Vailhé, LETTRES, vol.1, p.74

29 may 1830 Montpellier, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-074
  • 0+024|XXIV
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.74
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 ANIMAUX
    1 DIRECTION SPIRITUELLE
    1 LANGUE
    1 LIVRES
    1 MAHOMETANISME
    1 ORGUEIL
    1 PENTECOTE
    1 SAINT-ESPRIT
    1 VANITE
    1 VIE SPIRITUELLE
    1 VOLONTE
    2 BYRON, LORD
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 LESAGE, ALAIN-RENE
    2 MAISTRE, JOSEPH DE
    2 PLATON
    2 THOMAS, ANTOINE-LEONARD
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • veille de la Pentecôte, [le 29 mai 1830].
  • 29 may 1830
  • Montpellier,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Ceci est la seconde partie de ma réponse. Je vous ai, dans ma dernière lettre, ouvert toute mon âme; aujourd’hui, je vous parlerai d’autre chose. Je suis venu ici pour me confesser et je ne m’en repens pas. Il est si rare de trouver quelqu’un qui convienne dans la direction de l’esprit, qui connaisse assez le fond de l’homme pour les bien juger tous, que lorsqu’on rencontre cet être précieux, il faut le rechercher et le prendre où on le trouve. Moi, plus que qui ce soit, j’ai besoin d’un directeur. Cela soit dit sans vous offenser, parce que je ne crois pas que, pour certaines choses, vous puissiez, malgré votre bonne volonté connue, me suffire et me guider infailliblement. Cher ami, je suis bien mauvais, et le malheur veut que je ne le croie pas assez. Tous les défauts entrent chez moi par l’orgueil, par la vanité peut-être, car l’orgueil ne va pas à tout le monde. Je suis avec quelques personnes qui sont très parfaites, j’aime infiniment des jeunes gens qui ont peu de chose à désirer, et l’envie que j’ai de leur ressembler me fait croire que je leur ressemble.

Mon cher ami, prenez pitié de moi et ne m’en veuillez pas si, dans le commencement de ma lettre, je vous donne à penser que vous ne me suffisez pas. Sans doute, je m’ouvrirai à vous tout entier, mais il est des choses sur lesquelles je ne puis pas m’ouvrir à vous seul. Voilà le mal. Mais que voulez-vous? Je crois que c’est votre faute. Quoique l’on dise que l’amitié aveugle, je crois qu’il n’y a qu’une certaine amitié qui ait ce défaut-là. J’apprécie, j’aime trop ce qui est bien, ce qui est beau en vous, pour ne pas voir aussi que tout chez vous n’est pas parfait. Lord Byron redoutait de revoir la petite fille qui la première eut son coeur, de peur qu’elle ne répondît pas à l’idée qu’il s’en était formée. Je ne suis point ainsi. Je ne redoute pas de voir votre coeur et votre âme, parce que j’y trouverai quelque chose qui me réjouira et me donnera un certain contentement, par la pensée que j’aime un être aussi bien fait que vous l’êtes. Pourquoi n’y a-t-il rien de parfait? Cette question ne veut pas dire qu’il ne vous manque juste que ce qu’il faut pour ne pas faire mentir le proverbe. Non, vous n’êtes pas parfait, et c’est pour cela précisément que je désire, que je veux -j’en ai le droit,- que le moi qui est vous se perfectionne davantage.

Ah! cher ami, si nous pouvions en venir à nous suffire l’un l’autre, en sorte que nous accomplissions le précepte dans toute sa rigueur: ut diligatis vos invicem, sicut ego dilexi vos! Nous avons bien de la lassitude, mais je ne pense pas que cela vienne du défaut d’amitié. Mais, vous le savez, en amitié, comme en religion, comme en rien, la bonne volonté ne suffit. C’est pour cela que si vous voulez me prouver que vous m’aimez véritablement, c’est-à-dire si vous voulez me prouver que vous désirez que je vous aime, il faut travailler à devenir plus parfait, afin que mon coeur se repose encore plus volontiers dans le vôtre.

