août: Montalembert et Lamennais rejoignent Lacordaire à Munich; 15 août: Encyclique *Mirari vos*, 10 septembre: Déclaration de soumission des rédacteurs de l'*Avenir*; septembre: retour de Féli à la Chênaie; 11 décembre: Lacordaire quitte la Chênaie.
E. d'Alzon, quant à lui, n'a pas reçu de ses parents l'autorisation d'accompagner les trois pèlerins; le 15 mars 1832, il est entré au grand séminaire de Montpellier; le 16 juin, il reçoit la tonsure; et après des vacances en famille à Lavagnac (1er juillet-6 octobre) il retourne au grand séminaire.
10. Une autre main a précisé: *par Antibes*. - Notes de P. Touveneraud.