Vailhé, LETTRES, vol.1, p.51

8 may 1830 Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-051
  • 0+018|XVIII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.51
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 ASSISTANCE A LA MESSE
    1 BETISE
    1 EFFORT
    1 ENSEIGNEMENT DE L'ECRITURE SAINTE
    1 FLEURS
    1 FRUITS
    1 INTEMPERIES
    1 JARDINS
    1 JOIE
    1 LIVRES
    1 MUSIQUE
    1 PARDON
    1 PROGRAMME SCOLAIRE
    1 REGLEMENT SCOLAIRE
    1 REPOS
    1 REVE
    1 SOLITUDE
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 VIE DE PRIERE
    1 VIE SPIRITUELLE
    1 VOYAGES
    2 ADAM
    2 BAILLY, EMMANUEL SENIOR
    2 EVE
    2 GOURAUD, HENRI
    2 LAMARTINE
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 MARLBOROUGH, DUC DE
    2 THIEBAULT, LOUIS
    3 PARIS, PONT DES ARTS
    3 PARIS, RUE DUPHOT
    3 SEINE, FLEUVE
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 8 mai 1830.
  • 8 may 1830
  • Lavagnac,
  • Monsieur
    Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    Rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Je suis arrivé ce matin, mon bien cher Luglien, et j’ai pensé bien des fois à vous. C’est que l’on a besoin, pour sentir toute l’étendue du plaisir, de pouvoir le partager. Or, lorsque je suis allé revoir le jardin, les bosquets, il m’a pris une joie folle et triste, parce qu’étant seul je ne pouvais faire mes observations à personne; et, afin de .pouvoir m’en débarrasser, au moins par hypothèse, j’ai supposé, une demi-heure durant, que je vous les communiquais. Il faut pourtant convenir que je supposais beaucoup; car, tandis que je courais comme un enfant, cherchant des cerises mûres, m’épanouissant presque avec des roses blanches qui pendaient sur ma tête dans de petites allées bien étroites, écoutant plus de trente rossignols qui faisaient leur sabbat; tandis que je cherchais leurs nids, vous, pauvre cher ami, vous étiez peut-être dans cette rue Duphot à composer un article, ou bien à rêver près de cette cheminée, où nous avons conclu de si grandes choses pour vous et pour moi.

A propos de conclusions, qu’est-ce que nous avons conclu? Car je vous assure que je ne m’en doute pas du tout. Au reste, vous devez le savoir. Si vous daignez m’en instruire, je le saurai. Au fait, je vais me mettre au travail. Voulez[vous] savoir mon plan de vie, pour savoir où vous devez me retrouver dans la journée? Voici mon règlement, tel qu’il m’a été donné hier par un homme fort estimable. Il est résolu que je dois me lever à 6 heures. Je dois prier Dieu, faire un peu de réflexion. A 7 heures, j’étudie l’Ecriture Sainte, sur le conseil de l’abbé l[a Mennais]. A 8 heures, quand nous aurons la Messe, j’y irai. Jusqu’au déjeuner, à la chasse. De 11 heures à 5 heures, travail; et, le soir encore, deux heures [de travail] avant mon coucher qui s’effectuera à 11 heures. Je ne pense pas devoir rien changer, vu que tout a été discuté dans une longue séance et que tout obstacle a été prévu. Cependant, vous savez que vous pouvez modifier; mais ce que vous ferez [de] mieux, c’est de m’indiquer quelques sujets d’étude. L’abbé de la Mennais m’a bien taillé de la besogne, mais cela ne suffit pas. Je vous promets des vers.

