Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 48.

24 aug 1834 Rome FABRE_ABBE

La rédaction de l’encyclique – Les réactions à Rome – La position de M. de Lamennais – Les idées libérales vont inonder la France et l’Europe entière – La cause de la liberté n’est pas condamnée – La situation de l’Irlande – On ne peut dire que le système philosophique de M. de Lamennais soit condamné.

Informations générales
  • PM_XIV_048
  • 0+204 a|CCIV a
  • Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 48.
  • Brouillon autogr. ACR, AB 80; D'A., T.D. 19, pp. 12-15.
Informations détaillées
  • 1 CONCORDATS
    1 ENCYCLIQUE
    1 LIBERALISME
    1 LIBERTE
    1 PHILOSOPHIE MODERNE
    2 BAUTAIN, LOUIS
    2 EUTYCHES
    2 GUILLAUME IV D'ANGLETERRE
    2 LA TOUR LANDORTE, LOUIS-CHARLES DE
    2 LAMBRUSCHINI, LUIGI
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 LE PAPPE DE TREVERN, JEAN-FRANCOIS
    2 NESTORIUS
    2 PACCA, BARTOLOMEO
    2 POLIDORI, PAOLO
    2 SALA, GIUSEPPE-ANTONIO
    3 ANGLETERRE
    3 BELGIQUE
    3 ETATS-UNIS
    3 EUROPE
    3 FRANCE
    3 IRLANDE
    3 ROME
  • A MONSIEUR L'ABBE FABRE
  • FABRE_ABBE
  • Rome, 24 août 1834.
  • 24 aug 1834
  • Rome
La lettre

Mon cher Monsieur Fabre(1),

Votre lettre du 23 juillet, qui m’a été remise hier, m’a fait le plus grand plaisir. Elle m’a prouvé que les anciens amis de M. de La M[ennais] sont avant tout catholiques. Il faut convenir que Les Paroles renfermaient des propositions insoutenables, mais qu’aussi l’auteur n’a pas été épargné. Vous paraissez ignorer ce qu’il fera. Je puis vous apprendre qu’il gardera le silence et que, de Rome, on ne le pressera pas de s’expliquer. On se mord trop les doigts d’avoir agi si précipitamment.

Il faut vous dire que l’encyclique ne fut rédigée que par les cardinaux Lambruschini, Sala et Polidori, qui alors ne l’était pas encore. Lambr[uschini] fit les notes; Sa[la] fit le gros de la pièce; Polidori mit le tout en latin. Vous avez pu remarquer que le Pape dit: adjunctis nonnullis cardinalibus. C’est qu’en effet il n’y a eu que deux cardinaux consultés. Ordinairement on ajoute et theologis; il y avait impossibilité physique, à ce qu’il paraît, à moins de faire un mensonge. Aussi les consulteurs, c’est-à-dire toute la partie savante de Rome, sont furieux. Les uns vont jusqu’à dire que le Pape n’ayant pas suivi les règles ordinaires, l’encyclique n’est que l’expression du sentiment personnel de Grégoire XVI. D’autres prétendent que le système philosophique n’y est point blâmé. Presque tous blâment l’inopportunité de la publication. On prétend que, dans un consistoire, le cardinal Pacca aurait parlé avec beaucoup de force contre cette opportunité, en ajoutant qu’il était bon pour l’Eglise de ne pas trop se mêler des querelles des peuples avec les rois. Sur ce, l’on aurait résolu de laisser M. de La M[ennais] en repos. D’autres renseignements me font penser qu’en effet l’on s’en tiendra là.

Ce que M. de La M[ennais] a de mieux à faire, c’est de se taire. Qu’il se soumette, on ne le croira pas. On voudra qu’il promette de ne plus écrire sur la politique; il s’y refusera, et de la manière dont il pose son droit, on ne pourra pas l’attaquer. Cependant, on sera mécontent de sa résistance sur ce point. Les choses ne s’accommoderont pas. Si, d’un autre côté, il se soumet, il perd sa position vis-à-vis du libéralisme et, avant un an peut-être, on verra de quelle importance il est pour l’Eglise romaine. Qu’il conserve cette position. Le Pape ne lui a pas envoyé l’encyclique. Il ne l’a lue que dans les journaux, il est en droit de croire qu’on n’attend pas une rétractation. Du reste, quoi qu’il en soit de ce pauvre homme, les doctrines condamnées sont bien réellement condamnables. Aussi je n’entre pas, je l’avoue, dans la prétention des consulteurs qui ne veulent pas voir dans l’encyclique une décision pontificale; mais je prévois que l’esprit de parti venant à s’en emparer la détournera à des interprétations plus funestes que l’erreur qu’elle condamne. On y verra tout le plan de défense proposé par M. de La M[ennais] condamné, ce qui est faux. Les erreurs des Paroles d’un croyant sont tout à fait à part, mais on ne voudra pas voir cela. Nous aurons des Eutychès, de peur d’avoir des Nestorius. Dieu les bénisse!

