Périer-Muzet, Lettres, Tome XV, p. 101.

15 dec 1859 Nîmes VEUILLOT Louis

*Çà et là* – La responsabilité de l’écrivain – Mgr Plantier – Oeuvres reçues ou attendues – Une messe pour vous, le jour de saint Etienne.

Informations générales
  • PM_XV_101
  • 1332 a
  • Périer-Muzet, Lettres, Tome XV, p. 101.
  • B.N. Manuscrits, Naf 24 227, ff 229-231. Fonds Veuillot, correspondance t. VIII (année 1859; Photoc. ACR, DT 97.|Index liminaire Alzon (P. d') Félicitations pour Cà et là. Nîmes 15 déc. 1859.
Informations détaillées
  • 1 CARACTERE
    1 COUVENT
    1 DECADENCE
    1 FILLES DES ECOLES
    1 LIVRES
    1 MALADIES
    1 PIETE
    1 PROVIDENCE
    1 SATAN
    1 SENSIBILITE
    1 SENTIMENTS
    1 SOUFFRANCE
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 TRISTESSE
    1 VERTU DE CHASTETE
    2 ABRAHAM
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 DUVAL, EULALIE
    2 ESGRIGNY, LES D'
    2 ETIENNE, SAINT
    2 KEREON, JEAN-PAUL-MARIE
    2 MADELEINE, MADEMOISELLE
    2 PLANTIER, CLAUDE-HENRI
    2 REBOUL, JEAN
    2 VEUILLOT, FRANCOIS
    2 VEUILLOT, LOUIS
    3 BABYLONE
    3 ROME
  • A MONSIEUR LOUIS VEUILLOT
  • VEUILLOT Louis
  • Nîmes, le 15 décembre 1859.
  • 15 dec 1859
  • Nîmes
  • Evêché de Nîmes
La lettre

Mon cher ami,

Le charme de lire votre premier volume de Cà et là(1) a été que je ne me suis pas apperçu [sic] d’un courant d’air, qui, à la différence de ceux de Jean Paul Marie Kéréon(2), ma forcé à garder le lit deux jours. Heureusement le second volume n’était pas lu et a consolé ma triste situation. Ah mon cher ami, quelle responsabilité vous aurez devant Dieu qui vous a rendu capable de faire une aussi belle action que Cà et là! Evidemment il y a des choses qui ne peuvent être lues de tout le monde. L’histoire d’Eulalie Duval(3) qui m’a fait pleurer la seconde fois que je l’ai lue à mes religieux qui pleuraient aussi, tout comme la première(4), cette histoire a un détail(5) qui fait que certaines jeunes filles y apprendront ou soupçonneront ce qu’elles apprennent toujours trop tôt, mais pour nos collégiens de 18 ans et au-delà c’est admirable.

Votre correspondance avec Madeleine(6) est un petit chef-d’oeuvre à faire apprendre par coeur à un garçon qui finit son droit. Je ne la ferais peut-être pas étudier à une jeune personne qui vient de terminer son éducation au couvent, mais il y a tant de plumes au service des âmes innocentes qu’il est très bon que la providence mette quelques âmes au service des âmes capables de le redevenir. Vous avez un don pour cette catégorie et vous savez que ce n’est pas aujourd’hui la moins nombreuse. Vous dites que vous ne ramasserez plus de pierres que pour lancer la fronde(7). Vous avez parfaitement tort. Quand la souffrance a donné le secret de certains chemins du coeur, il faut s’en servir comme vous l’avez fait dans Cà et là. Ce n’est pas après la publication d’un pareil livre, que vous [persuaderez ?] au bon Dieu que la douleur vous a rendu coriace.

Ce que j’ai toujours aimé en vous, et ce en sus de votre talent, – et vous savez si j’en fais fi – c’est votre caractère et votre coeur. Un [homme ?] ainsi fait s’abaisse quand il croit devoir employer uniquement ses forces à jeter des pierres aux coquins qui en jette [sic] beaucoup à [merveille ?], mais pas assez pour se démonter le bras, et n’avoir plus le temps de tendre la main aux natures faibles et montrer aux coeurs fatigués, blessés, le lieu du repos.

