Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 29.

16 jan 1834 Rome MONTALEMBERT

Témoin à Rome du comportement révoltant du parti hostile à ceux que j’aime, j’y apprends à ne compter que sur Dieu – Les études ecclésiastiques en France et à Rome – La situation dramatique de l’Eglise – Les connaissances faites à Rome – Nos courtes vues et le dessein de Dieu – Le mystère de la croix.

Informations générales
  • PM_XIV_029
  • 0+155 a|CLV a
  • Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 29.
  • Orig.ms. Archives Montalembert; Photoc. ACR, AP 233.
Informations détaillées
  • 2 LAMBRUSCHINI, LUIGI
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 MAC CARTHY, CHARLES
    2 MAZZETTI, JOSEPH-MARIE
    2 MICARA, LODOVICO
    1 CALOMNIE
    1 DOUTE
    1 EGLISE MILITANTE
    1 ENNEMIS DE DIEU
    1 ENNEMIS DE L'EGLISE
    1 ESPERANCE
    1 INSTRUCTION RELIGIEUSE
    1 JESUS-CHRIST
    1 PASSION DE JESUS-CHRIST
    1 SEMINAIRES
    1 SOUFFRANCES DE JESUS-CHRIST
    1 TRISTESSE
    2 GREGOIRE XVI
    2 MONTALEMBERT, CHARLES DE
    2 MONTPELLIER THEODORE-JOSEPH DE
    2 OLIVIERI, MAURIZIO
    2 ORIOLI, ANTONIO
    2 PAUL, SAINT
    2 PIERRE, SAINT
    2 SKORKOWSKI, CHARLES
    2 WISEMAN, NICOLAS
    3 FRANCE
    3 MUNICH
    3 PARIS
    3 ROME
    3 ROME, BASILIQUE SAINT-PIERRE
    3 ROME, COLLEGE DE LA GREGORIENNE
    3 ROME, COUVENT SAINT-EUSEBE
    3 RUSSIE
  • AU COMTE CHARLES DE MONTALEMBERT
  • MONTALEMBERT
  • Rome, 16 janvier 1834 (1).
  • 16 jan 1834
  • Rome
  • *Monsieur*
    *Monsieur le Comte Charles de Montalembert*
    *Pair de France*
    *Maximilians Platz, n° 8*
    *Munich, Bavière.*
La lettre

J’ai appris, aujourd’hui même, votre adresse, mon cher ami, et je viens vous prier de ne pas interrompre entièrement une correspondance qui m’a fait tant de bien. On m’a dit que vous étiez bien triste, bien abattu; et c’est à cette cause que j’ai attribué votre long silence. Depuis près de deux mois que je suis à Rome(2), j’ai eu bien souvent l’occasion de partager les sentiments qui vous accablent. La manière dont on traitait les personnes que j’aime et que je respecte le plus, me révoltait jusqu’au fond de l’âme. La calomnie semble être devenue le monopole d’un parti. C’est un monopole que je ne lui envie certes pas, mais dont les excès font à la fin perdre patience. Vous voyez que sous certains rapports nous sommes dans la même position, et que je vous eusse très bien compris par cela même, si vous aviez voulu me faire part de vos peines. Le séjour de Rome m’a fait cependant quelque bien en ce que j’y apprends chaque jour à ne compter que sur Dieu. C’est une vérité qui se présente tous les jours à moi avec la plus grande évidence, et c’est une vérité pourtant dont je n’avais pas été assez convaincu; mais les leçons se multiplient trop autour de moi pour que je puisse conserver le moindre doute à cet égard. Lorsque je quittais la France, j’avais le coeur serré par la pensée que pour y opérer un schisme, les ennemis de Dieu n’auraient qu’à vouloir l’éducation des séminaires, dont j’ai été à même de bien voir tous les défauts pendant 18 mois, me faisait trembler [sic ]. Les bases sur lesquelles on fait reposer la foi des jeunes prêtres, est si faible (sic]; la charité qu’on leur inspire, a si peu de racines dans le coeur; et pour la plupart, il faut bien malheureusement en convenir, pour la plupart, les espérances du ciel sont si peu de chose auprès d’espérances plus matérielles. Mais je me fais aussi peut-être une idée trop exagérée de la disposition des esprits. Quoi qu’il en soit, je crus devoir quitter une maison où ma foi finissait par s’affaiblir(3). Je suis venu à Rome où certes je n’ai pas trouvé de grands sujets de consolation. Cette lutte que se livre le clergé, cette politique astucieuse portée partout, me blessent de la manière la plus pénible. Cependant j’ai eu le bonheur de rencontrer quelques personnes avec lesquelles j’ai pu m’ouvrir sans réserve, et celles-là m’ont soulagé en me faisant des aveux qui m’ont expliqué la position actuelle de Rome. Il est sûr qu’il faut avoir une foi bien vive aux promesses faites à l’Eglise pour ne concevoir aucune crainte pour elle dans les circonstances actuelles; mais ces promesses me soutiennent et m’empêchent de douter, surtout lorsque je pense que l’Eglise s’est trouvée dans des circonstances non moins critiques; et puis, comme l’a si bien dit l’homme(4), ce n’est pas de vaincre qu’il s’agit pour nous, mais de combattre.