J’use, comme vous le voyez, de la permission que vous m’avez donnée de vous donner des conseils, et pour mettre les vôtres à profit, je ralentis ma plume qui, dans les lignes précédentes, a galopé d’une rude force. C’est que j’écrivais absolument comme je sens. Il faut pourtant de la modération en tout. C’est vous-même qui me le dîtes. Ainsi, je modère mes doigts.

Je reviens sur les conseils que vous m’avez donnés. Pour les vers, j’en ferai, et, comme j’ai un sujet dans lequel j’ai été partie, c’est-à-dire victime, la victime ne sera pas pacifique, dussè-je faire le mouton enragé. J’emporte Thomas à la campagne, mais je vous préviens que je le lirai seulement si vous l’exigez. La raison que vous me donnez pour étudier les Eloges me paraît peu bonne. C’est, dites-vous, le style d’aujourd’hui. Je n’examine pas si le style d’aujourd’hui est bon ou mauvais. Toujours est-il qu’il marchera et qu’il avancera en bien ou en mal. Si donc je me perfectionne le style, selon qu’il est aujourd’hui, je me trouverai en arrière, supposé que je veuille m’en servir un jour. C’est, je crois, une observation générale que ceux qui se sont distingués en ce genre n’ont [pas] marché sur les pas de leurs prédécesseurs immédiats, ou, parmi les anciens auteurs, [sur les pas] de ceux dont l’époque littéraire correspondait à leur position(2). Une autre observation: Thomas(3) ne ressemble pour le style à ce siècle que par ses défauts, et vice versa, ce qu’il…

J’ai été dérangé. J’ai oublié la fin de ma phrase. Quant à Gil Blas, je vous avouerai que j’ai quelque répugnance à lire encore cet ouvrage. Quant à mes Mémoires, vous les aurez, ou plutôt vous ne les aurez pas, parce que vous n’en prendrez que ce que je vous en enverrai dans mes lettres. Vous savez que je les écris sur un cahier, et il faudrait ou détruire les pages ou attendre que le cahier fût rempli(4). Vous comprenez que tout cela n’est pas faisable. Je lis ou je relis M. de Maistre et je vous remercie de l’avis que vous m’avez donné. Oh! quel homme! Pour moi, je lui crois plus de portée qu’à l’abbé de la Mennais. Peut-être cela ne vient-il que du manque de science de l’illustre abbé, laquelle science surabonde dans le comte.

Je suis dans ce moment occupé d’un travail sur le mahométisme. Je crois vous en avoir parlé. D’abord, j’avais voulu faire une ou deux pages; la matière s’est amplifiée devant moi, sans que je m’en doutasse. Cette semaine-ci, je vais achever Platon, au moins ce que j’en voulais lire, et puis, pendant un mois, ferme à l’allemand. Vous savez que tout cela est fait d’après le conseil de l’abbé de la Mennais. Ainsi, je vous prie de ne rien trouver a redire.

Le jour baisse, mon cher ami, et puis, je n’ai plus le temps de vous écrire. Je vous dirai donc adieu, en vous adressant une question: « Comment avez-vous sanctifié la Pentecôte? » C’est une grande fête, peu, très peu sanctifiée, parce qu’on ne connaît pas assez le Saint-Esprit. Adieu. Je veux une réponse satisfaisante. Vous pourrez, je crois, pour lire ma lettre invoquer l’Esprit de lumière, car, outre qu’elle est griffonnée, je n’ai pas le temps de la relire.

Adieu, mon bien-aimé.

EMMANUEL.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 116.
3. Thomas, Antoine-Léonard né en 1732 et mort en 1785, publia en 1773 un *Essai sur les éloges* sorte d'histoire générale de l'éloquence, dont il est ici question.2. Ce passage n'a guère de sens dans le manuscrit.
3. Thomas, Antoine-Léonard né en 1732 et mort en 1785, publia en 1773 un *Essai sur les éloges* sorte d'histoire générale de l'éloquence, dont il est ici question.
4. Nous avons encore des notes intimes remontant à cette époque.