Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 135.

23 jan 1845 Nîmes MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse

Remerciements pour son souvenir, lors de sa profession – Nouvelles diverses – L’abbé Nicolas – Visite annoncée de Mme Boyer – Pour être savant, il lui manque certaines aptitudes et la tranquillité – Il lit réellement et ne se contente pas de feuilleter – L’amour est un principe d’action et doit être essentiellement pratique – De l’abbé Gabriel – Elle a une douleur suffisante de ses fautes – Il prêchera le Carême à Sainte-Perpétue et ne peut prêcher à Stanislas de Paris – A-t-il ce qui est requis pour être fondateur? – Du quatrième voeu. – Le docteur Ferrand connaît ses projets – De l’abbé Gioberti – Lectures conseillées – Les lettres perdues se trouvaient à Marseille.

Informations générales
  • PM_XIV_135
  • 0+366|CCCLXVI
  • Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 135.
  • Orig.ms. ACR, AD 354; V. *Lettres*, II, pp. 218-223 et D'A., T.D. 19, pp. 29-30.
Informations détaillées
  • 1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 AUSTERITE
    1 CELEBRATION DE LA MESSE PAR LE PRETRE
    1 CONNAISSANCE
    1 CONTRITION SACRAMENTELLE
    1 DEVOTION AU CRUCIFIX
    1 EMPLOI DU TEMPS
    1 EPOUSES DU CHRIST
    1 EXERCICE DE L'OBEISSANCE
    1 FAIBLESSES
    1 FAUTE D'HABITUDE
    1 FORMATION A LA VIE RELIGIEUSE
    1 GENEROSITE
    1 LACHETE
    1 LIVRES
    1 LUTTE CONTRE LE PECHE
    1 MAITRES
    1 ORGUEIL
    1 PENITENCES
    1 PRATIQUE DES CONSEILS EVANGELIQUES
    1 PREDICATION DE RETRAITES
    1 QUATRIEME VOEU DES ASSOMPTIADES
    1 SCOLASTIQUE
    1 SENSIBILITE
    1 SENTIMENTS
    1 UNION DES COEURS
    1 VERTUS
    1 VIE SPIRITUELLE
    1 VOEU DE PAUVRETE
    2 AFFRE, DENIS
    2 AOUST, ABBES
    2 BEILING, ADOLPHE
    2 BELVIALA, FELIX LAPORTE DE
    2 BOYER, MADAME EDOUARD
    2 CHARVAZ, ANDRE
    2 DOMBROWSKI, ABBE
    2 FERRAND DE MISSOL, AMEDEE
    2 FRANCHESSIN, ERNEST DE
    2 GABRIEL, JEAN-LOUIS
    2 GAUME, JEAN-ALEXIS
    2 GIOBERTI, VINCENZO
    2 GRATRY, ALPHONSE
    2 LACORDAIRE, HENRI
    2 NICOLAS, JEAN-EUGENE
    2 OLIVAINT, PIERRE
    3 ALES
    3 MARSEILLE
    3 PARIS
    3 PIGNEROL
    3 RUSSIE
  • A LA MERE MARIE-EUGENIE DE JESUS
  • MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse
  • Nîmes, 23 janvier 1845.
  • 23 jan 1845
  • Nîmes
La lettre

Je commence, ma chère enfant, par vous remercier de la demande que vous avez présentée pour moi à Dieu, au moment de votre profession. J’espère beaucoup de l’échange que vous avez fait avec Dieu. Pourquoi ne pas croire qu’il accepte un commerce de ce genre, où sans doute sa miséricorde donne presque tout, mais où il a l’air de recevoir quelque chose de sa créature?

Je reprends votre lettre commencée le 8 janvier et que j’ai retrouvée, ici, il y a deux ou trois jours, à mon retour d’Alais. A la place de M. Dombrowski, j’irais me faire assommer en Russie pour n’avoir pas une réputation usurpée(1). M. Aoust ne me surprend pas. S’il ne continuait pas à vous dire la messe, je voudrais bien que vous la fassiez dire par un de mes amis, qui va à Paris pour cause de santé. Il est intimement lié avec M. Ferrand, le médecin, qui vous le présentera. Il est plein de talents du coeur et de notre spontanéité méridionale. Il est fâcheux qu’une maladie nerveuse le force à se reposer quelque temps. Je l’ai prié d’aller vous voir; il sera à Paris, dans les premiers jours de janvier au plus tard. Son nom est Nicolas. Celui de mes amis que je voulais vous faire connaître n’est peut-être pas encore à Paris. Vous pouvez en demander des nouvelles à M. Ferrand. Je crois que vous serez bien aise d’être en rapport avec une tête un peu chaude, mais pleine de bonnes inspirations. Je ne voudrais pas cependant que vous crussiez tous nos méridionaux aussi bouillants que MM. Nicolas et de Belviala.

