Vailhé, LETTRES, vol.1, p.59

20 may 1830 [Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-059
  • 0+020|XX
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.59
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 ANIMAUX
    1 BONHEUR
    1 CONNAISSANCE DE SOI
    1 DOMESTIQUES
    1 FLEURS
    1 HONTE
    1 IMAGINATION
    1 JARDINS
    1 JOIE
    1 PRESSE CATHOLIQUE
    1 RESPECT HUMAIN
    1 REVE
    1 SAINTETE
    1 SOUVENIRS
    2 BAILLY, EMMANUEL SENIOR
    2 DE POTTER, LOUIS
    2 DELORME
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 GERBET, PHILIPPE-OLYMPE
    2 SALINIS, ANTOINE DE
    2 THIEBAULT, LOUIS
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 20 mai 1830.]
  • 20 may 1830
  • [Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne,
    Rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Vous ai-je appris dans ma première lettre, que j’avais reçu des nouvelles de du Lac? Je ne le crois pas. Il m’a écrit des choses qui m’ont mis la joie au coeur. D’abord, il me promit de me venir voir. En second lieu, il répond à une question que je lui avais adressée et m’évite la peine de vous en faire une seconde. Il me déclare qu’il m’aime autant qu’on puisse aimer un chrétien, ce qui n’est que la réponse à un pareil aveu de ma part. Il s’acquitte, en outre, de la commission dont vous l’avez chargé pour moi. Je le chargerai d’y répondre et de vous faire connaître mes intentions, car j’ai grand peur que vous ne vous aperceviez pas que je vous aime infiniment. Vous devez pourtant vous en être douté, sinon par mes paroles, au moins par mes écritures. Pour moi, je vous avouerai que la page où j’ai lu l’assurance de l’amitié de du Lac et de la vôtre m’a procuré une joie douce et calme, comme celle que procure la jouissance d’un grand bonheur dont on ne se croit pas indigne.

Je ne sais pourquoi il y avait eu jusqu’à présent un peu de défiance dans mon amitié. Venu le dernier, j’avais toujours peur de ne pas trouver une place assez grande dans votre coeur et dans celui de du Lac. J’étais comme un frère cadet, qui a besoin d’être prévenu qu’on lui permet de prendre place avec les grandes personnes. Maintenant, mon bonheur est sans défiance, ce qui est beaucoup, et ne fait que s’augmenter toujours, puisque j’en suis le maître. Ainsi, vous m’aimez bien. Je vous le fais observer sans crainte, parce que je ne redoute pas que ous me disiez: « M’aimez-vous? » Vous le savez maintenant aussi bien que moi, et je souhaite que cette certitude vous procure autant de plaisir que j’en ai éprouvé, quand j’ai eu lu une certaine phrase d’une de vos lettres dans celle de du Lac.

Aimons donc! Aimons donc! Mais nous n’avons pas besoin de nous hâter de jouir de l’heure fugitive. Le temps ne vous dépouillera pas de la beauté que j’aime. en vous. Je n’ai pas à craindre que votre âme se flétrisse, surtout si vous la réchauffez quelquefois, le plus souvent possible, au principe de tout amour, je veux parler de l’amour beau, sain, généreux, tel enfin qu’il peut s’embellir tous les jours dans votre coeur. Mais laissons ce commencement de sermon. Vous savez que c’est à vous maintenant à me le faire, que vous vous êtes obligé à me prêcher de parole et d’exemple. Vous savez que, comme j’ai grande envie de devenir un saint, à moins de manquement à vos promesses, vous êtes obligé de le devenir, supposé que vous ne le soyez pas, afin de me donner l’exemple et de m’apprendre comment il faut le devenir.

Ainsi, par exemple, je suis encore fort sous la domination du respect humain. Aujourd’hui encore, j’en ai donné une triste preuve. Mon cher maître, apprenez-moi comment, dans la conduite que vous tenez dans le monde, vous vous y prenez pour surmonter cette mauvaise honte; car vous savez l’arrêt terrible porté contre ceux qui auront rougi de Dieu, Dieu rougira d’eux à son tour. Je me suis livré à vous, mon cher ami. J’attends vos conseils sur ce point important. Vous m’avez promis de faire de moi quelque chose de bon. Voulez-vous que je vous montre d’abord tout ce qu’il y a de mauvais en moi, ou que je vous consulte peu à peu? Je vous suis entièrement soumis.

