Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 40.

17 mar 1834 Rome MONTALEMBERT

Vos épreuves – Le grain jeté dans le sillon n’est-il pas foulé et recouvert de terre ? – Les yeux commencent à s’ouvrir – Ses propres douleurs – Amis communs.

Informations générales
  • PM_XIV_040
  • 0+166 b|CLXVI b
  • Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 40.
  • Orig.ms. Arch. Montalembert; Photoc. ACR, AP 236.
Informations détaillées
  • 1 CATHOLICISME
    1 ENNEMIS DE L'EGLISE
    1 EPREUVES SPIRITUELLES
    1 GALLICANISME
    1 REFORME DU COEUR
    2 CHATEAUBRIAND, FRANCOIS-RENE DE
    2 COMBALOT, THEODORE
    2 DREUX-BREZE, HENRI DE
    2 DREUX-BREZE, PIERRE-SIMON DE
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 FORBES, JAMES
    2 LAMARTINE
    2 LEMARCIS, GUSTAVE
    2 MAC CARTHY, CHARLES
    2 MICARA, LODOVICO
    2 MONTALEMBERT, CHARLES DE
    2 MONTALEMBERT, ELISE DE
    2 NAPOLEON III
    2 OLIVIERI, MAURIZIO
    2 ROZAVEN, JEAN-LOUIS DE
    2 TOUVENERAUD, PIERRE
    2 VENTURA, GIOACCHINO
    3 ALPES DE HAUTE-PROVENCE
    3 DIGNE
    3 EUROPE
    3 FRANCE
    3 MARSEILLE
    3 MEDITERRANEE
    3 NAPLES
    3 ORIENT
    3 PALESTINE
    3 ROME
    3 TERRE SAINTE
  • AU COMTE CHARLES DE MONTALEMBERT
  • MONTALEMBERT
  • Rome, 17 mars 1834 (1).
  • 17 mar 1834
  • Rome
  • *Monsieur*
    *Monsieur le Comte Charles de Montalembert*
    *Pair de France*
    *Maximilians Place, n° 8*
    *Munich, Bavière.*
La lettre

Votre lettre, mon cher ami, m’a fait une vive peine. Je suis entré dans votre position et j’ai compris tout ce qu’a de douloureux pour vous votre passé,(2) et ce que l’avenir vous réserve d’angoisses. Il est des hommes que la Providence marque pour la souffrance; c’est leur sort à eux. Ils ont un coeur fait exprès pour ressentir plus amèrement les épreuves qui leur sont imposées. Vous êtes un de ces hommes. Votre calice, je n’en doute pas, renferme plus de fiel que celui des autres. Mais, par cela même que je vous crois appelé à souffrir davantage, je trouve que Dieu vous a fait une position plus belle que celle de vos frères, si vous savez la comprendre et en accepter généreusement toutes les conséquences.

Mais laissez-moi vous dire que je ne puis comprendre comment vous pouvez trouver votre vie manquée, parce que l’adversité a pesé un peu fortement sur votre tête. Lorsque je vous vis à Marseille,(3) je me rappelle que M. Combalot vous prédisait de grandes douleurs. Vous les acceptiez alors, quoique vous ne prévissiez pas bien peut-être de quel côté elles vous viendraient. C’est là la marche ordinaire de la Providence qui, pour frapper d’une manière plus sensible les victimes qu’elle se choisit, ne leur laisse pas même deviner de quel côté elle leur portera les coups les plus rudes.

Voilà précisément, si je ne me trompe, ce qui vous est arrivé. Mais que votre vie soit manquée pour cela, non, non, je ne puis le croire. Vous avez été foulé, j’en conviens; et le grain qui est jeté dans le sillon n’est-il pas foulé et recouvert de terre? Voilà votre position présente. Votre carrière selon les idées humaines est rompue: c’est bien. Dieu veut vous en ouvrir une autre sur le seuil de laquelle vous déposerez tout ce qui est humain en vous, tout ce qu’il y a de corruptible dans la semence de votre coeur, si je puis parler ainsi. Vous allez passer quelque temps encore dans la retraite: hé! bien, votre esprit s’y mûrira, votre coeur s’y fortifiera pour des luttes nouvelles où vous apporterez des vues plus pures, s’il est possible, que celles qui vous ont engagé à soutenir vos premiers combats. Laissez faire le temps, confiez-lui le soin de votre apologie. Il vous justifie assez, ce me semble, depuis deux ans et demi que vous gardez le silence. Chaque jour, il ouvre les yeux à vos adversaires: ils se sentent entraînés par la force des choses; ils marchent à regret, mais ils marchent; bien tôt ils seront surpris du chemin qu’ils auront fait. Car, c’est une chose que vous apprendrez sans doute avec plaisir, si j’en crois le P. Olivieri, le Père Ventura et autres personnes à qui je puis m’en rapporter, bon nombre de gens ouvrent enfin les yeux. Les événements leur donnent des leçons trop sévères pour qu’ils ne cherchent pas enfin à y voir clair.

