- V1-066
- 0+022|XXII
- Vailhé, LETTRES, vol.1, p.66
- 1 AGRICULTEURS
1 AMITIE
1 AMOUR DU CHRIST
1 ANIMAUX
1 AVERSION
1 BONHEUR
1 BUT DE LA VIE
1 DILIGENCE
1 DOMESTIQUES
1 HAINE
1 HUMILITE
1 JESUS
1 PARDON
1 PARENTS
1 PREMIERE COMMUNION
1 REPAS
1 UNION DES COEURS
1 VOCATION
2 ALZON, AUGUSTINE D'
2 BRIFAUD
2 CHAPELAIN, JEAN
2 DREUX-BREZE, PIERRE-SIMON DE
2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
2 JEAN, SAINT - A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
- ESGRIGNY Luglien de Jouenne
- le 25 mai 1830].
- 25 may 1830
- [Lavagnac],
- Monsieur
Monsieur Luglien de Jouenne,
rue Duphot, n° 11.
Paris
Si vous m’aimez autant que vous me le dites, ce ne sera peut-être qu’après avoir lu ma lettre, que vous éprouverez tout le bonheur qu’il y a à pouvoir dire à d’autres qu’à son père et à sa mère: Je vous aime, » avec la certitude que l’on vous répondra: « Je vous aime aussi. » Et ce bonheur est dans ce moment si vif pour moi qu’il me semble que ce soit la première fois de ma vie que je le ressens. Et pourtant, il ne m’est pas tout à fait nouveau, puisque depuis quelque temps a commencé entre du Lac et moi cette intimité si forte que nous la croyons tous les deux indissoluble, et dont je ne puis croire que vous soyez jaloux, puisque vous la partagez de l’un et de l’autre côté. Je vous aime, mon cher ami, absolument comme vous m’aimez, avec cette différence pourtant que je vous le dis sans effort et que, si mes paroles sont tristes et glacées, je ne puis absolument me rejeter sur la peine que je suis obligé de prendre pour écrire.
Votre lettre m’est arrivée ce soir, sur les 5 heures; elle m’a préoccupé tout l’après-dîner, et je m’en suis voulu plusieurs fois de ne l’avoir pas emportée avec moi, lorsque je me suis allé promener. Vous n’avez pas été comme moi, cher ami, trois ans durant, aux genoux de quelqu’un, pour qui je n’avais rien de caché, à qui je m’efforçais sans cesse de prouver mon amitié par toutes sortes de prévenances, bien plus que par des aveux, st qui, pour prix de toutes mes avances, me répond, lorsque je lui reprochais comme un défaut général beaucoup trop de réserve et trop peu d’abandon, qu’il n’était pas étonnant que je le trouvasse réservé puisqu’il ne croyait pas devoir s’ouvrir à tout le monde. Vous comprenez combien de pareilles réponses réchauffent le coeur. Pour moi, je l’ai eu tout froissé et j’ai été bien heureux de vous connaître, vous et du Lac. Au moins, lorsque je vous donnerai un conseil, ne me répondrez-vous pas de manière à ce que je ne sois plus tenté de vous en donner d’autres.
Quelle conduite tenir à l’égard d’un ami qui ne veut pas de vous et qu’on quitte de guerre lasse? La dernière fois que je le vis, peut-être lui fis-je un peu trop sentir ses torts. « Pourquoi, me dit-il, nous sommes-nous vus cette année si rarement? -Il me semble, lui répondis-je, que ce n’est pas ma faute, puisque je ne t’ai guère vu que chez toi. » Il me demanda ensuite si je lui écrirais. J’attendrai ta réponse, lui dis-je. Il faut savoir que, l’année passée, il fut le premier à qui j’écrivis pendant les vacances et que, dans les trois mois qu’elles durèrent, je ne vis pas une ligne de son écriture. Vous n’êtes pas si indifférent, vous, n’est-ce pas? J’éprouve quelque peine à parler -d’un ami qui s’en va, mais vous voyez que si quelqu’un est coupable, ce n’est pas moi, et que si pendant trois ans j’ai eu un ami qui ne m’aimait pas, je saurai me maintenir dans le coeur d’un ami qui m’aime.