Donnez-moi des nouvelles de Thiébault et écrivez-moi. J’ai écrit au père Bailly une longue épître pour l’engager à m écrire. Vous ne sauriez croire quel besoin j’éprouve de recevoir des lettres, et surtout des vôtres. Cher ami, pour en recevoir, j’ai pris le parti d’en écrire moi-même tous les jours. Quand la foule des amis communs sera un peu passée, j’écrirai un peu plus souvent aux amis particuliers. Alors, je n’attendrai pas leur réponse, afin que, talonnés par mes lettres, ils prennent pitié de moi, toutes les fois qu’ils auront quelques moments à perdre. peut-être qu’alors me mettrai-je à vous tenir parole, et de fait je m’engagerai bien volontiers à vous donner de mes nouvelles deux fois par semaine, pourvu qu’une fois pour deux vous voulussiez me répondre. Mais vous n’éprouvez pas comme moi le besoin de recevoir des souvenirs de vos amis, ou plutôt vous trouvez sur tant d’objets des traces de souvenir qu’il ne vous faut pas de signes directs. J’avoue que je suis bien moins imaginatif. O grand homme, homme heureux! comme dit M. Delorme. Vous avez le talent de rêver sur une vieille rose, et moi qui en ai dans le jardin quelques milliers de fanées et autant en boutons, je les vois sans y penser et je vous assure que je les verrais emporter toutes sans me jeter à genoux.

Je connais ici quelqu’un à qui j’ai confié le secret de la composition de mes Mémoires, sans les lui montrer, bien entendu. Il m’a fort engagé à continuer, surtout à y étudier les hommes. Il m’a assuré que cette étude faite de la sorte avance beaucoup dans la connaissance de coeur humain, et de fait il y a fait des progrès tels que, si je suis son exemple et si je retire le même fruit de mon travail, je n’aurai pas lieu de le regretter. Le même individu m’a dit que, dans le temps, il avait fait des volumes entiers sur l’amitié, où il peignait sa manière de sentir [et] la façon dont il la concevait en théorie.

Il paraît que du Lac a fait, pour le Mémorial(2), un article qui paraîtra dans le numéro prochain de ce journal. Je ne sais quel en est le titre, mais il vous sera facile de le connaître. La dernière Revue catholique m’a paru très bien composée; le Correspondant, au contraire, ne m’a semblé avoir, depuis quelque temps, de remarquable qu’un article sur M. de Potter. Je [ne] sais si ceux qui sont éloignés ne sont pas plus à même de porter leur jugement. A part le sentiment particulier qui toujours est un peu influent, il faut convenir que, de loin et à l’abri de l’influence des rédacteurs, du tumulte de tous les bruits qui bourdonnent sans cesse, on apprécie mieux un article remarquable, on juge mieux sa supériorité, parce que l’examen se fait avec plus de calme; tout comme les nausées prennent bien plus facilement, quand l’article est médiocre, parce qu’au lieu du délassement qu’on attendait et qu’on ne trouvera pas ailleurs, on n’a sous les yeux qu’un somnifère plus ou moins efficace.

Adieu. Le domestique, qui va au courrier, est déjà à cheval. Je l’ai fait revenir. Ainsi, adieu.

EMMANUEL.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 93. La date donnée est celle du cachet de la poste, à Montagnac.1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 93. La date donnée est celle du cachet de la poste, à Montagnac.
2. *Le Mémorial catholique*. fondé en janvier 1824 par deux disciples de l'abbé de la Mennais, les abbés de Salinis et Gerbet, qui devinrent plus tard évêques d'Amiens et de Perpignan. La *Revue catholique*, qui appartenait aux mêmes, était un dédoublement du *Mémorial catholique*. Toutes ces revues mennaisiennes ne vécurent que quelques années; du reste, le maître s'en désintéressa d'assez bonne heure.