Parmi les connaissances que j’ai faites ici et que je dois à M. de La Mennais, je dois compter le Père Olivieri(5), qui m’a reçu avec une bonté parfaite et qui m’a appris que l’on se repentait d’avoir traité certaines personnes comme on l’avait fait. Le cardinal Lambruschini(6) l’avait assuré que si les choses étaient à recommencer, on y regarderait à deux fois. La manière dont l’évêque de Cracovie(7) a été traité, a ouvert les yeux sur les dispositions de la cour de Russie. Les dispositions au schisme qui se manifestent en France, donnent à Grégoire XVI les plus vives alarmes.

J’ai encore à remercier M. de L[a] M[ennais] de m’avoir fait connaître Charles Mac-Carthy(8), que je vois très souvent et dont la société me dédommage bien de tous les dégoûts que j’éprouve de la part de certaines personnes que j’avais connues à Paris et qui me rendent le séjour de Rome bien amer(9). Je cause avec lui de mes études, et quoique nous ne travaillions pas sur le même plan, parce qu’il est anglais et que je suis français, nous nous entendons parfaitement dans toutes nos idées. C’est un grand charme pour moi. C’est lui qui m’a donné votre adresse et qui m’a appris combien votre lettre lui faisait craindre un trop grand découragement de votre part. Je ne sais si vous pouvez l’être plus que je ne le suis. Cependant, lorsque je cherche dans le passé quelle est l’époque où l’Eglise n’a pas couru de grands périls, je ne sais sur quel point de son histoire m’arrêter. Nous ne sommes pas assez convaincus que nous sommes membres de l’Eglise militante et que, dans les combats qu’elle livre, nous sommes bien souvent les instruments aveugles de desseins dont les résultats nous seront longtemps cachés. Nous croyons avoir une mission et nous croyons que cette mission aura tel ou tel effet; et, quand nous voyons que nos prévisions sont déjouées, nous nous croyons abandonnés de Dieu parce que nous n’avons pas pénétré ses vues, tandis qu’au contraire il les poursuit toujours avec la même force et la même douceur, soit pour la miséricorde soit pour la justice. Je vous demande pardon, mon cher ami, de vous faire ces observations; mais, partageant des peines semblables aux vôtres et en cherchant la cause, j’ai cru la trouver, pour ma part, dans mon peu de foi qui m’a fait craindre que la barque de Pierre ne fût submergée, et dans un désir trop curieux peut-être de pénétrer la volonté de Dieu sur l’avenir du catholicisme.

Je vous communique en toute confiance mes observations personnelles et je désire qu’elles puissent vous être de quelque utilité. Il est malheureusement trop vrai que la plupart de ceux qui se disent chrétiens ne connaissent pas le mystère de la croix et ce que la souffrance, les angoisses, les craintes, les dégoûts ont de purifiant pour l’âme. Pour moi je ne mets pas en doute que ce sont ces souffrances mêmes qui donnent du prix et de la fécondité aux paroles de ceux qui sont chargés d’appeler les hommes à la vérité, et que si Jésus-Christ, pour fortifier sa prédication, crut devoir subir les tourments du jardin des olives, le chrétien, qui de nos jours veut faire du bien à ses frères et agir sur eux, doit accepter, non seulement avec résignation, mais avec bonheur, les tribulations qui viendront assaillir son coeur. Telle est ma conviction intime; et c’est pour cela que je demande toujours dans mes prières de bien comprendre le mystère de la croix. C’est aussi, j’ose vous l’avouer, ce que je demande pour vous, bien persuadé que là où il y a un plus grand mal, il faut de plus grandes expiations, et que, selon la pensée de saint Paul, le chrétien est quelquefois appelé à accomplir ce qui manque aux souffrances du Sauveur(10).