Voilà ce que votre livre a fait admirablement et ce qu’il faut continuer à faire. Vous êtes-vous rendu compte de toute la valeur de vos conseils à Mélite(8)? Aviez-vous l’intention d’attaquer une plaie que je connais bien, les affadissements de la dévotion? Voilà pour certaines âmes volontairement affaiblies des pages merveilleuses. Le Diable ne se contente pas de frapper les mauvais sujets, il débilite si bien les bons qu’on ne trouve plus que du coton en rame, là où l’on voudrait des ressorts en acier.

Quant à notre évêque(9) et à sa mauvaise humeur, c’est très simple: faites-lui successivement de petits compliments tous les quinze jours pendant six mois, servez à point, pas trop chaud, pas trop froid, augmentant toutefois par degrés la chaleur, il sera plus veuillotiste que Mr Veuillot, mais gardez mon secret. Merci des Filles de Babylone(10). J’ai trop babillé pour vous en rien dire aujourd’hui. Reboul, notre poëte [sic], en est enthousiasmé, mais peut-être pas autant, quoiqu’un peu plus que Du Lac. C’est une nuance.

J’attends avec impatience vos Mélanges(11) et vous remercie de penser à moi. Je n’ai pas de meilleur souvenir à offrir à mes amis qu’une messe. Voulez-vous que je la dise pour vous le jour de St Etienne. Les pierres du torrent(12) lui seront douces et lui serviront à faire de Page un vrai fils d’Abraham. Ce sera le 24ème anniversaire de mon ordination à la prêtrise et ce n’est pas sans motifs que je choisis ce jour. Beaucoup de bonnes âmes s’uniront à mes prières. Je vous les rapporterai, et vous, de votre côté, vous remercierez N[otre] S[eigneur] de m’avoir permis de consacrer son corps et de vouloir l’offrir pour mes amis.