N’est-ce pas qu’il est bien désagréable d’avoir une encre trop claire? Ceci est une nécessité de ce pays-ci. Pas moyen d’avoir de l’encre comme partout ailleurs. Ce n’est pas le seul signe de notre individualité. par exemple, nous sommes menacés ou bercés dans l’espoir d’une saison. Il y a saison, quand le vent de la mer, c’est-à-dire le vent du Sud, ayant soufflé plusieurs jours, le vent de la montagne remue les nuages poussés par le grec. Alors, il y a conflit d’autorité. La lutte a lieu ordinairement le soir. Tout l’horizon est en feu; le tonnerre résonne sans interruption, les hautes montagnes voilent leurs cimes dans les nuées, un léger vent, comme le prélude de la tempête, agite les feuilles, et, deux ou trois minutes après, l’orage commence. Alors, si l’on est à deux cents pas d’une habitation, on est sûr, dans le temps qu’on emploiera pour chercher un abri, d’être aussi inondé que si l’on se jetait dans la Seine, comme faisait Arlequin. Au bout d’un quart d’heure d’averse, une longue bande de nuages part de l’horizon au Couchant, passe sur la tête du spectateur et va se perdre au Levant. Après ces premiers nuages passent des seconds, puis des troisièmes, jusqu’à ce que le ciel s’éclaircissant peu à peu, à mesure qu’il se dépouille de ses enveloppes, on peut distinguer quelques étoiles. Le lendemain, on est sûr. d’une journée magnifique; car notre pays serait trop beau, si seulement il y pleuvait tous les mois. Depuis deux ou trois jours il tombe un peu d’eau, ce qui est charmant. Depuis près de trois mois on n’avait pas vu un nuage.

Ainsi, notre correspondance commence. Quand finira-t-elle? Vous pourriez la rendre plus courte en venant me voir, aimable enfant. Cela me ferait tant de plaisir! Mais si nous ne nous voyons pas, écrivons-nous. L’amitié se nourrit à deux cents lieues; elle se fortifie même, parce qu’elle s’épure davantage par l’épreuve. Ce n’est pas vous, Luglien de Jouenne, assez joli garçon, jeune homme d’esprit, à plaisanteries souvent bonnes; c’est un bon coeur qui bat comme le mien, c’est une intelligence qui trouve la vérité où je la trouve, cet ami qui m’aime, comme je l’aime moi aussi, beaucoup; c’est enfin votre pensée, votre sentiment, que ma lettre va interroger. C’est au moins mon but en vous écrivant. Je veux m’épancher un peu avec vous, vous rappeler- vos engagements vis-à-vis de moi. peut-être ferai-je aussi, moi, quelquefois, comme si j’en avais contracté, c’est-à-dire que je vous sermonnerai à ma manière, parce que je voudrais vous voir parfait, oui parfait ou bien près de la perfection.

Que je vous serais obligé de dire à Gouraud que je suis un sot, que je ne sais pas encore bien si son nom se termine par un d ou par un t! Or, cela l’afflige prodigieusement. Et comme il y a quelque chose de respectable dans un coeur malheureux, sachez de lui indirectement comment je le dois appeler. J’ai été fort maussade avec lui, le jour de mon départ. Je vous prierais de lui en demander pardon pour moi, si je n’étais sûr qu’il m’a pardonné. Figurez-vous que je lui ai fait traverser quatre fois de suite le pont des Arts.

Je voudrais bien que, d’après nos conventions avec M. Bailly une certaine lettre de recommandation que devait lui remettre de ma part une personne que je ne connais ni d’Eve ni d’Adam -laquelle lettre ne partira pas- pût cependant compter pour une des trois, après lesquelles il est convenu qu’il me fera une réponse. Cette lettre m’avait tant donné de peine et était si bête qu’il doit me savoir quelque gré de m’être mis en quatre pour lui dire de ces choses qu’on met dans une lettre qu’on ne cachète pas, et de ne l’avoir pas envoyée, quand j’ai vu qu’elle était plus qu’absurde.

En quel pays est Thiébault? Quand les Harmonies auront paru, veuillez prier mon libraire de me les envoyer sur-le-champ. Si pourtant on devait promptement en donner une édition in-18, je préférerais l’attendre: elle irait mieux avec mes autres volumes de Lamartine.

Adieu. Adieu. Adieu. Sur l’air de Malborough.

E. A.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 83 sq.