Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 38.

15 mar 1834 Rome LAMENNAIS

M. Ventura se méfie de la censure – Ses sentiments à votre égard n’ont pas changé – Comment il voit la régénération en France et dans sa patrie – Pour le P. Olivieri les événements sanctionneront vos principes – Selon le Card. Micara vous devez changer votre plan de guerre mais continuer à combattre – Le piège qu’on voulait vous tendre – Ses études – Je prie bien souvent pour vous.

Informations générales
  • PM_XIV_038
  • 0+166 a|CLXVI a
  • Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 38.
  • Publiée d'après l'original par G. GOYAU, *Le portefeuille de Lamennais*, Paris, 1930, pp. 128-131; D'A., T.D. 19, pp. 3-6; LE GUILLOU, VI, n° 905, pp. 571-572; *Pages d'Archives*, II, pp. 326-327.
Informations détaillées
  • 1 FIDELITE
    1 GALLICANISME
    1 LUTTE CONTRE LE MAL
    1 PHILOSOPHIE MODERNE
    1 PROTESTANTISME ADVERSAIRE
    1 SALUT DU GENRE HUMAIN
    1 SYMPATHIE
    1 THEOLOGIE
    2 GOYAU, GEORGES
    2 HUME, DAVID
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 LINGARD, JOHN
    2 MAC CARTHY, CHARLES
    2 MICARA, LODOVICO
    2 OLIVIERI, MAURIZIO
    2 VAILHE, SIMEON
    2 VENTURA, GIOACCHINO
    3 ANGLETERRE
    3 AUTRICHE
    3 BELGIQUE
    3 FRANCE
    3 POLOGNE
    3 ROME
    3 RUSSIE
  • A MONSIEUR L'ABBE FELICITE DE LAMENNAIS
  • LAMENNAIS
  • Rome, 15 mars 1834 (1).
  • 15 mar 1834
  • Rome
La lettre

Monsieur l’abbé,

Je vis hier, chez Mac-Carthy, une de vos lettres où vous vous plaignez du silence de M. V[entura]. C’est ma faute si vous n’en connaissez pas le motif; il m’avait chargé de vous faire savoir que la manière dont on ouvrait ses lettres l’avait engagé à en confier le moins possible à la poste. Il s’occupe de composer un chiffre au moyen duquel vous pourrez correspondre sans danger.

Il m’a chargé aussi de vous rassurer sur les craintes que vous aviez à son égard: les choses, pour lui, en sont au même point qu’à l’époque de votre départ. Cependant, il travaille dans le silence et a les plus grandes espérances. La régénération, me disait-il l’autre jour, est inévitable et commencera peut-être le jour où le gouvernement français tentera de réaliser ses projets de schisme. Personne, aujourd’hui, ne doute qu’une Eglise nationale ne soit l’objet de ses voeux, mais cette Eglise est impossible, et si elle était jamais proclamée, elle n’aurait d’autre effet que d’entraîner la partie corrompue du clergé et de laisser une plus grande force à la partie saine du sacerdoce français: ce serait la séparation du bon et du mauvais grain. M. V… est convaincu qu’une révolution est inévitable dans sa patrie: c’est un moyen nécessaire, selon lui, d’extirper certains abus dont les efforts humains ne pourraient venir à bout. Du reste, dès qu’il sera débarrassé d’une indisposition qui le retient au lit, il vous écrira lui-même.

Le P. Olivieri, qui, toutes les fois que je le vois, me charge de vous faire des compliments sans limite, pour employer son expression, est convaincu que les principes que vous avez défendus recevront tous les jours, de la force des événements, une sanction plus incontestable. La marche de la Russie à l’égard de la Pologne, l’état prospère de la Belgique, les manoeuvres de la France ouvrent, selon lui, les yeux à bien des gens. Cependant il ne se fait pas d’illusion sur la force d’esprit de certaines gens dont l’opinion est cependant comptée pour beaucoup.

Le cardinal Micara, qui me traite avec une bonté dont je suis tout surpris, me parle souvent de vous. Il est persuadé que vous faites bien de ne plus combattre sur le terrain que vous avez abandonné, mais que vous ne devez pas garder le silence, d’abord parce qu’en vous taisant vous laisseriez croire à vos adversaires que vous avez été condamné, ce qui n’est pas; en second lieu, parce que la religion est dans ce moment trop attaquée pour que ceux qui ont reçu du ciel des dons particuliers ne les emploient pas à la défendre. Il pense que vous devez changer votre plan de guerre, mais que vous ne devez point abandonner le champ de bataille sur lequel la Providence semble vous placer pour longtemps encore.

Mac-Carthy m’a communiqué le projet que certaines gens avaient eu de vous faire venir à Rome. Je puis vous assurer que c’était un piège, et j’ai de fortes raisons de croire que ceux qui voulaient le tendre habitent le Gesù. Certaines personnes qui déclarent ne pas croire à la sincérité de votre soumission ont manifesté un trop vif désir de vous voir ici pour que je n’en sois pas convaincu. Cette manoeuvre, que je connaissais, je crois, avant que Mac-Carthy m’en eût parlé, m’avait profondément révolté.

Un fait que vous connaissez sans doute, et qui montre l’es prit logique de certaines gens, c’est que les cardinaux qui vous ont le plus désapprouvé sont ceux qui approuvent le plus l’état actuel de la Belgique. Un autre fait qui explique bien des choses à propos de la censure, c’est que l’Autriche défend la publication de l’ Histoire d’Angleterre, par Lingard, et permet celle de Hume: l’une est libérale et l’autre n’est qu’impie.

Je passe quelquefois à Rome des journées bien pénibles. L’obstination que certains mettent à confondre ce qui est passager, périssable, dans l’ordre des sociétés humaines, avec ce qui est immuable dans la société divine, les maux immenses que prépare cet aveuglement me jettent dans un grand abattement.

Je m’occupe dans ce moment de l’allemand, que j’avais un peu oublié. Le P. Olivieri et Mac-Carthy me pressent d’apprendre l’hébreu; probablement je me laisserai persuader, quoique je me demande quelquefois si ce sont de pareilles études qui me mettront à même de faire le peu de bien dont je suis capable. Il me semble qu’une étude approfondie de la Réforme et de la philosophie moderne servirait à me donner une plus grande intelligence du présent. Il me semble qu’en France on ne dispute guère plus sur le texte de la Bible, et qu’il est inutile d’y apporter un genre de discussion qui est encore en vigueur en Angleterre et en Allemagne.

Je puis vous assurer que je prie bien souvent pour vous, afin que vous soyez [mot déchiré] de votre mission et que vous portiez avec force et patience une croix dont je voudrais bien prendre sur moi une petite partie.

Adieu, Monsieur l’abbé, veuillez croire à toute l’affection de celui qui se regarde comme le plus dévoué de vos enfants.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Le brouillon de cette lettre, daté du 13 mars, a été publié par VAILHE, *Lettres*, I, pp. 519-523.