Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 127.

6 jul 1844 Turin MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse

Il sera bientôt à Lyon – Dans les moments de crise, il importe de voir son directeur avec les yeux de la foi – Supportons nos souffrances pour la conversion de La Mennais – L’amour de soi est le rival de l’amour de Dieu, il faut donc faire tout pour l’amour de Dieu – Qu’elle soit surtout agneau – Ne vaudrait-il pas mieux achever la règle peu à peu, en mettant les points difficiles à l’essai ? – Pendant quelque temps, qu’elle se livre à l’imitation de Jésus enfant.

Informations générales
  • PM_XIV_127
  • 0+344|CCCXLIV
  • Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 127.
  • Orig.ms. AD 338; V. *Lettres* II, pp. 168-172 et D'A., T.D. 19, p. 27.
Informations détaillées
  • 1 ACCEPTATION DE LA VOLONTE DE DIEU
    1 ACTION DE DIEU DANS L'AME
    1 AMITIE
    1 AMOUR DIVIN
    1 AMOUR-PROPRE
    1 CHARITE ENVERS DIEU
    1 CORRECTION FRATERNELLE
    1 CRAINTE
    1 CRITIQUES
    1 DIRECTION SPIRITUELLE
    1 EGOISME
    1 ENFANCE DE JESUS-CHRIST
    1 EPREUVES SPIRITUELLES
    1 FOI BASE DE L'OBEISSANCE
    1 GRACES
    1 HUMILITE
    1 IMITATION DE JESUS CHRIST
    1 LUTTE CONTRE SOI-MEME
    1 ORGUEIL
    1 PATIENCE
    1 RELATIONS DU PERE D'ALZON AVEC LES ASSOMPTIADES
    1 SALUT DES AMES
    1 SOUFFRANCE APOSTOLIQUE
    1 VERTUS THEOLOGALES
    1 VIE SPIRITUELLE
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    3 LYON
    3 TURIN
  • A LA MERE MARIE-EUGENIE DE JESUS
  • MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse
  • Turin, 6 juillet 1844.
  • 6 jul 1844
  • Turin
  • *France*
    *Madame*
    *Madame la Supérieure de l'Assomption*
    *Impasse des Vignes, rue des Postes*
    *Paris.*
La lettre

C’est à Turin, ma chère enfant, que vos deux dernières lettres sont venues me trouver. J’y suis encore pour quelques jours, mais j’espère arriver à Lyon jeudi prochain(1), et je vais écrire pour que l’on m’y garde votre paquet, si c’est par la diligence qu’il y arrive. Vos deux lettres m’ont fait un vrai plaisir, surtout la dernière page de la dernière lettre, où il me semble que vous faites mon histoire. Mais je crois qu’il vaut mieux répondre par ordre. Je réponds à celle du 26 juin.

Vous comprenez bien que si, comme vous le dites, vos raisonnements m’arrangeraient mal, si vous vous y laissiez aller, je n’aurais que ce que je mérite. Mais ce n’est pas ce dont il s’agit. Il s’agit de Dieu qui vous parle par moi et il faudrait voir si quelquefois les murmures ne tendraient pas à s’échapper vers la créature, parce qu’ils n’osent pas monter jusqu’à celui dont elle est l’instrument. Que je sois insupportable, j’en suis encore plus convaincu que vous, mais tout insupportable que je suis, je suis l’instrument de Dieu, et vous savez bien que diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum(2). J’approuve donc entièrement la résolution de vous taire avec ces sentiments de révolte et de me voir, dans ces moments de crise, avec les yeux de la foi. Mais je ne souris point à la pensée de votre résolution tirée des paroles: Afferetur ei, je l’accepte, au contraire, bien volontiers, car tout ce que vous me dites là me dilate extrêmement, et vous ne pouvez en ceci vous faire du bien sans m’en faire. Or, c’est bien là le vrai but de nos rapports. Il me suffit de savoir, une fois pour toutes, qu’au point de vue naturel il n’est pas de révolte que je ne sois propre à vous inspirer, mais qu’au point de vue surnaturel vous laissez de côté tout cela pour être souple et simple comme l’Agneau de Dieu, afin de devenir sainte vous-même et [de] me rendre un peu meilleur. Une seule question: dans vos moments d’ironie, ne vous prend-il pas envie de ne plus daigner vous occuper de moi? Je dis ceci fort sérieusement.

Ce que vous me dites de votre état et de celui de M. de l[a] M[ennais] ne me surprend pas. Que de choses n’aurais-je pas à vous en dire! Qui sait si Dieu ne veut pas que vous portiez ces souffrances pour sa conversion, comme Jésus a porté nos péchés? Qui sait s’il n’y a pas là une punition d’un esprit orgueilleux, mais qui tournera à votre avantage? Je vous plains bien si en de pareils moments vous souffrez tout ce que j’imagine qu’on souffre, en me rappelant ce que j’ai souffert. Mais ce sont des impressions avec lesquelles il me paraît bien dangereux de jouer. Prenez garde de vous y trop arrêter(3).