Je tremble de voir s’opérer de plus en plus la division entre les idées religieuses et les idées dominantes. Que la France doit être catholique, ce n’est pas un point de dogme, et je vois tous les jours la foi se retirer de ce beau pays. Voyez comment les journaux libéraux ont reçu la décision du Saint-Père! Quel insultant mépris! Quel dédain dans leur silence! Certes, eux qui veulent faire les choses de la religion sans bruit doivent être contents. Mais cependant, qu’est-ce que cette inconscience pour les paroles du chef de l’Eglise peut prouver, sinon un affaiblissement du sens religieux et la diminution de l’influence que le catholicisme exerçait jadis même sur ceux qui ne voulaient pas le reconnaître. Les idées libérales n’en continueront pas moins leur cours, et le fleuve inondera de ses eaux la France, l’Europe entière, sans que rien désormais puisse en arrêter le cours. La manière dont l’encyclique est reçue prouve que la chaire de Saint-Pierre est une digue impuissante. Que faire donc? S’en emparer pour le diriger, comme les évêques s’emparèrent jadis des barbares. Ce que l’on tentera dans un autre sens sera frappé de stérilité.

La preuve que si les erreurs qui se trouvent dans l’ouvrage de l’abbé de la Mennais sont condamnées, la cause de la liberté ne l’est pas, c’est que le Pape avoue que les pays où la religion est le plus prospère sont la Belgique, Les Etats-Unis et l’Irlande. Pourriez-vous me dire dans quel pays il y a plus de liberté que dans le premier, et dans quel pays on combat plus pour elle que dans le troisième? Ou voulez-vous savoir comment on s’y prend en Irlande pour maintenir la liberté? On l’y veut tellement que les évêques de ce pays ne craignent pas de s’opposer directement au Pape. Voici le fait.

Le Congrès de Vienne avait été sur le point d’accorder à l’Autriche les Légations italiennes. L’Angleterre seule par son opposition empêcha une usurpation si criante. L’Angleterre rendit plusieurs autres services au Pape, pour lesquels elle demanda que le clergé irlandais fût pensionné par l’Etat et que le roi d’Angleterre eût le droit de présenter aux évêchés. Quelque funeste que fût le traité à la religion, le Pape, pour témoigner à une Puissance protestante sa reconnaissance de se voir sauvé des prétentions de Sa Majesté apostolique et des concessions de Sa Majesté très Chrétienne, était sur le point de le signer, quand les évêques anglais envoyèrent un de leurs confrères pour déclarer qu’ils ne reconnaîtraient jamais un tel Concordat, parce qu’en s’y soumettant ils tuaient la foi en Irlande; qu’ils préféraient vivre du pain de leurs pauvres compatriotes que de l’or que leur jetait l’Angleterre pour prix de leur liberté. Le Pape, qui ne comprenait pas bien d’abord, négocia; les évêques tinrent ferme, le Concordat ne fut pas signé, la liberté fut sauvée, et aujourd’hui cette Eglise héroïque s’avance à travers des luttes pénibles sans doute, mais aussi au milieu de victoires glorieuses, vers le plus brillant avenir.

Quant au système philosophique, j’avoue que je n’y comprends rien. Savez-vous qu’il faut être bien fait pour dire à propos d’un blâme qui ne spécifie rien, qui ne nomme personne-, c’est du système de l’abbé de La Mennais que l’on veut parler. Avouez que si l’évêque de Pamiers condamnait les Cartésiens, parce qu’ils sont désignés dans ce blâme comme des novateurs; que si l’évêque de Strasbourg faisait venir M. Bautain par devers lui et lui disait: « Mon cher Monsieur Bautain, le Pape blâme un système qui est produit par un désir ardent de nouveauté. Or, il est évident que c’est vous qu’il désigne, car votre système est le dernier pondu »; convenez que ces évêques auraient autant de motifs de croire interpréter légitimement l’encyclique, que si tout autre évêque venait et disait: « Mes amis ou mes enfants ou mes frères, Roma locuta est, et l’Eglise gallicane approuvant les paroles de Rome, causa finita est. M. de La Mennais ne sait ce qu’il dit en philosophie ».

Le Pape, par cela même qu’il frappe un système d’une accusation de nouveauté, frappe tout système philosophique, car tout système philosophique, considéré comme fruit d’une conception humaine, est nécessairement nouveau. Ce n’est donc pas comme système de philosophie que le sens commun est blâmé, ou plutôt le système fait par l’abbé de La M[ennais] au moyen du sens commun.

Notes et post-scriptum
1. Il existe quatre brouillons de cette lettre. Le P. Vailhé en a publié deux: le premier daté du 23 août (*Lettres I, pp. 651-659), le second daté du 24 (I, pp. 659-665). Celui-ci est le troisième.