Vailhé, LETTRES, vol.1, p.54

13 may 1830 Lavagnac, GOURAUD_HENRI
Informations générales
  • V1-054
  • 0+019|XIX
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.54
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 ANIMAUX
    1 CALOMNIE
    1 CONFESSION SACRAMENTELLE
    1 CORPS
    1 FLEURS
    1 FRANCHISE
    1 GRACE
    1 HAINE
    1 INTEMPERIES
    1 JARDINS
    1 LIVRES
    1 MEDISANCE
    1 PARDON
    1 PLANTES
    1 POLITIQUE
    1 RECONNAISSANCE
    1 REGULARITE
    1 RESPECT
    1 REVE
    1 SANTE
    1 SENTIMENTS
    1 SOLITUDE
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    2 ALZON, HENRI D'
    2 BAILLY, EMMANUEL SENIOR
    2 BINAULT
    2 CARNE, LOUIS-JOSEPH
    2 CAZALES, EDMOND DE
    2 COMBALOT, THEODORE
    2 DE POTTER, LOUIS
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 ESGRIGNY, LUGLIEN de JOUENNE D'
    2 JACOTOT, JEAN-JOSEPH
    2 LA BRUYERE
    2 LA GOURNERIE, EUGENE DE
    2 LAMARTINE
    2 PLATON
    2 THIEBAULT, LOUIS
    3 MONTPELLIER
    3 PARIS
  • A MONSIEUR HENRI GOURAUD.
  • GOURAUD_HENRI
  • le 13 mai 1830.
  • 13 may 1830
  • Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Henry Gouraud ou Gouraut,
    Interne à l'hôpital des Enfants malades,
    rue de Sèvres, n° 3.
    Paris. Seine.
La lettre

Je n’avais donc pas si grand [tort], mon cher, en vous disant que je n’aventurais pas grand’chose en vous promettant le double de reconnaissance dans le cas où vous me feriez envoyer le Correspondant de paris. Ne croyez pas pour cela que je vous en veuille le moins du monde; je sais trop qu’il y a quelque chose de respectable dans une tête sans cervelle. Mon cher ami, je vous demande pardon de commencer ma lettre en vous grondant. Mais que voulez-vous? Je suis fait comme cela. Je ne puis rien garder de ce que j’ai sur le coeur, et puisque ce m’est une nécessité de m’en décharger, vaut mieux le faire plus tôt que plus tard.

Comment vous portez-vous depuis bientôt quinze jours? N’est-ce pas que dans notre dernière entrevue je fus bien sot, bien maussade? Que voulez-vous? Il faut prendre ses amis comme ils se trouvent, et moi j’ai mes mauvais moments. Qui n’en a pas? J’ai reçu, ces jours derniers, une lettre de du Lac, dans laquelle il me faisait espérer sa visite. Cette promesse [me] mit la joie au coeur. C’est un être bien éprouvé que du Lac, et bien d’autres ne tiendraient pas dans(1) la position où il se trouve. Dieu lui fasse la grâce qui vous est offerte(2)! Pauvre du Lac! Combien de temps les barrières seront-elles fermées pour lui?

Mais je m’aperçois que je vous parle des autres et point de vous. C’est fort mal. Je veux vous parler de vous et vous chapitrer. N’est-ce pas une belle entreprise? Mon très cher ami, je ne sais pourquoi j’ai une grande peur que, depuis que le P. Combalot est parti, vous ne vous soyez un peu détraqué. Etes-vous allé à confesse? Presque à coup sûr non; et vous devez savoir que c’est presque la seule chose qui puisse vous donner un peu de régularité. C’est là le rouage principal, et j’ai bien peur que vous ne le remontiez pas assez souvent. Ne me voilà-t-il pas bien en train de faire des jugements téméraires? Pardonnez-moi, mon cher, si mes soupçons sont faux; mais dans ce cas mettez ma lettre de côté pour un autre moment.

Pour moi, je fais du grec, de l’allemand d’après la méthode Jarotot, ce dont je suis, fort content. Je lis Platon dans l’original, je lis La Bruyère et je me promène avec mes trois chiens, quand je ne vais pas chasser. La campagne est ravissante lorsqu’il pleut. Or, il pleut. Donc la campagne est ravissante. Vous avez un goût décidé pour l’automne, vu la plus grande facilité de rêver que l’on éprouve à la chute des feuilles. Mais je ne sais trop si les rêveries ne vous viendraient pas en foule, si, en vous promenant dans des bosquets pleins de rossignols, une légère brise faisait tomber dans vos cheveux, avec quelques gouttes de pluie, les feuilles d’une rose blanche, ou si, dans une touffe de buis, vous découvriez un nid avec la mère sur les oeufs, ou si vous lisiez une méditation de Lamartine avec l’accompagnement d’une douzaine de petits oiseaux qui chantent de tout leur coeur. Il n’y a pas à dire ceci, cela, la campagne est au printemps tout ce qu’on veut: elle se plie à tous les sentiments de l’âme, elle semble aider à les répandre au dehors; au lieu des chutes des feuilles, elle a la chute des fleurs, ce qui laisse bien autant à penser.