J’espère que bientôt la confiance de votre amour pour Dieu ira se développant. Pour moi, j’ai plus de foi et, il me semble, plus de dispositions d’amour. Je demande de tout mon coeur à Dieu de pouvoir vous communiquer ces grâces.

Je suis tout à fait de votre avis: l’amour de vous est le rival de l’amour de Dieu, et c’est pour cela qu’il ne faut pas lui laisser un moment de repos. Toutefois, je crois qu’il faut vous appliquer encore plus à ne rien faire que par amour pour Dieu, plutôt qu’à faire tout sans amour de vous-même. La souffrance que vous éprouvez dans vos luttes ne doit point tant vous décourager. Vous resterez dans le catholicisme, croyez-moi, par foi, espérance et amour, parce que vous prendrez votre parti, dans ces cruels moments, de cesser toute argumentation intérieure.

Vous me faites un grand plaisir en me disant que vous avez été, en général, meilleure fille pendant l’année qui vient de s’écouler. Cela prouve que Dieu ne vous rebute pas autant que vous voudriez le faire croire. Laissez-le faire un peu plus. Vous me reprochez quelquefois mon activité; mais il me semble que, depuis quelque temps, vous avez bien quelque chose à dire là-dessus. Vous m’avez parlé de votre application à vous faire plus petite que la tentation, et je l’ai très fort approuvé. Laissez-moi vous dire que je ne puis m’empêcher de remarquer que vous mettez presque toute votre lettre à me dire que vous ne voulez pas me dire. Vous avez un peu d’inquiétude dans l’esprit, ma bonne enfant, et le diable s’amuse très fort de votre agitation pour ne pas vous agiter. C’est, du reste, un très bon commencement de bien. Soyez surtout agneau. Que le silence et l’éloignement de Dieu ne vous troublent pas! Il me semble que c’est de moi que vous parlez. Le peu que je puis vous dire, c’est qu’il est très bon de vouloir ce que Dieu veut en pareil moment, par un sentiment de confiance qu’il veut notre plus grand bien. Vous pouvez avoir le sentiment d’un éternel rejet et n’être pas rejetée pour cela. Laissez faire Dieu. Il veut que vous le cherchiez, mais sous toutes vos ruines, surtout sous celles de votre amour-propre. C’est là qu’il est en quelque sorte caché, in fossa humo et in foramine petrae(4), et cela par un prodige de son amour à lui. Je vous plains de toute mon âme, pauvre fille, parce que je suis au même point que vous, avec la différence que je crois y être par punition et que, pour vous, je n’y vois guère qu’une épreuve.

Je ne puis que répondre bien imparfaitement à ce que vous me dites de la règle, dans votre lettre d’aujourd’hui, puisque je n’ai pas sous les yeux la copie que vous m’annoncez. Mais une première observation générale: est-il nécessaire à ce que votre règle soit donnée sur-le-champ? Ne vaudrait-il pas mieux la faire peu à peu, en mettant les points un peu difficiles à l’essai? Du moment que l’on est en bons rapports avec vous, on ne vous pressera pas, si vous ne pressez pas. Une règle n’est pas l’affaire d’un jour. Plus elle est moulée lentement, plus, je crois, elle a de garanties de durée. Si vous pouvez persuader cela à vos Soeurs, vous aurez, j’en suis sûr, plus tard sujet de vous applaudir de ne vous être pas pressée. Songez qu’il y a certaines choses pour lesquelles vous ne prenez modèle nulle part; raison de plus pour ne pas décider trop vite. Je renvoie à l’époque où j’aurai le chapitre entier sous les yeux de vous parler de la supérieure et du supérieur, et même, en relisant votre lettre, je préfère attendre jusqu’à ce que j’aie tout vu sur la nouvelle copie que vous m’adressez. Mes observations auront plus de suite, et je prierai encore un peu plus le bon Dieu pour cela.

Puisque vous voulez que je vous parle un peu de votre état d’éloignement de Dieu, je vous dirai seulement que je suis très content de vos dispositions et je vous conjure de vous tenir toujours petite et basse, comme vous voulez le faire; mais, croyez-moi, que ce soit toujours par un principe d’amour. Je vous donne pour dévotion, pendant quelque temps, l’imitation de Jésus enfant. Trouvez votre honte, puisque vous voulez faire des sacrifices, à être si grande personne et si raisonnable devant le pauvre petit Enfant Jésus; sacrifiez-vous, comme ce cher agneau, et dites-lui que sa mauvaise fille, à défaut d’un temple ruiné, veut lui offrir, si faire se peut, une étable.

Adieu, ma fille. Que notre divin Maître vous rende toute bonne!

Notes et post-scriptum
1. C'est-à-dire le 11 juillet.
3. Le souvenir de La Mennais revient fréquemment dans la correspondance de l'époque. Que d'âmes, même au prix de pénibles souffrances morales, auraient voulu obtenir son retour à Dieu!
4. *Cant*. II, 14. Le texte du *Cantique* porte seulement *in foraminibus petrae*.2. *Rom*. VIII, 28.
4. *Cant*. II, 14. Le texte du *Cantique* porte seulement *in foraminibus petrae*.