Enfin, puisque je suis sur le chapitre de mes recommandations, vous voudrez bien être bonne pour une petite femme, type parfait des méridionales: c’est la femme d’un pharmacien, dont le mari très habile chimiste, qui va à Paris pour une découverte lithographique dont je crois vous avoir parlé. Mme Boyer est une femme peut-être peu instruite, mais dont tous les instincts sont très catholiques et dont la générosité au service de Dieu est admirable aux yeux de ceux qui la connaissent intimement. Elle vous portera une lettre de moi, mais je tenais à vous en parler à l’avance(2).

J’arrive à ce qui nous est personnel. Vous avez raison: je devrais avoir une réputation de science, qui, si je l’avais, serait peu méritée. Cependant, quand je regarde autour de moi, j’étudie plus que les trois quarts et demi de ceux que je puis remarquer. Seulement, ils disent qu’ils s’épuisent et peut-être que je le dis moins qu’eux. Mais la science implique certaines aptitudes que je n’ai pas, et, de plus, la vie si active vers laquelle on me pousse m’enlève du temps. Cependant, depuis votre visite à Nîmes, je prends assez pour l’étude. Ainsi hier, par exemple, malgré plusieurs malades à voir et plusieurs visites à recevoir ou à faire, j’ai trouvé le moyen de lire tout le volume publié par M. Lacordaire, sauf les deux derniers discours. Je pus prendre encore près de deux heures pour préparer mon Carême. Je vous dis ceci, pour vous prouver que la bonne volonté ne manque pas de ma part.

Vous me dites que vous n’avez pas été très bonne. Vous ne sauriez croire la peine que j’en ressens. Vous le dirai-je? Cela me décourage, non pas pour vous, mais pour moi. Que sommes-nous donc, ma chère enfant? Vous me demandez de vous conduire; puis, il semble que Dieu veuille que je m’appuie aussi un peu sur vous. Que deviendrons-nous, si, sans être deux aveugles, nous sommes deux boîteux? Il est bien vrai que je suis extrêmement peiné de ce que vous avez parlé de toutes vos austérités, et, pour vous en punir, je vous les défends toutes absolument jusqu’à la Semaine Sainte. Je veux que vous vous présentiez à Notre-Seigneur comme une épouse qui a été jugée indigne de lui aider à porter sa croix et le poids de ses douleurs. Il me semble que si vous avez un peu de coeur, vous aurez un peu de honte toutes les fois que vous regarderez un crucifix. De grâce, ma chère enfant, revenez sous le joug de l’obéissance. Jamais je ne me suis autant senti disposé à porter doucement le poids de votre âme, et vous pensez bien que je n’en regarde pas la responsabilité du côté qui pourrait m’être dur; mais c’est vous que je vois sous l’action de Dieu vous révoltant par orgueil ou vous affaissant par lâcheté? Ne soyez ni orgueilleuse, ni lâche, mais soyez épouse. Je crois, comme vous, qu’il y a de l’amour pour Notre-Seigneur dans le fond de votre âme, mais cet amour est en beaucoup de points à l’état de théorie. L’amour est un principe d’action. L’amour est essentiellement pratique et doit se traduire autrement que par des sentiments; il veut aussi des actes. Tâchez de porter Notre-Seigneur partout avec vous par l’adhésion persévérante de votre amour.

Il ne faut pas vous étonner de ce que vous dit M. Gabriel. Plus tard peut-être vous fera-t-il du bien. Après tout, si je puis bien me rendre compte de ce que j’ai aperçu de l’intérieur de son âme, peut-être est-il capable d’un amour très fort, mais non pas d’un amour très délicat, et je crois que, sur ce dernier article, vous ne vous entendrez bien que lorsque vous vous serez décidée à le prendre tel qu’il est.

Je crois que vous avez une douleur suffisante de vos fautes, malgré vos rechutes continuelles. Il m’est impossible d’y voir dans leur ensemble autre chose que de la faiblesse. Quant à la douleur de les avoir commises, je crois que vous avez ce qu’on appelle la contrition habituelle, c’est-à-dire que je vous crois habituellement en état de recevoir l’absolution, sans avoir besoin de vous exciter autrement que dans l’acte que vous en faites, au moment où l’on vous absout. Je vous dis ceci en toute sûreté et après y avoir mûrement réfléchi.

Les sentiments que vous me manifestez, par rapport à moi, me font un vif plaisir: ils me donnent plus de facilité pour vous parler et vous dire tout ce que j’ai au fond de l’âme. Dieu vous maintienne dans de semblables dispositions! Je prêche le Carême dans une des paroisses de Nîmes(3). Il me sera donc impossible de me trouver à Paris pour la Semaine Sainte. Veuillez remercier M. Gratry de son offre obligeante(4). J’aurais eu un vrai bonheur à prêcher dans cette chapelle, où j’ai si souvent prié comme élève.

Vous me parlez de toutes les vocations que je trouverais pour un Ordre, tel que vous le rêvez. Mais, encore un coup, ai-je ce qui convient? Ma manière de faire, d’agir, me prouve que, d’une part, je n’ai pas le bonheur de plaire à tout le monde; d’autre part, je m’aperçois fort bien que, dans l’ordre de la sainteté, il n’y a aucun rapport entre ce que je suis et ce qu’ont été les fondateurs. Avant d’avoir entrepris de former les autres, quelle dure éducation ne s’étaient-ils pas imposée à eux-mêmes? Prenez garde aussi, mon enfant, que ce qui vous a paru vous aller mieux chez moi que chez d’autres, pouvait provenir de quelque chose d’indéterminé qui repoussait moins votre manière de voir que d’autres systèmes plus arrêtés.