E.D'ALZON.
Notes et post-scriptum
Si Du Lac est de retour, il serait bien bon de me le faire savoir.1. Le mélange de nouvelles que constitue ce livre de Veuillot fut effectivement publié en deux volumes: B.N. cote Z 62327-62328. Nous utilisons l'édition plus récente de François Veuillot, Oeuvres complètes, 1ère série Oeuvres diverses, tome VIII, Paris (Lethielleux), 1926, 559 pages. Il se présente sous la forme de 14 livres au contenu varié, mi-biographique mi-romancé.
Jean-Paul-Marie Kéréon est un personnage fictif du roman décrit comme premier maître et manoeuvre en retraite, au livre IX, partie 11 écrite sous la forme d'un poème, pages 379-388.
3. Autre personnage fictif du roman, livre VII, pages 261-264: jeune ouvrière employée, chargée d'une mère infirme et d'un jeune frère qui meurt de faim dans une misère extrême. Ce tableau qui n'est pas sans évoquer l'indigence de la condition ouvrière au XIXème siècle, est un reflet vivant de cette condition sociale qui peuple les faubourgs des villes en croissance.
4. Notation qui offre pour nous au moins un double intérêt historique: la sensibilité humaine du fondateur et des religieux à la lecture d'une telle évocation et les formes de vie communautaire de ce temps dont la lecture en commun, sans doute au réfectoire, fait partie.
5. Sans doute pouvons-nous identifier ce détail du texte dans l'aveu de "l'homme de plaisir", rencontré après l'enterrement d'Eulalie Duval, reconnaissant "l'avoir connue".
6. La correspondance avec Madeleine forme la partie VIII du livre XIII, pages 498-505. La petite réserve qu'exprime le P. d'Alzon à mettre ce récit sous les yeux d'une "personne éduquée au couvent", vise sans doute les furtives pensées de séduction que peuvent faire naître, dans les coeurs des "inutiles et galantins", la jeunesse et la beauté ou encore "les beaux yeux et la jolie tête" de Madeleine. On mesure là, en tout cas sans peine et sans préjugé d'hégémonie, l'évolution des moeurs et des mentalités que séparent nos actuelles 140 années de distanciation!
7. Cette réflexion pourrait être inspirée d'une réminiscence de la lecture de *Cà et là*, page 12: "Désormais ce sol ne donnera plus que des pierres, non, hélas, pour bâtir, mais pour charger la fronde...".
8. Encore une allusion de lecture: Mélite est une autre héroïne du livre (XIV, IIème partie, de la page 510 à 515) qui exhale à peu près toutes les vertus cornéliennes et toutes les faiblesses raciniennes de la condition féminine, selon le modèle catholique du milieu du XIXème siècle: le courage et l'abattement, la piété ou la paix du coeur, comme aussi les étranges désirs que ne semble pas toujours satisfaire le seul amour de Dieu, les plaintes et les clameurs folles que seule une ambition diabolique attise, l'acceptation de la souffrance dans la vie dont seul l'amour de Dieu sans marchandage console.
Ces conseils dont l'élévation est manifeste, ne pouvaient déplaire à une âme trempée comme celle du P. d'Alzon. Mais si nous pouvons aujourd'hui encore faire chorus à l'évangélique "fuyons la tristesse", par contre nous ne pouvons guère réchauffer ou être réchauffés par le redoutable "aimons la douleur"...
9. Ce "coup de patte" alzonien à Mgr Plantier est en fait une réponse directe à une "fausse" interrogation de la lettre de Veuillot au P. d'Alzon d'octobre 1859 en son dernier paragraphe, tome VI, pages 91-92. Citons la lettre in extenso:
Vous ne m'avez pas fait, je pense, l'injure de vous fournir directement de la seconde partie des *Mélanges*. Je vous annonce les deux premiers volumes, vous recevrez les autres en leur temps. De plus, je vous ferai adresser dans quelques jours Cà et là, qui va enfin paraître; cet ouvrage pourra, je l'espère, être mis dans les mains de vos grands élèves. Je manquerais mon but, si je n'atteignais pas cette galerie. Dans le cas où il faudrait attendre la seconde édition, ayez la bonté de me marquer ce que vous trouverez à corriger.
Enfin, je vous expédie un nouvel exemplaire des Filles de Babylone. Les premiers exemplaires tirés étaient si pleins de fautes d'impression, que l'imprimeur en a eu honte et m'a demandé de les anéantir. Hélas! on a eu beau enlever les taches de rousseur, le teint et le visage des dites Filles n'en sont pas plus charmants. Certes, ce n'est pas pour cet ouvrage que j'attends un saucisson d'honneur!
Je suis dans un instant de relâche, entre la dernière épreuve de mon livre et ma rentrée à l'Univers, que j'ai un peu négligé depuis quelque temps par diverses raisons politiques et privées. Je prends de l'avance sur ma correspondance future, faute de courage pour jeter seulement les yeux sur ma correspondance en retard. Je ne veux pas que vos rapports avec l'Univers soient tout à fait interrompus pendant l'absence de Du lac, et j'ai à vous remercier de l'amitié que vous montrez pour moi dans toutes les lettres que vous lui écrivez. Vous n'ignorez point le grand cas que j'en fais. Si nos pauvres amis d'Esgrigny, qui vont revenir, sont auprès de vous quand vous lirez cette lettre, parlez-leur de moi. Il me semble que je les aime plus encore depuis qu'ils sont frappés d'une douleur que je connais si bien pour la sentir toujours. Je voudrais encore vous charger de mes très humbles féliciations pour votre évêque. Ses lettres aux pasteurs et sa Lettre sur Rome sont admirables. Mais il ne veut pas que je l'admire, cela lui donnerait mauvaise opinion de lui. Qui me dira pourquoi cet évêque, qui écrit si vigoureusement, aime le style plat et informe de l'Ami [de la religion] et n'aime pas l'Univers? Tout est plein de mystères pour les pauvres mortels.
Adieu, mon cher ami. Ce qui n'est pas mystère pour moi, c'est la source de la profonde affection que je vous ai vouée dès longtemps... Louis Veuillot".
10. Livre VI des Oeuvres poétiques de L. Veuillot, éditées par François Veuillot, 1ère série, 1930, Ln 8° 22 422.
11. Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires (1842-1856, 1ère série, Paris, Vivès, 6 vol. (8° Z 89-1: 1-6), suivis de 6 autres volumes des années 1860-1861, in-8° [Z 62 346-62351].
12. Allusion possible à une scène de Cà et là, livre VIII, page 301 où un page s'accrocha à la queue d'un cheval pour traverser un torrent.
13. Les notes sont du P. J.P. Périer-Muzet. - Cette lettre n'a pu être insérée dans l'édition des lettres du P. d'Alzon (Tome III, Rome, 1991).