Depuis quatre mois que je suis à Rome, je suis, de mon côté, livré à bien des douleurs. Car, si j’ai confiance dans l’avenir du catholicisme, je sais sur combien de ruines son triomphe doit être proclamé. La grande chute de ce qui est, qui se prépare et qu’on ne veut pas voir, l’obstination à lier ce qui est humain, périssable, mort, avec ce qui dans la religion est immortel et divin; chez certains jeunes gens, le découragement général, l’ennui, la fatigue: tout cela se présente à moi et m’effraie. La crainte sans doute me grossit les objets; mais enfin ils m’apparaissent sous les couleurs les plus sombres: cette haine hypocrite des ennemis de l’Eglise, les mépris dont on la couvre, les faux frères qui déchirent son sein, à quoi cela aboutira-t-il? Je vais quelquefois me consoler auprès du Père Ventura qui, plein de confiance, attend que le gouvernement français manifeste clairement ses projets de schisme, comme un signale de régénération pour la France et pour l’Europe.

J’ai fait vos compliments au cardinal Micara(4) et à toutes les personnes dont vous me parlez. Je vois l’abbé de [Brézé](5), mais avec précaution: plongé comme il est dans la coterie Rozaven,(6) je suis obligé à de grands ménagements. Je n’ai pas vu son frère,(7) qui est à Naples, ou du moins en est revenu depuis peu. Si vous avez, dans deux ans, le même désir de voir l’Orient, je m’offrirai probablement à vous pour vous accompagner.(8)

Je vois très souvent Mac-Carthy; c’est un jeune homme parfait; ce matin encore j’ai causé de vous avec lui. Je ne puis vous donner des nouvelles de Rome; nous en sommes, dans ce moment, au calme plat, au moins à l’extérieur.

Adieu, adieu. Comptez sur ma vive sympathie pour toutes vos peines et sur mon inaltérable affection.

Emmanuel d'Alzon.
Notes et post-scriptum
1. Note de Montalembert: "Répondu le 15 décembre 1834".
2. Entre autres souffrances, l'enfance et la jeunesse de Montalembert avaient été marquées par des deuils éprouvants: en 1819, il perd son grand-père maternel, James Forbes, qui avait entouré son enfance d'une tendresse passionnée; le 3 octobre 1829, c'est la mort d'Elise, sa soeur bien aimée, et peu de temps après, celle d'un ami de coeur, Gustave Lemarcis; enfin, le 21 juin 1831, c'est la mort de son père, à l'âge de 53 ans.
3. Montalembert et E. d'Alzon s'étaient rencontrés à Digne, le 17 octobre 1831 et de là avaient cheminé ensemble pendant quelques jours jusqu'à Marseille. Montalembert faisait alors une tournée de propagande dans le Midi en faveur de l'*Avenir*, en compagnie de l'abbé Combalot; E. d'Alzon était allé voir à Digne son ami du Lac, dont le père était préfet des Basses-Alpes, pour parler ensemble de leur vocation sacerdotale. (Cf.*Lettres* I, p. 240, 246).
4. Capucin, "le républicain à calotte rouge".
5. *Lapsus calami*, suppléé en référence à la lettre de Montalembert.
6. Jésuite, assistant de France.
7. Le marquis de Dreux-Brézé.
8. L'intérêt pour l'Orient n'avait cessé de grandir depuis la campagne de Bonaparte (1798-1799). Châteaubriand, en 1806-1807, fait le tour de la Méditerranée, marqué par un pèlerinage en Terre-Sainte, et rendu célèbre par son *Itinéraire de Paris à Jérusalem*, publié en 1811. En 1832, c'est Lamartine qui part à son tour pour l'Orient et la Palestine. Montalembert, ami de l'un et de l'autre, envisageait lui aussi de faire "son voyage en Orient" en compagnie de Lamennais; à défaut de celui-ci, E. d'Alzon s'offrait à lui comme compagnon, mais "dans deux ans", c'est-à-dire une fois prêtre. Voir *Bible et Terre Sainte*, n° 172, juin 1975: *Les Romantiques en Terre Sainte, dessins et récits de voyage*. - Notes de P. Touveneraud.