Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 44.

12 jun 1834 Rome LAMENNAIS

Les *Paroles d’un croyant* – Beaucoup de passages s’expliquent quand on ne les retire pas de leur contexte – Avis partagés – Le pouvoir sous la forme monarchique est-il le seul à avoir méconnu ses devoirs ?

Informations générales
  • PM_XIV_044
  • 0+182 a|CLXXXII a
  • Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 44.
  • Publiée d'après l'original par G. GOYAU, *Le portefeuille de Lamennais*, Paris, 1930, pp. 146-149; D'A., T.D. 19, pp.6-8; LE GUILLOU, VI, n° 956, pp. 651-652; *Pages d'Archives*, II, p. 327.
Informations détaillées
  • 1 ABSOLUTISME
    1 AUGUSTIN
    1 CALOMNIE
    1 EGLISE
    1 MONARCHIE
    1 PEUPLES DU MONDE
    1 SCANDALE
    2 BONNETTY, AUGUSTIN
    2 GOYAU, GEORGES
    2 GREGOIRE XVI
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 LE GUILLOU, LOUIS
    2 MAC CARTHY, CHARLES
    2 OLIVIERI, MAURIZIO
    2 VENTURA, GIOACCHINO
    3 NAPLES
    3 PARIS
    3 ROME
    3 VELLETRI
  • A MONSIEUR L'ABBE FELICITE DE LAMENNAIS
  • LAMENNAIS
  • Rome, 12 juin 1834 (1).
  • 12 jun 1834
  • Rome
La lettre

Monsieur l’abbé, J’ai lu enfin les Paroles d’un croyant. Bien peu de monde ici a eu ce privilège, à cause des défenses faites à la poste et à la douane de laisser passer cet ouvrage. Aucun de vos amis que je connaisse n’a pu le lire excepté moi. Cependant, on a essayé de le juger par les extraits donnés par les journaux, et, si je ne me trompe, on a eu tort. Certains passages isolés présentent des idées qui pourraient choquer, et qui mises à la place qu’ils occupent dans le livre, perdent leur trop grande rudesse et s’expliquent très bien. On conçoit que les journaux qui vous ont critiqué ne se soient pas gênés pour exagérer dans leur sens en tronquant comme ils l’ont fait. Ainsi d’après un extrait, le P. V[entura] croyait trouver une proposition anticatholique dans une attaque faite contre le pouvoir des rois en général; je crois que cette proposition se comprend très bien en la mettant à côté d’un passage du chapitre 18.

Le P. Olivieri est de tous les hommes que j’ai vus celui qui a été le moins ébranlé. L’abbé de L.M., me disait-il, est un homme effrayant; il a prédit tant d’événements qui se sont accomplis qu’il est impossible de ne pas voir dans son nouvel ouvrage une prophétie. Il est persuadé que l’on ne prononcera rien ici. Si l’on avait rendu une décision formelle, je n’eusse pas été fâché, je l’avoue, que Rome se prononçât à la fin, mais les Jésuites demandaient une vague désapprobation de l’Index: ce juste milieu me paraît le pire des partis. C’est ce qu’a pensé le P. V[entura], qui, avec le P. Olivieri, vont disant partout qu’il serait dangereux de s’arrêter à une mesure ambiguë, parce que ce serait pour vous une raison de pousser les choses à l’extrême. Je crois être sûr que l’on gardera le silence; l’ambassadeur de France demande qu’on ne parle dans aucun sens de peur d’ajouter un nouveau scandale lorsqu’il y en a assez d’un premier. Le Pape est, dit-on, toujours très mécontent. Je faisais l’autre jour au P. Olivieri quelques observations sur les dispositions du Saint-Père. « Mon ami, me répondit-il, l’Eglise est comparée par saint Augustin à une barque battue par les flots; il s’exprime ainsi: Turbari potest, mergi non potest; nous voyons se réaliser dans ce moment la première partie de la proposition, il arrive quelquefois que le capitaine et les matelots ne savent où ils vont, tant le danger est grand; le vaisseau n’est pas englouti pour cela ». Quoique je ne résume pas tout ce qu’il me dit là-dessus, en voilà bien le sens. Il me chargea à plusieurs reprises de vous assurer que tout ce qu’on pouvait dire contre vous ne l’empêcherait pas de vous être sincèrement attaché et que lors même qu’il y aurait à dire quelque chose à la forme, il était persuadé que vous aviez bien raison pour le fond. On croyait qu’en étant fait général de son ordre il quitterait sa place de commissaire, le Pape n’a pas voulu le lui permettre; seulement il lui a donné un assistant de plus.

Les bruits les plus contradictoires courent sur Naples, les uns prétendent que le roi y donne une constitution, d’autres assurent qu’il n’en est rien; on ajoutait que les Autrichiens allaient former un camp à Velletri; il paraît qu’il n’en sera rien.

M[ac-Carthy] est malade, il a eu hier une nouvelle attaque de ses spasmes, j’allai passer quelque temps auprès de lui, je l’ai laissé fort agité.

Me permettez-vous quelques observations sur les Paroles d’un croyant? Tout ce que vous y dites est ou me semble vrai, sauf quelques attaques contre les rois -qui me semblent un peu exagérées, mais dites-vous toute la vérité? Les rois sont-ils les seuls coupables? Les peuples ne peuvent-ils pas réclamer leur part? Car si les princes sont un châtiment du ciel, le ciel n’a infligé ce châtiment qu’à des coupables, toute punition impliquant l’idée de faute, dans l’ordre de la Providence; car si Dieu a pu envoyer des peines à quelques hommes pour les éprouver, il n’a jamais, ce me semble, envoyé des maux aux nations que pour les punir.

En second lieu, vous attaquez particulièrement le pouvoir sous la forme monarchique, mais ne pensez-vous pas que tout pouvoir, même sous une autre forme, a aujourd’hui dénaturé son essence et méconnu ses devoirs? Tout pouvoir qui s’exerce en dehors de la loi de justice et de charité ne mérite-t-il pas les mêmes flétrissures? Pourquoi réserver tous vos coups pour la forme monarchique?

Adieu, Monsieur l’abbé. Je me recommande à vos ferventes prières et suis pour toujours votre dévoué serviteur.

Emmanuel.

Je vous prie de m’adresser vos lettres directement à Rome, ma mère n’étant plus à Paris; ou de me les faire parvenir par l’entremise de Bonnetty, qui loge à Paris au bureau des Annales de philosophie chrétienne, rue Saint-Guillaume, n° 23.

E.D'ALZON
Notes et post-scriptum
1. Des extraits de cette lettre donnés par Lamennais lui-même dans une lettre à Montalembert du 5 juillet ont été publiés par Vailhé (*Lettres*, I, p. 582).