Mon très cher, je suis seul et pourtant je ne m’ennuie pas autant que je l’aurais cru. Je travaille de dix à onze heures par jour, jusqu’à présent. Je me lève matin. Quand la fantaisie me prend, je me promène. Cette vie me paraît fort agréable. J’éprouve quelquefois le besoin d’un ami. A mesure que cela ira, je l’éprouverai toujours davantage, et cette privation m’est d’autant plus sensible que j’ai, comme par compensation, les visites les plus ennuyeuses. Figurez-vous, mon cher, que j’en suis encore à entendre des compliments sur la grandeur de ma taille, et cela non pas d’une personne, mais de toutes. Notez que, depuis dix-huit mois, je n’ai pas grandi d’une ligne, et les personnes qui s’extasient -car c’est une véritable extase- m’ont vu il n’y a pas six mois(3). Décidément, ce sont des gens faibles.

Quoique le Correspondant soit beaucoup lu à Montpellier, quelques personnes sont effrayées de ses théories de liberté, et beaucoup de monde condamne sa politique. Quant à la politique, je suis, je l’avoue, juge incompétent, ne lisant presque jamais les articles de politique,; et quant à la liberté, je crois que c’est faute de ne pas s’entendre. Le journal, en traitant certaines questions, ne parle que relativement aux circonstances, et les lecteurs croient qu’il décide d’une manière absolue. Il me semble que toutes les personnes que j’ai vues seraient entièrement de votre avis, si vous vouliez vous expliquer une fois pour toutes clairement et franchement. L’article sur M. de Potter m’a paru excellent: il est trop bien fait pour être sorti de la main de Cazalès ou de M. de Carné(4). S’il est de Thiébault, faites-lui-en mon compliment; mais je le crois de Binault. Cet article est, je l’avoue, un des meilleurs articles politiques qu’ait eus le Correspondant, et si tous étaient dans ce genre, bien sûr, je ne serais pas si ignorant de la doctrine du Correspondant.

Thiébault est-il de retour à Paris? S’il y est, engagez-le à m’écrire, parce que je ne pourrai lui adresser mes lettres que lorsque je saurai où le prendre.

Adieu, mon cher Gouraud. Dieu sait quand vous me répondrez. Soyez assez aimable pour le faire bientôt. Tâchez de dérober quelques moments à l’étude de votre état. Adieu.

Tâchez, encore une fois, de vous régler, afin qu’un saint-simonien ne prenne pas une autre fois texte du désordre de votre table pour vous prouver combien eux ayant réhabilité la matière, ils sont supérieurs à vous qui ne songez qu’à l’esprit.

Vous seriez bien coupable si, à toutes les personnes qui vous demanderont de mes nouvelles, vous ne répondiez pas que [je] vous ai chargé de mille choses pour elles(5). Ce sont, en effet, des personnes qui m’intéressent si fort que je n’ai pas le courage d’écrire leur nom. Il y a pourtant des exceptions. Ainsi, par exemple, il est si naturel que je vous charge de mes amitiés pour le cher de Jouenne, le père Bailly, et l’innocent La Gournerie et d’autres encore, que ce serait me rendre encore plus coupable que de soupçonner que je les range dans la catégorie universelle.

Adieu. Voilà une sotte lettre. Aussi bien prenez-la telle qu’elle est et croyez que je vous chéris autant que je vous aime, comme disait quelqu’un de ma connaissance. Cela pourrait ne pas dire grand’chose; de vous à moi cela doit dire beaucoup. Adieu.

EMMANUEL.
Notes et post-scriptum
1. Le manuscrit porte: "à".
2. Le manuscrit porte: *ouverte*.
3. Le jeune d'Alzon devait avoir alors la taille que lui donne son passeport de 1844, soit 1 m. 78, la taille de son père.
4. De Carné a laissé un volume de *Souvenirs de ma jeunesse* qui traitent presque exclusivement du journal le *Correspondant*; il fut reçu à l'Académie française, le 4 février 1864, et mourut en 1876. Son ami de Cazalès, fils du célèbre constituant, était chargé avec lui de la rédaction politique du journal. Né en 1804, il devint Prêtre et mourut en 1876.
5. Le manuscrit porte: *eux*.