La formule de vos voeux me paraît très bien. L’idée de faire faire le quatrième voeu à la fin du noviciat des professes, ou plus tard encore, est une excellente idée. Quant à l’importance à lui donner, nous en causerons, si vous voulez bien, lorsque j’irai à Paris. Une fois pour toutes, je m’en rapporte entièrement à vous pour tous mes secrets. Je dois vous dire que j’en ai dit un mot, quoique vaguement, à M. Ferrand(5), parce que j’eusse voulu qu’il me donne un jeune universitaire fort distingué, qui va s’enterrer chez les Jésuites. Mais il ignore que vous en soyez instruite. Vous pouvez être avec lui comme vous voudrez.

Je voulais m’occuper de Gioberti; je voulais faire venir ses oeuvres. L’évêque de Pignerol l’aime beaucoup. Il paraît qu’il y a du bon chez cet homme. Il déteste les Français. Sa capacité intellectuelle est très grande; il a surtout le talent de produire l’enthousiasme, mais c’est un philosophe et un auteur de systèmes. Faut-il s’attacher à un système philosophique? J’en suis, pour ma part, profondément dégoûté(6).

Si vous arrangez la règle, ne pourriez-vous pas prier M. Gabriel de vous aider à faire passer ce que vous voudriez obtenir pour la pauvreté ? La confiance que vous lui témoignerez lui fera trouver tout parfait, et peut-être que, s’il est présent quand la chose se discutera entre M. Gaume et vous, celui-ci cédera-t-il plus aisément(7).

Je voudrais que vous lussiez le traité De doctrina christiana de saint Augustin. Il y a un des quatre livres que vous pourriez passer plus rapidement, mais je pense que si vous approfondissez cet ouvrage vous y verrez des choses merveilleuses. Enfin, si vous n’avez pas le temps de lire toute l’Histoire des variations, lisez au moins le quatorzième et le quinzième livres.

J’ai écrit à Marseille. Depuis longtemps, on m’assure que ma lettre ne s’y trouve pas. Le directeur des postes d’ici m’a promis d’écrire. Je crois que c’est le 19 que je vous ai écrit, mais c’est de Nîmes. La lettre était adressée à M. de Franchessin, pour remettre à Mme Milleret. Quant au jeune professeur d’allemand, nous lui ménagerons une place pour l’année prochaine. S’il n’en avait pas en ce moment, je lui dirais de venir, mais nous ne pourrions lui offrir que bien peu pour cette année. Je lui procurerais des répétitions en ville(8).

Mille remerciements pour votre image et votre crucifix! Rien n’est encore arrivé. Je ne vois aucun inconvénient aux chemises de serge. Les maîtresses seulement auront à craindre que l’odeur, pendant l’été, ne répugne aux élèves. Je n’ai vu de cadres dorés ni aux Carmélites ni à la Visitation; je n’en voudrais chez vous qu’au pensionnat.

Adieu, chère enfant. Je vous conjure de réfléchir beaucoup, avant de me pousser. Je crois être prêt à faire ce que Dieu veut et tout ce qu’il veut. Mais que veut-il? Là-dessus, je suis dans d’épaisses ténèbres.

Notes et post-scriptum
1. Prêtre polonais retiré alors à Paris. On l'avait confondu avec un cordonnier, de même nom, qui avait reçu le knout dans les prisons de Russie.
2. Cette personne a laissé sur le P. d'Alzon quelques souvenirs manuscrits fort précieux.
3. A Sainte-Perpétue.
4. De prêcher une retraite aux élèves de Stanislas.
5. Le docteur Ferrand de Missol. Le jeune universitaire en question doit être le futur P. Olivaint, qui entra chez les Jésuites le 2 mai 1845.
6. L'évêque de Pignerol est Mgr Charvaz, originaire de la Savoie et fort mêlé au mouvement intellectuel et religieux de la France. Quant à Gioberti, prêtre et homme d'Etat sarde, il naquit à Turin en 1801. Membre très actif du mouvement libéral qui devait aboutir à l'unité italienne, il fut expulsé du Piémont en 1833, se réfugia à Bruxelles et à Paris, et publia en 1843 son livre du *Primato* qui commença à le séparer de l'Eglise. Ses autres ouvrages ne firent qu'accentuer cette tendance. Devenu député, puis président de la Chambre, puis président du Conseil, il fut contraint de démissionner après la retraite de Novare. Il se retira ensuite à Paris, où il mourut en 1852, après avoir vu mettre à l'*Index* la plupart de ses ouvrages.
7. L'abbé Gabriel était lié d'amitié avec Mgr Affre, méridional comme lui, et pouvait à l'occasion rendre des services utiles à la fondatrice des religieuses de l'Assomption.
8. Il s'agit de Beiling, dont il sera beaucoup parlé.