Je vous le dis donc bien franchement, mon cher ami, si je ne vous aimais que comme homme du monde, je vous souhaiterais l’exemption de tout ce qui vous rend triste; mais parce que je vous aime, et du fond de mon coeur, comme chrétien, je ne vous souhaite que la foi et cet amour qui est plus fort que la mort(11).

Je m’aperçois que je prends quelquefois trop le ton de sermonneur. Si mes paroles ne vous plaisent pas ainsi, dites-le moi, je vous en conjure. En attendant, je vous conjure de n’y voir que l’expression de l’amitié la plus sincère, la plus forte et la plus inaltérable. Adieu. Tout à vous, mon cher ami.

Emmanuel d’Alzon.

Si vous voulez bien m’écrire, que ce soit poste restante.(12)

E.D'ALZON
Notes et post-scriptum
1. Note de Montalembert: "Très bonne et précieuse".
2. E. d'Alzon, minoré, est à Rome depuis le 25 novembre 1833.
3. Les préjugés de l'école menaisienne sur la formation dans les séminaires ont desservi jusqu'au niveau de la foi le séjour d'E. d'Alzon au grand séminaire de Montpellier.
4. Lamennais.
5. Dominicain, consulteur du Saint-Office.
6. Théatin, préfet de la S.C. de la Discipline régulière
7. Mgr Skorkowski.
8. Séminariste, cousin de Mgr Wiseman.
9. Entre autres l'abbé de Dreux-Brézé.
12. Suite des événements "mennaisiens" pour l'année 1834: avril, publication des *Paroles d'un Croyant*; 25 juin: Encyclique *Singulari nos*; septembre: dissolution de la congrégation de Saint-Pierre.
Du 25 novembre 1833 au 19 mai 1835, E. d'Alzon séjourne à Rome, chez les religieux Minimes, à S. Andrea delle Fratte. Il y poursuit ses études ecclésiastiques, d'abord en assistant aux cours de la Grégorienne; puis à partir de Pâques, seul mais en se faisant éclairer de savants théologiens, tous amis de Lamennais: le cardinal Micara, capucin, le P. Olivieri, dominicain, le P. Orioli, conventuel, le P. Ventura, théatin, le P. Mazetti, carme, etc., auxquels il faut ajouter Mgr Wiseman, le futur cardinal, oncle de Mac-Carthy, jeune séminariste anglais, mennaisien lui aussi, avec lequel il se lie d'amitié. Il demeure en correspondance avec Lamennais, qui cessera de répondre à ses lettres par suite des indiscrétions de la police romaine, dont témoigne le dossier *d'Alzon-Lamennais* des archives du Vatican. Ayant décidé d'accéder au sacerdoce avant de quitter Rome, il s'y prépare par une retraite chez les Jésuites à Saint Eusèbe. Le 12 décembre, il lui est demandé, par le cardinal-vicaire, de la part du Pape, de signer une formule d'adhésion à l'encyclique *Singulari nos*. Il reçoit le sous-diaconat, le 14 décembre, le diaconat, le 20, et la prêtrise, le 26; et le 27 décembre, il célèbre sa première messe dans la crypte de Saint-Pierre. Mais un de ses amis, l'abbé de Montpellier, belge d'origine, commet l'indiscrétion de faire publier sa formule d'adhésion à l'encyclique de Grégoire XVI dans le *Journal historique et littéraire de Liège*, publication que s'empresse de reproduire, en France, l'*Ami de la religion*, le 2 février 1835. Il quittera Rome, le 19 mai 1835, après avoir été, sur l'instance de sa mère, reçu en audience par le Pape Grégoire XVI, peu avant son départ.
10. *Col* 1, 24.
11. *Ct* 8, 6. - Notes de P. Touveneraud.