La phrase précédente a été interrompue, à l’endroit où j’ai tiré une ligne, par la plus méchante de toutes les plaisanteries. J’ai reçu votre lettre au moment de me mettre à table. Le plaisir que j’ai témoigné en la voyant a donné à penser qu’elle devait être de quelqu’un peu indifférent. Ma soeur savait que du Lac devait me venir voir. Ne voilà-t-il pas que, tandis que j’étais tout occupé de vous, un domestique vient m’avertir qu’un jeune homme veut me parler. Je sors et j’entends ma soeur qui me crie: Ton Monsieur du Lac est arrivé; il est venu dans un cabriolet. Va le chercher; il est à l’écurie. » Et moi de courir à l’écurie, en appelant du Lac de toutes mes forces. Je ne le trouve pas à la première; je vais à l’étable des boeufs. Je cours dans les cours et basses-cours appelant toujours du Lac, réveillant les valets de ferme pour leur demander s’ils n’avaient vu personne. Voyez un peu comme je suis fin! Je me suis alors douté que c’était une niche qu’on m’avait voulu faire, et je m’en suis, tout désappointé, retourné dans mon cabinet où j’ai repris ma lettre.
Je suis presque à la fin et je n’ai pas encore dit un mot de notre engagement mutuel. J’y souscris encore entièrement, sans restriction, mais avec une crainte, c’est que vous n’ayez une arrière-pensée. Du moment que vous me fîtes la proposition de me livrer à vous, j’eus un soupçon; il s’est fortifié par une phrase indirecte de votre lettre. Vous seriez-vous proposé, en me demandant de me diriger dans mes vues, de me détourner d’un projet que je vous ai confié et que, dès le commencement de ma confidence, vous n’avez pas approuvé? Sauf vos observations, tous les jours il se fortifie en moi. Mais sans prétendre vous développer aujourd’hui toutes les combinaisons que j’ai faites, mon but, tel que je le considère, exige pour être atteint que je passe bien des années dans le monde. Après tout, à la volonté de Dieu!
Vous me dites: « Priez pour moi, car jamais je n’ai rien fait de plus important et peut-être de plus hasardeux. » Je ne vous comprends qu’à moitié. « Vous n’avez jamais rien fait de plus important, » dites-vous. Et votre première Communion? N’y avez-vous pas pris et renouvelé des engagements tout aussi importants que ceux que vous prenez avec votre ami? « Vous n’avez jamais rien fait de plus hasardeux. » Oh! que vous avez raison, si vous avez, en me liant à vous, espéré bâtir votre bonheur sur le coeur d’un homme, et surtout d’un jeune homme! Mais, mon ami, notre amitié est bien solide, ce me semble, puisqu’elle se rattache à un principe qui n’est pas de la terre, et que notre foi et nos coeurs se perdent, ou plutôt s’unissent dans le sein de celui qui est l’amour infini. Je tâche de vous aimer comme Jésus aimait ses disciples, car il les aima jusqu’à la fin, comme surtout il aima saint Jean, car il l’aimait entre tous. Que notre amitié, à la vue de ce modèle, se fortifie, s’embellisse, se divinise, et alors nous ne dirons point qu’en resserrer les liens est une chose hasardeuse!
Pour répondre à vos conseils, j’ai soumis, autant que j’ai pu, mes doigts à une marche plus lente. Pardon, s’ils se sont quelquefois révoltés! J’ai tâché de mieux tourner ma phrase. Pardon! une autre fois, je ferai mieux. J’ai commencé à faire des vers, une ode qui vous est adressée. Deux strophes et demie sont faites. Oh! Chapelain, où est ton dur marteau? J’ai commencé l’étude de mes paysans, grands et petits, car ici tout est paysan.
On m’adresse des paquets sous l’adresse suivante: M. d’Alzon, chez M. Brifaud, adjoint, à Montagnac. Mes Mémoires ne vont pas vite. Je n’ai guère à étudier que moi-même.
Adieu. Mes amitiés à nos amis et à Brézé, si vous ne pensez pas que dans votre bouche ce soit une épigramme. Adieu.
EMMANUEL.