Vailhé, LETTRES, vol.1, p.38

24 jan 1830 [Paris, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-038
  • 0+013|XIII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.38
Informations détaillées
  • 1 ADMINISTRATION PUBLIQUE
    1 AFFRANCHISSEMENT SPIRITUEL
    1 AMITIE
    1 ARMEE
    1 BUT DE LA VIE
    1 GOUVERNEMENT
    1 ILLUSIONS
    1 MONARCHIE
    1 PARLEMENT
    1 POLITIQUE
    1 PROFESSIONS
    1 RENONCEMENT
    1 SAINTE TABLE
    1 SENSIBILITE
    1 SOUFFRANCE
    1 SOUTANE
    1 SOUVERAINETE POLITIQUE
    1 VOCATION SACERDOTALE
    1 VOLONTE DE DIEU
    2 ALZON, HENRI D'
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 24 janvier 1830.]
  • 24 jan 1830
  • [Paris,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien d-Esgrigny,
    Rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

(Gardez ma lettre, non pour ce qu’elle vaut, mais pour ce qu’elle pourrait valoir.)

Si c’est vous rendre malheureux que de vous parler de mon avenir, si c’est diminuer votre amitié pour moi, eh bien! tout est dit; je ne vous en parlerai plus. Comme il faut avant tout aimer ses; amis pour eux, et non pour soi, je suis bien résolu à ne vous plus parler de rien, jusqu’à ce que vous m’ayez assuré que vous m’aimez assez pour souffrir que je vous fasse de la peine. En attendant, je vous écris.

Vous ne voulez pas absolument entendre raison. Je vous fais peur dans une robe de prêtre. Faut-il pourtant vous dire toutes mes réflexions, avant de m’être fixé sur une idée qui vous répugne si fort?

D’abord, jusqu’à l’âge de dix à douze ans, cette idée m’a singulièrement plu. Je l’abandonnai pendant quelque temps, et la carrière qui me souriait le plus fut la carrière militaire. J’y renonçai pourtant, sur quelques observations de mes parents. Mais, depuis à peu près cette époque, je me décidai à me vouer à la défense de la religion, et cette pensée se développa en moi d’une manière surprenante. Dès ce moment, je vous l’avouerai, je sentis pour les fonctions publiques une répugnance extrême. Je voulais bien entrer dans une carrière, mais c’eût été pour peu de temps. C’eût été pour me mettre plus à même d’acquérir des lumières sur la marche de l’administration.

Alors je ne voyais qu’un seul champ de bataille digne de moi, la tribune, et je crus devoir m’y préparer par des études fortes. Toutefois, par le même principe qui me faisait mépriser les places et parce que je me croyais dans un Etat sans droit et, par conséquent, sans pouvoir légitime, je pensais que là où Dieu ne commandait pas, je me sentais fait pour aspirer à la souveraineté. Or, cette souveraineté, à mes yeux, elle était placée dans la Chambre élective, et rien que dans la Chambre élective. Ce qui fit que, lorsque la pairie reçut une recrue, il y a deux ans, je ne fus point fâché que mon père ne fût point parmi les 76; quoique, entre nous, soit dit, je pense qu’il valait bien bon nombre d’entre eux et qu’il eût été peut-être du troupeau de Jeannot, s’il n’eût constamment gardé un caractère d’indépendance consciencieuse, dont la Chambre n’offre à mes yeux qu’un autre exemple.

Mais je poussai plus loin et je m’aperçus bientôt que la souveraineté n’existait pas plus au palais Bourbon qu’aux Tuileries, et que, dans une société ainsi malade, on ne pouvait avoir d’influence qu’en se séparant entièrement d’elle et en pesant sur elle de tout le poids de droits qu’il ne lui appartenait pas de donner. Dès lors, mon enthousiasme pour la députation cessa entièrement, et je ne vis dans le gouvernement français qu’une machine décrépite, dont il était inutile et même dangereux de réparer les rouages.

Par d’autres considérations je fus conduit, en me formant mon plan de vie, à me résoudre, si jamais je m’établissais, à m’établir au plus tôt à trente-cinq ans, tandis que je voyais avec plaisir, dans le lointain de ma carrière, la possibilité de me consacrer à Dieu. peu à peu, les désirs d’établissement tombèrent et je ne vis devant moi que le. sacerdoce, auquel je n’avais rien à sacrifier, puisque je n’avais presque plus d’attache pour le monde. Savez-vous ce qui m’effraya alors? Ce fut mon peu d’enthousiasme, ce fut la froideur avec laquelle je considérais les sacrifices à faire et la possibilité d’en retirer les fruits. Cette facilité avec laquelle je croyais pouvoir rompre mes liens m’effrayait; mais ce qui m’effrayait plus encore, c’était l’absence absolue d’enthousiasme. Mais il est venu enfin cet enthousiasme, qui n’a plus eu à redouter que la pesanteur du fardeau qu’il voulait porter. Il est venu et a toujours été croissant, toutes les fois que je me suis approché de la sainte Table. Il s’est emparé de moi, m’a retiré de plusieurs écarts et m’a fait désirer vivement le moment de la liberté; car on s’affranchit véritablement à mesure que l’on entre dans un ordre plus parfait.

Maintenant, mon unique désir c’est la volonté de Dieu. je ne suis point pressé, quoique je désire entrer le plus tôt possible à son service; mais je suis calme, je m’en remets à lui.

Tout ce que je viens de vous dire doit vous prouver que j’ai raisonné, que je n’ai voulu que rendre plus parfaits les moyens de remplir la tâche que je m’étais imposée, que cette marche successive dans mes idées n’annonce point de pas rétrograde et que, par conséquent, j’ai peu de raisons de me croire dans l’illusion.

Adieu, mon cher Luglien. Répondez-moi et ouvrez-moi votre coeur, comme je vous ouvre le mien. une autre fois, je vous développerai comment je considère le prêtre. Peut-être ne le trouverez-vous plus inaccessible à l’amitié et ne regarderez-vous plus la soutane comme une robe d’airain, qui empêche le coeur de se répandre et de recevoir l’épanchement d’un autre coeur?

EMMANUEL.
Notes et post-scriptum
1. Reproduite en bonne partie dans *Notes et Documents* t I°, p. 177 et 211-213. La date donnée est du cachet de la poste.1. Reproduite en bonne partie dans *Notes et Documents* t I°, p. 177 et 211-213. La date donnée est du cachet de la poste.